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C’est bien tardivement, dans ma vie de lectrice et de chercheuse, que j’ai découvert Henri Thomas : au détour d’une thèse sur le carnet d’écrivain dans la littérature française du XXe siècle, alors qu’il me fallait établir un complexe corpus — en 2008, très exactement[1]. Ainsi, ce n’est pas comme naturellement ou par le fruit du hasard que j’en suis venue à ouvrir les carnets thomasiens, et notamment Compté, pesé, divisé et De profundis Americae[2], mais parce qu’une nécessité universitaire l’imposait. Or la lecture de ces carnets, qu’Henri Thomas nommait lui-même ces « écritures confuses[3] », a eu un impact très fort sur mon travail doctoral : d’abord, elle m’a ouvert un grand nombre de perspectives intellectuelles qui se sont révélées opératoires pour l’élaboration d’une poétique du carnet d’écrivain ; ensuite, à la faveur des fréquents fragments métatextuels qui ponctuent l’oeuvre thomasienne, j’ai pu penser et préciser la pratique concrète de ce petit support nomade chez les carnettistes en général, et chez Henri Thomas en particulier. C’est ce parcours de recherche, qui va de l’analyse du texte publié à la consultation des manuscrits d’Henri Thomas, que je voudrais partager ici.

Le carnet thomasien : tromper le désordre, rompre l’espace-temps

Les notes personnelles tout comme la correspondance d’Henri Thomas attestent que sa pratique du carnet — qu’il est loin de confondre avec celle du cahier, support essentiellement rédactionnel chez lui[4] — est une façon de tromper le désordre matériel de son environnement, d’apaiser « [s]a nature indolente et éparpillée[5] » :

Je ne trouve plus le crayon qu’elle m’avait donné avec ce carnet. Voilà encore un signe du désordre qui m’entoure ici. Je sais que quelque chose est là, et la chambre n’est pas grande, mais pour le retrouver il me faut déplacer tant de papiers et d’objets, témoins d’autres longues négligences, que je renonce, et me borne à attendre que cela me revienne sous la main.

L’ordre ne peut être que dans les mots où je parle du désordre[6].

Pour qui « [a] l’impression d’avoir vécu, et de vivre dans un brouillon perpétuel[7] », le carnet est un précieux compromis qui permet de mettre de l’ordre dans sa pensée, dans sa vie, tout en maintenant un certain désordre, largement déterminé par les conditions relatives à l’inscription de la note et définissant, in fine, une part de la poétique du carnet lui-même : « Mettrai-je jamais en ordre ces notes, j’en doute[8] », avoue-t-il dans Le Tableau d’avancement.

S’il semble évident que le carnet participe de la mémoire auctoriale en retenant pour toujours, si le carnet n’est pas égaré, l’idée notée — il arrive, par exemple, à Henri Thomas de commencer une note par la mention « memento[9] » —, sa pratique semble surtout conditionnée par l’urgence de la saisie de l’idée qui vient :

Personne pour entendre la parole qui te court dans la tête : parole d’enterré vif. Tu as le temps de l’écrire. C’est ce qui fait la différence entre l’enterré vif, ayant à peine le temps de penser, et le vivant sur la terre, qui émerge encore dans la lumière et le temps infini[10].

Toutes ces choses comme des truites à attraper dans l’eau du temps, — elles brillent un instant —, jamais prises[11].

Quand la pensée naît, « ce n’est jamais plus ou moins le moment d’écrire[12] ». En effet, la pensée est aussi spontanée que versatile et capricieuse : l’immédiateté de sa saisie est donc indispensable pour éviter son évanouissement. L’urgence est donc ici de mise, et se traduit naturellement et initialement dans les carnets, sur le manuscrit, par une forte perturbation de la lisibilité de l’écriture chez Henri Thomas : il faut écrire vite pour que la plume réussisse à suivre du mieux qu’elle peut la pensée filante. L’écriture, cette « activité aléatoire qui se voudrait mode d’existence[13] », est souvent présentée par les écrivains comme un besoin que seul le carnet, grâce à son omniprésence, peut assouvir au moment où il se manifeste. Henri Thomas affirme que « [s]on besoin d’écrire est premier ; le contenu vient du hasard[14] ».

Ce contenu, si hétéroclite que seule l’unité du style de l’écrivain réussit à l’harmoniser, frôle parfois, chez Henri Thomas, l’écriture d’humeur, en tant qu’elle est immédiate, le plus souvent sans recul critique, et peu censurée — puisqu’on suppose que le carnet ne sera pas lu par des tiers[15]. Cette parole à vif, fortement critique, qui vaudra à Thomas d’être boudé par quelques habitants de Houat après la publication du Migrateur[16], est confirmée par Paul Martin :

Mais il n’y a jamais rien d’arrêté chez Thomas ; les carnets notent les jugements à chaud, l’humeur. Rien de définitif ainsi qu’en témoigne cette phrase de Le Migrateur (1983) : « Au fil de ces carnets, j’ai souvent, — non, toujours, fait erreur dans ce qu’on appelle les jugements, qui sont des mouvements de frayeur, d’amour-propre et de colère, parfois aussi la rage devant l’évidence même, qui m’aveugle, et me fait déchirer l’autre. » Henri Thomas s’est toujours refusé à travestir la pensée du moment, quitte à revenir, plus tard, sur certains jugements ; il pouvait être injuste, il le savait[17].

Quand Thomas a-t-il commencé à utiliser des carnets ? En 1928, avec Jean-Jacques Duval, au collège de Saint-Dié, pour griffonner sa première poésie publiée, « Nostalgie »[18] ? En 1933, en compagnie de Jean Lambert, un de ses camarades de khâgne du lycée Henri-IV ? Après avoir rencontré André Gide qui, on le sait, était un grand amateur de carnets (« Figure-toi que, Gide m’ayant donné un carnet à feuilleter, j’y ai trouvé une notule sur mon compte », confie Henri Thomas à Jean Lambert en 1940[19]) ? Si les carnets manuscrits d’Henri Thomas s’ouvrent sur l’année 1934, il n’est pas impossible qu’un événement décisif — une rencontre, une rupture — en soit à l’origine[20].

Cependant, une vision moins romantique de la genèse littéraire ne serait pas moins pertinente : en effet, le carnet, par sa taille réduite et son usage nomade, est pour Thomas l’instable, l’aventureux, un support qui l’accompagne idéalement dans ses moindres déplacements, qu’ils soient errances parisiennes, retours aux sources vosgiennes, retraites bretonnes, provençales ou corses, ou même déménagements à l’étranger : « [U]n avantage de mon fichu métier d’écrivain, c’est quand même que je peux émigrer çà et là ; je deviens décidément un errant, fasciné, par le bleu de la Méditerranée et les montagnes desséchées[21]. »

L’immobilité du corps est sclérosante pour l’esprit, l’enfermement rend l’écrivain poétiquement stérile (« Je n’ai jamais eu de “cabinet de travail”, ça non, — et je ne souhaite pas le confort sous cet aspect[22] ») à tel point que dans ses carnets, Henri Thomas fait « l’éloge de la marche[23] » et, exemple parmi tant d’autres, se plaît à se rappeler une promenade dans Londres ou encore une déambulation dans Paris[24], conscient de la différence que ces deux types de marche impliquent[25]. De manière plus générale, les trajectoires du carnet ne sont pas aisément identifiables, comme dans Compté, pesé, divisé, où la profusion des références spatiales se révèle vertigineuse[26]. Où le carnet d’Henri Thomas a-t-il été écrit ? Partout et nulle part, semble-t-il. L’itinéraire, présent ou passé, d’Henri Thomas, « l’esprit réduit à une attention érotique sans objet[27] », est tout à fait erratique si l’on en croit son carnet, et la superposition et des lieux et des temporalités contraint le lecteur à l’égarement le plus complet. Comme le rappelle Karine Gros, le carnet thomasien participe d’une « écriture du dérobé[28] », jouant sur les temporalités et les espaces cités, multipliant les postures énonciatives, suggérant sans préciser grâce à l’ouverture du sens naturelle à la note, rendant la tâche du lecteur aussi délicate — comment lire un carnet ? — que périlleuse — quelle interprétation en tirer ?

Le carnet thomasien est donc fonctionnellement défini par l’espace qu’il traverse, occupe et recueille — ce qui explique en partie le fait qu’il ne soit pas daté, une fois publié. Une fois publié, car la poétique du carnet chez Henri Thomas est complexifiée par le fait qu’il noircit presque quotidiennement ses carnets « joyeusement destiné[s] à [s]on éclairage personnel[29] » : cette habitude, et le sens qu’elle revêt, fait penser à la pratique du journal, genre à l’égard duquel Henri Thomas a toujours eu de profondes et tenaces réticences[30]. Le carnet thomasien est-il un journal qui ne dit pas son nom, qui refuse de se nommer tel qu’il est, de crainte, peut-être, que sa démarche soit associée au journal gidien ? Sur le fond, pourtant, rien à voir, mais le terme journal, dans l’esprit de Thomas, et dans l’esprit d’une certaine époque, ne peut être qu’en rapport avec Gide. À ce sujet, Claire Paulhan remarque, dans la « Note sur l’édition » des Carnets 1934-1948, que « leur auteur n’évoque jamais son “journal”, uniquement ses “carnets” et parfois ses “cahiers”[31] ». C’est parce que le carnet, pour Thomas, fait genre, se situant au croisement de l’autobiographie, de la poésie et de l’essai, réconciliant en cela l’oeuvre et la vie, mais aussi l’oeuvre et la mort[32].

Le carnet thomasien, genre de la réconciliation ?

Lorsqu’il fait mention, dans sa correspondance, de la publication de ses carnets, Henri Thomas ne nomme jamais précisément le genre auquel ils pourraient se rattacher. À André Dhôtel, en juin 1948, à propos du Porte à faux, il écrit :

J’ai corrigé les épreuves de mon petit bouquin de Minuit. Tout compte fait, je pense que c’est ce que j’ai fait de plus révélateur en prose. Révélateur de quoi ? Bien sûr de moi, du crapaud intime — mais aussi d’un certain état qui n’est pas limité à moi. Il n’y a aucun pittoresque — rien que de choses desséchées, contractées, amenées le plus possible à l’essentiel (à des mots que je ne pouvais remplacer par d’autres). Aussi est-ce obscur[33].

Quelques mois plus tard, à Pierre Leyris :

As-tu eu le petit monstre Porte à faux ? […] Certainement, des gens penseront que je suis sonné de publier des choses aussi indiscrètes ; mais je ne pouvais pas sortir un brin de vérité impersonnelle sans ses racines infra-personnelles. J’avoue que je suis assez curieux de diverses réactions. Mais j’en ai assez d’écrire Je ; il faut passer au Il, absolument[34].

Quelques jours plus tard, à Jean-Jacques Duval : « Dès que j’aurai ici des exemplaires de mon bouquin qui sort aux Éditions de Minuit, je te l’envoie. C’est un monstre, mais tu y trouveras peut-être des pages utiles, des colères justifiées[35]. »

Henri Thomas peine à — ou refuse de — catégoriser génériquement son ouvrage, ce qui n’est pas sans surprendre chez un auteur qui « insistait de manière catégorique sur la séparation des genres littéraires[36] ». « Ce n’est pas un roman », « ceci n’est pas un journal »[37] : pris dans les rets d’une définition négative, le carnet est-il alors à comprendre comme le genre de la réconciliation ? Ce que nous dit le terme monstre est finalement assez simple : dans les années 1950, un carnet publié relève en effet de la tératologie littéraire[38]. Allons plus loin en supposant que c’est justement cela qui intéresse Thomas et qui explique son impatience concernant les réactions de ses lecteurs. En revanche, l’accent est mis sur la relation, au sein même du carnet, entre l’intime et l’extime, le dedans et le dehors, et sur le passage, permis par la quintessence du signifié et la justesse du signifiant que la note carnettiste exige, entre le personnel et l’impersonnel. En cela, l’écriture de Thomas développe :

une forme propre d’ésotérisme, tournée qu’elle est vers la fusion la plus complète du dedans et du dehors, dans la logique d’un temps non homogène, non régi par la succession. Le détour infini que Thomas ne cesse d’accomplir, il se dessine aussi dans cette circulation continue de l’oeuvre entre carnets, récits et poèmes, dans l’utopie d’une parole non fixée, d’un « livre informe » capable d’accueillir, comme une portée musicale, toutes les inflexions du temps[39].

La pratique du carnet est également déterminée par le plaisir de la note qui s’y inscrit. L’écriture brève, ouverte ou close, jetée sur le papier ou travaillée avec soin, a pour Henri Thomas « la forme spontanée du poème, à l’immédiat délicieux[40] », cultive le goût de l’indécision et du secret (la note est-elle autobiographique, fictionnelle, personnelle, impersonnelle, rêve, réalité ?), se confond avec la citation d’un livre en cours de lecture, retient une pensée volatile, se fait mémento intellectuel, saisit la chose vue ou entendue, en somme, garantit une liberté d’écriture absolue, sur le fond comme sur la forme, et crée, en archipel, une vision des choses et du monde en accord avec le langage :

Ce sentiment, plutôt cette sensation, d’être maître de moi et de quelques petites autres choses, qu’est-ce que c’était ? L’ai-je vraiment éprouvé, mis à l’épreuve ? Cela me permettait d’écrire : une façon de joindre les deux bouts, moi et… le monde[41].

Qu’on se rappelle qu’Henri Thomas a clos un de ses récits, Le Précepteur[42], par des notations : « [C]e qui me tient le plus à coeur — les notes de la fin — est généralement ce que les lecteurs dont je sais la réaction considèrent, qu’ils me le disent ou non, comme assez superflu[43]. » En effet, comme le signale Dominique Rabaté, ce qui intéresse Thomas dans ses notes, comme son personnage Mangeonne dans Le Précepteur, « ce sont les grands espaces sans récits — le ciel qui change en restant pareil, les éléments permanents de la vie, tout ce qui [nous] apparaît quand [nous sommes] assis au soleil[44] » : comment le lecteur, avide de narration, pourrait-il être sensible à ce qui cherche, justement, à échapper au récit ?

Dans le carnet, le geste scriptural est perçu comme la première étape moins vers la construction d’un texte que vers la construction d’un sens. Ce qui anime le carnet est donc d’ordre philosophique : comment donner du sens à ma présence au monde ? Et comment restituer le sens de cette présence — ce que j’ai compris du monde et qu’il me faut retenir et transmettre ?

J’accepte mal qu’une journée, une rencontre, une réunion fortuite, un endroit regardé en passant n’aient pas un sens ; j’accepte mal de ne pas pouvoir lui trouver, lui donner une cohérence, qui, une fois découverte, me paraît l’issue de la chose même : son sens pour moi. D’où l’obstination de ces notes[45].

Publier des carnets est peut-être une façon de remettre la quintessence et « la pensée vivante[46] » au goût du jour, en choisissant paradoxalement « l’immobilisation poétique de la réalité[47] » dans « un dire premier, éclos à fleur de réel[48] ». Le carnettiste doit « distinguer l’essentiel dans l’épisode[49] », repérer les petites aspérités des circonstances, détecter les moindres rugosités du quotidien, en d’autres termes faire le relevé topographique du versatile relief de la vie. « Parler juste », « avec le souci de la plus grande netteté », dans des notations où le langage ne force pas l’expérience restituée, doit être également compris comme un engagement littéraire contre les « pseudo-pensants », « moitié-philosophe, moitié-romancier », incarnant, comme Sartre selon Thomas, le « côté frelaté de la “pensée moderne”[50] ».

Mais ces analyses reposent sur les versions publiées des carnets d’Henri Thomas : or le parcours du manuscrit à l’oeuvre, fruit de choix éditoriaux particuliers et parfois contestables, peut être semé d’embûches. Consulter les versions manuscrites de ces textes, c’était mettre à l’épreuve mes hypothèses de lecture, éclairer certaines inconnues tenaces, répondre, en partie, à certaines interrogations : Henri Thomas évoquait-il l’écriture carnettiste par posture, utilisant en réalité d’autres supports[51] ? Les distinctions très nettes entre les supports allaient-elles se confirmer matériellement ? Allais-je trouver une discordance forte entre les carnets décrits et les carnets réels ? À quel point les textes publiés étaient-ils fidèles aux manuscrits ?

Pour une approche génétique de l’oeuvre thomasienne

Au siège des éditions Fata Morgana, près de Montpellier, se trouvent six grands cartons contenant, pour quatre d’entre eux, une grande partie des carnets d’Henri Thomas. Auparavant déposées à l’IMEC (Institut mémoires de l’édition contemporaine), ces archives ont été acquises par Bruno Roy, directeur de cette maison d’éditions, en 2002[52].

Probablement établis par des chercheurs de l’IMEC, deux inventaires tapuscrits de ces documents existent : appelons-les, pour plus de commodités, « inventaire 1 » et « inventaire 2 ». Si « inventaire 1 » recense, en une seule page, dix manuscrits, dont celui de Compté, pesé, divisé, « inventaire 2 » passe en revue, de manière chronologique, sur pas moins de huit pages, l’ensemble des carnets composant ce fonds.

« Inventaire 2 » a été établi scrupuleusement, de manière chronologique : certaines dates sont cependant hypothétiques, suivies alors d’un « [?] ». La couverture temporelle des carnets est exceptionnellement large : l’inventaire commence le 25 juillet 1934 et se termine en août 1993[53]. Cependant, quelques années semblent manquer ou ne font l’objet que de rares notes dans les carnets. « Inventaire 2 » fait état, pour chaque carnet recensé, de considérations génétiques plus ou moins nombreuses et plus ou moins précises. Si elles mentionnent parfois la présence d’éléments extérieurs insérés dans les carnets, comme des feuillets détachés ou des notes allographes lorsque cela est le cas, ces courtes descriptions portent essentiellement sur la façon dont Henri Thomas a utilisé le carnet considéré : l’écriture peut être au recto uniquement, le carnet peut contenir des adresses, le sens de lecture peut être faussé (ce qu’attestent des mentions du type « ordre chronologique général très aléatoire »)… Très fréquemment, en effet, l’ordre d’écriture et donc de lecture est double : Henri Thomas noircit son carnet page après page, du début à la fin, de manière traditionnelle, puis retourne son carnet — les versos deviennent alors des rectos — et recommence à noter. Ainsi, lorsque l’on ouvre un carnet répondant à cet usage, toutes les pages sont noircies, mais seul le recto de la page de droite est immédiatement lisible. Il faut retourner le carnet pour pouvoir lire ce qui est inscrit sur la page de gauche — en sachant que les deux pages n’ont pas de rapport temporel entre elles : c’est le cas, par exemple, du carnet no 59. Parfois, la description du carnet précise la publication éventuelle ou de l’ensemble du carnet ou d’une part de celui-ci. Il arrive que l’ensemble soit même intitulé comme les « notes d’Amérique » (carnet 1959-1960, numéroté 27[54]).

Dans « inventaire 2 » se donnent à lire, surtout au début du document, quelques mentions soulignées, fruits probables de l’auteur de cet inventaire. Par exemple, pour l’année 1944-1945, apparaît le jugement appréciatif « Très intéressant » provenant, pense-t-on, d’Hervé Ferrage, puisque ses initiales « (H. Fe.) » sont précisées immédiatement après cette mention. De manière générale, l’ensemble des mentions soulignées sont d’ordre indicatif (« partiellement publié » précisé pour l’année 1959-1960), interrogatif (« Recopie ? », « + amorces de textes ? ») ou prospectif (« préciser davantage le découpage chronologique » est mentionné pour l’année 1940-1944 ; pour l’ensemble 1982-1987, il est noté : « À revoir à l’automne pour classement final »). Ces deux dernières remarques confirment qu’« inventaire 2 » est la version intermédiaire d’un recensement qui se voulait à terme définitif, exhaustif : l’IMEC n’a visiblement pas eu le temps de clore cette description des carnets d’Henri Thomas. Voici donc le premier objectif d’un futur travail génétique : reprendre, poursuivre et finaliser « inventaire 2 », afin que celui-ci devienne un outil stable pour les chercheurs. Idéalement, « inventaire 2 », dans sa nouvelle version, devrait d’abord stabiliser les descriptions multiples mais relatives, mentionnées dans sa version actuelle, notamment en précisant les dimensions de chacun des supports. Comment distinguer, en effet, si l’on suit « inventaire 2 », le « carnet » du « petit carnet », du « gros carnet », du « cahier » (parfois mentionné « cah. »), du « bloc », du « carnet à spirale », du « carnet/agenda », du « carnet/bloc », du « répertoire » ou encore du « daily reminder » ? « Inventaire 2 » devrait, en outre, sous forme de tableau, faire le choix d’une description plus précise de chacun des carnets, accompagnée d’une photographie de l’aspect extérieur de chacun, ce qui permettrait aux chercheurs de se nourrir de cette description matérielle sans avoir à consulter les manuscrits dans le cas où leur angle d’approche n’est pas essentiellement génétique. Enfin, une chronologie précise, sous forme de frise, aurait pour intérêt de faciliter l’accès du chercheur au carnet qui l’intéresse, si sa recherche porte sur une période précise de la vie d’Henri Thomas. Ainsi ce fonds comprend-il, si l’on suit « inventaire 1 » et « inventaire 2 », un total de cent trois carnets, cahiers et assimilés, numérotés de 1 à 103[55].

La seule description matérielle des carnets, même si elle manque parfois de précision, prouve que le souci d’Henri Thomas est à la variété, pour ne pas dire à l’hétérogénéité. Jeter un coup d’oeil sur l’ensemble des carnets permet de remarquer que leur choix, au moment de l’acquisition, ne semble répondre à aucune logique : les carnets sont rarement de même nature, que cela soit sous l’angle de la couleur ou de la marque — si certaines récurrences sont parfois repérables, elles sont infimes quand on sait que ce fonds couvre cinquante-huit ans d’écriture. Henri Thomas, contrairement à un autre carnettiste comme Jean-Paul Sartre, par exemple, ne cherche pas à constituer des collections ou des séries avec ses carnets[56]. Cette diversité esthétique, notamment chromatique, peut également s’expliquer par le fait qu’Henri Thomas utilise plusieurs carnets en même temps, à l’instar de Roland Dubillard[57], et qu’il doit éviter de les confondre au quotidien. Durant l’année 1955, par exemple, deux carnets (nos 18 et 19) sont utilisés simultanément et pour l’année 1957, trois carnets (nos 21, 22 et 23) sont concernés. Plus rares sont les carnets utilisés de manière rigoureusement consécutive, comme, par exemple, pour l’année 1936, les carnets nos 4 et 5. Henri Thomas a-t-il, au cours du temps, infléchi sa pratique et choisi un usage simultané de carnets pour déjouer l’écueil de l’écriture diariste ? Le carnet thomasien est également un support plastique : par exemple, l’auteur croque, au stylo à bille, dans un carnet daté de 1958-1962 (no 25), une façade de Florence Road, à Waltham où il réside pendant une semaine avec sa femme et sa fille. Enfin, l’approche génétique et la description matérielle des supports se complexifient un peu plus encore lorsque l’on s’aperçoit que Henri Thomas écrit non seulement sur plusieurs carnets au cours d’une même période, mais utilise encore d’autres supports : en effet, les carnets sont pour les notes personnelles, les cahiers pour les écrits préparatoires, les agendas sont dédiés aux notes de lecture[58], des agendas et des répertoires cumulent écriture ordinaire, carnets d’adresses, notes personnelles, etc. Une vie d’écriture, une vie de carnets, là, sous nos yeux.

Et subitement, cette question : comment Henri Thomas a-t-il réussi à conserver tous ces carnets manuscrits au regard de son parcours — le mot est à entendre au sens propre — de vie ? Car l’errance perpétuelle, la fuite en avant, la quête d’un « vrai lieu[59] » justifient le carnet en même temps qu’elles le mettent, paradoxalement, en danger. À partir de 1945, Henri Thomas fait régulièrement mention, dans sa correspondance, des manuscrits laissés derrière lui, entreposés, confiés mais jamais oubliés, et de ceux qui le suivent, parfois péniblement, dans ses vertigineux déplacements : dans une lettre à Jean-Jacques Duval, il s’écrie « toutes ces notes dont je t’ai parlé et qui sont à Gugnécourt[60] ! » ; à Armen Lubin, il fait mention de la « perte de carnet d’adresses[61] » ; à Gide, il se présente comme écrivain-voyageur en rappelant que « quelques cahiers ne [tiennent] pas beaucoup de place dans une valise[62] » ; auprès de Marcel Bisiaux, il s’excuse parce qu’il a « laissé au 84 [rue Saint-Louis-en-L’Île] une foule de choses, livres et papiers, qu’[il aura] bien l’occasion d’enlever avant avril[63] » ; à Armen Lubin, encore, il confie en 1953 que « le gros point, c’est maintenant de transférer [s]es livres et toutes [s]es paperasses de Cabris à ici [Calvi][64] » ; puis, au même destinataire, en 1957, alors qu’il est de retour à Londres, il avoue que « tous [s]es manuscrits, carnets, et bagages en général, sont encore à la gare Victoria, ce qui [l]e met dans un état de dépossession assez grotesque[65] » ; enfin, à Pierre Leyris, en 1986, il écrit : « Je ne peux pas non plus tout disperser comme j’ai fait durant dix années — J’ai encore des livres dans des sous-sols (“basement”) de Chelsea[66]. »

Le fonds Fata Morgana n’est pas complet, cependant, si l’on compare l’ensemble des carnets publiés et les carnets manuscrits présents dans ces cartons, les manuscrits qui ont permis, par exemple, l’établissement de l’opus Carnets inédits 1947, 1950, 1951 suivi de Pages 1934-1948 manquent[67]. De même, le fonds Fata Morgana ne contient pas de carnets relatifs à l’année 1948, pourtant retranscrite dans les Carnets 1934-1948 publiés chez Claire Paulhan. Les carnets d’Henri Thomas sont donc répartis dans plusieurs fonds différents, de dimensions très inégales cependant[68].

« Thomas n’était pas un homme d’archives[69] » ? L’ampleur du fonds Fata Morgana, bien que ponctuellement lacunaire, contredit quelque peu cette affirmation. En effet, malgré ces aléas, le nombre de documents retrouvés et conservés reste impressionnant. Si Henri Thomas n’avait pas été un homme d’archives, aurait-il pris soin, la plupart du temps, d’être suivi par ses manuscrits ? N’y aurait-il pas un infléchissement à donner à cette affirmation ?

La consultation de ce fonds ouvre de belles perspectives génétiques et analytiques : si Pierre Lecoeur s’avance quelque peu lorsqu’il affirme qu’une « édition complète des carnets est actuellement en cours[70] », il serait cependant intéressant d’envisager une transcription définitivement complète de ces carnets, en d’autres termes de poursuivre le travail entamé par Nathalie Thomas et Claire Paulhan, en dactylographiant les années 1949 à 1993. Ce travail permettrait d’analyser de manière exhaustive la façon dont Henri Thomas créé et publie, c’est-à-dire d’approcher la manière dont il use de la forme brève, se relit, sélectionne puis distribue les notes au sein de ses poèmes, de ses récits, de ses carnets — publiés, cette fois-ci :

Je pensais à tout cela en travaillant ces jours-ci, c’est-à-dire en recopiant d’anciens carnets dont je veux faire un livre (encore un !). C’est étrange de se retrouver face à face avec sa vie, moitié ou aux trois quarts oubliés. J’en retranche beaucoup de pages, qui ne m’intéressent plus ou intéresseraient trop des curieux mal intentionnés. […] En écrivant ce livre, c’est tout ce qui se met au jour : je vois ce que j’ai fait et tout ce que je n’ai pas pu faire. C’est pourquoi je l’intitulerai : Compté, pesé, divisé. On verra ce qui restera[71] !

On a vu que les carnets publiés répondaient à une poétique de l’espace, se comprenaient par le ou les lieux traversés, cités, rêvés. D’un point de vue génétique, cette poétique est redoublée par le fait que les notes de carnets ne sont ni stables ni fixées. Elles traversent l’oeuvre de part en part, sans distinction aucune de genres. Le carnet, en effet, ménage en son sein un espace préparatoire à l’oeuvre, mais ne lui est pas exclusivement destiné — comme peuvent l’être les carnets de travail. En effet, à un carnet ne correspond pas nécessairement une oeuvre en cours, mais plusieurs :

Des extraits de De profundis Americae ont été publiés, sans grands changements, par Henri Thomas dans Sous le lien du temps (« Thème américain », p. 104-122, Gallimard, 1963) et dans Compté, pesé, divisé (Plon, 1989, p. 84-91/Fata Morgana, 1999, p. 76-82). D’autres extraits (choisis par nous) figurent dans le Cahier Henri Thomas des éditions Le temps qu’il fait (1998, p. 141-152). Une allusion aux carnets américains figure dans La Chasse aux trésors II (Gallimard, 1992) à la page 80[72].

C’est que l’oeuvre est une, converse avec elle-même, se récrit pour se reprendre, se corriger ou se confirmer, en bref, « change de lumière » selon l’expression thomasienne et s’accorde le droit à la répétition comme à la contradiction. C’est l’ampleur de ce dialogue, de cette communion, qu’une transcription intégrale des carnets donnerait à lire et à comprendre, de manière plus pertinente, peut-être, que la publication ponctuelle d’« inédits » de Thomas[73].

Enfin, le rapport au genre du journal personnel pourrait être plus fondamentalement éclairé grâce à la consultation et à l’analyse des manuscrits — et Thomas pris quelque peu en défaut quand il écrit à Jean Lambert qu’« [il] ne [s]e débrouille même pas dans [s]es carnets, qui ne sont pas biographiques, rarement datés et tirant beaucoup vers l’abstraction[74] ». En réalité, sur les carnets se dépose bien un journal : l’ensemble des entrées sont datées, l’écriture est la plupart du temps au jour le jour, et les réflexions abstraites côtoient régulièrement les thèmes les plus concrets dans des notes essentiellement autobiographiques. Tout l’intérêt de cette comparaison entre carnets manuscrits et carnets publiés réside en cela, c’est-à-dire dans l’analyse de cette discordance entre le premier jet, hâtif comme en témoigne l’écriture quasi illisible de Thomas, et ce travail ultérieur de l’auteur ou de ses proches[75] pour faire émerger de ce magma scriptural autre chose, c’est-à-dire un carnet. Ici, le journal n’est pas genre à atteindre, mais ce qu’il faut faire taire, dissimuler : dans les carnets publiés, comme dans le reste de l’oeuvre de Thomas d’ailleurs, les autobiographèmes doivent être « parvenus à une autonomie légendaire[76] », car

l’exigence de l’oeuvre thomasienne, c’est de trouver au plus profond de l’expérience de soi le point où elle n’est plus à personne et où le moi soi perd tout sens, détrôné par la simple présence d’être[77].

Le carnet publié n’est donc pas simple florilège du carnet manuscrit : la démarche thomasienne va bien au-delà, puisqu’elle cherche à quintessencier une expérience de vie et non à la résumer comme aurait fait une savante compilation de morceaux choisis.

« Je suis un homme de carnets[78] », affirmait Henri Thomas : il revient aux chercheurs, désormais, de puiser dans cette irrésistible manne afin de redonner à cet auteur toute l’attention intellectuelle qu’il mérite.