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J’écris pour me parcourir.

Henri Michaux, Passages (cité dans Georges Perec,Espèces d’espaces)

Not all who wander are lost.

J.R.R. Tolkien

L’affirmation est lapidaire, mais elle semblerait résoudre bien des problèmes: l’essai est une forme informe. Comment parviendrait-on autrement à saisir une pratique que l’on prétend aussi éclatée, un genre aussi peu stable que l’essai? Il est de bon ton (et si efficace) de prétendre à l’inexistence d’une poétique formelle qui puisse rendre compte — sans trop de compromis, sans trop de résidus — de ce non-genre, quatrième case d’une typologie générique primitive où l’on rejette du côté de l’essai tout ce qui n’est pas prose narrative, théâtre ou poésie. L’absence de balises canoniques (scolaires?) permettant de délimiter un territoire propre à l’essai conduirait celui-ci à être défini comme trop-plein générique, dépression typologique où s’écoulent les ouvrages n’adhérant pas à l’une ou l’autre des catégories instituées dans le domaine littéraire (c’est sans compter cette question épineuse de la littérarité conditionnelle du genre qui, pour cette fois, ne nous occupera pas). À cette dystopie formelle et générique s’ajoute l’ambiguïté d’une posture, parfois reçue comme débonnaire, voire désinvolte, que l’on nomme essayisme par simple dérivation. Le texte étant le produit d’une posture, on confond souvent les deux, on ne prend plus en considération ce que l’un apporte à l’autre[1].

Il y a pourtant là, au milieu de ces grossières impressions génériques, une piste féconde pour une meilleure compréhension de la pratique essayistique. En effet, trop peu souvent sont mis en rapport forme et méthode, dimensions fondamentales du genre. Qu’on ne se méprenne pas sur la nature de ce rapport: la conception commune de l’essai les associe certes intuitivement, le discours critique les dissocie systématiquement, mais tarde encore l’étude spécifique de leur dialectique — en fait, l’étude des modalités de cette dialectique. C’est à ce chantier que l’on désire ici apporter une minime contribution en voulant interroger les moyens de l’essai. Il ne s’agit pas ici de déceler sa structure cachée, sa nébuleuse organisation (qui sera ou ne sera pas, là n’est pas la question), mais plutôt de porter attention à ses mécanismes, d’examiner les rouages de l’essai entendu comme un outil de recherche[2] travaillant à l’atteinte d’une quête d’ordre réflexif.

Interroger les moyens de l’essai, c’est envisager la façon dont s’articule la pensée dans un texte — et questionner son articulation corollaire avec tel et tel types de discours. André Belleau, dans l’un de ses textes foisonnants, réactive une perspective peu explorée dans le discours critique sur l’essai, celle du point de vue narratif. Il conçoit ainsi l’essai comme un «récit idéel[3]», renvoyant à l’exemple de Pierre Vadeboncoeur chez qui les idées, les objets intellectuels constituent autant d’actants qui s’affrontent au fil du texte. Dépeignant l’essayiste comme un artiste de la narrativité des idées[4], Belleau insiste sur la possible mise à profit du discours narratif dans des essais. Il fait ainsi valoir la mobilisation éventuelle de l’idée de causalité, d’enchaînement, de temporalité dans l’appréhension des événements essayistiques. Il y a néanmoins un inconfort au moment de décrire l’essai par sa narrativité. Défini négativement, le genre se distingue de la pratique romanesque, repoussant de fait la fictionalité de ses référents (ce qui reste encore à éclaircir, soit dit en passant) et, malheureux coup double, la narrativité de son discours. Au-delà des intuitions et des catégorisations trop scolaires, on a montré avec profit certains usages du narratif dans les essais: le récit sert à mettre en scène, à illustrer le propos (de concert avec la variable fictionnelle, où cet insert devient un exemplum au sein d’une rhétorique étanche à sa narrativisation). Autrement[5], c’est souvent sur une conception galvaudée de la narrativité que l’on se rabat, où l’on associe par exemple l’essayiste au narrateur d’un récit dont on ne saurait trop reconnaître les traces dans le texte même de l’essai.

La suggestion de Belleau, au contraire, consiste à saisir la part narrative de l’essai, à y repérer les traces d’une narrativité qui articulerait les arguments et les objets sur le modèle du conflit narratif et de sa transformation:

Ce qui déclenche l’activité de l’essayiste, prétend Belleau, ce sont tantôt des événements culturels, tantôt des idées émergeant dans le champ de la culture. Mais pour qu’ils puissent entrer dans l’espace transformant d’une écriture, il faut que ces idées et événements soient comme entraînés dans une espèce de mouvement qui comporte des lancées, des barrages, des issues, des divisions, des bifurcations, des attractions et répulsions. Voilà qu’ils se conduisent au fond tels les personnages de la fiction et qu’ils nourrissent entre eux des rapports amoureux, de haine, d’opposition, d’aide, etc. Il se produit une réelle dramatisation du monde culturel et je parierais qu’à la fin, il existe des idées gagnantes et des idées perdantes[6].

Ce mouvement se définirait donc par l’utilisation de la structure du récit pour inscrire les idées, les événements dans une tension qui se résorbe par leur affrontement et par la réduction de celle-ci. Par le recours à une telle conception du récit, point d’incompatibilité théorique entre discours narratif et genre essayistique: l’essai ne se définit pas ici en opposition avec le roman et autres pratiques narratives (ce qui exclurait tout recours possible à la narrativité), mais bien parallèlement, seuls leur projet, leur démonstration étant distincts — et non leurs moyens. La narrativité constitue donc, suivant le raisonnement de Belleau, l’une des voies possibles, voire naturelles de l’essai; il reste ainsi à évaluer en fonction de quelles modalités elle peut prendre place dans des textes a priori réflexifs et argumentatifs.

Étonnamment, ce recours au discours narratif semble particulièrement prégnant dans les essais s’attachant à saisir l’espace, à embrasser des lieux pour mieux les lire, les parcourir. Le lieu agirait-il comme un révélateur de positions éthiques ou idéologiques? Ou, à l’inverse, l’exploration du lieu, le récit du lieu seraient-ils la voie d’évitement d’une rationalité trop cartésienne? Détourner le fil de la pensée par le récit constituerait de la sorte une manifestation discursive de l’errance, attitude souvent associée par ailleurs à l’essai. Il s’agit donc ici d’envisager la place de la narrativité dans la pratique essayistique tant du point de vue formel que dans le rôle qu’elle peut jouer au sein même du discours. À la dimension thématique de l’errance, il faut associer fortement une mise en forme qui soit à l’image de ce motif. L’essayisme, souvent perçu comme une anti-rhétorique, une anti-méthode, doit être recadré, ainsi que le propose Irène Langlet[7]: non pas simplement attitude mentale qui gouverne un propos, mais «moment rhétorique de la pensée», communion d’une méthode (a-méthodique) et d’une réflexion qui refuse toute structuration, tout cadre systématique. La problématisation singulière apportée par le récit des lieux dans l’essai, qui inscrit une spatialité dans la temporalité du narratif, trouve ici une illustration stimulante dans le dernier recueil de Pierre Nepveu, Lectures des lieux[8], où l’essayiste prend lui-même position sur les enjeux du geste de raconter et sur la saisie des lieux par le discours.

Raconter et décrire: aux antipodes de la réflexion? (Raconter l’espace)

D’emblée, interroger la place du récit dans l’essai, c’est se buter à l’association primitive des types de discours et de certaines pratiques génériques (dialogue / théâtre; lyrisme / poésie, etc.). L’essai étant campé dans le large champ de la prose d’idées, on ne lui concède pas volontiers la possibilité de se raconter. Il faut des propositions fortement affirmées, qui prennent l’allure de pamphlets, pour tenter de briser cette conception des types discursifs et de leur relation avec les genres littéraires. C’est ainsi que s’impose la maxime introductive des Traces d’Ernst Bloch: «Bref, il est bon de penser aussi par fable[9]», fondée sur le pouvoir de séduction des histoires que l’on se raconte. Si ce recueil d’essais tend à légitimer cette maxime par son existence même, celle-ci n’en connaît pas pour autant une fortune historique: Bloch, dans son affirmation et dans son expérimentation, apparaît plutôt comme un hapax. Non pas que le récit soit autrement absent des essais: on ne reconnaît guère la contribution (pourtant observable et effective) du mode narratif à l’élaboration du texte essayistique — à l’élaboration du discours réflexif de l’essai. Là se situe la gêne, comme si le récit ne pouvait cohabiter avec la réflexion, comme si (osons la formule) l’anecdotique et le futile récit étaient incompatibles avec la cérébrale pensée, lourde du sérieux de ses considérations. Marqués par la notoire rigidité académique du discours, nous refusons de reconnaître cette hybridité discursive de l’essai (qui pourtant nous paraît bien naturelle à la lecture des oeuvres).

La même réflexion pourrait être proposée autour de cette étrange présence des lieux dans les textes essayistiques. La conjugaison d’une pensée abstraitement élaborée et d’une spatialité non pas théorisée mais bien concrète, incarnée peut soulever la double question de l’inscription du lieu dans le discours et de leur arrimage respectif. La (classique) description de la pension Vauquer, insérée dans Le père Goriot, permet une existence du lieu dans le discours narratif: elle prend forme sous nos yeux, au fil des phrases, par ce portrait qui n’en finit plus. Le lieu, par le moyen de sa description, s’insère dans le discours littéraire où il acquiert une fonction précise (référentielle, symbolique, évaluative…). Cette fonction, diégétique faut-il le rappeler, attribue au lieu une valeur, une portée qui traduit celui-ci en un rouage de la mécanique narrative, définissant par là un cadre spatio-temporel nécessaire au déploiement des événements de l’intrigue. Mais comme l’essai écarte a priori tout cadre fictionnel et toute organisation narrative, quelle place, quelle fonction peuvent être attribuées au lieu dans cette pratique?

C’est encore ici l’appréhension intuitive de l’essai qui met en déroute un tel écueil théorique. L’exemple des Lectures des lieux l’illustre bien selon une perspective lecturale permettant de mettre à l’épreuve cette coprésence du récit et du lieu dans l’essai, mais aussi par la lorgnette de l’écriture, geste que Nepveu reflète sans cesse dans son discours. En fait, l’essayiste progresse constamment dans sa réflexion à partir de ce double leitmotiv, enserrant son propos dans une narrativité épisodique (ou au contraire circonvolutoire) et poursuivant, page après page, son exploration de lieux comme autant de fenêtres ouvertes sur le monde[10]. Si la saisie du lieu est centrale dans la démarche de Nepveu tout au long de cet ouvrage (par la mobilisation des enjeux de la description, de la mise en discours du paysage), il n’en demeure pas moins occupé par la place et les fonctions à attribuer au récit. Il l’interroge ici dans la littérature contemporaine (commentant le cas de la poésie, où il note le «retour de formes discursives à tendance narrative[11]»), il s’intéresse là à cette dialectique entre le récit et la capacité de rendre compte du réel, de l’espace inscrit dans l’Histoire, à partir d’une lecture de Peter Handke: «Raconter, c’est précisément assumer le réel comme un visage et, pourrait-on dire d’une manière peut-être étonnante, comme un pays[12].» Cette façon d’envisager le réel, chez Handke, tient donc à la possibilité qu’a le récit de transformer le hic et nunc, de l’inscrire dans une temporalité, dans une logique temporelle qui refuse le caractère statique d’un paysage. C’est dans cette articulation spatiale et temporelle délicate que Nepveu prend position, ramenant le récit comme vecteur d’une compréhension globalisante d’éléments autrement perçus dans leur individualité, dans leur atemporalité.

Jetant un oeil à son écriture, Nepveu passe à l’aveu, exposant sa croyance dans le fondement narratif du savoir littéraire (à l’instar de George Steiner, à qui il fait allusion). À partir d’une discussion sur le dernier chapitre de L’histoire de la lecture d’Alberto Manguel, dans «Histoire de relire», il vient à se questionner sur les paramètres de la relecture, sur ses effets de sens et sa portée institutionnelle (avec l’élection de certaines oeuvres au canon de la littérature). Les meilleures lectures, constate-t-il, sont en effet celles qui relèvent de la «poétique du récit et du mythe[13]» et non pas tant de la théorie. C’est donc une méthode narrative[14] qu’il s’emploie à mettre en place dans ses essais, lecture entée sur l’histoire (avec l’ambiguïté fondamentale du terme):

La volonté de lire est doublement narrative: en proposant la lecture d’un texte, je me récite moi-même selon l’exemple de Montaigne, j’inscris linéairement (de manière explicite ou, au contraire, tout à fait cachée) une aventure, une traversée qui marque une transformation; mais, de plus, je me réfère forcément à des récits, à des narrations qui renvoient toujours quelque part à l’Histoire avec un grand H, ou à des solutions de rechange à cette grande Histoire[15].

La lecture (et ainsi l’essai, forme littérale et littéraire de la lecture telle qu’il la définit) offre la possibilité d’inscrire l’événement ou l’objet dans le cycle d’une transformation, de lui donner un cadre singulier pour le situer à la fois dans son contexte et dans son historicité. L’objet du discours se voit inscrit dans une narrativité qui lui donne une portée — une trame où se joue le destin de l’objet, une ampleur qui le lie à une histoire plus grande et plus signifiante que lui.

S’il demeure toujours en nos esprits un doute sur la possible cohabitation dans l’essai des lieux et du récit, incarnations respectives de la spatialité et de la temporalité, la traversée des Lectures des lieux révèle comment peut être réduite cette tension. Le mode de liaison le plus immédiat entre lieu, récit et essai repose certainement dans l’idée d’une quête, intellectuelle certes, mais ancrée dans un espace culturellement chargé. «Le petit Farouest de Jacques Ferron» et «Trouver son âme en Amérique» illustrent très bien cette communion rhétorique et idéologique. Par son analyse de la production littéraire de Ferron, Nepveu raconte les tensions inhérentes aux espaces créés par le romancier, mosaïque complexe reflétant l’Amérique en un microcosme qui se caractérise davantage par ses fractures que par ses tesselles. La réflexion menée autour de la notion de marge (les frontières, les faubourgs, les banlieues) conduit l’essayiste, empruntant la posture de Ferron, à répondre à la quête identitaire par l’interrogation des démarcations primitives des espaces, entre soi et l’autre, entre l’ici et l’ailleurs, entre la ville, la campagne et le no man’s land qui les sépare.

Ce parcours de lieux imaginaires se poursuit dans «Trouver son âme en Amérique», où Nepveu explore la conception mythique des villes américaines, convoquant à l’appui le discours de la poésie urbaine. Se plongeant dans la sombre perception des villes modernes et nord-américaines, il ne se laisse pas pour autant submerger par le pathos de cette poésie: c’est justement dans l’écartèlement entre l’idéal et la noirceur que la quête intérieure rencontre la richesse des villes, à l’aune desquelles peut être mesurée la portée de Montréal, «ville invisible en marge des Amériques[16]». Le parallèle établi par Nepveu dans ce dernier texte place son exploration de l’urbanité nord-américaine dans le sillage des villes invisibles décrites par le Marco Polo d’Italo Calvino, et permet de poursuivre la réflexion sur la signification culturelle et historique des villes entamée par l’auteur italien[17]. Tout comme Calvino, Nepveu insiste sur la fausse équation inscrivant la nature et la campagne dans le paradigme du bon et du beau, et la ville dans celui de la laideur. Cette commune opposition rousseauiste est évacuée chez Calvino, laissant place à une appréhension de la ville en fonction de sa complexité propre (comme ensemble sémiotique qui ne se laisse pas aplatir à une perception unique) et de la complexité de sa perception (le motif de la perception duelle, visuelle et conceptuelle, joue un rôle capital dans Les villes invisibles). Chez Nepveu, c’est également cette valse-hésitation perceptive qui est mise en avant: opposition du désordre de la nature et de la rationalité de la ville; la ville qui devient chaotique comme la nature; ville agonique et ville mythique — toutes postures qui refusent de se cantonner à des oppositions simplistes, au profit de la confrontation des mythes, des vécus et des perceptions.

La conception fondamentale de la ville chez Calvino, que rejoint celle de Nepveu, repose toutefois sur une idée corollaire, celle de la stratification — et, de là, celle de la bonification sémantique. La ville chez Calvino se définit d’abord et avant tout par son historicité: elle est une trace de l’histoire et de l’humanité. Il n’y a pas de lieu qui ne soit la somme de traits culturels, des écritures à travers l’histoire. Résultat d’«adaptations successives», organisme vivant dont la cohérence s’exprime sur le long terme, la ville est, pour Calvino, «la force de la continuité», cette continuité s’incarnant dans une personnalité, un «dieu» associé à une ville, qui assure sa pérennité malgré la nécessité qui lui est imposée de répondre à des fonctions différentes[18]. L’historicité (qui fait de la ville le support de l’histoire des civilisations), la charge sémantique constituent la pierre angulaire du lieu comme amorce de réflexion chez Nepveu — ne pensons qu’à l’exemple du retour à Mirabel qui ouvre le recueil. Ne se limitant pas au rôle de simples décors, ne remplissant pas cette fonction référentielle propre au discours narratif, les lieux dans l’essai ne sont jamais des paysages sans rapport à l’humain; au contraire, ils se présentent toujours comme des miroirs, les traces d’une culture, d’une perception. La promenade sur la batture du fleuve Saint-Laurent, en compagnie de Pierre Morency, est l’occasion pour Nepveu de synthétiser cette conception culturelle du lieu:

Ainsi le lieu devient-il bien davantage qu’un lieu: singulier parmi des milliards d’autres, il est à la fois un réceptacle extraordinaire, un recueil de savoir et d’expériences, mais aussi un seuil, un passage, l’impulsion d’un envol qui place le sujet «face à l’univers» parce qu’il a éprouvé, ne serait-ce qu’un instant, un remuement profond, une déstabilisation[19].

Le lieu apparaît ainsi, pour reprendre une image chère à Calvino, un prisme par lequel saisir un état de la culture, un fait de société. Le paysage, perçu en fonction d’un cadre, à travers une fenêtre, n’est jamais autre chose qu’un reflet.

Comment raconter et réfléchir à la fois? (Raconter à partir de l’espace)

Cette façon de concevoir le rapport unissant récit, lieu et essai, fondée sur l’idée d’une quête par l’espace, d’une quête se réalisant à partir de l’espace, pose la question du rôle de l’essayiste. Placé au coeur de ce récit, il en est de toute évidence le protagoniste — il est le meneur de jeu, la figure centrale d’une mise en scène (à l’instar du conteur, ferronien ou autre, qui raconte bien l’histoire de tel ou tel personnage, mais tout en rappelant constamment sa participation significative à l’événement, en manifestant bruyamment son autorité dans la relation de l’histoire). L’essayiste des Lectures des lieux, sans être une figure envahissante et tonitruante, se prête néanmoins à cette exposition, à cette représentation explicite de lui-même, questionnant son propre parcours, se plaçant dans une position instable propre à faire surgir l’angle inexploré d’une problématique. Affirmant avoir recours à sa méthode narrative, il ne se limite pas à faire le récit d’une nouvelle lecture, mais participe bel et bien à l’aventure, à cette traversée. La modalité de cette inscription dans la trame narrative pourrait être l’extension d’une définition du paysage en poésie, telle que proposée par Michel Collot: «Le paysage est défini par le point de vue d’où il est envisagé: c’est-à-dire qu’il suppose, comme sa condition même d’existence, l’activité constituante d’un sujet[20].» Saisir le paysage, donc, c’est prendre acte de la présence d’un sujet percevant et du caractère déterminant de son regard dans notre appréhension de ce paysage.

S’il s’agit, stricto sensu, d’une question de focalisation (nous voyons par les yeux d’un tiers), la perception du paysage par le sujet ne se limite pas pour autant à un rôle passif d’interface, car la constitution (et la saveur) du propos, du récit essayistique en l’occurrence, repose sur cet acteur. Et c’est probablement là une lacune du modèle proposé par Belleau, où l’essayiste, dont le rôle est tenu pour acquis, en vient à s’effacer derrière les péripéties des idées qui s’affrontent. Une telle évidence mérite toutefois qula rappelle: un des principaux acteurs des récits idéels, outre les concepts et les faits de culture eux-mêmes, est bel et bien l’essayiste. Parfois en clair-obscur, manipulant comme le marionnettiste le bal des idées (ainsi Nepveu, dans l’impersonnel texte sur les figures de la judéité, place-t-il étonnamment Claude Gauvreau comme une mi-temps entre Gabrielle Roy et Réjean Ducharme), il peut également s’incarner comme instigateur d’une confrontation, lui-même partie prenante du conflit, dirigeant la discussion et le parcours au gré d’un argumentaire et d’une temporalité qui lui appartiennent. L’orientation du récit idéel dépend fondamentalement de cette mise en perspective, le lieu constituant ainsi une lunette par laquelle s’exprime le point de vue du meneur de jeu et par laquelle il tente de saisir une portion du réel.

En plus de la justification première du recours au discours narratif (une méthode permettant une lecture renouvelée), deux fonctions peuvent être attribuées au récit dans le cadre de cette exploration essayistique des lieux. L’étude de l’imaginaire contemporain conduit Nepveu à se questionner sur les motifs actuels de hantise, partant d’une réflexion sur le suicide (celui des personnages romanesques, celui des écrivains et des artistes). À l’usure du suicide comme figure littéraire, il apporte l’explication de la postmodernité, dont l’esprit ne permet pas de mobiliser la force esthétique du geste suicidaire:

La postmodernité, oserais-je dire, est une culture trop légère, ludique et fascinée par la pluralité et la mouvance des identités pour que le suicide n’y apparaisse pas un peu lourd, presque vulgaire, comme l’affirmation trop insistante de l’unité du sujet clos sur lui-même dans le déchaînement de ses désirs et sa frénésie d’accomplissement jusque dans la mort[21].

Le suicide, qui répond à une conception romantique de la vie, cède le pas à la hantise de la disparition: «Fuir, se dissiper, se dissoudre dans le nulle part: forme euphémique de la mort[22].» L’imaginaire contemporain, marqué par cette postmodernité qui a dissous l’Histoire et évacué le sujet individuel, ne peut craindre que l’indifférence et l’effacement, le no man’s land. C’est par le retour du récit — en fait, des récits, comme réponses hypothétiques à une grande Histoire qui a perdu toute légitimité — que la postmodernité peut espérer échapper à la menace de la disparition, en multipliant les perspectives, en accumulant les histoires, pour tenter de retrouver un mode d’existence, une façon d’être, ici-maintenant, loin de l’impératif tyrannique de la réalisation de soi.

Dans ce retour sur soi émerge justement une seconde fonction à associer au récit, laquelle prend une place déterminante dans le propos des Lectures des lieux. Le reflet produit par le paysage permet certes de saisir la réalité sous un angle particulier, mais il est également l’image d’une intériorité. Explorer le lieu, c’est aussi considérer, raconter son propre espace intérieur. Nepveu consacre quelques beaux passages à ces interférences, et à ces échos. Il montre comment chez Ferron le jeu de la frontière est intimement lié à l’espace urbain, à l’espace national, à ce «Québec Libre» du Pas de Gamelin, slogan politique «indéniablement dévoyé, détourné de son sens strict pour aller vers le plus large, pour dire un Québec qui se garderait du jeu, un espace intérieur, une sorte de frontière éternellement béante[23]». L’intériorité est ici collective, témoignage d’une dialectique entre le lieu (physique) et la position (idéologique). Mais l’intériorité n’est-elle pas toujours marquée par une mémoire tant collective qu’individuelle? Cette ambivalence marque le poème qu’Octavio Paz a consacré à Mexico, dont Nepveu nous propose une lecture ancrée dans sa réflexion sur la perception urbaine. «Au milieu de ces ruines, souligne Nepveu, la voix du poète ne peut que proclamer sur un ton modeste, quoique irréfutable: “Je marche vers moi-même / vers la petite place / L’espace est au-dedans”[24].» Fondé sur une «mémoire meurtrie», l’espace intérieur recèle des histoires qui lient l’homme à son espace de vie, qui le retournent à sa culture et à sa mémoire. L’espace «au-dedans» engage la réflexion sur le mode narratif, la pensée ne pouvant faire l’économie de cette aventure, de la traversée qui mène l’individu vers sa collectivité et qui détermine par cette vie commune les frontières, les balises d’une intériorité.

Réciproquement, le dialogue entre un espace intérieur et la lecture d’un lieu trouve à s’incarner dans la forme même de l’essai. C’est de fait sous le mode du reflet qu’il transparaît: l’essai reflète l’espace intérieur, le parcours (erratique) de la pensée. Il existe chez Nepveu une posture essayistique découlant de cette exploration culturelle des lieux: sous le mode de l’errance, il travaille à l’élaboration d’une pensée, tout en méandres soit-elle, qui puisse contribuer à approfondir la compréhension de l’imaginaire personnel et collectif. Nepveu récupère, de façon bien personnelle, cette métaphore de l’erratisme si fréquemment associée à l’essayisme[25]. La première manifestation de l’errance dans Lectures des lieux, c’est bien celle de la lecture elle-même. Perçue ci-dessus dans l’élan narratif qui la construit, qui la dirige, la lecture proposée par l’essayiste repose également sur la digression, sur des retours en arrière permettant de tisser autrement les rapports entre les objets — ainsi cet aveu d’une redondance: «Il convient, à cet égard, de revenir une fois de plus à “La vache morte du canyon” […][26]», où le texte de Ferron est ramené pour la troisième fois, où une troisième lecture permet de faire jaillir une autre dimension de ce «Farouest» ferronien. De même la lecture des «paysages de la poésie québécoise actuelle» dérive-t-elle à quelques reprises avant d’atteindre son objet principal: citant la prose de Pierre Morency et un poème de Roland Giguère des années 1950, évoquant la passion du paysage (tout en prévenant les coups: «Avant de retrouver le fil de la poésie québécoise contemporaine, j’interromps un instant ces considérations pour souligner un fait évident […][27]»), Nepveu explore le réseau des affinités et des échos avant de relayer quelques pistes de lecture s’enchaînant en fonction des hasards des mots: les éléments paysagers d’un poème de José Acquelin «f[aisant] tableau», par exemple, appellent la pratique de «mise en album ou en tableau» de Paul-Marie Lapointe[28]. Le discours de la lecture, marqué structurellement et typographiquement (par des avertissements ou de significatifs marqueurs de relation en début de paragraphe[29], par des sauts sémantiques signalés par des astérisques), participe de cette esthétique de l’erratisme («changements de registre, anecdote contée à demi, auto-commentaire de la déviation, absence de thème principal, fragmentation du texte (ou du raisonnement)[30]»). L’hésitation, le refus d’arriver à une conclusion nette — comme Mirabel qui se dérobe en fin de parcours sous les yeux du conteur — se lit dans la forme même du discours[31], conjuguant la quête intrinsèque de l’essai et cet erratisme de l’exercice de la lecture: «Il y a dans lire une attente qui ne cherche pas à aboutir. Lire c’est errer. La lecture est l’errance[32]

Cette attirance pour la digression, pour le non-aboutissement prend également place dans Lectures des lieux sous la forme d’un vide que Nepveu revendique explicitement. Réfléchissant à l’apport d’une proposition ou d’une idée, il préfère de loin ouvrir son argumentation plutôt que de la blinder, il cherche l’interstice qui permette au lecteur de s’investir à son tour dans la réflexion:

Dans la plupart des cas, nous attendons de l’écrivain moins une seconde vue qu’un second regard; ce qu’il voit, ce que nous espérons qu’il donne à voir, ce sont les interstices, les détails cachés, les intervalles dont les médias ne nous parlent guère et qu’ils ne nous montrent jamais. Ce que nous attendons comme lecteurs, ce que nous cherchons à pratiquer comme écrivains, c’est une forme de regard qui nous redonne ce que l’image nous fait si souvent perdre: le temps, la durée et, aussi, un certain silence[33].

L’interstice constitue une zone de flottement, un non-lieu à partir duquel on peut envisager autrement une question, en laissant une marge de manoeuvre aux idées. La dimension spatiale surgit de nouveau chez Nepveu, la pensée se construisant, se déployant au détour des zones explorées — c’est la marge chez Ferron. Tout le paradigme de la frontière («on the edge of things[34]»), de l’entre-deux est mis à profit: ce ne sont pas tant les lieux qui comportent un intérêt, mais ce qui les détermine, et ce qui se trouve de fait exclu. Cette frontière est en retour investie par le langage: à l’erratisme de la pensée, l’essayiste associe une formule extrêmement significative, «se laisser du jeu», qu’il convoque notamment pour parler de la posture ferronienne.

On rejoint avec cette expression la dimension spéculative de l’essai, et son refus de scander des vérités: «avec les choses intellectuelles, nous faisons à la fois de la théorie, du combat critique et du plaisir; nous soumettons les objets de savoir et de dissertation — comme dans tout art — non plus à une instance de vérité, mais à une pensée des effets[35].» La marge de manoeuvre constitue la pierre angulaire de la démarche essayistique, ce jeu offrant la possibilité d’une errance, d’une dérive; cet espace, il est consacré à l’exploration d’une perspective sur la culture, d’une «vision des objets intellectuels[36]» — autorisant par là l’intrusion d’une subjectivité dans la perception d’objets aussi factuels que des lieux, se lisant pour l’occasion comme les traces de leur appropriation culturelle par l’humain.

Des détours de l’essai émerge un mouvement, qui n’est autre qu’une dérive. On peut certes affirmer, avec Kauffmann, que cette méthode a-méthodique «ne conduit nulle part[37]». Il apparaît néanmoins plus intéressant de présenter les choses autrement. L’essayiste arpente sans jamais établir ses frontières, il laisse toujours une ouverture dans son discours — c’est la parenthèse barthésienne qu’on ne referme pas[38]. Cette dérive assumée, où le parcours apparaît évidemment plus stimulant que l’hypothétique point d’arrivée, rappelle bien que la narrativité de l’essai n’est pas un exercice de mise en intrigue. Nepveu récuse de fait les explications en littérature, ne s’intéressant ni aux causes ni aux principes[39], lesquels assurent habituellement au récit sa cohérence. De façon plus juste, il faut donc parler de la narrativité essayistique comme d’une mise en valeur de l’événement, de la rencontre des idées (perçues comme des actants au sein d’un conflit), sous le regard singulier d’un meneur de jeu. Plus encore, elle assure la mise en valeur du déplacement que produit l’essai — un jeu, une dérive laissant advenir une tectonique rhétorique.