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Comment commémorer différemment ? Comment échapper au franco-centrisme, voire à l’européocentrisme […] ? Comment réaliser une critique efficace de l’historiographie porteuse de tant de mythes ? Qui commémore, que commémore-t-on, à l’intention de quel public ? Quels rapports s’établissent entre pouvoir « commémorateur » et histoire ? Quelle perception de l’histoire le temps et l’acte commémoratifs produisent-ils ?

— Nelly Schmidt[2]

Cette salve de questions fait écho à l’indignation qui secoua la communauté antillaise quant à la teneur des cérémonies officielles visant à célébrer le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises[3]. Cette mouvance contestataire, et intellectuelle et populaire, sembla augurer un nouveau cadre interprétatif. Les problématiques qui en émergèrent ont focalisé l’attention sur le rôle de la mémoire de l’esclavage et ses divers usages par certains membres des classes politique et historienne en France. D’aucuns n’y ont vu qu’un bel ordonnancement de déclarations inaptes à contrer l’inflexion critique apologétique qui a longtemps régi les paradigmes, argumentaires et symboles de l’historiographie de l’empire colonial français. Pour autant, déférée devant l’opinion publique, la production politisée d’un passé colonial, dénuée de toute responsabilité, ne put résister à l’inflation mémorielle « par en bas » qui mit en échec les grands systèmes idéologiques d’une histoire estampillée par la République.

Inspiré du malaise et des interrogations de Nelly Schmidt quant aux formes de silence institutionnalisé du savoir sur les colonies[4], le présent article se propose de les ouvrir sur un débat connexe, par le biais d’un cas très peu connu aussi bien en histoire européenne qu’en études francophones : la mémoire des victimes antillaises des camps de concentration nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Si l’engagement des « Dissidents » antillais aux côtés des Forces françaises libres a été en partie documenté[5], le cas particulier des déportés politiques et résistants antillo-guyanais dans les camps de concentration sur les territoires du Reich allemand a fait l’objet de très peu d’analyses savantes. Le travail de Serge Bilé ayant dûment été pris en compte, ces recherches nous laissent dans l’expectative d’un investissement de la pensée conciliant réflexion savante et constat politique au regard des relations, pour le moins conflictuelles, entre histoire et mémoire dans le paysage politique et académique du monde francophone. L’intention ici est de décloisonner les études sur l’Holocauste et les études postcoloniales afin que « their shared focus on oppression, trauma, victimhood, exile, diaspora and memory […] open […] up the possibility […] of a broad model of analysis[6] », et ce, afin de pourvoir une histoire caribéenne qui se veut « multidirectionnelle[7] ».

Le roman L’Étoile noire de Michelle Maillet[8], cahier de notes d’une jeune femme noire martiniquaise emportée dans les affres des camps allemands, se prête à une réflexion avertie sur l’intentionnalité d’un genre littéraire fusionnant les formes classiques des récits sur l’Holocauste à celles du « slave narrative »[9]. Cette hybridité narrative invite à réfléchir sur la construction en miroir des processus et conditions de production de certains pans de l’histoire antillaise et sur le jeu subtil de présence/absence subséquent à leur apprivoisement ou délitement de l’histoire officielle de la Seconde Guerre mondiale. La valeur analytique ajoutée d’une lecture à contrefil qui nous amène au coeur des camps nazis est d’opérer un renversement où c’est au regard d’une certaine épistémè tributaire d’un passé esclavagiste que l’émancipation d’un discours formaté de l’Histoire se joue pour les Antillais entraînés dans les vicissitudes du régime de Vichy et des persécutions nazies. Il ne s’agit pas alors de dresser l’un contre l’autre les concepts de mémoire et d’histoire, mais de les conjuguer afin de faire ressortir un savoir, non pas partisan ou instrumentalisé, mais un savoir-outil au service d’un cumul lénifiant des connaissances.

Pour rendre aux préoccupations qui nous concernent la mesure des contentions dont elles ont fait l’objet, il importe, en un premier lieu, de se référer aux différents contextes discursifs dont elles émergent. En effet, greffer le partage d’une expérience existentielle comme celle des camps de concentration à des membres de communautés aussi éloignées géographiquement que les Juifs européens et les Caribéens, peut faire l’objet de longues controverses. Appuyons ce détour explicatif sur un rappel conceptuel en deux temps : le premier est relatif à la question épineuse de « l’unicité de la Shoah » et le deuxième est lié à l’intimation au cosmopolitisme de la notion de mémoire.

Il ne saurait être question de revenir ici sur le travail sans relâche du peuple juif pour la reconnaissance et la mémoire du génocide hitlérien, travail qui a fait de l’Holocauste le cadre référentiel par excellence de la pensée sur le Mal et qui a contribué à l’inscrire comme évènement unique dans les conventions commémoratives de multiples pays occidentaux. Il est, en d’autres termes, devenu l’aune à laquelle les drames collectifs doivent être mesurés pour acquérir légitimité.

Loin de constituer un espace verrouillé par une architecture théorique stable, la thèse de cette unicité a fait la part belle autant à ses partisans qu’à ses contradicteurs. S’il n’est pas le seul, Jean-Michel Chaumont est parmi ceux à avoir le plus habilement fait ressortir l’achoppement, à l’échelle scientifique, que symbolise le compas moral de l’exception[10]. Selon le critique, retrancher la Shoah – indéniablement appréhendée comme point de bascule dans l’horreur de la guerre – du projet global national-socialiste dans lequel il s’inscrit, ne mène qu’à deux issues : l’inintelligibilité de toute perspective comparatiste et la sape de reconnaissance statutaire en tant que victimes pour les autres groupes de personnes persécutées par le nazisme. Or, cette reconnaissance fonde un certain droit de restitution du passé aussi bien que sa transmission dans le présent. Autrement dit, pour le critique, la formation de deux modèles de mémoire conflictuels, l’un antifasciste, l’autre judéo-centré, a servi les enjeux de positions juridiques cherchant à circonscrire, à un groupe défini, les « légataires universels » d’un devoir de mémoire. Sur le plan scientifique, cette querelle a abouti à une désarticulation ayant pour vocation d’essaimer de nouveaux savoirs à propos des expériences de multiples victimes, soient-elles Arméniennes, Tziganes, Indiennes, Noires, handicapées, opposants politiques, femmes, communistes ou homosexuelles.

A contrario, étirer cette volonté d’unicité en sens inverse est porteur d’un foisonnement d’enseignements. La dynamique multivalente de l’approche conceptuelle de l’Holocauste a déjà été démontrée sur le plan théorique et a formé école pour nombre de critiques d’après-guerre. L’acuité intellectuelle d’Aimé Césaire, Frantz Fanon, Hannah Arendt, Paul Gilroy, Dirk Moses ou Dan Stone[11], a contribué à prendre la pleine mesure des entrelacs et filiations entre esclavage, impérialisme et totalitarisme, d’une part, et du caractère inévitablement transculturel de la faculté d’empathie, d’autre part. De son côté, Michael Rothberg désigne ces recoupements de lignes interprétatives sous l’appellation de « mémoire multidirectionnelle », mettant en exergue de la sorte leur nature « palimpsestueuse »[12].

Loin de vouloir construire une histoire antillaise par effet de miroir, nous ferons ressortir, du roman de Maillet, le dess(e)in d’une narration où l’expérience commune de domination, de déshumanisation et de violence indicible forge un double mouvement d’appartenance et de différence par rapport à l’histoire européenne. On ne saurait trop souligner que la prise en considération de la multiplicité des expériences n’ajoute pas seulement à l’analyse du fascisme, mais produit une analyse différente. Au lieu d’une parcellisation des savoirs et plus qu’un croisement, il s’agit de montrer de quelle manière, ainsi que l’articule Rothberg :

Our Relationship to the past does partially determine who we are in the present, but never straighfowardly and directly, and never without unexpected or even unwanted consequences that bind us to those whom we consider other. When the productive intercultural dynamic of multicultural memory is explicitly claimed, […] it has the potential to create new forms of solidarity and new visions of justice[13].

Le deuxième pan explicatif mentionné précédemment porte sur la notion de mémoire et les rapports qu’elle entretient avec celle de mondialisation. Les travaux de l’anthropologue Arjun Appadurai[14] ont été précurseurs dans la monstration de la jointure nodale entre mémoire et global. Ainsi, l’idée de trajectoires mémorielles affranchies d’un cadre référentiel mondialisé doit-elle être repensée :

Memories migrate from one continent to another with individuals. Wars and genocide, natural disasters, famine, financial crises and economic decline weigh heavily on individuals and break up communities, disrupting and dislocating their cultural traditions and personal memories. As migrants carry their heritage, memories and traumas with them, these are transferred and brought into new social constellations and political contexts[15].

Appréhender ces réverbérations mémorielles comme des ricochets rebondissant par-delà une géographie bien délimitée permet d’éviter les écueils de toute pensée organiciste, voire l’essentialisation des appartenances. Les branchements qu’elle engendre, les « routes de mémoire » pour employer l’expression de Paul Gilroy, sont particulièrement avérés dans le cas des ultramarins. Les divers courants historiographiques de la construction de l’identité des régions et habitants formant l’empire colonial, au lieu de germer sous une forme endogène, sont intimement liés à des dynamiques amorcées en Europe. Ce sont donc là autant d’espaces et d’individus porteurs d’une histoire faite de croisements entre « ici » et « ailleurs » et, en somme, héritiers d’une histoire faite de confluences autorisant une perspective qui va au-delà d’une représentation faussement interprétée comme étriquée dans une quelconque insularité.

Si l’on accepte de considérer ces remarques comme des hypothèses, c’est à présent leur imbrication dans le contexte littéraire que compose Maillet qu’il convient de circonscrire.

À Bordeaux en 1943, Sidonie Hellénon, jeune martiniquaise employée au service d’une famille juive, est arrêtée accompagnée de ses deux enfants lors d’une rafle. Ils partageront le sort de millions de déportés juifs et nombre d’autres communautés labellisées inférieures dans la taxinomie nazie. Cet événement sera la genèse du récit d’un long voyage d’agonie d’un camp à l’autre, transmis au lecteur à travers la voix de Sidonie qui arrive, malgré les circonstances, à tenir un journal intime et dont la chute sera l’annonce de son transfert pour le camp de Mauthausen.

L’intérêt du texte de Michelle Maillet est le parti pris de l’auteure d’effiler « l’épine dorsale[16] » que représente la Shoah dans l’histoire des crimes nazis en y introduisant une victime jusque-là murée dans un silence infligé par l’indifférence de l’histoire : la femme noire. L’auteure illustre ainsi la manière dont la mouvance des lignes d’interprétation évolue en fonction de la relation entre passé et présent, car « plus l’événement est riche de sens et d’humanité, plus les lectures historiques se multiplient, tantôt se complétant, tantôt s’affrontant[17] ». Cette remarque est partagée et approfondie par la critique Christina Oppel lorsqu’elle affirme :

[Maillet] expands the hitherto almost exclusively white Holocaust discourse to a wider, transatlantic interracial context by establishing an analogy between the sufferings of millions of victims of the Holocaust and those of French Africans in times of slavery. Focusing on perspectives and voices that have formerly been marginalized in Holocaust literature, and thus visualizing and adding a new perspective of the multiple experiences and voices of Nazi genocide, Maillet implicitly challenges the hegemony of the former exclusively white and predominantly male master narrative of Holocaust literature[18].

En établissant cette relation de contigüité entre esclavage et Holocauste, dans quels types de correspondances analogiques ou dissemblances Maillet nous engage-t-elle ou, plus avant, quelles implications pour l’historiographie antillaise (post-)coloniale en découlent ?

Dans une analyse sans commisération ni complaisance du roman de Maillet, Mirelle Rosello établit sa critique en cherchant à répondre aux questions suivantes :

What (desirable or undesirable) relationship do Sidonie’s narrative but also Michele Maillet’s text as a whole entertain with (official) History ? And then, what theories of silence, power, knowledge or identity are explicitly or implicitly promoted or opposed by this novel[19] ?

À la croisée de ces questions reposent la cohorte de significations d’un tel récit, mais aussi les paradoxes qui viennent dire leur essence. Si l’intérêt de l’angle d’étude que se donne Rosello – bornant intentionnellement une large portion de son analyse aux frontières de la narration fictive – n’est pas à débattre, ce qui nous importe est le positionnement du livre de Maillet en tant que document à valeur historique sur l’échiquier de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

La composition d’un personnage tel que celui de Sidonie a requis de la part de Maillet un véritable travail d’immersion archivistique, où vérité romanesque et vérité historique se combinent et se chevauchent. Les annexes clôturant le livre de Maillet servent de caution au lecteur quant à l’authenticité des fondements historiques sur lesquels le récit s’appuie. La documentation examinée a été recueillie dans des fonds d’archives (camps de concentration, centre d’espionnage et contre-espionnage, centres de documentation juifs, Service international de recherche) en France, en Allemagne et en Suisse et couplée à des témoignages, confessions et travaux scientifiques. Elle attestait, à une période relativement novatrice dans l’historiographie des victimes non juives des crimes nazis, de la déportation de Noirs d’origines diverses dans les camps de concentration[20].

Les formes de coïncidence entre vérité romanesque et vérité historique doivent être ici explicitées afin d’éviter tout procès d’intention. Mes propres recherches dans les archives militaires et juives en France et aux États-Unis montrent, sans équivoque, que des civils antillais furent déportés pour faits de résistance envers l’occupant allemand. Contrairement aux Juifs et aux Tziganes, ces personnes firent l’objet d’arrestations sur la base de leurs actions clandestines au sein de la Résistance et non en raison de leur race. Ils furent donc des déportés politiques et/ou résistants.

Avant de nous aventurer plus loin dans l’analyse du texte, rappelons que François Bédarida en a appelé à ce que toute socio-ethnographie de la Résistance se situe sur un mode pluriel[21]. La diversité des contextes spatio-temporels et politico-stratégiques entraîne, à sa suite, une hétérogénéité et atomisation au niveau des acteurs, des pratiques et des conjonctures dont aucune analyse ne peut faire l’économie. Toute recherche sur les actes de résistance de la part d’individus antillais devra se confronter à cet amalgame d’autant plus complexifié de par le statut politique précaire qui qualifie les Antilles avant les lois de départementalisation. À l’instar de la Résistance française, la Résistance antillaise se décline selon une échelle locale, à travers l’engagement de dissidents qui fuirent le régime de Vichy installé aux Antilles, et une échelle nationale, à travers les actions des Antillais résidant en France et engagés dans divers réseaux opposés à l’occupant.

Hommes, et femmes dans une moindre mesure, jouèrent un rôle plus ou moins marqué dans divers réseaux de résistance en France : Forces françaises libres (FFL), Forces françaises de l’intérieur (FFI), Mouvements unis de la Résistance (MUR), Groupe Valmy, Max-Buckmaster, Super Noyautage des administrations publiques (Super NAP) à Vichy, Corse résistance, Franc tireurs et partisans français (FTPF), le réseau Edouard[22]. Toutes les classes sociales sont représentées, depuis le fonctionnaire colonial, au mécanicien, à l’ouvrier d’usine et au commerçant, jusqu’au médecin, au dentiste et à l’avocat. Leurs actions sont toutes aussi variées que dangereuses. Les motifs d’arrestation comprennent les affiliations avec des cellules communistes, le sabotage, l’hébergement illicite, la fabrication de faux papiers, la transmission de renseignements, la propagande et diffusion de tracts et de journaux, la cache et le transport d’armes, ou encore le refus du Service du travail obligatoire (STO). Ainsi, entre 1942 et 1945, Antillais et Juifs partagèrent les mêmes espaces concentrationnaires et, par affiliation, les mêmes lieux de mémoire, terreau d’histoires croisées : Auschwitz, Buchenwald, Mauthausen, Dora, Neuengamme, Gross-Rosen, Dachau, Ravensbrück, qui constituent des lignes de coïncidence entre communautés juive et antillaise dans l’héritage traumatique de la barbarie nazie.

La possibilité de former une histoire dite collective pourrait se voir contestée, étant donné que le nombre limité de déportés devrait plutôt la confiner à la mémoire individuelle. Son corollaire serait l’enclavement géographique de cette mémoire en métropole, n’entraînant pas nécessairement dans son sillon des réverbérations dans la localité antillaise. À cette objection, nous répondrons en invoquant la pensée de Maurice Halbwachs, dont le travail conserve encore aujourd’hui toute sa pertinence quant à l’analyse des actes de communication entre individus et leurs modes de mise en récit :

L’opposition de l’individuel et du collectif se résorbe alors dans une forme d’influence réciproque entre les groupes et les individus qui les composent : la mémoire est dite collective non pas parce qu’elle est la mémoire du groupe en tant que groupe, mais parce que le collectif, le social, est l’état dans lequel existent les individus[23].

À partir de l’expérience individuelle des camps, il s’agit, dans un mouvement « d’interpénétration des consciences[24] » de construire une histoire propre au peuple antillais, suivant une poétique purement glissantienne, sous l’histoire officielle[25], de retrouver les histoires humaines vécues par des individus bien souvent tombés dans l’oubli.

La nature collective de la liaison mémorielle que tricote Maillet dans la trame de son récit est à double détente. La liaison principale, entre Juifs et Noirs, s’incarne dans le rayonnement rhizomique de la relation entre les composants du signe (au sens linguistique et culturel du terme) « étoile jaune » par la substitution de l’adjectif « noire » à celui de « jaune » dans le titre de l’oeuvre. Par effet de filiation généalogique, la seconde liaison instaure une relation interne à la diaspora noire entre Antillais et leurs ancêtres africains. Cette seconde métaphore est par ailleurs relayée par l’illustration de couverture du livre reprenant le tableau de Marie-Guillemine Benoist, « Portrait d’une négresse », aujourd’hui devenu, dans l’édition littéraire, l’allégorie des récits sur l’esclavage.

Comme à travers une reconstitution anamnestique, les sons et mouvements qui rythment, chez Sidonie, son acheminement vers une destination inconnue, déclenchent une remontée mémorielle pour articuler un présent qui lui échappe. En outre, c’est dans la sève culturelle martiniquaise, prenant elle-même racine dans un socle matriciel africain, que Sidonie plonge afin d’endurer l’enfer de la « traversée » européenne :

Il n’y a plus de train, plus de chenille. Il y a le bruit de la mer, et un bateau. L’esprit de mes ancêtres morts dans les cales des bateaux négriers… Moi je suis à fond de cale, loin en arrière, loin dans le temps, pour la première fois, dans une histoire vieille de trois siècles dont ma mémoire ne sait rien, dont ma conscience, soudain, sait tout.

EN, 83

Cet habile télescopage d’une réalité immédiate et de l’imaginaire diasporique africain permet à Maillet de construire un récit qui se veut multidirectionnel, croisant les récits de la traite, de l’esclavage et de l’Holocauste. Par analogie, elle redessine une nouvelle carte du génocide qui, au lieu d’une topographie dont le coeur s’ancre en Europe, prend une forme tentaculaire, au-delà de l’océan Atlantique pour s’arrimer à des rivages restés dans l’ombre de l’histoire. En manoeuvrant de la sorte les barques du souvenir de l’esclavage et du présent de l’Holocauste, Maillet montre combien le fait de la déportation ricoche et frappe ses victimes, juives ou antillaises, avec la force inéluctable d’une équité mortifère.

Ni Juive, ni résistante, Sidonie ne comprendra jamais la raison de son arrestation. Il ne peut s’agir que d’une erreur, si grossière que pour l’héroïne elle frôle l’absurdité :

Soudain, je saisis clairement l’absurdité de la situation : une rafle. C’est une rafle et ils me prennent pour une Juive. Une Juive noire. Ils se demandent si ça existe … Catholique, je suis catholique ! .

EN, 14

Sidonie insiste sur son droit du sol et du sang :

Oui, tout à fait française, cent pour cent française. Et même sang pour sang française. Mon père était français, un ancien combattant de la Grande Guerre, mort des suites de ses blessures, de trop de sang versé sur le sol français.

EN, 20

Ce sentiment de méprise, dans le sens de méconnaissance d’une appartenance nationale qui s’avérera imaginée, la tenaillera au point d’avouer que « la couleur de ma peau m’entraîne vers un destin collectif où je suis pourtant la seule de mon espèce » (EN, 26). Sidonie finit par comprendre la collectivité des destins auxquels elle appartient, ce « dénominateur commun » auquel elle est réduite, étant numérisée par les modes d’enregistrement et de classification du système concentrationnaire : « Pour moi sur un papier, on inscrit les lettres NN, puis Negerin, puis le chiffre 1. D’autres suivent : Negerin 2 est africaine, Negerin 3 est américaine, Negerin 4 c’est la malgache de l’autre jour » (EN, 170).

À cette jonction, Rosello pointe autant la faiblesse du raisonnement avancé par Sidonie que son intérêt théorique. Pour la critique, cette « méprise » est symptomatique de l’ambivalence inhérente à la construction identitaire pour un sujet taxé de « subalterne » dans un système dominant. Si son antillanité et sa religion avaient convaincu Sidonie d’une forme d’immunité communautaire fondée sur la nationalité, sa « race » incarne le « dénominateur commun » d’infériorité, cause de son arrestation.

Au nom d’une francité douloureusement acquise au cours des siècles, Sidonie clame une différence qui l’enferme de facto dans l’idéologie racialisante à laquelle elle tente d’échapper. La contradiction réside entre la méthode et le projet : pour Sidonie, faire défection à la négritude qui la lie à la fratrie africaine est la seule échappatoire à la désubstantialisation communautaire à l’oeuvre dans la logique nazie. Et Rosello, de conclure : « Not only is the discourse of differences generated by Sidonie as a response to Nazi undifferentiation powerless and ineffective, it is also a sordid ideological trap which makes her an accessory to her enemies[26]. » En définitive, cette combinatoire identitaire a pour conséquence de happer l’héroïne dans une forme de résistance qui, précisément, a pour but de réifier les particularismes assujettissants, apanage de l’idéologie nazie. Participante involontaire à un discours identitaire qui la désolidarise de ses compagnons de misère juifs et noirs, Sidonie fait figure de complice d’un système coercitif.

Bien que stérile, le raisonnement de Sidonie n’est, du reste, pas dénué de fondement. Ici référence est faite à l’attachement profond à la patrie française dont firent preuve les Antillais à travers la construction effrénée de monuments aux morts en Guadeloupe en hommage aux soldats tombés pour la France lors de la Première Guerre mondiale. Quelle démonstration plus ostensible, quel ancrage plus solide dans les mémoires du sacrifice rendu pour la patrie que la matérialité imposante du monument[27] ?

À défaut de monument, le texte de Maillet/récit de Sidonie deviendra testament, tremplin de résistance destiné à construire une épistémè patrimoniale et collective : « Je veux bien mourir », confesse Sidonie,

mais je ne veux pas aller au néant, à l’inexistence, au rien, au grand rien. La terre a porté mes pas. Elle n’est pas comme si je n’avais jamais existé. Et je veux que là-bas, mon île se souvienne de moi.

EN, 149

Ce souvenir prend la forme d’un récit couché sur les pages d’un carnet de moleskine :

Je veux témoigner pour Agénor, témoigner que j’existe encore. Mais un nouvel instinct est né en moi, qui me pousse à donner les détails de notre vie ici. Pour que l’on y croie, pour que l’on n’oublie pas… Ma trace écrite c’est mon carnet.

EN, 169

L’image de la trace n’est pas ici une simple commodité de langage. Aux Antilles, on appelle « traces » les sentiers, chemins que les esclaves avaient créés en marge des routes coloniales, même si celles-ci reliaient souvent les mêmes points. La trace constitue donc une assertion téméraire, plus qu’une alternative à la cartographie construite par la colonisation[28]. En tacticienne aguerrie par l’urgence de l’instant volé, Sidonie se réapproprie sa réalité, créant un topos textuel comme instrument de conjuration du silence, de l’effacement, de l’invisibilité, de la mutité du cri primal du Nègre étouffé dans la cale des bateaux négriers. Ces mots résonnent avec ceux de Patrick Chamoiseau, pour qui

le silence génère une mémoire inconsciente. Une mémoire obscure. C’est la formulation (le dire, le partage et le souvenir) qui métamorphose le crime en expérience, qui en fait un événement utile à la construction positive et harmonieuse de l’être. Le crime subi, transformé en expérience, permet l’apparition d’une mémoire consciente[29].

Sidonie entend bien s’inscrire dans la lignée de ses ancêtres esclaves, dont les corps tatoués ont servi de réceptacles à leur histoire. Une histoire bien consciente, malheureusement inscrite dans une mémoire vivante qui avait vocation à disparaître, tout aussi éphémère que son support corporel. En effet, « le privilège du tatouage, c’est de laisser une trace écrite sur un registre, mais la plupart d’entre nous pensent : “Peu importe si on est mort !” » (EN, 169). Sidonie surpassera alors le rôle qu’elle s’était assigné, devenant narratrice non pas de son histoire, mais d’une expérience humaine inédite, « traceuse de mémoires ».

Si, face à la perte de l’univers créole, se dressent le conteur et le « marqueur de paroles » gardiens des traditions et symboliques populaires, Sidonie se fera leur pendant, leur relais, non pas en marquant les paroles, mais en traçant une mémoire des camps. « Traceuse de mémoires », car la collecte n’est plus de l’ordre de « l’oraliture », mais se forge dans l’enregistrement de l’événement, de l’expérience et du vécu. Ou encore, pour reprendre la pensée d’Édouard Glissant au sujet de la trace[30], Sidonie se lance dans la création d’un héritage non formel puisé dans la difficulté et la souffrance, venant ainsi vêtir le « déporté nu » d’une mémoire qui sollicite la stratégie du marron[31]. Chroniqueuse de son parcours de déportée, Sidonie se fait également porteuse de l’histoire collective de ses compagnons d’infortune. L’Étoile noire devient une force de recouvrement face à la « déperdition historique » des Antillais dans les camps de concentration, une trace-mémoire louée par Chamoiseau qui

chante les mémoires contre la Mémoire. [Il] chante les Traces-mémoires contre le Monument. [] Qu’est-ce qu’une Trace-mémoires ? C’est un espace oublié par l’Histoire et par la Mémoire-une, car elle témoigne des histoires dominées, des mémoires écrasées et tend à les préserver […][32].

C’est donc l’écriture qui, telle des quipos, servira à combiner les noeuds d’une mémoire fragile, inquiète. Comme Sidonie en a le sentiment, « quelqu’un qui écrit, c’est quelqu’un qui s’évade. Ce peut être aussi quelqu’un qui cherche à faire passer des messages, qui cherche à s’évader réellement, physiquement » (EN, 152). Cette évasion de l’oubli trouve pleinement sa concrétude dans le texte que tient le lecteur entre ses mains, car dans un dernier geste de défiance, la voix/voie de Sidonie parvient à triompher de la mort :

C’est ainsi que se termine le petit carnet de Sidonie. L’écriture, de plus en plus ténue, y est presque illisible. Ce carnet a été envoyé par les soins d’une codétenue à la mère de Sidonie, qui l’a reçu après la guerre.

EN, 220

Sidonie Hellénon, témoin (testis) de l’Holocauste, a déposé pour la mémoire de son peuple face à l’Histoire officielle. La passation de son histoire est pour nous, lecteurs, un appel à la transmission, à la mobilisation d’actes de résistance contre toute forme d’oubli concerté, qu’il soit l’oeuvre du silence des archives, de ses destinataires, ou du rapport que chacun entretient avec les autorités institutionnelles.

Pour conclure, il semble justifié d’avancer qu’à l’inverse d’une hiérarchisation de la souffrance, comme il a été commun de le voir entre l’esclavage et l’Holocauste, la raison d’être du livre de Maillet est de proposer une convergence fructueuse des mémoires, des lieux et des temporalités, qui empêche par là même tout discours d’exception identitaire attaché à l’évènement[33]. L’histoire de l’esclavage et de la colonisation s’inscrit dans celle de l’Holocauste dont elle se sert à son tour comme d’un écran mémoriel sur lequel se projettent et se décodent de nouvelles perspectives identitaires. La montée de nouveaux foyers de production dans l’étude sur le génocide juif ne représente pas une exposition au démembrement ou à l’emprunt théorique sauvage, ainsi que l’appellent de leurs voeux nombre de spécialistes des études juives et postcoloniales, mais bien le germe de processus de contaminations réciproques entre deux épistémès que l’on posera désormais comme mutuellement intelligibles.