Espaces textuels et contextuels

/ Espace rhétorique /[Notice]

  • Philippe-Joseph Salazar

Espace et rhétorique ? Aussitôt, je le concède, une image saugrenue m’est venue à l’esprit, comme un « hiéroglyphe » de la Renaisance ou un emblème à la façon du Père Menestrier. Le corps en serait « Un chameau dans un désert brûlant » et l’âme « Oultre l’autre ». J’imagine la rhétorique comme le cavalier sur son chameau qui, sans l’outre du ventre, n’ira pas outre dans l’espace de tous les espaces. La parole persuasive ne trouve pas en soi son outrepassement, mais dans un « autre » intérieur grâce auquel il peut aller outre à l’extérieur. Une parole sans l’outre vive est condamnée à périr dans le désert brûlant. D’où je parle, c’est de cette outre et du haut de ma chamelle, comme Laurence d’Arabie sur sa belle Wodeiha vers les hauteurs d’Edom et l’escarpement de Petra. La parole consciemment persuasive, qui est l’objet de la rhétorique, ne peut se déployer et marquer son territoire — persuader, s’entendre, se montrer, et faire agir les auditeurs —, que par un déficit secret, l’outre du ventre, la ressource vive de la marche du chameau, vraie monture de la persuasion. Cette parabole illustre un problème fondamental de la rhétorique, mais qui se trouve comme obscurci par d’autres problèmes, qui paraissent plus glorieux, de l’art rhétorique et de la délibération dans la sphère publique. Ce problème, quel est-il ? Celui du rapport entre la parole, rhétorique, persuasive, publique, la parole que l’on dit si bien « délibérée », comme on parle de geste délibéré, et le lieu où et d’où l’on fait marcher cette parole. Espace et rhétorique ont immédiatement partie liée. La persuasion ne peut se déployer que dans un espace, un espace vif et réel et, par médiation, dans des sites subsidiaires qui mettent en scène ce rapport ou transportent les sujets de la persuasion, vous et moi, loin de leur site naturel, la sphère publique, vers des sites imaginaires – tout cela se nomme fiction évidemment, une fiction qui est littéraire si l’on veut, politique si l’on préfère. La littérature est à mon sens efficace dans cette médiation, sinon elle ne serait pas un objet politique, et même un objet du tout. Pour une entame, commençons par ce qui est le plus évident. Le rapport de mots avant qu’on puisse le dire comme une relation d’objets entre / espace / et « rhétorique » est perceptible dans la tradition rhétorique. L’/ espace / possède une place dans la parole persuasive. Il occupe simplement un livre presque entier, le second, de la Rhétorique d’Aristote ; son titre de gloire s’appelle la Topique, l’analyse des lieux du raisonnement rhétorique elle-même repiquée sur la cinquième partie de l’Organon, de la Logique, les Topica qui sont une méthode (sur la base des catégories et des analytiques ou modes syllogistiques) qui, je cite, « nous rendra capables de raisonner déductivement, en prenant appui sur des idées admises, sur tous les sujets qui peuvent se présenter, comme aussi, lorsque nous aurons nous-mêmes à répondre d’une affirmation, de ne rien dire qui lui soit contraire ». Mais là n’est pas mon propos, car, hélas, de la topique en rhétorique que Kennedy qualifie justement de « stratégie argumentative » — la rhétorique comme stratège des lieux —, on ne voit plus l’espace, le topos. Mais, pour ajouter un autre regret à cet hélas, la rhétorique aux mains des écoliers, revient souvent, dans la pratique, à n’être qu’une topique, un maniement de trucages argumentatifs, une circulaire ministérielle au demeurant bien intentionnée, un jeu de mouvements, ce que les Américains nomment « the right move …

Parties annexes