Débat

Jenny, Laurent, La fin de l’intériorité. Théorie de l’expression et invention esthétique dans les avant-gardes françaises (1885-1935), Paris, Presses universitaires de France (Perspectives littéraires), 2002.[Notice]

  • Luc Bonenfant

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  • Luc Bonenfant
    Université McGill

Le riche essai de Laurent Jenny cherche à « comprendre comment le grand mythe de l’intériorité revendiqué par le symbolisme a évolué avec le modernisme dans un sens qui semblait a priori très éloigné de lui ». La poésie du XIXe siècle, on le sait, tente d’accomplir un projet métaphysique, presque ontologique, puisqu’elle a pour tâche principale de représenter la pensée. La fin de l’intériorité examine cette idée d’un point de vue historique afin d’en apprécier les conséquences esthétiques, car « la littérature, comme les autres arts, vaut moins par ses mythes que par la façon dont ces mythes accompagnent, masquent, et parfois provoquent des inventions esthétiques qui ont une valeur propre d’innovation formelle et idéologique ». C’est donc à une histoire de l’« inventivité esthétique » entre 1885 et 1935 que nous convie Laurent Jenny, selon qui la pensée symboliste s’inféode dès ses débuts à une idée musicale — et surtout wagnérienne — de la poésie qui, conjuguée à la négation du travail formel actif du vers, gomme les implications esthétiques de ses innovations. Cherchant à comprendre le vers libre en tant que forme musicale, les poètes symbolistes en méconnaissent finalement les potentialités picturales. Si Mallarmé, avec son Coup de dés, établit l’existence visuelle du vers libre, puisqu’il déploie « d’un coup toutes les conséquences de la spatialité dont ce dernier était l’indice », c’est seulement quinze ans plus tard que les poètes en comprennent les aboutissants. De même, les potentialités du monologue intérieur, inventé par Dujardin en 1887, ne sont pas plus rapidement perçues. Inspiré par la musique, le mouvement symboliste donne donc naissance à deux formes qui ne trouveront leur résonance que plus tard, chez les futuristes : s’il est possible de « considérer le geste poétique mallarméen comme une “ présentation ” de la pensée plutôt que comme une “ représentation ” », on admettra aussi que le monologue intérieur, « annonce une forme poétique, […] celle de modernistes comme Apollinaire et les futuristes, qui traiteront le poème non plus comme « expression », mais comme un plan de présentation autonome où viennent se configurer des aspects du monde ». Dès 1911, les modernistes s’intéressent à la méthode de Pierre Delaunay, pour qui le tableau-fenêtre C’est ainsi qu’une conception spatiale de la poésie ouvre du coup la voie à « un nouvel espace mental et représentatif ». Apollinaire joue à cet égard un rôle décisif de « passeur » entre les mouvements : prenant acte de l’existence spatiale du poème, et convoquant les problèmes poétiques du symbolisme, il a su Suivant Braque, pour qui le tableau est le véritable sujet du tableau, Reverdy crée quant à lui « l’oeuvre pure », « délivré[e] de toute hypothèque imitative ou même “ expressive ” ». Les intuitions plastiques des modernistes solutionnent donc certains problèmes auxquels le symbolisme s’est trouvé confronté. Enfin, le surréalisme assimile les leçons du modernisme en même temps qu’il vide de son sens l’idée symboliste de l’expression. « Il postule une réalité réunifiée, dépourvue de différence entre des espaces ontologiques hétérogènes  », se distinguant ainsi du symbolisme qui supposait « le clivage entre deux scènes ontologiquement différentes (comme par exemple chez Schopenhauer, la  “ volonté ” et la “ représentation ”) ». Débarrassée du présupposé symboliste de l’intériorité, l’idée expressive de la poésie ambitionnée dans le Manifeste du surréalisme est engagée dans un dispositif de figuration inspiré du fonctionnement mécanique de la photographie. De 1885 à 1935, l’« idée de poésie » serait en somme passée d’une conception musicale à sa représentation picturale : Tout aussi fécond qu’étoffé, le propos de La fin …

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