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À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les revendications de souveraineté se multiplient dans toutes les colonies françaises, incarnées par des mouvements nationalistes de plus en plus organisés et déterminés à conquérir, quel que soit le tribut à payer, la liberté politique. Mais la France minimise cet éveil avec, dans certaines colonies comme l’Algérie, la complicité des colons qui ne voudraient, en aucun cas, perdre leur prestige. Ainsi, pour sauvegarder leurs intérêts, les colons solliciteront avec un empressement délétère le soutien de la métropole pour mater la résistance de plus en plus menaçante d’une population indigène réduite à elle-même, fortement désabusée et spoliée de ses terres[1]. En Algérie surtout, à partir de 1940, la montée du nationalisme modifie considérablement les rapports avec les Français et engendre une grande révolution dans les esprits. La peur que l’on éprouvait à l’égard de ces Européens surestimés se dissipe rapidement depuis l’effondrement du « tout-puissant empire colonial français » face à l’Allemagne nazie, pour céder la place au mépris et même à la haine. La conviction que l’on pourrait aussi vaincre la France fait fortune, d’autant plus que la Grande France dut son salut à l’importante activité des tirailleurs sénégalais et algériens. Marc Michel soupçonne d’ailleurs que la France en était venue à douter de sa capacité à se défendre seule sans les troupes noires devenues ses alliées les plus sûres[2]. Et le Général de Gaulle ne cache pas, dans sa bataille pour la France Libre, la nécessité d’une plus grande implication des colonies au chevet de la Mère-Patrie en danger :

Si nous voulons représenter dignement les intérêts de notre pays, tant vis-à-vis de nos alliés qu’à l’égard des Français de France, et de l’étranger qui suivent notre action, il est d’une extrême importance que le siège du gouvernement français qui continue soit situé sur terre française. Nous ne saurions, bien sûr, nous installer aux antipodes, car nous devons rester au centre du combat et il faut, par ailleurs, que le gouvernement soit dans une ville qui, par ses dimensions et par son renom, attire inéluctablement la cristallisation de ce qui est et demeure français… C’est pourquoi j’ai décidé, et des renseignements que j’ai me montrent que cela est possible, d’aller établir à Dakar la capitale de l’empire en guerre[3].

Des négociations sont alors menées pour rallier les colonies à la cause de la métropole[4], entraînant le ralliement de l’Afrique Équatoriale, suivi par les autres pays. Un point essentiel, dans cette campagne de ralliement à la France Libre, reste la mobilisation des tirailleurs notamment algériens — les célèbres Spahis — dont l’expérience du terrain sera d’une grande utilité dans les opérations engagées contre les forces allemandes et italiennes dans la guerre du désert. L’intense coopération voulue par la France Libre avec ses colonies est alors symbolisée par une affiche représentant trois visages (un Arabe, un Noir et un Asiatique) avec comme légende : « Trois Couleurs, un Drapeau, un Empire[5] ». Comme monnaie d’échange, la Mère-Patrie libérée devrait, à son tour, libérer ses colonies-alliées de sa tutelle. Paradoxalement, en Algérie, la glorieuse victoire de la France va marquer le début d’une autre guerre : celle de la France contre la France d’outre-mer. Alors que les « glorieux tirailleurs algériens qui, de l’Italie au Rhin, se sont illustrés dans cent combats, accumulant les faits d’armes et les citations, rentrent maintenant au pays dans l’euphorie de la victoire », une surprise les attend : des massacres ont eu lieu le 8 mai à Sétif entre Algériens et Européens. La gravité de la réalité va entraîner ce que Lalloui appelle une double rupture dont découlera, plus tard, le brasier de la guerre d’Algérie :

Cette France républicaine qui, pendant la tourmente ne fut défendue que par une minorité de résistants, cette France libérée allait refuser aux peuples coloniaux leur part de liberté gagnée sur les champs de bataille d’Italie, de Corse, de Provence, d’Alsace. Rupture également avec les Français d’Algérie qui, dans leur majorité, toutes tendances confondues, ne surent pas prendre la juste mesure des revendications nationales de l’époque. La France glorieuse, la France victorieuse allait dans un bain de sang effacer toutes les revendications proclamées par un parti légal : les Amis du Manifeste de Ferhat Abbas[6].

En cette date anniversaire de la victoire des alliés sur les forces nazies, les partisans de l’Algérie algérienne voudraient manifester pour rappeler à la France, devant la communauté internationale, ses promesses de liberté et d’indépendance comme récompense à l’effort de guerre. C’est surtout dans le Constantinois que l’option indépendantiste se fait plus radicale. Le chef de file Messali Hadj est arrêté et déporté à Brazzaville, ce qui déclenche le 1er mai des soulèvements soutenus par les Amis du Manifeste de la Liberté. Ces soulèvements gagnent tout le Constantinois ainsi que la Kabylie et Saida[7] . C’est l’événement déclencheur des massacres du 8 mai 1948 qui vont marquer un tournant décisif dans la naissance de la nation algérienne, car tous les indices sont réunis pour ce qui sera plus tard la Guerre d’Algérie. Ainsi, Lalloui écrit :

Si la liste de la centaine de victimes européennes de l’émeute fut établie dès 1945, la polémique sur le nombre de tués algériens subsiste encore. Quoiqu’il en soit, le bilan de la répression fut terrible et disproportionné avec le déclenchement de cette journée, si dans l’horreur le terme de proportion existe. En Algérie, cette date reste un symbole douloureux qui a nourri les générations de militants nationalistes qui prendront les armes neuf années plus tard et déclencheront l’insurrection du premier novembre 1954[8].

L’explosion est aussi favorisée par le trafic intense d’armes depuis le débarquement des alliés, la Conférence de Brazzaville en 1944, etc. Le 1er novembre 1954, le Comité Révolutionnaire de l’Unité Algérienne (C.R.U.A.) déclenche la rébellion armée, les colons veulent en minimiser la portée en sollicitant de la métropole peu informée de la réalité algérienne[9] un renfort qui vient mater rapidement les « bandits » et restaurer l’ordre. Le refus d’une politique nouvelle à l’égard du nationalisme algérien entraîne la France dans une guerre qui va s’enliser et qui connaîtra toutes les formes d’atrocités et de mutilations de la vérité, avant d’aboutir à l’indépendance du pays le 3 juillet 1962.

Les littératures en guerre

Mais par-delà l’indépendance, la Guerre d’Algérie s’est prolongée sur un autre front : celui de l’information et de la réécriture de l’histoire. La France, et ce depuis le début de la conquête de l’Algérie en 1830, n’a jamais voulu admettre avoir commis des crimes dans ses colonies, comme si tout s’était passé pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et pourtant, les horreurs existent dans l’histoire coloniale qui couvrent la mémoire des colonies de sombres souvenirs de massacres, que ce soit du côté des Allemands avec les Hereros[10] entre 1904 et 1908 ou des Français avec les Algériens. Ainsi, dès 1852, Victor Hugo dénonce les crimes commis par son peuple en Algérie, comme le rappelle Ignacio Ramonet dans sa présentation générale de Polémiques sur l’histoire coloniale. En effet, l’auteur de Choses vues écrit :

Dans les prises d’assaut, dans les razzias, il n’était pas rare de voir les soldats jeter par les fenêtres des enfants que d’autres soldats en bas recevaient sur la pointe des baïonnettes. Ils arrachaient des boucles d’oreilles aux femmes et les oreilles avec, ils leur coupaient les doigts des pieds et des mains pour prendre leurs anneaux[11].

Néanmoins, la violence tendancielle du colonialisme est soigneusement camouflée dans une espèce de « secret d’État » qui irrite, en ce qui concerne la guerre d’Algérie, aussi bien les Français que les Algériens car, c’est un fait établi, la France se rétracte dans le rejet de cette phase de son histoire en euphémisant les reproches de massacres et de tortures avec la complicité de certaines voix universellement connues comme le journaliste et écrivain Alexis Tocqueville[12]. En somme, toute une propagande manichéiste est mise en oeuvre pour faire croire à une « guerre propre » qui oppose les méchants aux justes.

Aujourd’hui, le miroir algérien, semble-t-il, continue de gêner la conscience française et pour cause. « 1954-2001 : depuis quarante-quatre ans, de Guy Mollet à M. Lionel Jospin, la France officielle vit dans la culture du mensonge[13] », écrit Maurice T. Maschino pour décrire l’attitude de dérobade entretenue au fil du temps face à l’histoire. Le rejet de la mémoire de la guerre dans la conscience française s’explique par la barbarie, l’indécence du viol et des pratiques dégradantes que la France républicaine, championne des Droits de l’homme, cherche à purger pour la sauvegarde de son prestige[14]. Dans tous les cas, chaque partie cherche, par l’arme du silence, de la surenchère, de la mythification et de la réécriture de l’histoire, à démoniser l’autre pour se présenter comme saint d’une guerre reconfigurée dans une perspective manichéenne : les justes contre les mauvais.

Sur le plan littéraire cependant, la guerre aura servi de matière à un grand nombre d’écrivains tels Mouloud Mammeri (L’opium et le bâton, 1965 ; La traversée, 1982), Assia Djebar (Les enfants du nouveau monde, 1962 ; Lesalouettes naïves, 1967), Mohammed Dib (Qui se souvient de la mer, 1962 ; La danse du roi, 1968, etc.), Nabile Farès (Yahia, pas de chance, 1970 ; Le chant d’Akli, 1971), Jean Sénac (Le soleil sous les armes, 1957 ; Matinale de mon peuple, 1961…), etc. Ils voulaient tous offrir un témoignage sur la guerre, en dire le malaise en révélant les souffrances, les interrogations et les angoisses du peuple algérien pendant et après ces événements ou simplement en dire l’absurdité et l’horreur. Le langage littéraire, dans ces diverses oeuvres, cherche à extirper l’événementiel des contextualisations politiques et des rhétoriques idéologisantes. Mais il reste évident qu’il peut être un terrain d’affrontements entre les différents affects et le réel, entre les instances de « fabrique d’une mémoire sélective » et la conscience de l’histoire. Car, devant la réalité de la guerre et les dispositifs de remodelage de l’information[15], l’écrivain algérien d’Algérie ou de France peut être amené à réinvestir l’histoire, à faire le bilan de ses blessures intérieures / extérieures et des interrogations sur les motifs et les conséquences de cette guerre qui est loin d’avoir dit son dernier mot. Son écriture peut être, de ce fait, un lieu de controverses parce que, autant pour l’Algérie que pour la France, la longue guerre n’a pas éteint ses brasiers avec l’arrêt des hostilités. Des deux côtés, il y a eu des morts, des disparus, des blessés, des mutilés, mais chacun continue de chercher, dans l’horreur, un honneur. La plus longue guerre reste alors celle du rétablissement des vérités historiques qui dépassent, de loin, les prérogatives de l’imaginaire littéraire plus enclin à la réinvention du référentiel. Elle est essentiellement un « conflit de mémoires » et d’interprétations. L’après-guerre d’Algérie semble déclencher fiévreusement une autre guerre qui est celle d’une « fabrique de consentement[16]  », pour reprendre une expression de Noam Chomsky, et dont le principal enjeu, sur le plan littéraire, est la difficile et impossible réécriture objectivisante de l’histoire dans laquelle revient, d’une manière ou d’une autre, la conscience de victime, de bourreau, de complice, de révolté, etc. La nécessité s’impose, par-delà le « devoir de mémoire », très en vogue, comme nécessité de réhabiliter et de recycler la mémoire du passé, d’opter pour un « devoir de vérité » comme seule manière véritable d’empêcher des amnésies volontaires d’occulter l’histoire. Mais quelle est cette mémoire ? Dans l’éditorial du n° 302 du mois d’octobre 2001 intitulé « Torture et mémoire française », LeMonde affirme, en se référant aux différents échos de la presse française dans les périodes fastes de la guerre, qu’il n’y a pas une mémoire commune de l’histoire de la Guerre qui ne soit affective, assujettie à une certaine identité idéologiquement façonnée par les intérêts sociopolitiques en jeu :

La mémoire des appelés n’est pas celle des militaires de carrière, celle des Français d’Algérie n’est pas celle des Français de métropole ni celle des harkis ou de leurs enfants. C’est en regardant la vérité en face qu’on parviendra peut-être à construire une mémoire commune[17].

Reste sans doute à colmater les différentes subjectivités pour aboutir à cette mémoire de consensus dans laquelle chaque partie trouverait sa vérité, une légitimation de sa représentation du passé. Or, toute mémoire collective n’est-elle pas, avant tout, un effort de réponses aux questions que l’histoire (im)pose ? Dans l’imaginaire littéraire de la guerre, il est certain que des souvenirs de l’horreur restent toujours, quel que soit le temps, même si, comme le recommandait en son temps Stendhal[18], il ne faut écrire la guerre que lorsque les brasiers se sont éteints. Chacun écrit sa guerre, car porter au régime du fictionnel la guerre ou le génocide est en soi une entreprise délicate, d’autant plus que, même partiellement évoqué, le sujet ravive tout un passé et de rudes contentieux sociopolitiques diversement vécus ou interprétés. De son côté, la France en a fait un sujet tabou[19], tandis que de l’autre côté, l’Algérie en fait une épopée à la gloire des combattants de la liberté. Dans une telle situation où, plus que la guerre, c’est l’honneur national qui est en jeu, il est difficile de parler d’une oeuvre ou d’un auteur de la guerre en termes de pertinence et d’objectivité. Autrement dit, qu’il s’inscrive au régime du fictionnel ou du référentiel, tout écrit sur la guerre d’Algérie est une prise de position qui peut ou veut provoquer des réactions dans l’un ou dans l’autre camp. Cela pourrait expliquer le fait qu’en ce qui a trait à l’institution littéraire, il existe une marginalisation, voire une conspiration du silence autour de certains auteurs dont l’oeuvre s’opposerait aux tartufferies de l’histoire par l’offensive d’un contre-discours. Car toute la problématique de l’imaginaire littéraire de la guerre est de savoir à quelle mémoire de quel événementiel se conformer pour éviter l’écueil des subjectivisations idéologiques de l’histoire. Délicate démarche surtout lorsque, comme Azzédine Bounemeur, l’on choisit de construire tout un projet littéraire dans une abréaction de l’histoire du colonisateur et dans un souci presque obsessionnel d’élucidation et de vérité. Avec cinq oeuvres consacrées à la guerre depuis 1982, Azzédine Bounemeur, ancien membre du F.N.L. né dans le Constantinois en 1945, s’est définitivement construit un mythe de pontife algérien de la guerre, même si la plupart des anthologies ou études sur la littérature algérienne, surtout produites en France, ne le mentionnent que laconiquement si elles ne s’en passent.

Les « bandits », ces héros nationaux…

Le coup d’État du 19 juin 1965 porte au pouvoir en Algérie un régime militaire dont le projet de gouvernement se structure autour du mot d’ordre de l’authenticité. La réforme agraire lancée avec faste à partir des années 70 est doublée d’un dynamisme nouveau dans la production littéraire avec la création, par le ministère de l’Information et de la Culture, de la revue Promesses (1969-1974) et d’une maison d’édition qui sera plus tard l’Entreprise Nationale du Livre (ENAL). Dans le cadre de ce projet d’algérisation et de réhabilitation de l’histoire, des concours littéraires invitent à revisiter la guerre de libération, à en récrire l’histoire sans le regard du colonisateur. Charles Bonn reproche à cette littérature de l’authenticité des maladresses du point de vue de l’écriture[20]  et une certaine surdose (négative ?) de l’élan nationaliste. Pour le critique, ces romans de la Guerre n’ont pas suscité l’intérêt du public algérien, lassé d’une littérature nationale largement encline aux sempiternelles images de la campagne et au ressassement épique de la guerre d’indépendance[21]. Néanmoins, la mobilisation politique autour de la mémoire commémorative de la guerre, même dominée par une partialité nationaliste — dans cette littérature « le peuple était nécessairement uni contre le méchant colon, derrière les valeureux héros de la Révolution[22] » — a donné naissance à un « écrivain de la guerre » dont les oeuvres ont de quoi retenir l’attention.

L’année 1982 a révélé au public un romancier, agriculteur inconnu du milieu des lettres algéroises, lauréat du Premier Prix du 20e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie avec un roman intitulé LesBandits de l’Atlas. Édité l’année suivante à Paris chez Gallimard, l’oeuvre n’ébranle pas outre mesure l’univers des lettres franco-algériennes, malgré son ambition d’être un éclairage sur le contexte générateur de la guerre et un témoignage sur l’héroïsme des combattants du F.N.L dans la conquête de l’indépendance algérienne. Le ton est à l’apologie de cette guerre dont, en France, on ne veut pas entendre parler. Les bandits de l’Atlas marque le début d’une carrière littéraire féconde dans laquelle Azzédine Bounemeur essaie de reconstituer le puzzle de l’histoire de l’Algérie de l’époque cruciale de la colonisation à l’organisation des mouvements nationalistes de libération. Le récit met en relief la terreur du pouvoir colonial incarné par les colons et de leurs relais locaux que sont les caïds.

Un douar dans le Constantinois, une famille de paysans démunis, des hordes de « bandits » constitués de paysans spoliés de leurs terres, un Caïd sans scrupules et sans coeur relais de l’administration coloniale, un espace d’angoisse, etc., tels sont les éléments constitutifs de ce récit qui totalise tous les indices d’une véritable épopée. Dans cette Algérie des profondeurs que peint Bounemeur, la misère est telle que la vie, chaque jour, devient un défi à relever avec surtout la terreur des « bandits » qui enlèvent les troupeaux, seule source de revenus des paysans spoliés de leurs terres par les colons et un tyran de caïd. Soutenue par les gendarmes de l’administration coloniale française, la bande du Caïd lance une terrible offensive contre les bandits, offensive au terme de laquelle seul le jeune Hassan, dont le père avait été tué par les bandits — sa mère et son frère sont morts dans un incendie punitif commandité par le caïd — survit par miracle. Poussé par l’indignation et la haine, Hassan réussit le pari de relever le défi de venger ses parents et de délivrer le douar en abattant à bout portant le Caïd.

L’histoire de Hassan se présente comme la guerre de l’opprimé que rien n’arrête dans sa quête de la liberté parce que n’ayant plus rien à perdre. La mort du Caïd et des gendarmes dans Les bandits de l’Atlas accentue le spectre de la violence et annonce les affrontements entre colons et maquisards. Ceux que le romancier appelle les « bandits », ce sont les combattants de la liberté — même si leurs comportements envers les autres paysans dont ils volent le bétail déteint sur cet honneur — repliés dans les maquis pour des guérillas contre l’autorité coloniale. De plus en plus acculés à la misère, c’est avec une réelle indignation que les paysans regardent « les domaines des colons qui s’étendent à perte de vue[23] ».

Mais la révolte solitaire contre une injustice institutionnalisée nécessite courage et conviction, qualités qui font la force de l’opprimé tel que l’illustre le deuxième roman de Bounemeur, Les lions de la nuit (1985), dont la trame est un dévoilement du méticuleux travail d’organisation entrepris par un groupe d’hommes en préparation à la guerre. Des groupes de maquisards se multiplient avec pour mission de mettre sur pied une structure paramilitaire et de préparer moralement les populations des oueds en vue d’une attaque décisive contre la force répressive des colons soutenus par la métropole. Le travail de préparation est mené dans la discrétion la plus totale avec une rhétorique de la persuasion et de la responsabilisation :

Nous n’avons pas d’armée. Nous n’avons pas de généraux. Sans général, qui dirigera la guerre ? Qui établira les plans de bataille ? L’ennemi, lui, a tout. Il a des cuirassées. Il a des avions. Son empire s’étend sur le monde entier. Ce n’est pas avec les poux qu’on chassera la France.

[…] Quant à nous, il nous faut compter uniquement sur nous-mêmes, nous organiser en petits groupes de guérilla, trouver des armes, isoler et éliminer les traîtres, faire confiance au peuple[24].

Pour donner un sens politique à la guerre et mobiliser les Fellahs pour l’ultime offensive, les responsables comme Si Salah prêchent pour la « patrie », dont l’intérêt doit primer sur toute autre préoccupation. La libération des terres des mains des colons usurpateurs est un but primordial qui motive la détermination des paysans pour une guerre présentée comme une délivrance nationale. Tout ce travail secret de recrutement et d’organisation des différents foyers de combats sur toute l’étendue du territoire algérien devra créer un effet de surprise et entraîner l’ennemi dans des guets-apens contre lesquels sa supériorité matérielle ne pourra rien. « Ce qui est intéressant, c’est la peinture du travail de fourmi pour construire un réseau efficace dans le monde paysan », reconnaît Christiane Chaulet-Achour[25] qui ne manque pas de relever la nature bien subjective de la vision que propose Bounemeur du déclenchement de la guerre. L’organisation s’étend à l’extérieur de l’Algérie, notamment au Maroc où des ramifications sont créées pour pourvoir les fronts en armes. C’est cette structure qui débouche sur la « flambée de violence en Algérie le jour de la Toussaint » le 1er novembre 1954, événement que Bounemeur qualifie de « Miracle de la Nuit du Destin[26] », car c’est le début de la libération de l’Algérie. Le point de non-retour est atteint, la guerre latente depuis les événements du 8 mai 1945 prend une ampleur considérable avec le quadrillage des bourgs par l’armée française. Moment tragique que Bounemeur peint avec un réalisme pointu qui ne veut rien laisser dans l’ombre dans son troisième roman au titre évocateur : L’Atlas en feu (1987). On y découvre la détermination, la hargne et la cruauté, mais aussi les clivages sur les fronts de combat, chaque partie voulant en finir avec l’autre :

Quarante-cinq points stratégiques et centres urbains attaqués. Soixante-seize Européens tués ou blessés. Douze mille Algériens massacrés. Quelques jours plus tard, ce fut le rappel sous les drapeaux des classes mobilisées. La guerre avait commencé[27].

Les stratégies d’une écriture en guerre

L’écriture d’Azzédine Bounemeur est essentiellement un acte de contre-discours dont la stratégie, au moins à titre d’hypothèse, reposerait sur une volonté manifeste de destruction de l’appareil idéologique de l’après-guerre qui continue, selon lui, de prendre l’histoire en otage. Écrire est chez lui une vigoureuse manière de partir en guerre contre les idées reçues, les pensées de masse et le schématisme sémantique des concepts. L’adoption du substantif de « bandits » dans la formulation du titre de son premier roman énonce déjà une prise de position dans une guerre de concepts qui perdure. Pour les autorités françaises, et particulièrement pour le gouverneur général Jacques Soustelle[28], la stratégie adoptée dès le début de la guerre est de minimiser le mouvement insurrectionnel rhétoriquement réduit à l’oeuvre isolée de quelques « bandits », véritables « hors-la-loi » aveuglés par le fanatisme religieux. Mais au même moment, les représailles sont des plus violentes. Attitude qui, selon Jacques Simon, est porteuse d’une contradiction de taille :

Comment prétendre qu’il ne s’agissait que d’une flambée terroriste due à quelques bandits fanatiques, et entamer une répression qui ne s’abattait pas seulement sur les « bandits » mais aussi sur l’ensemble de la population, comme, par exemple, les contrôles, perquisitions, camps de regroupements ?…[29] 

Les termes de « bandits » et de « hors-la-loi » sont l’arme utilisée pour camoufler, aux yeux de l’opinion française et de la communauté internationale, les vrais enjeux du nationalisme algérien pourtant conduit par des structures politiques bien organisées. Le Français Robert Barrat, alors journaliste à France-Observateur — dont les témoignages sur la guerre : Les maquis de la liberté parus en 1987 viennent d’être réédités sous le titre Un journaliste au coeur de la guerre d’Algérie (1954-1962)[30] —, qui a pu se rendre dans les maquis pour rencontrer des dirigeants du F.N.L. dénoncera la campagne d’intoxication menée par les autorités de son pays pour se dispenser de voir la réalité en face. Son reportage publié dans France-Observateur du 15 septembre 1955 sous le titre provocateur de « Un journaliste français chez les “ Hors-la-loi ” algériens » défraie la chronique et lui vaut la prison[31]. Robert Barrat avait, dans son article, dévoilé les stratégies de la guerre des coulisses qui est celle de la désinformation et de l’intoxication : « Ce serait tromper l’opinion française que de laisser croire qu’il n’y a que du banditisme en Algérie. Il y a aussi et surtout dans les maquis des hommes qu’anime une revendication politique[32]. » Le mot « bandits » connaît une grande fortune dans le champ sémantique de la guerre d’Algérie ; il mobilise, en tout cas, tous les enjeux d’une guerre médiatique et lexicale qui devrait légitimer les préjugés dogmatiques par lesquels la France voudrait, d’une part, saper le moral des nationalistes et, d’autre part, s’attirer la sympathie du peuple français dans ses massacres des Fellah et des Fellaghas. Le vrai enjeu de la guerre, qui a encore cours aujourd’hui, c’est justement les informations tronquées à coups de concepts pour subvertir la réalité. Du côté des maquisards, l’arme de la subversion est aussi rapidement entrée en jeu. Le Général Jacquin publie un guide en sept points élaboré par le F.N.L. pour orienter les informations qui devraient être publiées sur le fond de la guerre. Il s’agit de montrer en quoi et comment les méfaits de la France dépassent en barbarie le nazisme[33]. C’est donc à raison que Bounemeur recourt au terme de « bandits » pour créer un effet d’antilogie. Les « bandits » des maquis sont de valeureux combattants, d’honorables citoyens confinés au désespoir et qui, devant les ressources discriminantes des colons, luttent pour leur dignité et leur honneur.

Cependant, si les trois premiers romans retracent les chemins difficiles qui ont mené à la guerre, c’est dans les deux derniers, Cette guerre qui ne dit pas son nom (1993) et La pacification (1999), que Bounemeur aborde la guerre du point de vue de l’horreur en mettant en saillie des scènes de massacres, d’injustice et d’atrocités commises sur les champs de batailles des deux côtés des belligérants. Les deux oeuvres n’ont pas un statut bien défini, car elles oscillent entre récits, chroniques et témoignages historiques dans un excessif souci de réalisme qui donne libre cours à des excès pulsionnels, caractéristiques d’une écriture apologétique. Toute l’attention est focalisée sur des exécutions sommaires de paysans par les soldats français ou de tous ceux qui sont soupçonnés de servir la cause de l’ennemi dans le rang des maquisards, sur les effroyables bombardements des cibles civiles, etc. La fresque guerrière de Bounemeur dans les deux oeuvres est un film violent qui déplie une situation de folie et de déchaînement de barbarie où le grand opérateur est la violence fortuite. Cette guerre qui ne dit pas son nom joue invariablement sur les propriétés incisives du regard naïf d’un enfant-narrateur confronté à une violence dont il ne comprend ni les causes ni les objectifs. Son regard d’enfant thématise la sauvagerie de la guerre et remet sur le tapis toute l’épistémologie de la guerre où la vie ne vaut plus rien, la dignité encore moins, sous la fulgurance de l’instinct animal de l’être. Que ce soit avec Hassane, l’enfant précoce des Bandits de l’Atlas ou avec le principal protagoniste de Cette guerre qui ne dit pas son nom, ou encore avec tous ces autres enfants qui périssent sous la pluie des bombes, c’est toute la perversité et le pouvoir rédhibitoire de la guerre qui sont mis en cause, mais essentiellement du côté des Français, tant dans l’assaut des djebels que dans les opérations de ratissage et de pacification qui prennent l’allure d’une partie d’extermination des populations. En somme, dans la difficile traque d’une guérilla qui multiplie et modifie sans cesse ses stratégies d’attaque, l’ennemi se livre à des arrestations de masse, des punitions collectives dans le but de pousser les paysans à dénoncer les « bandits ». La sensibilité du lecteur, surtout avec La Pacification, est mise à rude épreuve avec les effets dévastateurs des bombes au phosphore, du napalm, et surtout de la torture — ultime arme d’humiliation et de chosification — qui conduit à la folie ou au suicide. Les jeunes officiers français humiliés dans les rizières du Viet-Nam, pour prouver qu’ils sont capables de gagner une guerre, « voulaient leur revanche, seul moyen de guérir et d’oublier le cauchemar dans lequel leurs ennemis les avaient plongés[34]. » L’acharnement militaire est visiblement de nature cathartique. L’allusion à l’histoire est d’importance, et permet à Azzédine Bounemeur, le long de son oeuvre, de tresser avec plus ou moins de rigueur les relations entre la France et l’Algérie, entre les Français et leur douloureux passé de la guerre d’Indochine, autant d’indices qui légitiment suffisamment la hargne avec laquelle chaque partie entend (re)conquérir son autorité et légitimer sa vérité.

L’épreuve indochinoise a permis à la France de revisiter ses stratégies, de s’investir à fond dans la guerre et la contre-révolution et de ne pas chercher obstinément à voir dans les mouvements nationalistes la main secrète du communisme, ennemi international. Les mutations suscitées par l’échec dans les rizières de Diên Biên Phû s’inscrivent essentiellement dans une guerre psychologique qui prépare l’opinion française à prendre le parti de son armée et à voir dans le nationalisme algérien le noyau d’un potentiel « axe du mal ». Bounemeur exhume ainsi, par son recours à l’histoire, l’idéologie sous-jacente de repêchage qui est à l’origine de la violence inouïe qui caractérise les opérations de ratissage entreprises par les soldats français qui n’entendent plus se laisser faire par quelques fellaghas sans grande formation militaire et sans véritables logistiques de guerre. Les parachutistes et les cadres des 10e et 25e Divisions Parachutistes que Bounemeur met en scène dans ses deux derniers romans semblent être mus par l’implacable logique de la rage de vaincre que Paul-Marie de la Gorce définit en ces termes : « Cette guerre révolutionnaire qu’elle a perdue en Indochine, l’armée veut la gagner en Algérie. » Il conclut d’ailleurs :

Les pouvoirs spéciaux accordés au gouvernement pour mener la guerre d’Algérie avaient, en pratique, été transmis à l’armée. Rien ne permet de mesurer de façon précise les responsabilités militaires dans les actes blâmables commis en Algérie. Leur réalité est incontestable. L’attitude prise, individuellement, par chaque officier a été décisive. C’était une question d’homme, et non de recrutement, par chaque officier ou de spécialité. Les violences policières ou des exécutions de prisonniers dépendaient des missions confiées aux unités et non de leur appartenance à la légion étrangère, aux divisions parachutistes ou aux régiments métropolitains[35].

L’écriture cherche à mettre un accent particulier sur la désinvolture et le cynisme avec lesquels les responsables militaires autorisent et encouragent la barbarie des hommes de troupe : « Vous pouvez mieux les surveiller, fit [l’adjudant] à l’adresse des soldats, et s’il vous vient l’envie… allez-y, ne vous gênez pas. Puis il éclata de rire[36]. » Dans une autre scène, c’est avec des compliments que l’adjudant du « 3e régiment RPIMA » salue un soldat de son détachement qui vient d’exécuter froidement, après l’avoir horriblement torturé, un paysan sans armes[37].

Les deux derniers romans, essentiellement focalisés sur les temps forts de la guerre, participent de la campagne de réhabilitation de la mémoire de la guerre dont la mobilisation, à partir des années 90, se fait de plus en plus prégnante. Avec La pacification, publié en pleine lutte pour la vérité sur les massacres de l’armée française en Algérie — le 31 juillet 1968, le Parlement français a adopté une loi portant sur l’amnistie de l’ensemble des crimes commis pendant la guerre d’Algérie —, Bounemeur se propose de dresser un bilan définitif des « crimes » commis au nom de la guerre. Le récit est émaillé de scènes d’une insupportable crudité :

Les fuyards étaient tirés à vue comme des lapins et les fellahs capturés emmenés au camp. Ceux qui résistaient à l’interrogatoire étaient soumis à la question. Les manches de pioches s’abattaient sur leurs têtes, sur leurs dos, sur leurs côtes. Leurs mains étaient clouées à la broche sur des madriers comme de vulgaires planches pendant que les questions fusaient, hurlantes, répétitives et lancinantes.

[…] Les puits de mines désaffectés sur l’autre versant de l’oued, au Roc des Pigeons, où le portrait de César avait été taillé en médaillon dans la masse des rochers quand les Légions Romaines avaient ouvert cette passe, servaient de geôles à plus de quarante, cinquante ou soixante mètres de profondeur. Les prisonniers étaient descendus au bout d’une corde que chacun d’eux devait lui-même détacher de son corps. Là, ils vivaient au milieu de leurs excréments et de ceux de leurs prédécesseurs pendant un minimum de vingt et un jours, recevant leur ration quotidienne d’un quart de pain et d’un quart d’eau, subissant le supplice de la goutte qui, au fil des jours, leur donnait l’impression de pénétrer toujours plus profondément, jusqu’à atteindre leur cerveau. Ils hurlaient, hurlaient mais personne ne les entendait. Leurs geôliers savaient qu’ils étaient en vie quand leur nourriture était retirée du panier. Rares furent ceux qui survécurent à ce supplice. Ceux qui s’en sortirent avaient perdu la raison, pour un temps ou pour toujours. L’humidité dans laquelle ils avaient baigné dans ces puits de la mort avait fini par ronger leurs os qui s’étaient complètement déformés tandis que leurs articulations enflaient. Leur regard était vitreux et leur teint verdâtre[38].

Déjà, dans la préface de L’Atlas en feu, Bounemeur fonde le lien de proximité entre son écriture et la guerre en termes de révolte contre une certaine sclérose de la mémoire de l’histoire. Il estime qu’il y a une conspiration du silence qui vise à reléguer dans l’oubli ce qui « fut pourtant une véritable guerre, maillon d’une grande chaîne dans la stratégie géopolitique mondiale[39] ». Non que l’on n’écrive pas sur le sujet, mais parce que la plupart des oeuvres qui lui sont consacrées et dont la France est le lieu de production et de légitimation par excellence sont construites « sur un tissu de mensonges ou d’à-peu-près glanés ici et là, d’autres, sortes de matamores très impliqués, n’ont fait que confirmer ce qu’ils avaient été pendant cette guerre et n’ont écrit que pour se justifier et justifier leur conduite[40] ». Dans une préface incisive où il se présente comme l’infaillible diseur de vérité, il définit clairement les orientations de son écriture qui se veut fondamentalement l’absolue version d’un témoin et d’un acteur de la guerre qui « espère apporter quelques réponses aux questions qui troublent ou hantent beaucoup de gens qui furent mêlés de près ou de loin à cette guerre[41] ». Il dénonce une certaine littérature de la guerre parmi quelques « simples troufions [qui] ont décrit on ne peut mieux leurs états d’âme et leurs angoisses dans des lettres pathétiques à leurs parents et amis », sans faire état de l’âme de l’Algérie « traumatisée, déchiquetée, ravagée et même écartelée[42] ». Le discours préfaciel et le paratexte parachèvent ainsi l’entreprise de légitimation et d’authentification de la narration fictionnelle.

L’oeuvre de Bounemeur pose plus de questions qu’elle n’en résout. Bien qu’elle relève du fictionnel, elle sollicite plusieurs registres tels l’éthique, l’affectif, le référentiel et l’historique, qui l’inscrivent définitivement dans cette subjectivité que l’auteur reproche, avec véhémence, à la plupart des auteurs qui ont écrit sur la guerre d’Algérie. Bounemeur a choisi de produire une écriture de solidarité et de sympathie qui fait l’apologie de l’armée de libération dont il nous apprend qu’il a été membre dès le bas âge[43], d’où la tendance à la passion et au parti pris de l’histoire — terrain de toutes les opportunités et de toutes les querelles. Le projet de reconstitution de l’histoire de la guerre devrait, en définitive, conduire à lire les oeuvres de Bounemeur comme un témoignage et non comme une prétention à l’imagination littéraire dont le lecteur attend qu’elle accroche l’émotion et la rêverie et qu’elle supplée à l’impossible vérité, surtout lorsque l’on choisit d’écrire sur la guerre, terrain délicat où la frontière entre héros et bourreaux n’est jamais clairement définie…