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Le statut d’Alexandre Vialatte (1901-1971) dans la littérature du XXe siècle est tout à fait particulier. Connu d’abord comme « inventeur » et traducteur de Kafka[1], puis redécouvert comme chroniqueur grâce à Ferny Besson à la fin des années 1970, son oeuvre romanesque est longtemps restée au second plan. Trois de ses romans seulement, sur une dizaine, ont été publiés chez Gallimard : Battling le ténébreux en 1928, Le fidèle Berger en 1942 et Les fruits du Congo en 1951. Les autres textes, inachevés ou non, ont dormi pendant des années dans ses dossiers avant d’être publiés systématiquement par Pierre Vialatte dans les années 1980 et 1990. Pour ne prendre qu’un exemple, particulièrement significatif, citons le premier roman de Vialatte, La complainte des enfants frivoles, qui, terminé en 1927, n’a été publié qu’en 1999 et vient tout juste de sortir en livre de poche. La genèse de l’oeuvre de Vialatte s’éclaire aujourd’hui progressivement grâce à la Correspondance Alexandre Vialatte-Henri Pourrat, publiée sous la codirection de Dany Hadjadj et de Robert Pickering aux Presses universitaires Blaise Pascal[2]. Plusieurs études critiques ont été récemment écrites sur l’oeuvre de Vialatte[3]. Bref, l’écrivain — qui appartient à cette « grande génération » des années 1930 dont parle Henri Godard dans son dernier livre[4] — sort de la clandestinité et accède à la fois à un plus large public et à une vraie reconnaissance universitaire.

Les rapports entre Vialatte et Kafka ne peuvent plus être réduits désormais à ceux d’un traducteur avec l’auteur de son choix, mais doivent être pensés de manière élargie comme la relation entre un écrivain méconnu[5] et son alter ego prestigieux. Vialatte découvre Kafka en 1926 ou 1927 à Mayence et sa première traduction (celle de « La métamorphose ») paraît en 1928 dans la Nouvelle Revue française Ses premiers textes narratifs datent de 1919-1921 (Ligier-Lubin), et Battling le ténébreux, premier roman publié, paraît donc la même année que la première traduction de Kafka. Jamais il n’est question de Kafka avant la fin 1927 dans la correspondance avec Henri Pourrat. Vialatte se place plutôt à cette époque sous le patronage littéraire d’Apollinaire, d’Hoffmann, d’Alain-Fournier ou d’Henri Pourrat (parfois de Mac Orlan)… jamais sous celui de Kafka. L’idée d’écrire des romans n’est certainement pas venue à Vialatte par la lecture de Kafka : son esthétique s’est constituée avant la rencontre avec Kafka et en est restée très largement indépendante.

Cela dit, un si long compagnonnage avec une oeuvre majeure ne peut être sans conséquences pour un écrivain. Vialatte semble avoir hérité, par exemple, du scrupule perfectionniste de Kafka, dont la plupart des textes, on le sait, sont inachevés et posthumes. La lecture et l’interprétation de Kafka même à faux («l’idée fausse qui m’est nécessaire ») accompagnent la rédaction de l’oeuvre de Vialatte et l’aident à se forger sa vision propre de la littérature. Par ailleurs, même dans son oeuvre romanesque, l’influence de Kafka subsiste sous forme d’empreintes ou de traces plus ou moins apparentes qui font figure d’hommage au maître et à l’aîné, sans toutefois porter atteinte à la singularité de ce qu’André Malraux appelait, dans un article élogieux sur Battling le ténébreux, « le monde de M. Vialatte[6] ». Il va de soi que les rapports complexes entre Vialatte et Kafka mériteraient une étude plus approfondie et systématique qu’il n’est pas possible de mener à bien dans un article aussi court. Aussi nous contenterons-nous de poser ici quelques jalons pour de futurs travaux.

Vialatte, critique de Kafka

Vialatte passe sans doute plus de temps, jusqu’au milieu des années 1950, à traduire Kafka qu’à écrire son oeuvre propre. De « La métamorphose », en 1928, aux Lettres à Milena, publiées en 1956, la traduction de Kafka occupe une trentaine d’années de la vie d’écrivain de Vialatte. La réflexion sur l’écrivain tchèque est donc contemporaine de l’écriture romanesque de Vialatte (l’écrivain cesse presque simultanément ses activités de traducteur et de romancier) et nous disposons sur ce point d’importants documents : les textes critiques écrits par Vialatte sur les romans qu’il a traduits. Onze textes ont été rassemblés dans le recueil publié en 1998 aux Belles Lettres : Kafka ou l’innocence diabolique[7]. On trouve par ailleurs sept chroniques sur Kafka dans les recueils Dernières nouvelles de l’homme[8] et La porte de Bath-Rabbim[9]. Une édition récente rassemble l’intégralité des textes de Vialatte sur Kafka sous le titre : Mon Kafka[10]. Il faut rappeler ici que plusieurs des articles importants de Vialatte sur Kafka ont été écrits ou publiés avant 1950 alors que les premières synthèses sur l’oeuvre de Kafka apparaissent en France au début des années 1960 — plus précisément à partir de 1958. Vialatte se présente d’ailleurs souvent, d’une manière qui n’est pas seulement humoristique, comme le « prophète[11] » de Kafka. Son rapport à l’oeuvre de l’écrivain tchèque est devenu si intime qu’il peut souvent être analysé comme un rapport du romancier Vialatte avec lui-même : « [Kafka] est devenu pour moi une espèce de souvenir d’enfance aussi évident, injugeable, indiscutable, que les hiéroglyphes du papier peint de ma vieille tante Octavie[12]. » Ces textes exclusivement consacrés à l’écrivain tchèque sont pour Vialatte un lieu privilégié de méditation sur la création artistique. Les idées esthétiques de Vialatte se constituent et s’affirment au fil de sa lecture d’une oeuvre qu’il qualifie de « sibylline[13] ». Jamais en effet Vialatte ne ferme radicalement l’interprétation d’une nouvelle ou d’un récit ; on verra cependant qu’il tient à dénoncer ce qu’il juge être des contresens manifestes. Ce faisant, il dégage de l’oeuvre de Kafka un certain nombre de principes esthétiques qui jouent le rôle, pour sa propre oeuvre, de cet « art du roman » qu’il n’a jamais écrit.

Vialatte publie dans La Revue rhénane en mars 1927 un article qui est sans aucun doute le premier article consacré à Kafka par un écrivain français et qui marque le début de sa reconnaissance littéraire par le public francophone. Cet article, intitulé « Le château », offre un excellent exemple du mélange de sérieux et d’humour qui caractérise déjà l’écriture de Vialatte :

C’est une histoire qui ressemble à du Dostoïevski revu par Meyrink ou Mac Orlan. […] On a l’impression pendant cinq cents pages d’être engagé sur une pente savonneuse dont il s’agit d’atteindre le sommet bien que chaque pas vous ramène au point de départ. Ce château a quelque chose de mystique, de transcendantal : il semble hors de l’espace et du temps[14].

La métaphore est indéniablement amusante, mais le critique l’utilise pour décrire avec beaucoup de justesse le plaisir déconcertant que procure la lecture de Kafka.

Vialatte met en évidence, dans cet article inaugural et dans les suivants, plusieurs traits de l’oeuvre de Kafka que la critique reconnaît encore pour essentiels — par exemple, la paradoxale coïncidence de la médiocrité et de la grandeur :

On s’aperçoit qu’en réalité les forces mystérieuses du château ne sont pas des forces mauvaises, qu’elles agissent seulement suivant une logique extraterrestre qui ne saurait coïncider avec la logique d’ici-bas. Il serait injuste de leur en vouloir. On s’aperçoit aussi qu’il ne faut pas se laisser tromper par la fausse apparence de bagatelle de l’aventure : il ne s’agit pas entre K. et le château de la querelle d’un voyageur avec un contrôleur de chemins de fer qui veut lui faire payer cinquante centimes de taxe. Il s’agit de questions vitales, au sens le plus strict du mot, dont la solution dépend de toutes petites mesures, de toutes petites chicanes qui s’éternisent et prennent une valeur démesurée souvent bien déroutante[15]

Repartant de la lecture biographique, inspirée de Max Brod, Vialatte souligne l’importance du rapport difficile de l’écrivain avec son père, « ce triomphateur de la pantoufle, ce monument dont l’ombre tue[16] ». Poussée jusqu’à son terme, cette logique biographique le conduit à affirmer, de manière un rien provocatrice, que le paradis de Kafka, son château, serait « le monde de l’adaptation sociale », un monde qu’il défendrait non pas au nom d’un idéal transcendant mais au nom de « la morale du crémier[17] ».

La lecture biographique se teinte aussi parfois d’une approche quelque peu sociologique ou culturelle. Vialatte fait alors de Kafka un « prince du “ pilpoul ”, [...] un conteur oriental[18] », spécialiste de la « discussion rabbinique[19] ».

Mais très vite, l’auteur des Fruits du Congo, qui donne sur les romans de Kafka non seulement un point de vue de traducteur, mais aussi un point de vue d’écrivain, se lance dans l’examen attentif d’une création qui ne se réduit pas aux pures données biographiques, historiques ou culturelles. Si l’aspect prophétique de Kafka, annonciateur de cet « enfer bureaucratisé[20] » qu’est le nazisme, est rappelé en passant, c’est pour aussitôt le minimiser : « mais c’est là son petit côté, limitatif. (Il n’a pas peint qu’une époque de l’âme)[21]. » Quand Vialatte souligne les liens de Kafka à la tradition juive (que Marthe Robert dépeint magistralement dans son livre Seul comme Franz Kafka[22]), c’est pour montrer qu’il ne s’y réduit pas :

Kafka appartient en effet à l’équipe des romanciers hébraïsants, qui, nourris d’une culture mystérieuse pour les profanes, ont exploité avec talent les données de la théologie hébraïque pour créer du malaise dans le roman. Sans viser à construire une allégorie pure, intention que son tempérament artistique contredirait, il a bâti cependant dans Le Château un symbole des relations de l’homme avec la divinité juive. C’est l’histoire d’une âme au pays de Dieu, aux portes de la grâce où, semble-t-il (car le roman, posthume, reste inachevé), elle n’arrivera jamais à pénétrer, malgré l’effort épuisant d’une existence[23]

À partir du point de départ biographique et culturel, Vialatte souligne ainsi la dimension universelle de l’oeuvre de l’écrivain tchèque : « L’art de Kafka est d’avoir su tirer de son petit problème personnel une parabole de la condition humaine[24]. » Kafka cherche à présenter à son lecteur « l’homme chimiquement pur[25] ». Sans être un écrivain religieux, il est donc « le peintre de ce tourment métaphysique auquel la religion cherche à donner réponse[26] ». L’inévitable interrogation sur le sens des textes de Kafka conduit Vialatte à un constat d’indécidabilité :

Et ce sens le voici : quelque chose correspond, hors de nous tout au moins, à notre désir. Cette réponse n’est pas nette. Toute tentative de l’éclaircir la fausse ; voilà en quoi elle est confuse, mais elle est claire en ce sens qu’elle justifie l’effort. Sans garantie, sans certitude. Jusqu’ici, même, tout a échoué. La possibilité, pourtant, l’espoir demeurent[27].

L’ « allégorie pure » fermerait la lecture, alors que l’oeuvre « sibylline » est par nature ouverte à la multitude des interprétations. Cette différence de perspective suffit à distinguer la lecture de Vialatte du systématisme manichéen et allégorique de l’interprétation de Max Brod, qui tend à faire de Kafka une sorte de saint. On ne peut donc souscrire à l’interprétation de Kundera qui, dans Les testaments trahis, met Brod et Vialatte dans le même sac, celui des kafkologues qui passent à côté du véritable sens de l’oeuvre[28]. Comme le remarque Philippe Zard, au terme d’une remarquable analyse :

En passant d’un Kafka « théologisé » à un Kafka « sécularisé », la modernité n’a fait que changer de mauvais côté. […] Quand en 1947, juste avant la mise en scène du Procès par Jean-Louis Barrault, il écrit que « toute conclusion antispiritualiste trahirait la pensée de Kafka », Vialatte énonce à nos yeux une vérité que toute la force persuasive de Kundera aura du mal à ébranler[29].

Plus encore que les considérations morales ou métaphysiques en tant que telles, ce qui semble fasciner Vialatte, c’est la représentation que Kafka donne dans son oeuvre de son « tourment métaphysique » (on songe ici au sous-titre de La maison du joueur de flûte, « géographie du grand tourment »). « Paralysé de complexes féconds par une enfance comprimée dans l’ombre d’un père étouffant[30] », Kafka, dont « l’Angoisse [est], au fond, le personnage principal[31] », se représente lui-même dans ses différents personnages[32]. L’idée fondamentale que défend Vialatte est celle de la culpabilité des héros de Kafka : dans Le procès, « il n’y pas d’erreur judiciaire, ou, de toute façon, s’il en est une, le juge et l’accusé sont d’accord[33] ». Le sentiment de culpabilité[34] correspond au jugement négatif que l’auteur porte sur lui-même : « Joseph K. c’est le Kafka pécheur vu par le Kafka qui se juge[35]. »

Bien qu’il dise ne pas vouloir imposer sa vision de Kafka, Vialatte cherche à lutter contre l’interprétation qui vise à faire de l’écrivain tchèque un « professeur de néant[36] ». Il rappelle que Kafka riait beaucoup en lisant le premier chapitre du Procès à ses amis (anecdote rapportée par Brod) et fait de l’auteur de « La métamorphose » un « humoriste foncier[37] », et un grand adepte de « l’ironie[38] » :

C’est à l’humour qu’il a recours pour montrer l’infinie distance qui sépare l’homme de son but[39].

[…] ce serait probablement le guignol, avec ses typifications rigides, sa grimace, sa caricature, son rire, sa puérilité, son grotesque et sa cruauté, qui transporterait le mieux ses romans à la scène en dépit de sa cruauté[40].

Il semblait qu’il voulût prouver que la vie est une geôle sinistrement bouffonne qui s’ouvre sur une guillotine dans un décor de Grand Guignol. Et rien ne peut exprimer l’angoisse qui suintait sur l’humour de cette invraisemblable aventure, drôle, plate ou cruelle comme un dessin d’enfant, qui se passait inadmissiblement dans des greniers et dans des salles d’attente au milieu de personnages banals, schématiques et tatillons. Et surtout, il semblait toujours, mais inanalysablement, que quelque chose de plus grand, et non pas de plus tragique, mais de plus cosmique en quelque sorte, s’exprimât à travers ces schémas et ces pantins. C’était grandiose et tatillon[41].

Le lecteur qui connaît bien les textes narratifs de Vialatte, et le double jeu de l’adhésion poétique et de la distance ironique qui s’y joue, finit par ne plus savoir si Vialatte parle de Kafka ou de lui-même lorsqu’il écrit par exemple : « Il a montré la condition humaine dans tout ce qu’elle a de drôle pour l’esprit et de tragique aux yeux de la sensibilité »[42].

Des récits de Kafka aux romans de Vialatte

La recherche d’analogies entre les textes narratifs de Vialatte et ceux de Kafka peut aisément conduire à des effets d’illusion rétrospective. Par exemple, l’importance de l’auberge et du château dans la symbolique de Vialatte (voir Salomé, Battling ou Les fruits du Congo) pourrait évoquer l’univers du Château, mais on s’aperçoit très vite qu’elle est déjà en place dans Ligier-Lubin, en 1921 — donc plusieurs années avant que Vialatte ait eu connaissance des textes de Kafka.

Certaines allusions à Kafka sont néanmoins plus explicites, comme ce souvenir d’une exécution à la guillotine, qui hante le brigadier Berger dans Le fidèle Berger et qu’il commente ainsi :

« Comme un chien », murmura Berger.

C’était une phrase qu’il avait lue dans un roman à propos d’une exécution qui se passait dans une carrière imaginaire, avec deux messieurs en haut-de-forme pour faire fonction d’exécuteurs, la guillotine étant remplacée par une scie.

On entendait râler la victime sur une pierre.

J’ai le petit jour bien hoffmannesque, pensa-t-il[43].

La référence à la scène finale du Procès est manifeste, mais ce souvenir de lecture est un simple détail de l’univers mental du brigadier Berger. Dans la traduction française du Procès que Vialatte connaît mieux que personne puisqu’il en est l’auteur. Les deux messieurs de la scène finale, qui se passe dans « une petite carrière déserte et abandonnée[44] », sont effectivement vêtus de hauts-de-forme. Toutefois, ils ne sont pas armés d’une scie mais d’« un long et mince couteau de boucher à deux tranchants[45] ». Voici la fin du Procès, traduite par Vialatte :

[…] l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge ; l’autre lui enfonça le couteau dans le coeur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants, K… vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue.

– Comme un chien ! dit-il, c’était comme si la honte dût lui survivre [46].

Les transformations dont la scène est l’objet dans Le fidèle Berger, l’omission de la dernière proposition pourtant si significative font de cette mention un souvenir fugitif, et finalement évincé in extremis par la référence à un autre écrivain : Hoffmann. L’univers de Kafka est donc bien convoqué mais comme un point de comparaison parmi d’autres.

Il en est de même dans une autre des très rares références directes à Kafka dans l’univers narratif de Vialatte : la description du violoniste Théo Gardi dans Les fruits du Congo. Ce passage renvoie sans équivoque au Grégoire Samsa de « La métamorphose » :

Qui sait quel prodigieux insecte se cassait en Théo Gardi sous le smoking du violon tzigane ? J’avais déjà aperçu une fois, dans son placard, ses élytres violettes. — Mais qui sait quelles cuirasses, quelles membranes diaphanes et quels yeux à facettes on eût encore pu y trouver si c’était là le lieu de ses métamorphoses ? Je l’imagine endormi dans son lit, vidé de lui-même, tandis que le vrai Théo Gardi veille dans le placard, caché aux yeux de tout le monde, un grand insecte au ventre mou, compliqué comme un coeur de chou, comme une oreille, comme un poisson des profondeurs, segmenté et articulé comme une machine industrielle, luisant d’un éclat minéral, vert et violet, comme une pierre précieuse, debout, le dos appuyé contre le fond du placard, l’emplissant tout, léthargique, important, inexplicable et triomphal. Bref, l’un des animaux chéris que M. Panado promène dans son sillage[47]

De la même manière que dans l’épisode précédent, la référence à Kafka, qui sert à décrire la transformation en évêque de Théo Gardi, produit essentiellement un effet de citation. La prolifération de la phrase baroque de Vialatte avec ses comparaisons multiples, ses accumulations d’adjectifs hétéroclites et son habituel effet de clausule nous conduit bien loin de l’univers stylistique de Kafka. Par ailleurs, on passe ici très sensiblement de la métamorphose aux métamorphoses. Enfin, le renvoi final à un personnage central de son propre univers, M. Panado, signale une volonté manifeste de se réapproprier le monde de Kafka pour en faire une matière littéraire réutilisable.

L’influence de Kafka sur les textes narratifs de Vialatte est ainsi à la fois plus discrète et plus profonde que ces deux exemples ne pourraient le laisser penser. Elle se révèle notamment dans un motif récurrent, structurant de l’oeuvre de Vialatte : celui du regard par le trou de la serrure. Au chapitre III du Château, K. est invité à observer M. Klamm « par un petit trou qu’on avait certainement placé là pour observer[48] » :

Un jour pourtant, un jour entre les jours, à travers le trou d’une serrure, il entrevoyait M. Klamm, à la manière d’une vision béatifique dans un porte-plume souvenir ; et M. Klamm fumait un cigare derrière un bureau d’homme d’affaires, et composait, par son maintien, par sa personne banale et solennelle, par son costume irréprochable, un grand tableau de la Bureaucratie. Quelle aventure ! L’arpenteur s’élevait jusqu’à elle. Mais il ne la dépassait pas. Il ne sortait rien d’un si grand épisode, d’une chose si majestueuse[49].

Dans ce texte sur Kafka, écrit en 1957, donc après l’écriture de ses propres romans, Vialatte fait de cet épisode une scène emblématique de la relation du sujet avec le monde et de l’écrivain avec son art. La comparaison du « trou de serrure » de Kafka avec le porte-plume souvenir, instrument d’optique et objet clé de l’esthétique de Vialatte, souligne la prédominance du point de vue dans la représentation artistique de la réalité. Vialatte relit pour ainsi dire Kafka à la lumière de Proust :

Si son oeuvre est étrange, elle l’est par profondeur, parce qu’il voit sous un angle à lui des choses que nous croyions connaître par routine et qu’il nous en révèle que nous ne connaissions pas[50].

Il a bâti toute une philosophie du monde, vu du haut du trapèze ou de la cage du jeûneur[51]

L’univers de Kafka relève de l’«inquiétante étrangeté » freudienne. La réalité qui y est représentée est à la fois heimlich (familière) parce que c’est bien celle dans laquelle nous vivons — ainsi en est-il du collège, de la sous-préfecture de Vialatte — et unheimlich (inquiétante) parce qu’elle est devenue méconnaissable :

[...] l’air, la lumière, avaient changé d’indice ; il y avait eu un gauchissement inaperçu ; la logique n’était plus la même ; un verre dépoli me séparait des choses[52].

Le lecteur entre alors dans « une logique extraterrestre qui ne saurait coïncider avec la logique d’ici-bas[53] » — cela vaut surtout pour les romans de Kafka — et se retrouve perdu dans « une réalité familière et lointaine, une réalité d’initié, chimiquement différente de la nôtre, dont nous sommes séparés comme par une plaque en verre[54] » — cela vaut aussi pour les romans de Vialatte. Comme dans Le château, l’intrigue s’y déroule dans « un village insituable[55] », l’action se passe en Auvergne, c’est-à-dire nulle part, où les gens exercent comme l’arpenteur des professions à la fois « singulière[s] et banale[s][56] ». Vialatte emploie d’ailleurs souvent à propos de ses propres textes cette image de la « plaque de verre » ou du « verre dépoli[57] ».

L’étrangeté de l’univers de Kafka — Vialatte est le premier, en 1927, à attirer l’attention sur ce point — vient non seulement des événements qu’il relate mais aussi de la singularité de son style :

La langue, admirable de clarté et de maîtrise, procure des satisfactions totales. Elle porte dans les branches de ses phrases tout l’humour et le malaise d’une âme humaine comme des fruits superbes au goût déconcertant. Notre génération aime ces sortes de groseilles à saveur double qui agacent les dents et satisfont le palais[58].

Ne sommes-nous pas aux antipodes de l’esthétique de Vialatte avec ce « style tatillon et plat de plaideur et de sergent-major, qui [fait] tenir le fantastique dans le ton du procès-verbal et [crée] le malaise dans un compte de blanchisseuse[59] » ? Le style de Kafka se caractérise en effet par une sorte d’austérité qui pourrait sembler de l’académisme s’il ne réussissait à faire apparaître dans ses textes « une quatrième dimension de la langue[60] » :

[…] ils paraissaient traduits de quelque langue sacrée qui n’existait absolument nulle part et qui avait le pouvoir déroutant de transsubstantier la matière, une langue de fantôme chinois, très évoluée, très au point, très cérémonieuse, très précise, très simple et très familière, au service d’un culte cruel et raffiné[61].

Même en allemand, son oeuvre semblait traduire avec scrupule une langue qui n’existe pas[62].

Vialatte, lui, fait le choix de la profusion verbale, du mélange des genres, de l’alternance des tons, de l’écart stylistique mais comme Kafka, il sait rendre le quotidien méconnaissable, étrange, voire exotique. Vialatte et Kafka, par-delà leurs évidentes divergences esthétiques, se rejoignent donc sur l’essentiel. Kafka aurait donc pu faire sienne cette définition de Luc de Capri, ultime personnage de Vialatte : l’art est « le folklore d’un pays qui n’existe pas[63] ».

La dame du Job et Le fidèle Berger[64] : le secret et la consigne

Cher Alex, êtes-vous Goethe ? Je n’en sais trop rien, cela se verra plus tard mais ce que je sais bien, c’est que vous avez écrit Werther. Un Werther où chaque Français se reconnaîtra. Un Werther où se marient de la façon la plus heureuse, mais la plus étonnante du monde, l’influence de Kafka (mais ce pourrait être Pascal) et celle de Pourrat (mais ce pourrait être Jean-Jacques)[65].

Le fidèle berger, dont Paulhan fait ici l’éloge, fut écrit en quarante jours par Vialatte à son retour de captivité et publié en 1942 chez Gallimard. Le roman s’inspire très largement de l’expérience récente de l’écrivain qui, de retour d’Égypte[66], avait été affecté, en 1939, au train des équipages avec sa jument Braguette. Fait prisonnier, il tenta de se suicider, puis fut interné à l’hôpital psychiatrique Saint-Ylie, près de Dole. Le roman qu’il tira de cette aventure est construit en quatre parties.

Dans la première, le brigadier Berger est capturé lors de la débâcle de 1940. Il est sujet à des troubles de mémoire provoqués par les marches forcées, les privations et la fatigue. Refusant l’évidence de la défaite, il commence à avoir des hallucinations et pour survivre, s’accroche à une consigne absurde : garder à tout prix le secret que son ami Planier lui a confié avant la guerre, mais dont il ne se souvient plus. On finit par l’accepter à l’hôpital. Dans la deuxième partie du roman, Berger est dans une cellule dallée, une sorte de cachot, ou de terrier, d’où il ne peut voir l’extérieur que par un soupirail. Il s’épuise en conjectures, croit entendre des hurlements, se demande si l’on n’est pas en train de torturer sa femme ou ses filles. Pour en finir, il tente de se suicider en se tranchant les veines avec les débris de l’ampoule qu’il a décrochée du plafond.

Dans la troisième partie, Berger, qui a été sauvé in extremis, est désormais dans un hôpital qu’il appelle la « Maison des Papillons Blancs ». Ligoté sur son lit, il est la proie de visions, croit voir partout des ressemblances. Au bout d’un temps interminable, on le change de pavillon et on le soumet à une cure d’injections très éprouvante. De rêves d’évasion en corvées d’eau, son état s’améliore et on finit par le libérer, brisé. Il traverse un pont enneigé et retrouve sa femme.

Dans la quatrième partie, Berger, de retour chez lui, tente de se réapproprier son passé chez le drapier de Pont-Saint-Paul où se sont déroulés ses jeux d’enfant. Il retrouve même Planier qu’il croyait mort. Mais celui-ci a tout oublié du fameux secret qui était en réalité insignifiant. La vie de Berger, errant dans le labyrinthe de sa folie, ne tenait donc qu’à un fil, celui d’une consigne absurde, tout aussi irréalisable que celle du « messager de l’empereur ».

La « consigne » resurgit sous une autre forme dans La dame du Job, rédigé pendant la Seconde Guerre mondiale, où le sergent Frédéric Lamourette, blessé à un bras au combat, a la fièvre et souffre d’hallucinations. Comme il est le seul à connaître la région, le capitaine l’envoie toutefois porter un message au commandant. Il se retrouve au pays de la « dame du Job » — personnage d’affiche publicitaire et figure maternelle inquiétante qui a hanté son enfance. Après une longue errance dans la montagne, égaré dans le brouillard, il fait une chute et s’évanouit. Lorsqu’il se réveille, endolori et persuadé d’être « aux portes de la mort[67] », il reconnaît l’auberge du Champ de Tir qu’il a connue enfant. Il y retrouve une jeune fille qui s’appelle Marie et qui cherche à le retenir ; mais obsédé par la mission qui lui a été confiée, il sait qu’il lui faudra repartir vers la mort qui l’attend : « Et la Consigne le tenait par la main[68]. » La manière dont les figures de la loi régissent notre vie, l’importance démesurée que peut y prendre un détail oublié, l’absurdité d’un monde qui fait figure de labyrinthe sans issue, tous ces éléments semblent être passés non sans altérations significatives de l’oeuvre de Kafka dans celle de Vialatte.

La maison du joueur de flûte[69] : une parabole inspirée de Kafka

Avec La maison du joueur de flûte, Vialatte se livre à une tentative sans précédent dans son oeuvre : écrire un texte qui revendique explicitement l’héritage de Kafka. La maison du joueur de flûte. Géographie du grand tourment devait être la troisième partie des Enfants du labyrinthe, un de ces nombreux projets de roman que Vialatte n’a jamais pu réaliser[70]. Ce texte, publié à titre posthume, a été rédigé avant La dame du Job et après Le fidèle Berger. L’écrivain retrouvait ses placards et ses dossiers pleins de projets inachevés dans lesquels il ne se reconnaissait plus — d’où sans doute le choix de l’épigraphe tirée de Kafka « J’ai à peine quelque chose de commun avec moi-même ». Vialatte s’explique longuement dans ses lettres à Paulhan sur ce projet qui lui tient à coeur et où, un peu comme Jean Giono dans Noé à propos d’Un roi sans divertissement, il éprouve le besoin d’ouvrir à son lecteur les coulisses de son travail littéraire :

J’avais symbolisé le tourment dans l’obsession créée sur le narrateur par une maison, une maison dont on ne savait si elle était réelle, ou si c’était un souvenir d’enfance, ou une création de l’imagination, ou les deux ; une chose morte et vivante à la fois dont le propriétaire finissait par être mis à la porte : il y avait des âges de la maison, des périodes de la maison, des complaisances, des tentations, des refus toujours au bout ; elle finissait par vivre sa propre vie, en dehors du propriétaire ; le syndicat des locataires, une nuit, sur la place du village, autour de la fontaine Louis-Philippe (avec le vieux cheval Vésuvio, les vieilles dames, les acrobates, les collégiens, etc., une vraie foire), avait avec le propriétaire une grande explication qui ne résolvait rien. Il finissait par décider de les noyer comme des rats, comme le flûtiste de la légende, en les attirant au son de sa flûte, car il pensait (c’est l’obsession de l’artiste en ce qui concerne l’oeuvre, du philosophe en ce qui concerne la vie) qu’il y avait un certain air de flûte, celui qu’a joué Dieu le jour de la création (c’est au fond la lutte avec l’ange) qui devait permettre de les grouper, de les organiser, de leur faire danser un grand ballet qui aurait justifié leur existence et dont il réussirait enfin à prendre une bonne photographie. Car, au début, il arrivait dans le pays pour essayer de photographier ses locataires. Et toute l’histoire était l’histoire de ses échecs[71].

L’objectif avoué de Vialatte, dans ce récit entièrement et ouvertement consacré à la création artistique (« c’était en somme l’histoire de l’homme dans ses relations avec l’imagination[72] »), était de proposer « une démonstration vivante en même temps que le théorème[73] ». Il s’agissait d’écrire une parabole qui restât claire sans pour autant refuser « les interférences et les irisations involontaires du symbole (elles pouvaient en multiplier à la fois l’intérêt pittoresque et les interprétations)[74] » :

Ce joueur de flûte, au fond, c’est moi revenant d’une longue absence et me trouvant devant des rayons pleins de romans inachevés habités par des personnages qui demandent à vivre ; emmêlés comme des jonchets ; se multipliant et embryonnaires. Mais c’est aussi là cet artiste en face de l’oeuvre qu’il porte. Et plus généralement tout homme dans ses démêlés avec son imagination. Elle finit par lui rendre la vie intenable et le dévore, surtout s’il veut, innocemment, photographier tel quel, au lieu de trouver l’air de flûte qui mettra là-dedans de l’harmonie, organisera les rapports des personnages et les fera danser (là il ne s’agit évidemment que du créateur)[75].

La maison du joueur de flûte est un texte passionnant à plusieurs titres, même si l’écrivain a pu se reprocher, une fois n’est pas coutume, de s’être trop ouvertement inspiré de Kafka :

Mais ça avait l’air trop Kafka et ça n’était pas grand public[76].

Mais quel supplice de lâcher une chose qui n’est en somme pas de soi ; pas de soi doublement ; d’abord parce qu’elle est involontaire, hors de mon style, de moi, de ma volonté ; ensuite parce qu’elle est en partie de Kafka, moitié involontairement (j’ai tout traduit de K. !), moitié volontairement, par jeu, par sport, par amusement, avec l’intention d’émonder ensuite ; et ça c’est mauvais. Mais je me laissais aller à ça parce que le songe devait être celui d’un homme qui n’était pas l’auteur du roman, et il était excellent qu’il fût influencé. Mais peut-être après tout l’est-il moins que je ne pense. Je ne sais plus[77].

Les scrupules de Vialatte traduisent très précisément la nature de ses relations avec Kafka : une influence souterraine (« involontairement ») liée au mimétisme occasionné par une longue fréquentation, le goût du pastiche (« volontairement, par jeu, par sport, par amusement ») et le refus d’élaborer une oeuvre qui ne se placerait que dans le sillage de celle de Kafka (« quel supplice de lâcher une chose qui n’est en somme pas de soi »). On remarquera toutefois que cette dernière remarque suppose que le texte a un statut exceptionnel dans l’oeuvre et qu’il n’est habituellement pas si difficile à Vialatte de s’affranchir de l’influence de Kafka.

Le recours presque ludique à la parabole selon Kafka n’empêche en rien La maison du joueur de flûte de rassembler tout l’univers habituel de Vialatte : la maison familiale, le pavillon chinois, la neige et la montagne, les « enfants frivoles », Milch et même Lamourette. C’est donc en quelque sorte le roman de ses romans. Le propriétaire de la maison est un photographe, exilé à la porte de sa maison comme le personnage de Kafka « aux portes de la loi » ; il ne parvient pas à y entrer et se voit réduit à épier et à imaginer ce qui se passe à l’intérieur. Les photographies qu’il cherche à prendre sont floues, ratées, ou alors, les personnages surgissent quand le photographe oublie de prendre son appareil. Bref, l’appareil photo ne permet pas de rendre compte de la vie des locataires de la maison, c’est-à-dire, métaphoriquement, de produire un livre achevé. Tout se passe comme si le texte tâchait de mettre en évidence un point aveugle de la représentation, celui auquel aboutit la succession des quatre petites chambres vides du rez-de-chaussée :

Enfin, à côté des trois chambres, il y en a une quatrième, et dans celle-là — on n’ose pas le dire, et c’est pourtant la vérité — dans cette quatrième chambre, il n’y a rien ; il n’y a même pas d’ombres, et cependant il y a quelqu’un[78].

Les hommes de service apportent en effet un repas dans de grandes gamelles, à une ou plusieurs personnes, dans ce qui semble être une sorte de cellule, habitée par « des hommes qui n’ont plus d’ombre ni de corps[79] ». Le narrateur se décrit comme véritablement hanté par « cette chambre où l’absence est présente plus qu’en nul autre lieu[80] ». Cette chambre figure le coeur vide de la représentation, celui où l’usage de la photographie devient dérisoire, tout simplement parce qu’il n’y a rien à photographier et pourtant il y a quelque chose.

On ne l’a pas suffisamment souligné, La maison du joueur de flûte n’est pas seulement l’histoire d’un photographe manqué, c’est aussi et avant tout celle d’un musicien qui va retrouver l’usage de son instrument. Le narrateur était d’abord musicien, avant de devenir photographe : « L’heureux temps que c’était alors quand l’oncle Anselme faisait bâtir le pavillon ! Quelle n’était pas mon importance ! Je donnais des cours de solfège. J’étais la conscience musicale de toute la vieille maison[81]. » La photographie prolongeait alors aisément l’harmonie : « J’ai bien des clichés de cette époque. Les locataires se rangeaient si facilement. On savait d’avance où les mettre. [...] J’étais d’ailleurs toujours content de mon ouvrage[82]. » C’est donc la perte de la flûte qui rend la photographie impossible si l’on veut, comme l’écrit Vialatte à Paulhan, « innocemment photographier tel quel au lieu de trouver l’air de flûte qui mettra de l’harmonie là-dedans ». Il semble donc bien que la flûte, que le narrateur retrouve finalement sous l’oreiller de la tante Fanny, n’ait pas seulement pour rôle de conduire les personnages envahissants à la rivière. La référence explicite au « flûteur de Hamelin[83] » ou au « flûtiste de la légende[84] » souligne les liens souterrains entre création et destruction, et amorce la possibilité d’une renaissance, esquissée dans l’interrogation finale du texte. Cette dernière question semble bien montrer que le narrateur ne mettra pas son projet à exécution et que la volonté d’harmonie l’emportera sur les tendances destructrices : « Mais comment vivre désormais sans ma maison[85] ? » La transformation finale du photographe raté en musicien semble traduire l’idée que la représentation n’est finalement que l’un des aspects de l’activité du romancier et que le photographe n’est rien sans le musicien  — dont l’art échappe au monde de la représentation. Faire passer le musicien avant le photographe ne signifie pas que la photographie soit inutile ou dérisoire, mais qu’elle ne suffit pas à donner vie à l’oeuvre en l’absence d’harmonie. Vialatte le rappelle précisément à propos de Kafka :

Juger Kafka surtout sur sa philosophie, surtout sur son tempérament, sans tenir compte de son style, c’est juger l’opéra sans tenir compte de l’orchestre. Car l’orchestre en dit plus que le texte lui-même sur l’intention de la mélodie[86].

Les fruits du Congo : le fantôme, l’agenda et les rêves

Les fruits du Congo, écrit entre 1947 et 1949 et publié en 1951, est sans aucun doute le plus ambitieux des romans de Vialatte, oeuvre d’une richesse et d’une diversité dont le résumé peut difficilement rendre compte. Il est construit en trois parties suivies d’un épilogue et d’une complainte. Dans la première partie, intitulée « Les îles », les collégiens d’une petite ville de province — parmi lesquels se trouvent Frédéric Lamourette, le héros, et son ami le narrateur – se réunissent dans un club fantaisiste appelé « Aux plaisirs de Corée ». Ils s’inventent toute une mythologie à partir des îles du fleuve et d’une mystérieuse jeune fille qui se fait appeler Dora. Un de leurs principaux personnages, M. Panado, est une incarnation protéiforme du mal. La deuxième partie, « La grande négresse », emprunte son titre au personnage d’une affiche de recrutement pour l’armée coloniale qui porte dans ses bras tous les « fruits du Congo » (d’où le titre du roman). Frédéric recherche Dora qui a disparu et finit par la retrouver dans la maison du Grand Tournant : elle lui donne un rendez-vous auquel elle ne viendra pas. Dans la troisième partie intitulée « Les tours de M. Panado », M. Vingtrinier, avocat sans cause devenu fou, assassine Dora, et Frédéric, après une nuit hallucinée, signe son engagement dans l’armée coloniale. L’épilogue du roman est consacré à établir l’existence de M. Panado. Tous les adolescents, un à un, ont été ses victimes et le narrateur, « vieil homme perdu parmi ses anciens songes[87] », sait bien qu’il ne lui échappera pas. La complainte finale reprend les événements tragiques du roman sur un mode grotesque et distancié, comme s’ils étaient vus dans un miroir déformant.

Le futur meurtrier de Dora, M. Vingtrinier, possède un bien étrange objet d’apparence anodine. Son agenda est « un gros livre relié de noir, à tranche marbrée, dont le millésime s’ornait d’un paraphe d’or[88] ». Mais son « apparence mesquine » est trompeuse : « dans les mains de M. Vingtrinier, l’agenda s’était transcendé. Il était devenu une grande institution, une représentation de la vie et finalement la vie même[89]. » M. Vingtrinier se voit en quelque sorte dépossédé de sa propre vie par cet objet qui se substitue à elle. La journée de M. Vingtrinier « était un néant, mais il n’y a jamais eu de néant si distribué, si ramifié, si réparti et si souvent chronométré[90] » :

En ouvrant, par exemple, au 14 septembre, on découvrait à 14 h 15 les nécessités jumelées d’apprendre la langue italienne et de recoudre le bouton du caleçon beige. « 14 h 15 »…, parce qu’à 14 heures, il fallait « rendre le pot à lait de Mme Raffinier ». Toutes ces tâches étaient reportées d’un jour sur l’autre, et d’une année sur la suivante, quand elles n’étaient pas accomplies. C’était la rubrique des « Retard » ou des « À liquider ». Elle comprenait d’abord chaque jour à peu près tous les devoirs de la veille : « visiter le Maroc », « apprendre l’italien », « rendre trois mille francs à H.B. » et « acheter bouton faux-col » ; le tout classé en courses ou projets, travaux, courrier, etc. […] Au bout de l’année, cela formait un bloc compact de devoirs géants et de besognes minuscules qu’il fallait un mois pour classer et répartir dans le nouvel agenda. Aussi en laissait-il subsister la plupart dans une section appelée « Partie Fixe », qui comprenait « Dettes, Voyages, Projets », etc., etc., et qui se composait de pages mobiles reliées par un cordon vert qu’il attachait à l’agenda nouveau[91].

Au premier abord, c’est le caractère hétéroclite et paradoxal de l’agenda qui surprend : les « devoirs géants » et les «besognes minuscules » y sont mises exactement sur le même plan. La folie du classement et de la segmentation évoque l’univers de Kafka : l’adjectif « scrupuleux[92] » qu’emploie Vialatte pour qualifier l’agenda est d’ailleurs exactement celui qu’il utilise à propos de Kafka. Ce délire d’organisation est d’autant plus stupéfiant que M. Vingtrinier « ne [fait] rien[93] » : sa folie classificatrice n’est autre qu’un « génie du néant[94] » :

Pour plus de commodité, il avait trois classements : l’un par matières, l’autre par lieux, l’autre par heures. Il en répartissait le total sur les mois, et ensuite ces totaux mensuels sur les journées. Trois systèmes combinés lui permettaient ainsi d’établir « l’emploi-du-temps-type » de la journée de vingt-quatre heures pour chaque semaine. Cet emploi-du-temps-type prévoyait pour chaque jour six heures de sommeil, avec une latitude de quatre exceptions, qui demandaient à être représentées aussi. […] Ce néant était si multiple qu’il n’arrivait à travailler que lorsqu’il égarait ses feuilles. Le jour où se présentait par hasard un client, tout était bouleversé. Il devait se rattraper le lendemain en répartissant le « temps perdu » (c’était le nom qu’avaient fini par prendre les obligations de son métier !) sur toutes sortes de semaines et sous toutes sortes de rubriques déjà occupées par autre chose[95].

Cette hypertrophie du classement tire son comique non seulement de ce qu’elle s’exerce sur rien (M. Vingtrinier, nous l’avons dit, ne travaille pas, n’a rien à faire), mais aussi de ce qu’elle produit des effets inattendus et contraires à toute logique (si, par hasard, il a du travail, l’agenda l’empêche de travailler !). Le comique se rattache ici à la tradition du « monde à l’envers ». De même que l’agenda de M. Vingtrinier, ou plutôt « sa partie matériellement mobile, qui était en réalité la partie vraiment éternelle [...] », ne fait que « gonfler chaque année », soumis à une véritable « hydropisie[96] », l’activité de M. Vingtrinier diminue de manière proportionnelle à cette croissance démesurée.

L’absurdité d’une tâche infinie qui va toujours s’amplifiant et qui ne débouche sur rien est soulignée par la comparaison de M. Vingtrinier à Sisyphe (« Sisyphe n’y eût pas suffi[97] ») et par celle de l’agenda à un « rocher de Sisyphe […] qui faisait boule de neige[98] ». L’objet magique qu’est l’agenda se substitue à la vie de M. Vingtrinier comme la peau de chagrin à celle de Raphaël dans le roman de Balzac :

M. Vingtrinier s’y vouait. C’était une mystique. Il ne vivait plus que pour ce fétiche d’or et de ténèbres, pour ce dieu d’une morale tatillonne sans obligations ni sanctions. Il était entré dedans, il y avait disparu comme Alice dans l’envers de la glace. Sa vie terrestre n’était plus qu’un alibi. Sa vraie vie était celle de ce fantôme surmené que l’agenda traînait à une cadence de rêve, de page en page, de grands projets en grands travaux, du commencement à la fin de l’année[99].

M. Vingtrinier s’était fait, pour embrasser toutes ses tâches, le greffier perpétuel d’un Vingtrinier idéal dont les études, les voyages, les travaux et les plaisirs eussent absorbé vingt vies et embrassé le monde[100].

Le vocabulaire religieux est ici employé de manière indiscutablement ironique, puisqu’il conduit à des affirmations paradoxales et met en évidence le rapport d’extrême dépendance qui lie Vingtrinier à son agenda. Les termes « intoxiqué » et « esclave[101] » sont d’ailleurs employés un peu plus loin dans le texte. Mais l’agenda ne se résume pas à son statut d’objet, c’est aussi un livre. Le dédoublement comique que nous présente le texte entre la « vie terrestre » et la « vraie vie », entre M. Vingtrinier « greffier perpétuel » et le « Vingtrinier idéal » qui réaliserait toutes les tâches imposées par l’agenda, est aussi la distance qui sépare la vie de l’homme de la fiction de ses livres, la médiocre réalité biographique de la grandeur souhaitée :

Et ainsi passait-il son temps à perdre son temps à ne pas le perdre, comme un insatiable écrivain qui n’eût eu dans son existence que le temps d’écrire les titres de trop d’ouvrages projetés[102].

Au lieu de vivre, il écrivait sa vie. Il s’en racontait le conte de fées dans le noir agenda, ces mémoires d’un fantôme[103].

Le fait divers sanglant et inexplicable, l’enlisement de l’intrigue, la culpabilité sans faute du héros Frédéric, on trouverait facilement bien d’autres liens avec l’univers de Kafka dans Les fruits du Congo. Parmi les objets fétiches de Frédéric Lamourette, « le chausson de Lily Bürstner[104] » évoque le nom de la voisine de Joseph K. dans Le procès (Mlle Bürstner). M. Panado, personnage maléfique inventé par les collégiens (et dont M. Vingtrinier n’est qu’une des incarnations) emprunte lui aussi à Kafka, annonciateur de l’horreur nazie, certaines de ses caractéristiques :

On peut l’accuser tranquillement de tout ce qu’ont raconté les rescapés de Belsen, et non pas tant d’avoir mangé des millions d’hommes que de les avoir dévorés distraitement sans se rappeler – on l’a entendu ! – combien de millions ça pouvait faire. Accusons-le d’être un chef de bureau. Car les Anciens avaient le Fatum qui était féroce, qui était glacé ; le moyen âge avait le diable qui était machiavélique ; mais nous avons M. Panado qui est stupide, machinal, sordide et tatillon[105].

La vision énigmatique de M. Panado en train d’écailler des poissons[106] s’explique peut-être aussi par un lien occulte avec l’univers de Kafka : « C’est le jugement du père de Kafka qui se répète : “ Je t’écraserai comme un poisson ”[107]. » Plus largement, la volonté manifestée dès la lettre à Pourrat du 8 mai 1926 de créer des personnages de « marionnettes […] qui danseraient sur un air de chanson populaire dans une bonne odeur de folklore » trouve très probablement un approfondissement dans la lecture de Kafka. L’esthétique du guignol met en effet en scène chez Vialatte les figures paternelles grotesques et parfois écrasantes (le principal, M. Vingtrinier, M. Panado) qu’il a trouvées chez Kafka : « Mystérieux, familiers, facétieux, écrasants, déformations du père, ils entraînent la panique. Ce sont des guignols qu’on respecte, d’une injugeable majesté[108]. »

Il faut rappeler pour finir que l’épilogue des Fruits du Congo se trouve placé sous le patronage de Kafka, qui en fournit l’épigraphe avec l’un de ses aphorismes :

Qui est-ce ? Qui se promène sous les arbres du quai ? Qui est à jamais perdu ? Qui ne peut-on sauver ? Sur la tombe de qui pousse l’herbe ? Des rêves sont venus en remontant le fleuve ; avec une échelle ils escaladent le mur du quai. On s’arrête, on cause avec eux, ils savent bien des choses, ils ignorent seulement d’où ils viennent. L’air est bien tiède ce soir d’automne. Ils se tournent vers le fleuve et lèvent les bras. Pourquoi les lever au lieu de nous étreindre[109] ?

La référence à Kafka prend ici la forme d’un petit récit qui entre en résonance avec l’intrigue du roman de Vialatte — comme si celui-ci tout entier avait été écrit pour donner un sens à ce texte dont la signification reste sinon bien énigmatique. La lecture du texte en épigraphe de Kafka produit un étonnant effet de dialogue entre les oeuvres, illustration de la manière dont l’oeuvre de Vialatte se construit non à l’image de celle de Kafka, mais en reflet agité par les eaux (métaphore chère à Vialatte) ou en écho lointain et déformé. Aux cinq premières questions que pose l’aphorisme, la réponse, pour le lecteur des Fruits du Congo, ne peut être que « Dora » (cette jeune fille à l’identité changeante et problématique, qui vient d’être assassinée par M. Vingtrinier). Rappelons qu’elle s’était elle-même nommée « Reine du Labyrinthe, des Îles, du Fleuve et du Moulin à Vent[110] ». Les rêves qui remontent le fleuve sont ceux des adolescents : ils ont créé « Dora » à partir de Marthe Perrin-Darlin et, la jeune fille une fois disparue, ne subsistent que leurs rêves. S’ils lèvent désormais les bras, c’est en signe d’impuissance face à la mort et au néant ; en l’absence de celle qui est perdue (Euridyce, Euridyce), il ne reste plus au narrateur qu’à « étreindre ses rêves », c’est-à-dire à leur donner chair, et vie, par l’écriture. L’interprétation du fragment reste ouverte, mais la lecture de l’aphorisme de Kafka est nettement guidée par celle du roman dans lequel il s’insère — apparaissant ainsi rétrospectivement comme une matrice de fiction extrêmement efficace. L’art de Kafka, comme l’écrit Benjamin, est un « art de la parabole dont la clé a été dérobée […]. Chaque phrase dit interprète-moi et aucune ne tolère l’interprétation[111]. » Si ce n’est peut-être sous la forme d’une autre fiction, clé paradoxale en forme de serrure…

Vialatte, qui est tout sauf un épigone, a fait de la lecture, de la traduction et de la critique de Kafka un laboratoire de réflexion sur sa propre pratique du roman :

[…] je l’interprète à faux, sciemment, — et légitimement plus encore, car le plus grand service que nous rendent les grands artistes, qui ne peuvent pas être, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, des professeurs, ce n’est pas de nous donner leur vérité mais la nôtre […][112].

Il y a longtemps que je me suis fait de Kafka l’idée fausse qui m’est nécessaire et que j’ai transformé son ferment de la façon la plus utile à mes digestions personnelles : le plus grand avantage des maîtres, plutôt que de se faire trouver eux-mêmes, est de permettre à chacun de se trouver[113].

On ne trouve finalement chez Vialatte qu’un écho très lointain de l’« enfer bureaucratisé » de Kafka, qu’une version métamorphosée de l’« univers réduit au rêve » du romancier tchèque. Mais il y a indéniablement chez les deux écrivains une même « exigence de l’oeuvre » (Maurice Blanchot) et un certain nombre de préoccupations communes : le refus d’une esthétique exclusivement mimétique, l’attention portée aux questions stylistiques et l’importance accordée au point de vue. Si Kafka, selon la formule de Vialatte, est probablement « le seul cas de modestie dans les Lettres universelles[114] », il revenait à son humble traducteur d’occuper (toujours selon ses propres termes) la position paradoxale d’écrivain « notoirement méconnu ».