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Dans son chapitre « Gouverneurs de l’hiver », pour Théories Caraïbes, Joël Des Rosiers pose : « À l’aube du troisième millénaire, nous assistons à l’émergence des populations postnationales[1]. » Le processus du « postnationalisme », selon lui, « peut être défini comme l’ensemble des processus grâce auxquels les immigrants construisent des champs sociaux déterritorialisés qui relient leur pays d’origine à leur pays d’accueil[2] ». Dans notre ère dite postcoloniale, l’identité est élastique et multiple. L’exil, et plus généralement les déplacements, sont vécus sur des modes différents selon les générations, le sexe, et surtout le contexte historique. Entre les phénomènes d’acculturation et déculturation, et ceux d’identification et assimilation, de nombreuses possibilités existent. Si l’on se penche sur le corpus de la littérature haïtienne par exemple, on peut voir plusieurs périodes distinctes dans la seule littérature produite par les écrivains de la diaspora. De l’exil des années soixante, dû à la dictature duvaliériste, jusqu’à 1986, date du départ des Duvalier, il est possible de parler d’une littérature d’exil caractérisée par une mise en texte d’Haïti tantôt sur le mode nostalgique, tantôt sur le mode accusateur. À partir des années quatre-vingt-dix, plusieurs textes évoquent le retour en Haïti, en particulier Pays sans chapeau de Dany Laferrière et Les urnes scellées d’Émile Ollivier. L’exil devient alors autre puisque le contexte change, et que les passages s’effectuent plus facilement. La vision du pays se transforme en conséquence. Haïti habite différemment Passages, Mère-Solitude (1983), Les urnes scellées et Mille eaux (1999) d’Ollivier. Cet essai se donne pour tâche d’identifier les visions de l’île natale dans les romans d’Ollivier.

Depuis Mère-Solitude, le genre de la chronique familiale domine la production romanesque d’Ollivier. Peut-être faut-il même parler de roman familial qui se tisse d’une oeuvre à l’autre, au sens où Marthe Robert l’entend dans Roman des origines, origines du roman[3] ? C’est donc en ethnologue, anthropologue, historien et archiviste de destins à la fois individuels et collectifs qu’Ollivier entreprend d’écrire, de raconter son île natale et les itinéraires de ses divers personnages.

Son dernier récit, Mille eaux, paru chez Gallimard, dans la collection « Haute enfance », met en relief que « [l]es souvenirs servent de matériaux à la fabrication des livres[4] », en d’autres termes, à la démarche de l’écrivain. Pour ce travail sur son enfance, Ollivier décrit le processus qu’il lui a fallu développer : « Ethnologue de moi-même, je suis parti à la recherche d’images fondatrices, taraudé par le désir lancinant de comprendre cette vie que je vivais. » À travers les souvenirs évoqués par l’auteur, le fond et la forme de l’oeuvre romanesque se trouvent liés dans une genèse commune, les textes étant palimpsestes les uns des autres. L’incertitude des processus mémoriels, c’est-à-dire l’absence de confiance absolue dans une vérité unique et objective du passé, génère à travers des souvenirs retrouvés un approfondissement de soi ainsi qu’une création, ou plutôt une re-création de soi. Elle fait émerger un « immense et compliqué palimpseste de mémoire[5] ». Ce palimpseste permet des effets de miroir par lequels se reflètent aussi l’oeuvre romanesque en même temps que l’esthétique unique d’Ollivier. Ancrée dans le baroque spécifique des littératures haïtienne et latino-américaine, l’écriture laisse paraître certains thèmes de réflexion fondamentaux. Bien qu’Ollivier ne s’identifie pas comme un écrivain de l’exil[6], son départ de l’île natale dans les années soixante, qui sont aussi les années d’exil pour un grand nombre d’intellectuels fuyant la dictature duvaliériste, a généré une certaine vision du lieu d’origine, un certain regard mémoriel qui va retenir et tisser une toile haïtienne spécifique. Toute l’oeuvre devient ainsi informée par le fait même de l’éloignement et du non-retour pendant une durée si longue que l’acte d’écriture même devient le symptôme de l’exil. C’est la distance, qui définit le travail mémoriel tracé, sculpté dans les nouvelles et les romans, qui a permis la relation intime entre l’écrivain et sa langue d’écriture. C’est elle qui permet l’émergence d’un style exprimant l’essentiel de l’île natale, qui touche à celle-ci au plus près, et qui colle au corps, au texte, sans jamais épuiser les possibilités de la représenter. À travers la distance, la mémoire, la nostalgie, le rejet, le désir de retour, l’insatisfaction du retour, son impossibilité, se rejoignent. Ils donnent naissance à une fiction particulière d’Haïti où se fondent le vécu et le réel, l’imaginaire et le symbolique.

À travers la recherche autobiographique, Mille eaux est le récit d’une, voire de plusieurs communautés. Comme dans les romans, le destin individuel fait la part belle à l’histoire des autres, aux voisins, aux personnages mineurs et pourtant indispensables. Ollivier peint un microcosme, de la famille, du quartier, de la ville et de l’île tout entière. Les romans ont pour communs les points suivants : 1) le déroulement de destins individuels, souvent sur fond de chronique familiale et de récits enchevêtrés, 2) la relation intime entre les destins individuels et l’histoire collective, 3) le mode narratif sur lequel s’effectue la rencontre entre histoire et Histoire qui se rejoignent dans un anecdotique signifiant, comme pour insister sur la relation entre chaque être et la sphère publique et pour souligner que l’acte le plus anodin se charge rapidement de signification politique. Les romans d’Ollivier oscillent entre les deux pôles d’un microcosme local et d’un macrocosme global dont Haïti est une entité inséparable[7], le « cordon ombilical » dont il parle dans Mère-Solitude. Dans le continuum de l’oeuvre, Haïti demeure à la fois l’ancre immuable à laquelle est solidement amarré l’imaginaire de l’auteur et un lieu flottant, à travers le prisme du souvenir, nostalgique et inquiet, terre idéalisée et refusée dans le même mouvement.

Léon-François Hoffmann et Éloïse Brière ont déjà fait remarquer que dans Mère-Solitude, l’histoire d’Haïti est liée à celle des personnages et qu’à la quête de ses origines par Narcès Morelli se superpose celle de tout Haïtien. Le narrateur dit d’ailleurs : « Perdu dans les abysses de mes paysages intérieurs, je me suis assigné à moi-même cette exploration muette de mon passé et celui de mon pays[8]. » Dans Mille eaux, ce sont les déménagements de l’auteur et de sa mère qui nous entraînent à la découverte du pays. On parcourt Port-au-Prince, Jacmel, la Croix-des-Bouquets, par exemple. Comme le souligne Narcès Morelli dans Mère-Solitude, la mémoire est un « lac », traversé de lieux fondamentaux et anecdotiques. À travers les chamailleries, les tensions, et les imperfections, ce sont des lieux vivants, habités, avec des histoires, une histoire, qui nous parviennent. Les déménagements successifs arrachent de surcroît l’enfant à ses points de repère, lui donnant très tôt l’avant-goût de l’exil. La quête du roman familial, du roman des origines, est aussi celle des lieux et de la communauté.

Une des clés livrées par Mille eaux ouvre une porte sur les pères romanesques. Dans le récit autobiographique, l’héritage du père, en plus d’une tribu de frères et soeurs aux mères diverses, se résume à une photo, une plume Parker et une carte postale de la statue de la liberté à New York où le père se faisait soigner. L’image figée et énigmatique est aussi une trace symbolique, un regard renvoyé à celui qui reste. Le père est à l’origine de l’écriture. Littéralement d’abord. La plume Parker est présentée comme un cadeau de naissance. Le père aurait aimé être écrivain : « Mon père a toujours rêvé d’un fils écrivain, faute d’être lui-même poète[9]. » Mais le père n’est pas seulement à l’origine de l’écriture à cause de l’objet. Il est celui qui provoque l’écriture, l’entrée dans le symbolique. Il défie son fils de lui écrire sans aucune faute une lettre par laquelle il lui demanderait l’argent nécessaire pour aller au cinéma. Le stylo, la feuille blanche, le jeu du quitte ou double, contribuent à l’entrée dans les règles de la grammaire : « Pour la première fois, le gosse écrivait, non dans le cadre de ses travaux scolaires, mais avec une stratégie explicite de séduction[10]. » Cette lettre d’amour, dont le destinataire est le père, fait prendre conscience du poids des mots, et de la langue qualifiée « à la fois d’écueil, de refuge et de tribune aux dimensions du monde[11] ». Ce moment, à partir duquel l’auteur date sa « naissance à la vie d’écrivain[12] », préfigure non seulement le souhait accompli du père, mais il inaugure aussi l’ère de la dette, de la reconnaissance symbolique envers le personnage paternel. Dette d’écriture double. Tous ceux qui font des recherches sur Émile Ollivier savent qu’il existe deux homonymes, un Émile Ollivier français, premier ministre en 1870 et auteur de L’empire libéral. Le père qui possède les livres de cet Émile-là connaissait bien sa vie, son oeuvre et même les références qu’on y faisait. Ayant absorbé jusqu’à ses formules inscrites sur une carte postale envoyée de New York à la mère, il s’institue comme un renchérissement du désir que le fils atteigne le statut de son homonyme et se pose comme une mise en abyme, dans ce triangle masculin lié par l’écriture : la carte postale, l’oeuvre du ministre et le futur romancier. Là encore, le désir du père est satisfait et même dépassé, car c’est son fils qui redonne vie au premier Émile, tombé dans l’oubli. Ce père lettré, avocat, orateur, au jugement politique averti, n’est pas loin d’une figure paternelle héroïque. Il évoque en particulier le père de Narcès Morelli dans Mère-Solitude.

Le livre s’ouvre sur la mort du père, Edmond Bernissart, dont Narcès Morelli ignore encore qu’il est son père. Bernissart est abattu pour avoir fait une allusion à des dinosaures, surnom des gens de pouvoir corrompus, au cours d’une conférence de paléontologie. La mort du père évoque pour Narcès une longue litanie d’autres morts, qui remontent sous le texte comme des palimpsestes. À chaque lieu son cadavre, et un rapport paradoxal de ce lieu avec le nom qui le désigne : Jean-Jacques Dessalines, par exemple, qui est tué à Pont-Rouge, et dont le cadavre, mutilé en cours de route, est déposé « en face du palais du Gouvernement[13] » ; la mère de Narcès, Noémie, est pendue « place des héros de l’Indépendance, » une indépendance fondée précisément sur des actes de résistance à l’oppression comparables à ceux de Noémie. Le récit peut se lire comme une mise en abyme de la mort : « La mort de Bernissart vient de m’ouvrir une forêt[14]. » C’est alors que le roman des origines de la famille Morelli se confond avec le roman des origines de l’île : origines incertaines, par le mélange des classes et des sangs. La mémoire, le roman familial et l’écriture sont liés à une quête de l’impossible. Le père n’est pas seulement à l’origine du roman, l’auteur doit aussi tenter de combler le manque lié à une transmission du savoir interrompue par le décès prématuré. Ce savoir est lié à la connaissance historique et à l’héritage culturel.

Les personnages d’Ollivier exercent souvent des métiers et des occupations qui ont à voir avec plusieurs formes d’excavations. Dans Mille eaux, Ollivier se fait ethnologue de lui-même, mais aussi paléontologue. Retrouvant les souvenirs d’une famille voisine, il décrit le processus en cours : « Tel un paléontologue qui reconstitue des espèces disparues à partir d’une mâchoire ou d’un reste de crâne, quelques traces suffisent pour que ma mémoire recompose l’univers de ces quatre femmes aux destinées minuscules[15]. » Le père de Narcès est paléontologue et ornithologue. Narcès lui-même se fait archéologue et archiviste de la lignée Morelli. Tout autant que la reconstitution généalogique de la famille Morelli ou l’histoire du pays, c’est le processus mémoriel qui est interrogé ainsi que son lien avec l’écriture. Faire état de mémoire est un acte à la fois héroïque, même déguisé sous la fiction, un acte de liberté et un acte guérisseur : « [La mémoire] recoud les événements en une tapisserie qui présente les points de croix et de tribulations de l’illustre famille des Morelli[16]. » Le noeud isotopique utilisé par l’auteur indique que, dans le domaine de la broderie, les points ne se font pas linéairement, et que, dans celui de la chirurgie, toute suture laisse des marques, des cicatrices lisibles. Cette mémoire écrite est un tatouage de l’Histoire. Elle ne peut pas être niée. Les Morelli, qui sont des héros ou des archéologues, sous une forme ou sous une autre, sont aussi des collectionneurs, comme Antonio, ou Astrel, persuadés que leurs ancêtres ont enfoui un trésor, prétexte à des fouilles archéologiques supposées livrer la réponse à la question des origines. De même que chaque héros de la famille Morelli trouve sa place dans la longue généalogie des héros de l’histoire haïtienne, on peut faire le parallèle entre les vestiges individuels et les traces de la mémoire collective. Astrel, persuadé que ses aïeuls ont enfoui un trésor, qui ne serait autre que la réponse sur les origines, prétexte des fouilles archéologiques sur le temple disparu d’Anacaona, « cette reine du pays Quisqueya que Christophe Colomb dans sa rapacité avait assassinée[17] ». Le viol d’Anacaona, mère symbolique de l’île, est redoublé par le viol de Noémie, la mère de Narcès. Un autre collectionneur de la famille, Nicholas, rapporte d’Europe une librairie afrocentriste. Par cet entrelacement multiculturel, cosmopolite, qui revendique le métissage et le brassage des cultures tout autant que la spécificité haïtienne, Émile Ollivier se fait passeur de récits, de mythes et de rumeurs, dans l’alchimie desquelles il fonde son écriture et grave son pays. Contrairement aux auteurs qui transportent une Haïti figée dans la nostalgie — nostalgie d’un pays toujours imaginé, reconstitué, débarrassé le plus possible de ses violences systémiques — et au contraire des auteurs qui emportent en eux une Haïti saccagée, hostile comme celle du Nègre crucifié de Gérard Étienne, Ollivier reconstitue un lieu habité dont il écrit la géographie selon la mémoire historique[18]. Passages s’ouvre d’ailleurs sur ce constat :

La moindre parcelle de terre peut être considérée comme un tertre magique où se sont réfugiés les mânes des ancêtres, figures des héros de l’Indépendance, mystères, loas et dieux de sang. Montagnes et mornes, rivières ou estuaires, sources et lacs, routes ou sentiers, cases et crânes sont habités par la mémoire[19].

Dans Les urnes scellées, le protagoniste du roman, Adrien Gorfoux, est archéologue de formation, archéologue passionné de culture africaine. Il s’est établi à Montréal « dans une agence qui fournissait assistance au tiers-monde[20] », mais la passion de l’archéologie le ramène au pays après 1986, avec sa femme Estelle, où il espère retrouver un trésor africain dont on dit qu’un mercenaire allemand l’aurait enfoui au début du siècle. Aucune fouille ne sera pourtant entreprise. Le trésor aura changé. Entre le début et la fin du récit, Adrien aura pris conscience de la permanence de son exil, un exil qui change de nature. D’exil nécessaire, il devient un exil choisi. Par ailleurs, il franchit le fossé de l’archéologie à la cartographie. En cours de route, il se transforme en détective, s’efforçant de reconstituer les raisons du meurtre d’un personnage, Sam Soliman. Le coiffeur, Zag, qui tient lieu de griot de la ville, en archiviste chevronné, reconstitue pour lui l’histoire de chacun des personnages de la fresque composée par les habitants dans la ville du retour. Le travail mémoriel se fait ici à travers la nécrologie, et la généalogie qui démêle les fils de la filiation légitime et illégitime, et qui délimite la communauté de rassembleurs qui entourent Adrien et lui font partager leur mémoire. Les divers métiers et activités qui tissent une communauté avec toute l’épaisseur et les dimensions relationnelles qui les constituent, les diverses passions des personnages, qu’ils soient férus de généalogie ou de biographie et de journaux intimes, sont tous liés à la mémoire, à la recherche d’un passé inaccessible, à l’origine incertaine, qui défie les accumulations. Toutes ces activités ont pour fonction de transmettre un savoir. Ce savoir se trouve rassemblé sous des formes diverses : documents lisibles, mais aussi savoir transmis oralement, contes, arbres généalogiques reconstitués, annales, pierres, masques, os. Ils comportent tous une dimension orale. La fiction chez Ollivier transporte cet héritage.

Ollivier met en scène des personnages qui, comme Milo dans l’autobiographie, sont passionnés de lecture et d’écriture. Il évoque aussi leur abandon de l’écrit pour l’oral et questionne même le désespoir qui peut résider dans l’acte d’écriture. Ainsi, dans Les urnes scellées, si Zag est le seul personnage à réciter une chronique, même très intime, des autres habitants, Reine, une des quatre soeurs Monsanto, est l’incarnation de la mémoire de la ville. Sam Soliman écrivait un livre d’histoire au moment où il a été assassiné par une « mafia macoutiste ». Le père de Carvalho Mercadieu, amoureux d’Ariane Monsanto, avait deux passions : « l’établissement d’arbres généalogiques et la culture des hibiscus[21] ». Carvalho lui-même est « [f]éru de biographies, de mémoires, d’annales et de journaux intimes[22] ». Reine, Zag et Léopold Seurat, un poète qui n’écrit plus depuis très longtemps, ont une mémoire orale. Ceux qui écrivent meurent dans le texte. Carvalho, historien pessimiste sur le destin de son pays, se débarrasse d’ailleurs de tous ses livres, mesurant leur impuissance face à la répétition de l’histoire et du destin familial.

Adrien Gorfoux choisit de retourner au Québec en sachant exactement ce qu’il n’y trouvera pas. Il sait aussi ce qu’il y trouvera : « Là-bas, il y a la flamme du foyer qui rougeoie joyeusement[23]. » Sa femme Estelle a décidé de rester. Elle juge le Québec froid, nombriliste et indifférent à l’altérité. Le livre s’achève-t-il sur un échec ? On pourrait y voir plusieurs échecs, puisqu’après tout, Adrien n’a mené aucune de ses entreprises jusqu’au bout (fouilles archéologiques, la solution du meurtre de Sam Soliman, la « halte » de son mariage avec Estelle, son retour). Il sait qu’il lui faudra du temps pour dénouer tous les fils et toutes les émotions liées au retour à Montréal, retour qui ne ressemble pas aux précédents : « À l’archéologue qui s’enfonce dans l’immémorial, il oppose le cartographe qui repère “ les lieux de passage, les lieux intermédiaires ”[24]. » Dans ces lieux qu’ont dessinés aussi Édouard Glissant et Gilles Deleuze[25], il devra trouver ses phares, ses amarres ou ses dérives. Si la réconciliation avec l’île n’a pas eu lieu, il lui reste cependant à inventer un nouvel espace où Haïti aurait sa place en dehors d’elle, sans que des passages d’une rive continentale à la rive natale soient exclus. Son indécidabilité ouvre de nouvelles possibilités, pour lui, pour Haïti aussi, pour de nouvelles appréhensions de l’itinérance.

L’exil est aussi présent dans Mille eaux, de façon indirecte mais plurielle. Par exemple, le souvenir d’un Allemand solitaire, assez riche, mais en proie à l’hostilité de la communauté au sortir des années de guerre et au début des années cinquante. C’est seulement depuis son lieu de déplacement que l’auteur s’attarde sur cet homme en s’interrogeant sur ses motivations. L’isolement de la communauté et de la langue maternelle le fait s’interroger rétrospectivement sur ce destin « en panne d’avenir ». Le souvenir frappant d’un Européen, qui ne pourrait vivre en Haïti que forcé par l’exil, évoque cependant diverses figures d’étrangers qui parsèment les romans d’Ollivier, qu’ils soient Italiens, Syriens, ou Allemands. L’exil est toujours lié à la mémoire et à la terre, car comment vivre sans ses morts ? Au sujet de l’Allemand dans Mille eaux, Ollivier écrit :

Aujourd’hui, je crois comprendre les souffrances de cet Allemand, ce désir de s’enfermer dans sa propre solitude, de flotter entre ciel et terre. Peut-être était-il attablé avec des milliers de morts ? Peut-être que le souvenir des siens absents lui suffisait[26].

Dans Passages, livre sur diverses formes d’exil, le souvenir qu’emporte Normand Malavy en fuyant Haïti est celui d’un enfant accompagnant sa mère à l’enterrement du père, un après-midi de novembre. Novembre est le mois de la mémoire des morts. C’est le moment aussi où l’automne se termine au Canada et fait table rase des dernières feuilles. Passages est l’histoire entrecroisée de plusieurs exilés, haïtiens mais aussi cubains. À travers la voix narrative de Régis, l’ami du protagoniste Normand, on écoute le récit d’une naufragée haïtienne qui a quitté son village avec ses amis. Les paroles de Brigitte sont entrecroisées avec le dialogue de deux femmes, Amparo, la maîtresse de Normand, et Leyda, sa femme. Cette partie du récit s’ouvre sur novembre, glacial, la période de l’abandon, l’automne mental. Dès le premier chapitre, qui se déroule à Port-à-l’Écu, Amédée Hosange, époux de Brigitte, a la vision d’une femme qui lui donne ce conseil :

L’existence est un arbre ; son feuillage, ses racines, les figures interchangeables d’une nouvelle donne. La chute des feuilles est triste, pourtant elle est souvent quête des humidités enfouies, annonce des feuilles à venir, envol. Le temps est arrivé d’abandonner la poussière du pays que tu traînes sous tes sandales[27].

Cette vision annonce la dernière image, celle de Leyda voulant balayer les feuilles de novembre, prête à recommencer sa vie. C’est l’oubli de Normand qui commence véritablement la séparation définitive. Novembre, c’est aussi, un an auparavant, le moment où les habitants de Port-à-l’Écu commencent à bâtir ce qui sera pour la majorité leur cercueil. Novembre ouvre également Mère-Solitude et Les urnes scellées. La mort du père décrite dans Mille eaux a lieu en juillet, mais elle est liée au mois de novembre où l’enfant voit son père pour la dernière fois. Est-ce un hommage au père qui est à l’origine du destin d’écrivain du fils, comme une promesse tenue depuis un lieu d’accueil où les morts sont encore plus absents ? L’image de l’enterrement du père est la dernière image de son pays emportée par Normand, c’est aussi la première qui ouvre Mille eaux. La mort colore l’écriture.

L’exil qui est vécu sur des modes différents selon les textes, est aussi une attente et une errance. Dès le début de Mille eaux, Ollivier se décrit comme l’enfant aux pieds poudrés. Il explique que les déménagements souvent fantastiques et soudains de sa mère lui ont donné le goût des départs. Même si chaque départ est aussi une rupture, une séparation. Le besoin de partir, dû à des raisons diverses, se retrouve chez les personnages qui sillonnent la planète, qu’ils marchent ou naviguent. La Caminante, le bateau qui transporte les réfugiés de Port-à-l’Écu, apporte l’espoir. Elle porte aussi la possibilité de la mémoire et de l’oubli. Ce besoin de partir, qui relève de la décision collective, de l’économie globale, du refus de l’oppression, n’est pas le même pour les habitants de Port-à-l’Écu que le besoin de fuir Montréal, éprouvé par Normand dans Passages. Qu’il s’agisse des marches quotidiennes de Normand dans un périmètre déterminé par lui, qui lui font traverser des quartiers cosmopolites peuplés d’immigrés pouvant partager leurs nostalgies respectives, ou le besoin de partir pour Miami, pour se rapprocher de l’île natale, la retrouver en microcosme, le déplacement est toujours au-delà. Il est ambivalent : tantôt il est perçu comme désirable, tantôt il signifie un arrachement douloureux qui laisse le voyageur échoué dans un entre-deux où il n’en finit pas d’arriver à force de vouloir retourner au pays natal. Mère-Solitude annonce Passages : « Que de tracas ! Que de passages difficiles à traverser ! Cent et une passes avant de trouver une véritable oasis[28] ! » Cette oasis, toujours temporaire, est préfigurée dès le premier roman. L’idée de retour demeure toujours à l’état de désir. Ollivier en donne un exemple avec le grand-père de Narcès, lui-même nostalgique d’un autre lieu, une Italie mythique, rêvée[29]. L’auteur nous rappelle ici que l’errance et la migrance pour fondatrices qu’elles soient ne peuvent empêcher que la séparation des origines n’est jamais complète. L’exil, ainsi prénommé « oasis » vers laquelle conduit « la rampe de lancement » ne peut dans le premier roman qu’être temporaire, « car c’est ici, sur la rocaille caraïbéenne qu’ils sont nés ; c’est ici que leur cordon ombilical a été enterré[30]. » Déjà aussi, le destin de Brigitte et de ses compagnons est préfiguré dans la fin de Mère-Solitude, car les « dinosaures, » « ce sont eux qui les poussent hors des eaux territoriales, sur de frêles esquifs et la mer vomira leurs cadavres nus sur les plages huppées de la Floride[31] ».

Dans Passages, l’île, reprenant l’image évoquée dans Mère-Solitude de « lieu propice à la dérive » devient « une île naviguant sur fond de mer[32] ». Comme dans un face-à-face, Normand Malavy se retrouve à Miami tourné vers l’île natale. À ce personnage, malade de son exil de trente ans qui lui est devenu une véritable prison, on peut opposer les interrogations d’Amédée, rapportées par son épouse, sur le départ : « Sa part de territoire, ne l’emporte-t-on pas partout avec soi[33] ? » Normand, comme une métaphore de l’île, dérive dans son exil à Montréal. Ce lieu, carrefour cosmopolite autant que le Port-au-Prince de sa jeunesse, est patiemment construit par Normand. Il traverse le monde des autres, avec des rues internationales où les immigrés peuvent échanger leurs nostalgies respectives où même les femmes ne guérissent pas pour très longtemps les plaies d’une mémoire hantée par l’île natale.

Comme pour mieux conjuguer le destin individuel et le destin collectif, trois ruptures ont lieu, enchevêtrées dans le roman : le départ de Port-à-l’Écu, le départ de Normand pour Miami et la rupture de l’histoire de la dictature duvaliériste en Haïti. Au temps « immobile » de l’hiver québécois correspondait jusque-là le temps « immobile » de l’histoire haïtienne[34]. La mémoire véhiculée par Normand et par Brigitte Kadmon, rescapée du naufrage qui a frappé le bateau sur lequel elle et ses compagnons fuyaient, dans l’ignorance de la chute imminente du régime, n’est pas la même. À la mémoire urbaine, nostalgique de Normand, répond la mémoire de l’intérieur du pays de Brigitte, enracinée dans les rites : mémoire des morts, allusion au « pays des sans chapeau », cérémonies destinées à apaiser Agoué pour s’assurer une bonne traversée. Le narrateur situe l’impasse de Normand :

Ceux qui avaient bien connu Normand Malavy, ceux qui l’avaient regardé vivre au fil des années, savaient qu’il se peaufinait au quotidien un univers qui devait irrémédiablement l’enclaver entre deux impossibilités : la chimérique résurgence du passé, puisqu’on ne peut repasser par sa vie, et l’oubli de ses racines qui souvent conduit à la folie[35].

Normand n’est pas dupe de lui-même. Un personnage déraciné, nomade, errant, peut afficher un existentialisme romantique. Pour Normand cependant, l’errance n’est qu’une construction. Miami, où Normand peut retrouver un microcosme haïtien, est ce lieu imaginaire de l’entre-deux, comme une île au-delà de l’île.

Dans Passages, chaque être est rongé de l’intérieur : Leyda parce qu’elle n’accepte pas la fin de son amour, Normand par la maladie, Amparo par l’inceste avunculaire, Brigitte par la découverte de la jalousie, le petit groupe de Port-à-l’Écu par l’espoir même, et jusqu’aux oiseaux qui « viennent agoniser sur les plages, atteints d’un mal mystérieux[36] ».

Dans ce roman, l’errance conduit-elle à autre chose qu’à des camps (internes ou d’internement) ? Combien de temps peut-on passer dans des « lieux intermédiaires » ? Leyda juge sans compassion l’entreprise archéologique ou plutôt muséologique de son mari. Ce qui semblait libérateur dans Mère-Solitude, parce que porteur d’invention dans l’acte même de ramener la mémoire collective au grand jour, comme une responsabilité, n’est plus ici qu’une complaisance. On en revient au narcissisme suggéré dans le premier roman : « Mon lac, c’est celui de la mémoire[37]. »

Passages, où Normand meurt avant de pouvoir réaliser son rêve de retourner en Haïti, alors que la fin du régime Duvalier lui aurait permis de confronter son pays imaginaire avec le pays réel, annonce le livre du retour, Les urnes scellées, de même que Mère-Solitude annonçait Passages. L’errance géographique ou historique qui travaille les romans n’est jamais théorique. Elle est ancrée dans la mémoire individuelle et collective, familiale et ancestrale. Les conditions qui propulsent le désir de partir sont toujours concrètes, qu’il s’agisse de l’exil politique, économique, ou le désir de fuir un quotidien devenu insupportable.

Ollivier, dans ses allers et retours mémoriels, entre le lieu de l’enfance et celui de l’exil, entre des moments historiques fondateurs, entre l’individu et la communauté, fouille et extrait, recrée, mais aussi transporte. À la fin de son récit autobiographique, il parle des livres comme de « bateaux. » L’image traduit bien l’idée d’itinérance qui habite son oeuvre, et qui véhicule non seulement la mémoire de son île natale et des lieux qu’il hante, mais aussi Haïti tout entière, cette « île naviguant sur fond de mer[38] ».