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Le XVIIe siècle apparaît comme une culture de l’intériorité[1] : en témoignent l’orientation de la littérature dans les années 1660-1680, qui prend pour objet quasi exclusif l’homme et le coeur humain, mais aussi le prodigieux essor, tout au long du siècle, des écrits moraux et spirituels[2]. De cette valorisation de l’intériorité, on trouve encore un indice dans l’écho rencontré par l’augustinisme, qui contribue à orienter la réflexion, spirituelle aussi bien que psychologique, sur l’âme humaine. Jansénius tenait saint Augustin pour « celui qui a pénétré davantage dans les replis les plus cachés du coeur de l’homme, et dans les mouvements les plus secrets et les plus imperceptibles des passions[3] » — « replis », « caché », « secret », « imperceptible », ce sont là des termes que l’on retrouve constamment chez les spirituels et les moralistes augustiniens du Grand Siècle pour décrire l’espace intérieur. Les disciples d’Augustin se verront reconnaître la même perspicacité par les lecteurs de l’âge classique. En 1671, au lendemain de la parution du premier volume des Essais de morale, Madame de Sévigné confiait à sa fille :

Je lis M. Nicole avec un plaisir qui m’enlève ; surtout je suis charmée du troisième [traité, « Des] Moyens de conserver la paix avec les hommes ». Lisez-le, je vous prie, avec attention, et voyez comme il fait voir nettement le coeur humain […]. Ce qui s’appelle chercher dans le fond du coeur avec une lanterne, c’est ce qu’il fait[4].

Quelques semaines plus tôt, elle estimait que « jamais le coeur humain n’a été mieux anatomisé que par ces Messieurs-là[5] », à savoir Pascal et Nicole. C’est le même mot qui vient sous la plume de Jérôme Besoigne dans l’Histoire de l’abbaye de Port-Royal pour caractériser les Essais de morale : « Les moeurs des hommes opposées à l’esprit du christianisme y sont si habilement peintes, si bien maniées, détaillées, et pour ainsi dire, anatomisées, que jamais auteur n’a paru connaître mieux le coeur de l’homme[6]. »

De fait le coeur est l’objet privilégié des auteurs augustiniens, qui célèbrent l’intériorité comme le lieu de l’authenticité de l’être : vivre au-dehors, c’est se dissiper, c’est vivre dans l’erreur et la vanité. À la suite et à l’exemple d’Augustin, ils appellent l’homme à rentrer en lui-même : « Au lieu d’aller dehors, rentre en toi-même : c’est au coeur de l’homme qu’habite la vérité[7]. » Corrélativement, ils condamnent la « pente » qui pousse l’homme au-dehors : que l’on songe aux liasses pascaliennes relatives au divertissement. Mais ces mêmes liasses donnent la raison de ce mouvement vers l’extérieur : si l’homme sort de lui, c’est pour fuir le vide qu’il rencontre en lui-même. En effet, l’âme qui fait retour sur soi éprouve tout d’abord son néant et sa corruption — c’est d’ailleurs afin de provoquer cette prise de conscience que nos auteurs s’attardent autant sur la description du coeur humain. Mais le coeur est aussi le point d’action de la grâce (Dieu « s’unit au fond de leur âme[8] »), et le lieu de la charité : c’est, tous les augustiniens le soulignent, la primauté conférée à l’intention qui distingue la religion chrétienne de l’ancienne Loi.

Une ambivalence pèse donc sur l’intériorité, caractérisée tour à tour par deux types de termes et d’images, les uns positifs (recueillement, lieu propre, authenticité), les autres négatifs (corruption, abîme, plis et replis). Mais si les auteurs de Port-Royal s’accordent dans la description qu’ils donnent du coeur corrompu, ils divergent dans leur conception de la réparation de cette corruption : les uns, tel Saint-Cyran, se défient de l’esprit humain et de la réflexivité pour prôner l’abandon à Dieu, d’autres, tel Nicole, définissent une voie ascétique fondée sur la méditation.

Les port-royalistes représentent volontiers l’intériorité de façon figurée. Un premier type d’images renvoie au vide du coeur humain, comme dans la formule célèbre de Pascal : « Que le coeur de l’homme est creux et plein d’ordure » (frag. 171). On peut rapprocher ce passage du fragment 515 :

Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos […]. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

Le vide dans cette énumération est associé au néant, à l’insuffisance, à la dépendance. Il renvoie, en effet, à l’ontologie augustinienne pour laquelle les créatures, tirées par Dieu du néant, n’ont d’être qu’autant qu’elles participent de la divinité. Saint-Cyran estime qu’« il n’y a dans les unes et dans les autres [les biens terrestres et les créatures] que vanité, c’est-à-dire, qu’un vide et un creux semblable à celui des ombres, et presque inséparable du même néant d’où Dieu a tiré tous les biens de la terre, et toutes les créatures visibles et invisibles[9] ». Le « creux », le vide, c’est l’insuffisance ontologique de la créature qui ne saurait avoir en elle-même de principe de subsistance. De surcroît, ce néant d’être est redoublé par le péché, qui dans l’augustinisme est conçu comme une privation d’être, en quoi se révèle l’influence néo-platonicienne. Comme l’écrit Pascal à Gilberte, le péché « est le véritable néant, parce qu’il est contraire à Dieu, qui est le véritable être[10] ». C’est au péché qu’est imputable le vide du coeur humain : « Depuis que l’homme a voulu trouver son bonheur en lui-même et ne le plus chercher en Dieu, il est tombé dans un vide effroyable[11]. » Si c’est un mouvement naturel que d’aspirer à combler ce vide, l’homme se trompe sur la nature des biens auprès desquels il cherche consolation : dès lors que l’âme est « capable d’un amour infini[12] », les biens terrestres ne peuvent la satisfaire durablement, puisqu’ils sont finis. Cette image du vide et du plein est fréquente sous la plume de Saint-Cyran : « le diable remplit ce que Dieu ne remplit point, n’y ayant non plus de vide dans les opérations de la grâce que dans celles de la nature[13]. » On la retrouve aussi chez Pascal : l’amour-propre « s’est étendu et débordé dans le vide que l’amour de Dieu a quitté[14] » ; comme chez Nicole : les désirs charnels sont « une suite de la corruption du coeur, qui nous ayant séparés de l’amour de Dieu, a porté l’âme à vouloir remplir par la possession des créatures le vide qu’elle ressent[15] », ils nous portent « à sortir de nous-mêmes pour remplir par la jouissance des créatures, le vide que nous trouvons en nous[16] ». Le vide qu’ils décrivent, c’est l’état du coeur séparé de Dieu. Le coeur du chrétien, en revanche, retrouve une plénitude : « Dieu remplit l’âme et le coeur de ceux qu’il possède[17]. » Aussi Nicole exhorte-t-il son lecteur à « vider le coeur pour le remplir[18] ».

Un second ensemble d’images renvoie à la souillure du péché, comme dans la pensée 171 : « Que le coeur de l’homme est creux et plein d’ordure. » Comme le fait observer Philippe Sellier, Pascal se représente l’espace intérieur comme un cloaque, un lieu de souillure[19], en quoi il s’écarte d’Augustin qui, à maintes reprises, célèbre les richesses de l’homme intérieur, notamment dans le De trinitate ou dans les pages consacrées à la mémoire au livre X des Confessions. Chez Pascal, en revanche, l’espace intérieur est figuré par des eaux stagnantes ou par une végétation rampante (les racines qui retiennent l’âme dans le mal[20]) : c’est mettre l’accent sur la corruption que représente le péché. Il en va de même dans le Dictionnaire chrétien de Nicolas Fontaine. Ce dernier reprend à son compte l’image du cloaque, qui semble pourtant si propre à l’imaginaire pascalien : « Qu’un pécheur aussi voie dans les cloaques, une image de son âme[21]. » Il recourt plusieurs fois à l’image d’eaux souillées pour figurer l’âme pécheresse, tour à tour comparée à de la boue : « souvent l’âme est de boue elle-même[22] », et à un marécage : « on ne craint pas de faire de son âme un lieu marécageux, d’où s’élèvent des vapeurs mortelles de mille passions noires, qui empêchent la pureté de l’air[23] ». Les désirs peccamineux, quant à eux, évoquent des reptiles : « Les reptiles sont la figure des pensées rampantes dans le coeur[24]. » Ces images dévalorisantes ont toutes la même fonction : condamner l’abandon de l’âme au péché.

Le coeur humain révèle ainsi un « vilain fond ». C’est le figmentum malum que stigmatise Pascal au fragment 244 :

On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice.

Mais dans le fond, ce vilain fond de l’homme, ce figmentum malum n’est que couvert, il n’est pas ôté[25].

Le terme de « fond » possède une connotation spatiale. De fait, nos auteurs recourent fréquemment à des images spatiales pour représenter le coeur. Celui-ci peut être comparé au lieu le plus retiré d’une maison (la chambre, le cabinet), images qui sont associées au repos et au recueillement. On trouve également des images évoquant la profondeur (la cave, la caverne) qui, pour leur part, sont liées à l’obscurité et au secret. Toutes sont empruntées à la tradition patristique, comme l’indique Nicolas Fontaine : « ce cabinet où l’on cherche du repos pour s’y défendre du bruit de sa maison même, doit nous faire souvenir, dit saint Augustin, de nous faire un cabinet intérieur, où notre conscience soit dans le repos[26]. » L’article « Chambre » s’ouvre sur une remarque similaire : « Chacun a sa chambre, où il cherche du repos. Elle nous doit être, nous dit saint Bernard, une image de ce secret intérieur que l’âme qui aime Dieu, se fait en elle-même pour le contempler[27]. » Mais le même article évoque une autre acception : « Une chambre mal arrangée, mal meublée, mal balayée, où tout blesse les yeux par le peu d’ordre et de propreté qu’on y voit, est une triste figure d’une conscience négligée[28]. » En effet, ces images sont fréquemment ambivalentes. On le constate encore à l’article « Caverne » :

Les cavernes sont des creux dans la terre, qui, selon les saints Pères, marquent les mauvaises pensées dans lesquelles, dit saint Grégoire, les méchants cachent leur mauvaise conscience comme dans une caverne profonde, où ils couvent leurs mauvais desseins. […]

[…]. Les chrétiens sont comme dans des cavernes, puisque leur vie est toute cachée au fond de leur conscience. […] Qu’ils vivent donc dans cette heureuse caverne[29].

L’ambivalence se rapporte à la disposition du coeur : Fontaine oppose le coeur corrompu (on note les trois occurrences de l’adjectif « mauvais », et le terme de « méchants ») à la vie chrétienne, définie par son caractère tout intérieur. Mais dans les deux cas, on retrouve le même verbe « cacher » : la vie intérieure est associée au secret. L’article « Cave » présente une structure et une pensée similaires. L’article « Caverne » s’ouvrait avec le mot « creux » qui recourt à un dérivé figure lui aussi la profondeur : « Les caves sont des lieux profonds que l’on a creusés en terre[30]. » Fontaine signale lui-même l’ambivalence de l’image : « Elles [les caves] sont prises en deux sens différents » qui renvoient soit au coeur pécheur (« les secrets désirs du coeur, et l’amour des choses de la terre »), soit à la manifestation de la vérité chrétienne : « des lieux obscurs d’où l’on tire quelquefois des choses qui y étaient cachées dans les ténèbres, pour les mettre au jour. C’est ce que fait Dieu, dont il est dit : Qu’il reproduit dans la lumière ce qui était plongé dans les ténèbres[31]. » La profondeur et le secret, dont ces images font des caractéristiques de l’âme humaine, ont donc une acception négative lorsqu’ils renvoient au coeur corrompu, mais positive lorsqu’ils évoquent le coeur converti.

Le secret constitue en effet une caractéristique essentielle dans la représentation de l’espace intérieur. On trouve tout d’abord l’image des replis du coeur, qui est un thème classique de la littérature de spiritualité, comme le rappelle Nicole : « On ne saurait, dit saint Paulin, percer les ténèbres et les replis obscurs de notre coeur […] à moins que de se dégager de tous les soins du dehors, et de rentrer dans nous-mêmes[32]. » La connaissance de ces replis n’est pas exclue : elle est conditionnée par le retour sur soi. Si l’homme ne connaît pas son coeur, c’est qu’il ne veut pas le connaître, c’est qu’il refuse de prendre conscience de sa condition pécheresse :

on ne demeure dans l’ignorance de soi-même, que parce qu’on ne désire pas pleinement d’en sortir, et qu’on nourrit dans le fond de son coeur un éloignement secret de la vérité. C’est ce qui s’oppose en nous à la lumière de Dieu, et l’empêche de pénétrer nos esprits. Sans cela elle nous ferait voir clair dans tous les replis de notre coeur ; elle nous avertirait de toutes nos chutes, et nous n’aurions besoin d’autre chose pour nous connaître parfaitement que de nous exposer à ses rayons[33].

Les replis sont associés ici à l’obscurité, tandis que la connaissance de soi est figurée, classiquement, par le lexique de la lumière et du regard. Nicole recourt encore à l’opposition qu’effectue Grégoire le Grand, dans un texte souvent cité au XVIIe siècle, entre ce qui nage à la surface de la pensée et ce qui est caché dans le fond du coeur[34] : « ce qui fait que son fond lui est inconnu à elle-même, et que ce qui nage sur la surface de la pensée, est souvent bien différent de ce qui domine dans le coeur, comme le dit S. Grégoire le grand[35] ». Si Nicole reprend ce thème traditionnel, ce n’est pas sans lui faire subir un infléchissement en l’orientant vers la reconnaissance d’un fond non conscient de la vie mentale : c’est la théorie des « pensées imperceptibles », qu’il expose dans le Traité de la grâce générale. De ces pensées qui ne sont pas perçues par la conscience, alors qu’elle influencent le comportement, il donne comme exemples l’habitude, les actes réflexes, les déguisements de l’amour-propre[36]. Mais ces pensées n’échappent à la conscience que faute de faire retour sur soi : elles sont inconnues de fait, mais connaissables en droit.

Il demeure pourtant un inconnaissable dans l’âme humaine : c’est le fond du coeur. Il est souvent figuré par l’image de l’abîme, qui à la connotation spatiale associe l’idée d’incogniscibilité : « Saint Augustin dit que le mot d’abîme représente aussi la profondeur du coeur de l’homme, qui ne se connaît pas lui-même et qui n’est connu que de Dieu[37] » ; « La mer est encore la figure de l’âme de l’homme […]. C’est un abîme qui ne se peut comprendre lui-même[38]. » Nicole recourt fréquemment à cette image : « ces mouvements violents [les mouvements affectifs] naissent d’un fond inconnu et d’un abîme caché[39] » (la redondance accuse cette double connotation). L’image du fond du coeur renvoie donc uniquement à la notation spatiale de la profondeur, à l’exclusion de la notion de fondement, puisque précisément celui-ci se dérobe : le coeur est une profondeur vertigineuse, un fond sans fond. Le mouvement de descente en soi-même ne saurait avoir de fin :

Il se fait un cercle infini et imperceptible de retours sur retours, de réflexions sur réflexions dans ces actions de l’âme, et il y a toujours en nous un certain fond, et une certaine racine qui nous demeure inconnue et impénétrable durant toute notre vie[40].

Il est significatif que le traité de Nicole intitulé De la connaissance de soi-même, après avoir exhorté au travail de retour sur soi, s’achève sur cet aveu :

Il ne faut pas néanmoins prétendre, quelque progrès qu’on y fasse, de pouvoir jamais arriver à se connaître parfaitement. Il y a toujours dans le coeur de l’homme, tant qu’il est en cette vie, des abîmes impénétrables à toutes ses recherches[41].

L’âme échappe à la prise : l’homme ne saurait se connaître entièrement. Ce fond qui se dérobe à la connaissance, c’est le motif de nos actions : « Car on ne connaît jamais avec certitude ce qu’on appelle le fond du coeur, ou cette première pente de l’âme qui fait qu’elle est ou à Dieu ou à la créature[42]. » On retrouve ici ce « ou… ou » exclusif si caractéristique de la morale augustinienne, pour laquelle il existe deux principes, et deux principes seulement de toutes les actions, l’amour-propre et la charité. Mais l’homme ne peut pas savoir lequel de ces principes le régit : « personne ne sait avec certitude si c’est la charité ou la cupidité qui domine dans son coeur[43]. » Cette connaissance appartient à Dieu seul, qui « s’est particulièrement réservé la connaissance du secret des coeurs[44] ». Tous l’affirment : « il est difficile de juger du fond de son coeur, dont Dieu seul s’est réservé la connaissance[45]. » On est renvoyé aux prémisses théologiques de la pensée port-royaliste : nul ne peut savoir s’il est sauvé, c’est-à-dire s’il est mû par la grâce ou par l’amour-propre. Cette incertitude entretient la crainte : « Il suffit pour craindre, que le fond de notre coeur nous soit inconnu[46] », crainte qui à son tour nourrit l’humilité, vertu centrale de la morale augustinienne : parce que le premier péché fut un mouvement d’orgueil, sa réparation suppose l’humilité. L’impossibilité de connaître le fond du coeur doit donc porter à l’humilité :

Mais comme il est certain aussi que nous ne saurions distinguer avec évidence le fond de notre coeur et le principe de nos actions, il faut toujours faire ce que la vérité nous prescrit, et souffrir humblement l’incertitude où il nous laisse à l’égard de ce qui nous fait agir[47].

Saint-Cyran développait la même argumentation :

il est difficile de juger du fond de son coeur, dont Dieu seul s’est réservé la connaissance par un article de notre foi, qui devrait plus que toute autre chose porter les hommes à aimer l’humilité, et à l’établir dans ce rabaissement de l’âme, qui naît de l’appréhension qu’elle doit toujours avoir, comme dit l’Apôtre, de ne savoir si Dieu agrée sa vie, et ce qu’elle fait même pour l’amour de lui[48].

Le thème du fond du coeur inconnu et inconnaissable s’enracine dans la thématique port-royaliste du Dieu caché : la conception de l’espace intérieur renvoie aux présupposés théologiques de nos auteurs.

Enfin, le coeur est représenté comme un espace dont des forces contraires se disputent le contrôle. Le chrétien est éprouvé par une lutte perpétuelle entre les deux amours, qui ne saurait s’achever qu’à la mort : « Qui peut nier que ce ne soit une très grande misère que d’être ainsi divisé et déchiré dans soi-même, et d’être obligé à ce combat continuel[49]. » Le pécheur, qui ignore ce combat contre la concupiscence, ne goûte pas pour autant la paix. Les passions auxquelles il s’abandonne ébranlent l’âme au plus intime d’elle-même : « la passion, c’est-à-dire, la concupiscence dominante est un état de l’âme contraire à sa nature, et qui la trouble, l’agite et la renverse jusque dans le fond[50]. » Cet ébranlement est aussi une déchirure : « elles ébranlent toujours l’âme, et la partagent[51]. » Les augustiniens voient dans la désunion la condition de la nature déchue, parce qu’elle est le châtiment du péché originel : « quelle peine en ce péché fut infligée à la désobéissance sinon la désobéissance même ? La misère de l’homme en effet, est-ce autre chose que la révolte de lui-même contre lui-même[52] ? » Si l’homme déchu est un être foncièrement déchiré, les passions exacerbent cette scission au sein du moi : « la cupidité, qui est la loi de la chair, […] en désunissant l’homme d’avec Dieu, elle le désunit d’avec lui-même, en soulevant les passions contre la raison[53]. » On relève l’image guerrière : nos auteurs recourent fréquemment au topos de la guerre civile pour décrire l’effet des passions. Tandis que Nicole évoque les « séditions intérieures[54] », Pascal parle de « guerre intestine » (frag. 514) :

Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions.
S’il n’avait que la raison sans passions.
S’il n’avait que les passions sans raison.
Mais ayant l’un et l’autre il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre.
Ainsi il est toujours divisé et contraire à lui-même.

En effet, les passions ne constituent pas une menace extérieure à laquelle la raison et la volonté se doivent de résister, mais un risque d’ébranlement intérieur au moi. Quand pour Descartes, par exemple, la division ne se situe pas entre deux parties de l’âme, mais entre l’âme et le corps[55], les augustiniens considèrent que du fait de l’union consubstantielle de l’âme et du corps, les passions ont leur siège dans l’âme, aussi bien que la raison. Cette opposition entre les passions et la raison met en danger l’intégrité du moi : « nous sommes en effet doubles, c’est-à-dire qu’il y a deux personnes dans chaque personne ; l’une écoute et conçoit la raison, l’autre est le jouet des passions[56]. » L’âme est donc déchirée au plus intime d’elle-même par cette lutte entre la raison et les passions.

La peinture du coeur humain dans l’état de nature déchue est assurément très sombre. Mais elle ne constitue qu’un préalable, qui doit amener l’homme pécheur à prendre conscience de sa corruption, prise de conscience qui elle-même doit conduire à la réforme morale. C’est ici que nos auteurs divergent.

La conviction du néant de la créature, caractéristique de l’augustinisme, amène certains port-royalistes à prôner le dépouillement de toutes les tendances propres de l’homme pour laisser Dieu agir en l’âme : c’est la voie à laquelle engagent Saint-Cyran, son neveu Barcos ou encore la mère Agnès.

Saint-Cyran manifeste une nette méfiance à l’égard de la réflexivité. Au raisonnement, il oppose constamment la simplicité requise du chrétien : « Ceux qui vivent par la foi ne regardant les choses que comme elles se présentent, usent plus d’une vue simple, que du raisonnement et des réflexions de leur esprit sur ce qui peut arriver[57]. » La réflexion sur soi lui apparaît particulièrement dangereuse : « Car les réflexions volontaires sur nos propres pensées sont d’ordinaire plus mauvaises que les pensées mêmes[58]. » Ce n’est pas dans l’activité de la pensée que consiste le devoir de vigilance : « exhortez-la à se laisser conduire à Dieu dans le silence intérieur qui exclut les pensées mêmes, et n’enferme que la veille du coeur[59]. » L’attention continuelle à soi-même est un frein dans le cheminement de l’âme vers Dieu :

Il n’y a rien qui retarde tant l’avancement d’une âme, que de s’y arrêter, et d’occuper son esprit à considérer toutes les pensées qui vont et viennent dans son âme comme des flots, auxquels un bon pilote n’a nul égard lorsqu’il est sur mer, et qu’il vogue heureusement, réservant sa vigilance pour les tempêtes et pour les grands périls. Il vous doit suffire de veiller sur les pensées principales, et qui blessent le Décalogue et les règles essentielles de la religion, laissant couler toutes les autres, sans les dire même toujours à votre confesseur[60].

Au retour sur soi, Saint-Cyran oppose l’oubli de soi-même :

Il n’y a rien de si dangereux que de s’affaiblir soi-même par la trop grande considération de ses peines et des divers accès qui nous arrivent de temps en temps, dont nous sommes souvent causes nous-mêmes, en pensant trop à notre faiblesse et à nos défauts. Il faut s’oublier soi-même pour avancer […][61].

Le retour sur soi est associé à l’inquiétude, qui est contraire à la simplicité de l’abandon :

Qui aime Dieu de la sorte, n’aime rien que pour lui. Il ne recherche point avec inquiétude, s’il a satisfait à sa justice, ou s’il lui est encore redevable pour ses péchés ; parce qu’il ne tend qu’à suivre Dieu en toutes choses, et à faire et à souffrir tout ce qu’il lui plaira qu’il fasse et qu’il souffre pour son service.

Prions Dieu qu’il nous donne cette sorte de piété qui est toute pure et toute désintéressée, et qui ne regarde que Dieu dans sa gloire, dans sa majesté, dans sa bonté, dans sa simple et souveraine volonté[62].

L’inquiétude est impure parce qu’elle regarde le moi : à ce souci personnel, Saint-Cyran oppose la pureté et le désintéressement de la foi, qui ne se soucie que de Dieu. Une telle attitude est emblématique de la mystique de l’amour pur, qui prône l’oubli de soi-même et l’anéantissement du sujet.

Cette méfiance à l’égard de la réflexivité se retrouve tout naturellement dans la conception de la prière : « l’esprit d’oraison est souvent un esprit qui va et ne retourne point[63] » ; « [p]lus l’oraison est simple, plus elle est bonne. Toute réflexion qu’on y fait est contraire à la simplicité[64]. » Encore une fois à la réflexion, Saint-Cyran oppose la simplicité qui, précisément, est absence de réflexivité : ce sont les actes simples des mystiques. La prière est un mouvement non pas de l’esprit mais du coeur. Elle est avant tout acte d’amour : « on se met vainement tant en peine de chercher des lumières dans l’oraison, puisqu’on ne les a pas, lorsqu’on les pense avoir, et qu’on les a quelquefois, lorsqu’on ne le pense pas[65]. » Barcos, qui défendra cette conception de la prière contre Arnauld et Nicole, refuse lui aussi le jeu des pensées dans la prière :

cette sorte de méditation n’est point vraie prière, puisque ce n’est qu’une action de la mémoire qui se souvient de ce qu’on lui a appris, et de l’entendement qui produit des pensées et des raisonnements pour connaître les vérités : ce qui est tout humain et purement intellectuel, et ne tient rien du S. Esprit et de l’esprit de prière que Dieu répand dans l’âme[66].

La prière, pour Barcos comme pour Saint-Cyran, est abandon à l’Esprit saint.

Saint-Cyran est marqué par la spiritualité de l’Oratoire, et de son fondateur Bérulle, dont il fut proche[67]. Bérulle avait développé ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine des trois néants : au néant de la créature s’ajoute celui du péché, qui appelle l’anéantissement de l’homme pécheur dans la pénitence[68]. Du néant ontologique de la créature, il conclut à une spiritualité néantiste : « rien ne convient autant à l’homme selon son essence que l’anéantissement[69]. » Saint-Cyran qui, de 1621 à 1629, a revu les manuscrits de presque tous les ouvrages de Bérulle, a contribué à diffuser ses conceptions à Port-Royal où elles ont trouvé un écho certain, notamment auprès de la Mère Agnès. Lui aussi déduit du néant ontologique une spiritualité de l’anéantissement : la fin de la loi « est de nous anéantir, et de nous faire entrer par vertu dans ce rien qui nous convient par nature, et d’où nous avons été tirés par la toute puissance de Dieu[70] ». Cette valorisation de l’abandon débouche sur ce que Louis Cognet a appelé un « pneumatisme[71] » dont ces lignes sont révélatrices :

Car ce n’est pas nous qui prions, qui parlons, qui souhaitons, qui travaillons, qui tolérons, et qui souffrons ; mais c’est l’esprit de Dieu, comme dit l’Évangile, qui prie, qui parle, qui souhaite, qui travaille, et qui souffre en nous, lorsque dans nos exercices nous avons le soin de nous unir à lui, et de l’invoquer à tous moments[72].

La réparation, ici, consiste à se dépouiller de tout mouvement propre pour être le pur réceptacle de la grâce. Nicole, à l’inverse, définit une voie ascétique qui reconnaît une légitimité à l’activité humaine.

Loin de refuser la réflexivité, c’est sur elle qu’il fait reposer la réforme intérieure. Sa spiritualité est basée sur l’examen de conscience et la méditation : « cet examen et cette vigilance sur nous-mêmes » est « un des principaux devoirs de la piété, qui ne doit finir qu’avec notre vie[73] ». Si le devoir de vigilance est une prescription évangélique, la marque propre de Nicole consiste à le définir par la réflexivité. Il conçoit la conscience, à l’instar de Descartes, comme essentiellement réflexive : « les actions de notre âme sont accompagnées de réflexions secrètes par lesquelles elle connaît ce qu’elle fait[74] ». Cette définition l’amène à identifier la conscience morale avec le mouvement de retour qui caractérise la conscience en tant que faculté intellectuelle : l’âme doit « partage[r] son attention, en sorte qu’elle en donne une partie à l’action, et qu’elle se serve de l’autre pour considérer ce qui se passe en elle-même : comme si elle avait deux esprits, l’un qui agît et l’autre qui fût témoin et juge de ses actions[75] ». Cette conception de la vie mentale n’est pas sans influencer sa définition de la prière. À la différence de Saint-Cyran, il la fait consister en des pensées : « le commun du monde y passe d’ordinaire de pensées en pensées[76]. » S’il admet que certaines âmes très saintes aient pu recevoir la grâce d’une oraison de simple regard, la discursivité constitue, à ses yeux, la voie ordinaire de la prière chrétienne : « Ainsi encore qu’il y ait des prières qui sont en quelque sorte sans pensées, ou plutôt sans diversité de pensées, ce ne sont point celles, auxquelles le commun des fidèles doit se porter[77]. » On touche ici à un aspect essentiel de la théologie de Nicole. Parce que Dieu est un Dieu caché, les voies d’action de la grâce imitent le plus souvent (ordinairement) celles de la nature :

La première et la plus ordinaire [voie d’action de la grâce] est, qu’elle se cache souvent de telle sorte dans les âmes, et les mouvements qu’elle inspire sont si semblables à ceux qui ne naissent que de la nature, que ceux qui les ressentent ne discernent point par une connaissance et une pénétration vive et sensible, s’ils sont surnaturels et divins […]. Ainsi Dieu est à l’égard de ces âmes, un Dieu caché[78].

S’il ne refuse pas de reconnaître l’existence de voies extraordinaires, c’est-à-dire contraires à l’ordre naturel, il les juge très rares. Cette conviction sans cesse rappelée, notamment dans les écrits contre les mystiques néantistes[79], fonde la morale de l’effort conscient qu’il définit : « Sa sagesse s’étant donc rabaissée à couvrir ordinairement son opération divine de moyens humains, il est juste que les hommes s’assujettissent à ces moyens[80]. » La discursivité que Nicole considère comme la règle du fonctionnement habituel de l’esprit constitue l’un de ces moyens humains.

Non seulement la méditation discursive est la voie commune de la piété, mais de surcroît Nicole lui assigne une finalité pratique : « nos méditations ordinaires doivent regarder nos devoirs[81]. » À la contemplation prônée par les mystiques, à laquelle il reproche de n’être d’aucune utilité pour régler la vie[82], il oppose la pratique des commandements : « cette pensée que Dieu est partout n’enferme l’idée d’aucun précepte, d’aucune règle qu’il faille observer, ni d’aucun vice qu’il faille éviter[83]. » C’est placer l’accent sur l’organisation de la vie quotidienne : on observe ici le glissement de la mystique à la morale décrit par Jacques Le Brun[84], glissement dont Nicole est à la fois un témoin et un acteur. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, « le centre de la réflexion se déplace du dogme à la morale », selon la formule de Michel de Certeau[85]. Rompant avec le théocentrisme métaphysique des spirituels de la première moitié du siècle, tels Bérulle ou Canfield, Nicole considère que la foi s’éprouve non seulement dans l’expérience intérieure, mais aussi dans le déroulement concret de l’existence quotidienne.

En face des menaces que font peser sur l’intégrité du moi les passions et les mouvements non conscients, il existe un garant : c’est la conscience. La concupiscence, si elle entrave son exercice, ne l’atteint pas en tant que faculté. Il lui appartient d’abord de mettre au jour tous les mouvements troubles qui agissent dans le sujet à son insu, régissant son comportement quand il croit être maître de lui : la prise de conscience est le préalable de la réforme morale. Il lui revient ensuite d’accompagner le retour de l’âme vers Dieu, par l’examen de conscience qui vise à la purification comme par la méditation des vérités de la foi.

Nicole fait donc reposer la vie morale sur l’effort conscient : la désappropriation de la volonté propre qui est requise du chrétien n’est pas un anéantissement du moi. Quand l’augustinisme néantiste, qui considère que l’ego ne saurait constituer un principe de subsistance[86], prône la disparition du moi, Nicole a pris acte de la promotion épistémologique du sujet réalisée par Descartes. Il fait ainsi une place aux moyens humains dans le travail d’ascèse morale. Toutefois, ces moyens humains ne constituent qu’un outil. La réforme morale doit aboutir au renoncement aux inclinations de la nature et à la soumission à la volonté de Dieu : « leur souverain plaisir [des bienheureux] sera de n’avoir plus rien en eux qui s’oppose à la justice de Dieu, et de lui être parfaitement assujetti[87]. » Le moi demeure haïssable.

Si les prémisses de la pensée des port-royalistes sont incontestablement augustiniennes, ils ne retiennent de l’oeuvre d’Augustin que la part la plus sombre. Ils tendent à mettre l’accent sur la corruption du coeur plus que sur les richesses de l’homme intérieur. Quand Augustin célèbre dans l’étendue de la mémoire la grandeur de l’âme humaine : « je viendrai à ces larges campagnes, et à ces vastes palais de la mémoire où sont renfermés les trésors de ce nombre infini d’images » ; « J’avoue que tout ceci me remplit d’admiration et d’étonnement[88] », Nicole met en avant ses lacunes, dans lesquelles il voit une des marques de la faiblesse humaine[89]. Cet assombrissement s’explique par les raisons mêmes pour lesquelles les port-royalistes recourent à Augustin dont ils font un rempart contre les avancées humanistes et contre la théologie moliniste auxquelles ils reprochent d’accorder trop à l’homme. Il s’accentue encore lorsqu’au fil des années, on passe d’une spiritualité hantée par le souci de la pureté de l’amour (celle de Saint-Cyran), à une spiritualité hantée par l’idée de péché (celle de Nicole)[90].

En effet, Port-Royal ne constitue pas un ensemble monolithique. Des tendances divergentes s’y expriment, notamment ce partage entre une voie mystique et une voie ascétique. Il ne suffit pas d’opposer un « premier » et un « second » Port-Royal, le Port-Royal mystique de Saint-Cyran et le Port-Royal cartésien et intellectualiste d’Arnauld et de Nicole. Ce clivage n’est pas affaire de génération : la première mère Angélique était méfiante envers l’expérience mystique, tandis que Barcos reprend à son compte les positions de Saint-Cyran, et qu’il existe un mysticisme pascalien. Ces deux conceptions coexistent tout au long du siècle, chez les Messieurs aussi bien que chez les religieuses.

Enfin, le glissement qu’opère Nicole de la spiritualité mystique à la morale pratique le conduit, dans les Essais de morale, à mettre l’accent sur la psychologie : c’est de la description de l’état de la nature déchue qu’il déduit l’obligation de respecter les commandements divins. Mais ce glissement n’est pas sans emporter des conséquences sur le type de lecture que l’on fait de ses écrits. Si, pour lui, la description de l’espace intérieur est subordonnée à la prescription, on peut aussi le lire pour le plaisir que procure la subtilité de l’analyse morale, comme le signale Jérôme Besoigne :

jamais auteur n’a paru connaître mieux le coeur de l’homme. Or c’est ce qui est infiniment utile à ceux qui cherchent de bonne foi à se sanctifier, et toujours très attrayant pour les autres, qui sans avoir grande envie de se corriger, aiment cependant à voir le coeur humain représenté au naturel et peint avec art[91].

On peut voir là l’une des raisons du succès des Essais de morale auprès de lecteurs qui goûtaient tout autant les pièces de Racine que les nouvelles de Mme de Lafayette. De plus, l’utile et l’attrayant ne s’opposent pas nécessairement : Mme de Sévigné, tout en lisant Nicole avec un désir de pratique, se montre sensible au plaisir que lui procure sa pénétration psychologique. Elle recourt spontanément au vocabulaire profane de la délectation esthétique lorsqu’elle rend compte de sa lecture, déclarant « délicieuse » la « Morale de Nicole[92] » et se disant à maintes reprises « charmée » : « M. Nicole n’est-il pas encore admirable là-dessus ? J’en suis charmée, je n’ai rien vu de pareil[93]. » Le succès des Essais de morale apparaît ainsi révélateur de la sensibilité classique et de son goût pour l’exploration des « terres inconnues » du coeur humain, pour reprendre l’expression qui fut celle de Madeleine de Scudéry comme de La Rochefoucauld.