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« Un affreux crocodile »

Est-il possible que, lorsque Lélia paraît fin juillet 1833, ce soit le troisième roman de Sand publié en à peine un peu plus d’un an[1] ? Alors que les deux premiers textes relataient les heurs et malheurs de deux jeunes mariées et la tentation de l’adultère — somme toute un sujet banal pour l’époque —, ce troisième roman sort tout à fait des normes fictionnelles. C’est qu’il met en scène une jeune femme, sans attaches apparentes, qui arpente la campagne italienne en exprimant dans de longues diatribes son mal du siècle, son doute religieux, son sentiment d’incomplétude existentielle. Particulièrement choquante pour l’époque, cette héroïne parle avec abandon des symptômes de son insatisfaction sexuelle qu’elle évoque par des euphémismes variés, tels que manque de puissance, paralysie corporelle, froideur, ou dérèglement généralisé : « un divorce complet s’était opéré à mon insu entre le corps et l’esprit[2] » ; « la froideur de mes sens me plaçait au-dessous des plus abjectes femmes[3] » ; « le désir chez moi était une ardeur de l’âme qui paralysait la puissance des sens[4] ». Elle n’utilise pas le mot « frigidité », qui à l’époque existe, mais se trouve réservé presque uniquement aux traités médicaux[5], et semble plutôt désigner une pathologie masculine[6]. Mais si, dans son roman, l’auteur se contente de parler d’impuissance ou de froideur, elle n’hésite pas, dans la « Confession » de Lélia, à décrire avec d’amples détails des scènes d’amour manqué. Même Balzac n’était pas allé aussi loin, lui qui en 1831 n’avait osé s’exprimer que par euphémismes, tel l’athéïsme en amour dans Lapeaudechagrin[7], et les « sens engourdis » dans la Lafemmedetrenteans[8]. Bien évidemment, le texte sandien n’évoquait pas exclusivement, ni même essentiellement, la frigidité sexuelle, mais la critique de façon générale a été comme médusée par cet aspect du texte, par ce personnage inédit[9].

Alors que quelques critiques, peu nombreux mais influents, tels Gustave Planche et Sainte-Beuve, défendent le roman avec ardeur dans la Revue des deux mondes et le National, en louant sa force et sa beauté, et que d’autres osent insister sur son originalité[10], la réception critique de 1833 est violemment négative[11]. De tous les romans sandiens, Lélia est celui qui a le plus suscité de réactions hostiles, à la fois impertinentes, injurieuses, ad feminam[12]. De nombreux critiques, pétrifiés d’horreur devant la « Confession » de l’héroïne, crient à l’attentat à la pudeur. Des critiques comme Désessarts insistent sur l’immoralité et le message nihiliste d’un livre qui « enseigne l’incrédulité, l’égoïsme du malheur » et qui « semble dangereux parce qu’il ne prépare rien[13] ». D’autres, comme Ballanche, y voient l’influence nocive des idées véhiculées par les nouvelles théories sociales. Dans une lettre à sa confidente, Mme d’Hautefeuille, l’auteur de La ville des expiations met Lélia, Volupté et Ahasvérus dans le même sac pour critiquer la portée philosophique de l’ouvrage et y détecter « l’infamie des conséquences saint-simoniennes[14] ». Barbey d’Aurevilly critique à la fois le style et les personnages : « J’ai lu Lélia. C’est mauvais de tout point quant à l’idée […] Sténio est un imbécile, Magnus un fou sans grandeur, Pulchérie une putain sans verve et Lélia une impossibilité[15]. » Ne nous étonnons donc pas que ce soit avec la publication de Lélia que toute l’oeuvre sandienne passée et à venir ait été mise à l’Index.

L’article le plus offensant paraît dans L’Europe littéraire le 22 août 1833. L’auteur, Capo de Feuillide, critique du « Feuilleton littéraire » et rédacteur en chef de la revue, fait éclater son indignation tout au long de quatre grandes pages. Il commence par situer Lélia dans la famille des Obermann, et se moque de ce personnage fou qui est à la mode[16], si bien que bientôt « il faudra s’habiller obermann, parler obermann, rêver obermann[17] ». Mais Lélia, affirme-t-il, n’est pas seulement un livre ridicule et égoïste, c’est un livre empoisonné « sentant la boue et la prostitution » qui risque de contaminer ses lecteurs et surtout ses lectrices. Le résumé de l’intrigue que propose le critique est un chef-d’oeuvre de mauvaise foi.

C’est une femme, qui d’abord folle de corps et d’imagination, rêvant, avec une âme de feu des plaisirs pour un sang de feu, a couru après les plaisirs, et s’y est plongée ardente, échevelée, rugissante, mais qui, avec une nature infirme et bornée, a trouvé que la réalité restait au-dessous des désirs […]. Alors elle s’est prise de mépris pour les hommes, qui ne pouvaient assouvir cette soif de voluptés[18].

Selon Capo de Feuillide, Lélia se révèle être une femme dont « l’imagination est restée libertine », trait de caractère qui domine toute la suite de l’histoire : « Le dévergondage de sa pensée la porte à faire d’épouvantables études : elle va dans la foule, le regard inquisiteur… cherchant l’homme qui pourra lui donner les joies qu’elle a rêvées[19]. » C’est alors que l’héroïne, tout en poursuivant ses « épouvantables études », rencontre Sténio, pour qui le critique va se prendre d’une folle admiration. Il voit dans ce personnage « un enfant, un poète, à l’imagination fraîche et riante, au coeur aimant, à l’âme tendre[20] ». Le critique s’indigne du manège odieux qui se trame autour du jeune poète innocent, car il juge la coquetterie de Lélia infâme : « quand elle a bien allumé les ardeurs de ce sang qui bouillonne… elle le jette tout confiant aux embrassements d’une effrontée courtisane[21] ». Trenmor se voit transformé ici en « échappé du bagne » et « faussaire par le jeu », personnage révoltant que l’héroïne, dans sa bassesse et son immoralité, préfère au poète. Quant à Magnus, c’est Lélia qui l’a ensorcelé[22].

Ainsi, d’après Feuillide, Lélia est un roman qui, en exaltant la déchéance et la rouerie, traîne la spontanéité de Sténio dans la boue, déstabilise la foi de Magnus pour le plonger dans la folie, et relève le forçat. Constatons dans le compte-rendu du critique un refus absolu de comprendre quoi que ce soit à la psychologie et à la sexualité féminines. Et notons l’absence totale de références au mal du siècle de Lélia, à son talent d’improvisatrice ou à sa spectaculaire introspection. Non, tout pour lui se résume en une formule, celle de la coquetterie féminine. Manèges immoraux pour « perdre » les hommes auxquels elle s’attache. De grande mélancolique, Lélia est transformée en « habile tactitienne » qui ne pense qu’à détruire la gent masculine.

Dans ces réactions critiques, il est frappant de voir à quel point la question du personnage de Lélia est primordiale. Ce que Barbey et Feuillide ne supportent pas, c’est la création d’une nouvelle héroïne, intelligente, éloquente, n’hésitant pas à juger le monde, à critiquer les hommes et à dénoncer l’égoïsme de leurs comportements sexuels. Ils ne pouvaient qu’être choqués de lire l’histoire d’une femme qui dévoile la place dégradante réservée à la femme dans la société phallocratique, voit dans le mariage une prostitution légalisée, et exige de jouer un rôle plus cérébral. Ou bien un tel personnage est une pure invention, ou bien c’est un être diabolique dont il faut protéger les lecteurs. Dans ces réactions critiques se manifeste la peur masculine devant un personnage féminin qui réclame son droit à la pensée philosophique. Il s’agit de rien moins que de sa dénonciation de l’iniquité intellectuelle codifiée entre les deux sexes. Soit « une impossibilité » pour un Barbey.

Lorsqu’un roman est accueilli de la sorte, il devient rapidement un best-seller. C’est ce que Gustave Planche confirme à Sand dans les premiers jours d’août[23]. Paru le 31 juillet dans une première édition à 1500 exemplaires, ce qui représente pour l’époque un gros tirage, Lélia sort dans une deuxième édition, tout à fait identique à la première, de 500 exemplaires, dès le 9 août. Le succès à scandale est si éclatant que de nombreux critiques hostiles au roman déclarent que le livre présente peu de valeur durable. Lélia n’est selon eux qu’une mode qui, avec la mode obermann, passera bientôt. Un éclair intellectuel, un événement littéraire fugitif[24]. Plusieurs décennies plus tard, dans les années soixante-dix, d’autres critiques, éblouis par ce qu’ils appellent « le Réalisme », feront écho à cette opinion. Cette fois-ci, c’est pour annoncer la mort du roman sandien en général. Lélia n’est qu’une épave du romantisme, disent-ils, un livre daté, que personne ne peut plus apprécier. « Ce roman… s’en ira, s’il n’est déjà parti, où s’en sont allées L’Astrée et la Clélie », affirme Barbey dans un texte de 1859[25]. Bref, de best-seller en 1833, Lélia deviendra, à la fin du siècle, un texte illisible, et son héroïne, d’après les critiques mais pas d’après tous les lecteurs, aura disparu dans les oubliettes de la littérature.

« Un coeur saignant »

Sand, nous le savons, a eu beaucoup de mal à accepter la mauvaise réception de son roman. Elle qui avait cru déverser dans ce livre tout ce qu’elle avait ressenti comme angoisse existentielle et comme doute religieux se voit accusée de toutes sortes de crimes qu’elle sait ne pas avoir commis[26]. C’est pourquoi dans les Lettres d’un voyageur, texte qui suit de très près la Lélia de 1833, elle va réfléchir sur ses déboires et chercher à justifier son roman. Lélia, pour elle, n’est pas une étude clinique de dysfonctionnement sexuel au féminin. C’est tout d’abord une oeuvre incarnant les valeurs d’une génération postchrétienne qui « dissèque toutes les émotions[27] » et qui insiste pour les exprimer. Cela explique que seuls les lecteurs qui ont souffert des mêmes angoisses métaphysiques qu’elle ont véritablement compris son texte, écrit-elle. Ils sont les seuls à avoir le droit de juger ce roman étrange : « Ils en pensent absolument ce que j’en pense ; c’est un affreux crocodile très bien disséqué, c’est un coeur tout saignant, mis à nu, objet d’horreur et de pitié[28]. » Dans la mesure où Lélia représente une nouvelle héroïne qui fait peur, la métaphore animale, exotique et monstrueuse, se trouve bien choisie. Et puisqu’il s’agit dans Lélia de faire valoir une psychologie féminine dans toute sa complexité, l’image de la dissection semble appropriée. Lélia serait alors, bien avant Emma Bovary couchée sur la table de chirurgie, le premier personnage féminin à être examiné par le scalpel de l’écrivain, soigneusement dépecé en vue d’une étude approfondie.

Ici Sand va découper un « coeur tout saignant », c’est-à-dire une vie émotive authentique, douloureuse, captée telle quelle, sans recherche, sans apprêt, sans tentative d’enjolivement. L’animal Lélia se laisse examiner dans le laboratoire de l’écrivaine, monstrueux parce qu’inconnu jusqu’alors en littérature. Son coeur palpite sur la page, sans fioritures, dépouillé de toute prétention littéraire, réduit à son expression essentielle. Si ce coeur effraie, tant pis pour le lecteur. Lélia est un livre neuf qui n’hésite pas à montrer un coeur de femme hors des normes livresques, dépassant les limites de la bienséance littéraire. Mettre à nu le coeur de l’héroïne, « objet d’horreur et de pitié », c’est vouloir montrer dans sa vérité crue le drame d’une destinée « impossible », celle du personnage éponyme comme celle de la romancière. Sand espère que le sentiment d’horreur et de pitié que ce coeur mis à nu provoquera chez ses lecteurs ne sera peut-être pas si éloigné de la catharsis de la tragédie grecque. Elle continuera son projet de dépeçage romantique dans les Lettres d’un voyageur où, affirme-t-elle dès la préface, elle a ouvert « son coeur sanglant à l’expérimentation psychologique » afin de faire voir à ses lecteurs « les mouvements de ce coeur personnifié[29] ».

Dans ce projet sandien d’anatomie morale, on constate qu’héroïne et romancière se partagent, non pas une biographie, mais un « coeur saignant », c’est-à-dire une nouvelle psychologie de femme. On peut donc parler d’une identification non pas autobiographique, mais « autopsychologique » entre Lélia et George, pour reprendre la formule de Lidiia Ginzburg[30]. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner Sketches and Hints, journal personnel qui fonctionne comme un intertexte révélateur de Lélia. On lira avec profit les passages de Sketches and Hints qui datent de 1833, véritables cahiers préparatoires à Lélia. Si les Lettres d’un voyageur permettent de voir la romancière aux prises avec la réaction hostile de la critique à Lélia, Sketches and Hints nous font entrer dans son laboratoire d’écriture. Ces trois textes forment une véritable trilogie du coeur mis à nu de Sand.

« Lélia, c’est moi »

Dans les pages de Sketches and Hints composées en 1833, on aperçoit la jeune écrivaine faisant ses gammes dans de grands morceaux de prose poétique. Le sujet de son étude se trouve être Aurore-George, cet être ni tout à fait femme, ni tout à fait homme, si l’on s’en tient aux accords grammaticaux, personnage dont elle constate « le tempérament bilieux et la disposition névralgique[31] ». Sand avoue qu’elle « ne vi[t] pas comme les autres[32] », s’octroyant ainsi une existence exceptionnelle, et elle s’adresse directement à Dieu, tout comme Lélia. Mais rien ne prépare le lecteur à l’exclamation de nihilisme romantique qui éclate au milieu des « Fragments de souvenirs personnels ». La jeune femme se souvient qu’elle allait souvent passer la soirée chez des amis, demeurant à La Châtre probablement, et qu’elle avait « quelques lieues à faire pour rentrer chez [elle] et toutes les semaines il [lui] arrivait de [s]e trouver seul [sic] sur la route, de minuit à 2 h. du matin ». Paysage nocturne qui est souvent pour Sand le moment de la spéculation philosophique :

C’étaient à peu près les seules heures de rêverie et de solitude absolue qui pouvaient trouver place dans une vie aussi assujettie que la mienne […]. Je me sentais attristé [sic] et j’élevais mes regards vers le ciel […] nous sommes trop abandonnés, ici-bas ! Rien, rien ! pas la face [d’un] ange, pas un rêve du ciel durant nos tristes nuits, pas une voix, pas une ombre dans ces ténèbres où je m’égare[33].

On croirait entendre Lélia dans le chapitre « Solitude » lorsque, réfugiée dans le chalet abandonné d’une vallée déserte, elle remarque :

Je me sentis redevenir seule. Quand tout semblait inanimé, je pouvais m’identifier avec le désert et faire partie de lui comme une pierre ou un buisson de plus […]. La lune se leva […] mais que m’importaient la lune et ses nocturnes magies ? Je n’attendais rien d’une heure de plus ou de moins dans son cours : nul regret, nul espoir ne s’attachait pour moi au vol de ces heures […]. Pour moi, rien au désert, rien parmi les hommes, rien dans la nuit, rien dans la vie[34].

Dans son récit d’une errance nocturne qui tourne au désespoir, la jeune Aurore prend plaisir à identifier ses émotions désordonnées au temps qui se gâte, au vent qui gronde et au tonnerre qui éclate autour d’elle :

J’aimais ces bruits de la tempête et cette course rapide et ce délire qui me transportait en idée à la fin du monde. Alors, je criais comme un fou [sic] au milieu de l’orage : « Me voici, me voici, c’est à mon tour d’être jugé »[35].

Cette scène magnifique se voit transposée dans Lélia. L’héroïne s’est retirée dans un monastère abandonné et un soir, elle entend le bruit de l’orage qui menace :

Le tonnerre vint à gronder sur ma tête : c’était le premier orage du printemps […] je n’ai jamais entendu rouler la foudre et vu le feu du ciel sillonner les nuées, sans qu’un sentiment d’admiration et d’enthousiasme ne m’ait ramenée à l’instinct de la foi […]. Je m’écriai, saisie d’une grande terreur : « Vous êtes grand, ô mon Dieu ! la foudre est sous vos pieds et de votre front émane la lumière »[36].

On constate chez l’auteur et dans son personnage la même certitude d’avoir une destinée exceptionnelle. Il est clair qu’à travers son journal, la jeune Aurore cherche à se comprendre pour mieux cerner le sens de sa vie : « je retombais sur moi-même le scalpel à la main et je fouillais mes entrailles pour y trouver le secret de ma destinée[37]  ». Quant à Lélia, un même besoin de comprendre son existence la torture. Elle demande des comptes à Dieu :

Pourquoi m’avez-vous fait naître femme, si vous vouliez un peu plus tard me changer en pierre et me laisser inutile en dehors de la vie commune ? […] Si c’est une destinée de prédilection, faites donc qu’elle me soit douce et que je la porte sans souffrance ; si c’est une vie de châtiment, pourquoi donc me l’avez-vous infligée[38] ?

On reconnaît dans les rêves d’Aurore[39] des éléments qui se retrouveront dans les rêves de Lélia. Plus précisément, on voit dans le grand rêve qui accompagne son audition de la Symphonie pastorale de Beethoven une première mouture des « voyages de l’âme » de Lélia :

[Q]ue d’univers j’ai parcourus […]. J’ai traversé les steppes blanchies des régions glacées. J’ai jeté mon rapide regard sur les savanes parfumées […]. J’ai effleuré sur les ailes du sommeil ces vastes mers dont l’immensité épouvante la pensée […]. J’ai, dans l’espace d’une heure, vu le soleil se lever aux rivages de la Grèce et se coucher derrière les montagnes bleues du Nouveau-Monde[40].

Aurore imagine qu’elle vole en compagnie « d’âmes errantes[41] », puis roule au fond des abîmes pour remonter triomphalement vers le ciel, ses ailes noires de chauve-souris devenant blanches « comme la fleur d’un lys[42] ». Quant à Lélia, elle aussi se voit transportée « dans [s]on vol immatériel » à travers de vastes paysages. Et elle mesure le décalage entre rêve et réalité : « Quels trésors d’imagination, quelles merveilleuses richesses de la nature n’ai-je pas épuisés dans ces vaines hallucinations du sommeil ? Aussi à quoi m’a servi de voyager ? Ai-je jamais rien vu qui ressemblât à mes fantaisies[43] ? » On se demande si ces passages de vie onirique dans Lélia n’ont pas été admirés par le futur rêveur que sera Nerval.

« La soif de l’idéal »

Quand il s’agit d’attitude philosophique, c’est bien à Lélia que Sand s’identifie le plus. Car être Lélia, c’est vivre les extrêmes et ne pas pouvoir les relier. Dans Sketches and Hints, on voit l’auteur « flotter entre un sublime rêve de sérénité et d’impuissantes aspirations[44] », ce qui évoque les tourments existentiels de Lélia. Et c’est encore dans Sketches and Hints que l’auteur « sanglant » [sic] se trouve « en suspens entre les horreurs du suicide et l’éternelle paix du cloître[45] », formule qui définit parfaitement le drame et l’intrigue de Lélia.

On peut également constater dans la Correspondance à quel point George s’identifie à son personnage au moment de la composition de Lélia. Dans une lettre datée du 24 juillet 1833, elle décrit à Sainte-Beuve son fiasco avec Mérimée et, pour lui faire comprendre son comportement, elle explique : « J’étais absolument et complètement Lélia[46]. » Identification à laquelle elle reviendra dans Histoire de ma vie : « Sainte-Beuve me voyait tourmentée des désespérances de Lélia[47]. » On voit ici que la vie imite la littérature, car c’est Sand qui s’identifie à son personnage plutôt que le contraire. Et cette identification repose à la fois sur des questions de tempérament sexuel et des convictions d’ordre ontologique.

Mais la ressemblance d’ordre physique entre Lélia et George va très vite s’avérer secondaire par rapport à leurs liens spirituels. En effet, si Sand a pu sentir à un moment que son drame personnel ressemblait à celui de Lélia, elle a préféré par la suite insister sur son affinité avec certains autres personnages pour des raisons intellectuelles, voire mystiques. Cela explique pourquoi, dans son autobiographie où elle fait un bilan de sa production littéraire, elle se réclamera davantage du héros de Spiridion, roman qui illustre le développement de la pensée religieuse à travers les âges, que de l’héroïne de Lélia. Voici comment elle explique ce choix :

J’ai présenté beaucoup de types de femmes, et je crois que quand on aura lu cet exposé des impressions et des réflexions de ma vie, on verra bien que je ne me suis jamais mise en scène sous des traits féminins […]. Si j’avais voulu montrer le fond sérieux [de mon caractère], j’aurais raconté une vie qui jusqu’alors avait plus ressemblé à celle du moine Alexis… qu’à celle d’Indiana la créole passionnée[48].

Si on ne peut pas prendre son affirmation au pied de la lettre, il faut néanmoins comprendre que le lien autopsychologique qui relie Aurore-George à Lélia se fait essentiellement par le biais de la quête spirituelle. L’élément caractérologique dominant qui rapproche Sand de son personnage féminin est la recherche de l’idéal. C’est aussi ce qui la rattache à Alexis, le moine extatique de Spiridion. Pour en être convaincu, il suffit de mettre côte à côte les trois citations que voici, une de chaque texte. Dans Sketches and Hints, le passage cité plus haut, qui date du 15 juin 1833, se clôt par ces paroles de découragement : « Combien je me suis laissée dévorer par cette soif de l’irréalisable que n’ont pas encore daigné éteindre les saintes rosées du Ciel[49] ! » On peut mettre cette exclamation en parallèle avec un passage de Spiridion où Alexis exhale son désespoir existentiel : « Il y a en moi une ambition de l’infini qui va jusqu’au délire […]. J’ai cherché l’idéal partout avec l’ardeur d’un cerf qui cherche la fontaine dans un jour brûlant ; j’ai été consumé de la soif de l’idéal[50]. » Et dans Lélia, on retrouve ce vocabulaire de l’idéal et de l’infini à maintes reprises. Lélia « a rêvé l’idéal[51] », son idéal n’est plus « qu’un rêve déchirant[52] », elle veut « marcher vers l’idéal[53] », elle a le « culte de l’idéal[54] ». Et dans la magnifique conclusion de la Lélia de 1839, l’héroïne s’écrie : « Depuis dix mille ans j’ai crié dans l’infini : Vérité, vérité ! Depuis dix mille ans, l’infini me répond : Désir, désir[55] ! » On peut donc voir dans cette quête intellectuelle, philosophique et mystique tout un réseau autopsychologique qui réunit Aurore, Lélia et Alexis.

« Lélia, ce n’est pas moi »

Lélia en tant que personnage est aussi « dérangeante » dans son histoire que Lélia dans son temps. Belle, brune, magnétique, géniale, philosophique, charismatique, poète, et athée en amour comme en religion, Lélia est outrageante. Elle prend la parole tout le temps, expose des idées inaccoutumées. Elle semble détruire Magnus et provoque la dégradation et le suicide de Sténio. Dans la version de 1833, elle ne se dévoue à aucune cause, si ce n’est à un nihilisme extrême, n’élève pas d’enfant (comme Camille Maupin, elle renie la maternité), et tout en improvisant dans un style magistral, semble ne rien préserver par écrit.

George Sand elle-même prévient son lecteur à plusieurs reprises qu’elle n’a pas construit son personnage de façon habituelle. À la différence d’Indiana ou de Valentine, Lélia est « un fantôme » plutôt qu’un être mimétique[56]. Dans la quatrième Lettre d’un voyageur qui date de septembre 1834, la romancière se désole que ses lecteurs n’aient pas compris qu’elle avait mis « diverses passions ou diverses opinions sous des traits humains[57] » dans son roman. C’est ce qui était déjà clairement exprimé dans le roman lorsque Sténio disait à Lélia qu’elle personnifiait « l’excès de douleur produit par l’abus de la pensée[58] ». Dans une lettre au comte de Chatauvillard, auteur d’un Essai sur le duel, Sand se défend d’être identifiée à l’un ou l’autre des deux personnages féminins de Lélia, justement parce qu’ils représentent des idées et ne sont pas des personnages à clé :

Lélia n’est pas moi et Pulchérie encore moins. L’une et l’autre sont des passions à l’état abstrait que j’ai essayé de revêtir de formes humaines […] l’une représente le spiritualisme pur, l’abstinence catholique (moins le dogme), l’autre… le Saint-Simonisme[59].

Enfin, dans la préface de 1839 à la deuxième Lélia, elle répète que ses « personnages ne sont ni complètement réels […] ni complètement allégoriques ». Si chacun représente « une fraction de l’intelligence philosophique du XIXe siècle », elle a fait de son héroïne « la personnification […] du spiritualisme de ce temps-ci », spiritualisme qui reste « à l’état de besoin et d’aspiration sublime, puisqu’il est l’essence même des intelligences élevées ». Elle avoue que cette tentative l’a conduite à une erreur, celle de donner à Lélia « une existence tout à fait impossible, et qui […] semble choquante de réalité, à force de vouloir être abstraite et symbolique[60] ». Ce qui a pu paraître « choquant » ou simplement risible à l’époque sera bientôt célébré chez d’autres auteurs[61]. Car les personnages qui fonctionnent tous de façon autonome par rapport au narrateur dans Lélia préfigurent la polyphonie fictionnelle qui sera mise en oeuvre dans la littérature russe. Tout comme Lélia était « née cent ans trop tôt[62]  », la polyphonie sandienne était bien en avance sur son temps. Il faudra attendre une génération pour découvrir un écrivain tel que Dostoïevski qui fasse de ses personnages l’incarnation d’idées variées. Et ce que Bakhtine dit des romans du grand auteur russe pourrait tout aussi bien s’appliquer à Sand. Ce qui marque l’oeuvre de Dostoïevski, selon lui, c’est justement cette « pluralité de voix indépendantes et distinctes et [cette pluralité] de consciences ». La « véritable polyphonie de voix » qui s’avèrent être « toutes valables » est un procédé littéraire qui caractérise l’écriture expérimentale des Possédés ou des Frères Karamazov aussi bien que celle de Lélia[63].

Autre allusion au personnage de Lélia dans la lettre de Sand à Rollinat de juin 1833 dans Sketches and Hints. Elle semble anticiper ici les réactions possibles à son roman qui est sur le point de sortir. Elle devine bien que « quelques-uns diront que je suis Lélia[64] », mais elle veut surtout qu’on comprenne que tous ces personnages sont en elle. Ceux-ci alors incarneraient les différents âges de sa vie : Magnus, l’enfance ; Sténio, la jeunesse ; Lélia, l’âge mûr ; et Trenmor, la vieillesse. « Tous ces types ont été en moi. Toutes ces formes de l’esprit et du coeur, je les ai possédées à différents degrés suivant le cours des ans et les vicissitudes de la vie[65]. » Il semble bien que Sand ait surtout cherché à récuser cet automatisme de la critique qui voit toujours dans l’héroïne d’une romancière son double autobiographique. Elle sait que les liens entre création et créateur sont beaucoup plus énigmatiques.

Pourquoi alors cette fascination chez les lecteurs et surtout les lectrices pour le personnage ? Est-ce parce que Lélia va dorénavant incarner à leurs yeux la grande écrivaine que George Sand est en train de devenir ? Car il faut insister sur ce point : pour les critiques et biographes futurs, le personnage de Lélia deviendra emblématique de l’auteur. George Sand sera Lélia, comme Chateaubriand est René, Victor Hugo, Olympio, et Musset, Octave. Par exemple, André Maurois intitulera sa biographie Lélia ou la vie de George Sand. L’ouvrage de Maurice Parturier, Une expérience de Lélia, racontera l’épisode amoureux particulièrement douloureux que George Sand décrivait à Sainte-Beuve en juillet 1833[66].

Pour la lectrice idéale que représente Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, Lélia est le chef-d’oeuvre de Sand. Dans sa correspondance avec Flaubert et dans celle avec Sand elle-même, elle ne cessera de faire des références à Lélia comme personnage influent. Cet ouvrage est pour Mlle de Chantepie son « livre de prédilection » où elle se « retrouve tout entière[67] ». L’héroïne fonctionne pour elle comme une espèce de double : « Il me semble, écrit-elle à Flaubert, que je lis dans mon âme qui s’y voit comme dans un miroir[68]. » Et quelque temps plus tard, elle révèle à quel point ce roman sandien est pour elle un modèle existentiel : « Je relis souvent Lélia et toujours avec une nouvelle admiration. J’y retrouve mes pensées et mes souffrances, ce livre c’est moi  ! » On ne s’étonnera pas de voir dans ce témoignage une lecture relativement caractéristique pour l’époque. « Lélia, c’est moi » a été le cri du coeur de nombreuses lectrices à l’époque[69].

Les critiques qui ont formulé leurs anathèmes contre Lélia avec le plus grand sérieux et une indignation tout à fait authentique nous paraissent aujourd’hui bien dépassés. Et l’identification avec l’héroïne de nombreuses lectrices qui se trouvent en désaccord avec le monde dans lequel elles sont obligées de vivre nous fait pitié. Pourtant, malgré ces graves réserves et malgré cette lecture naïve, ce roman va continuer d’exercer une influence sensible dans la sphère culturelle de l’époque. On fera référence à Lélia comme à un jalon important de la pensée féministe du XIXe siècle. Son style a pu frayer le chemin en France de la prose poétique ; sa libre pensée a servi de modèle pour de nombreuses romancières venues après Sand ; son message philosophique novateur s’est rapidement étendu à travers l’Europe et a joué un rôle essentiel dans la société russe ; et sa forme polyphonique, comme on l’a vu, a inspiré de jeunes écrivains jusqu’en Russie.

De fait, l’aspect qui a très vite dominé le discours critique sur Lélia en France, c’est la discussion des personnages, surtout de l’héroïne éponyme. Son actualité dans la sphère littéraire est impressionnante. Comme mesure de cette influence, examinons l’empreinte de ce roman sur deux textes de l’époque contemporaine.

I. Deux soeurs de Lélia : Bérangère

Dans son récit de 1840, « L’amour impossible », Barbey d’Aurevilly donne une version fictionalisée de sa liaison avec la marquise Armance du Vallon. Au moment même où il commente Lélia dans une lettre et affirme que le roman est « mauvais de tous points », il se met à écrire une longue nouvelle sur l’impuissance érotique de son héroïne, Bérangère de Gesvres, « une marquise au XIXe siècle ». C’est donc « à l’ombre de cette même Lélia fortement condamnée que, les années suivantes, Barbey va penser et écrire[70] ». Le personnage de Lélia lui permettra de mieux cerner son propre personnage féminin. L’oeuvre aurevillienne met en scène un duel amoureux entre cette marquise et un certain Raimbaud de Maulévrier, jeune dandy qui n’est que la transposition à peine voilée de l’auteur débutant. Ce duel n’est pas sans rappeler un autre duel romantique, celui entre Lélia et Sténio. Mais alors que le couple sandien se confrontait dans des positions philosophiques, le duel de « L’amour impossible » consiste en la tentative de Maulévrier de séduire la marquise en contrant le manège de celle-ci pour éviter d’être prise au piège[71]. Il ne s’agirait en fin de compte que d’une de ces scènes banales situées dans les salons du Faubourg qui abondent dans les romans du XIXe siècle, si la fin ne présentait pas un dénouement inattendu.

Tout au long de l’histoire, le narrateur semble se situer dans la conscience du jeune homme, ce qui lui permet de faire de nombreuses remarques méprisantes sur la coquetterie des femmes. La marquise joue une « délicate comédie » avec Raimbaud, déployant une « de ces résistances de lionne, sous prétexte de vertu[72] », qui enrage le héros. Comme le remarque avec esprit le narrateur, qui cesse momentanément d’être solidaire du sexe fort, les accusations de coquetterie ne sont que « le refuge des hommes quand ils ne comprennent plus rien au manège des femmes[73] ». Cette fine remarque n’empêche pas Maulévrier de se plaindre que Bérangère l’a « fait descendre dans les neuf cercles d’une coquetterie infernale[74] ». Ce que Barbey va retenir du personnage sandien, c’est justement cette « coquetterie ». En se livrant à toutes les ruses de la comédie féminine, Bérangère va se ranger dans la grande lignée des coquettes, depuis Célimène jusqu’à Odette de Crécy en passant par Manon Lescaut. On serait tenté de ne voir dans cette nouvelle de jeunesse qu’une revanche de jeune homme à la suite d’un dépit amoureux, une sorte de Duchesse de Langeais aurevillien, si les dernières pages n’existaient pas.

En effet, dans la dernière scène du récit, Maulévrier trouve la marquise dans son jardin de l’hôtel de Gesvres absorbée dans une activité inhabituelle. Elle est plongée dans la lecture de Lélia, livre qui fonctionne pour elle « comme un fragment de miroir ». Dans un moment d’exaltation fébrile, elle s’engage dans un long commentaire sur le personnage sandien. Elle juge que Sand et son personnage à « grande imagination » et à « hautes pensées » se trouvent dédommagés de leurs malheurs par leur transposition littéraire. Leurs facultés supérieures « les défendent de l’ennui et de la fatigue d’exister ». Et la faculté que ces deux possèdent « de parler magnifiquement » au sujet de leurs souffrances les soulage. La marquise voit en Sand et en son personnage, car George selon elle est absolument identifiée à Lélia, « des idées qui l’exaltent encore, ou des lassitudes qui entrevoient la possibilité d’un repos ». L’éloquence de l’auteur et de Lélia donne un sens à leur désespoir. Et cette situation est bien supérieure à la sienne et à celle de son ami, car pour eux, « l’amour, dans [leurs] âmes glacées, n’a été qu’une fantaisie sans émotion et sans noblesse[75] ». Elle finit en maudissant et son coeur et ses organes.

Maulévrier ne sait que répondre à ce grand déferlement d’émotion, le seul moment sincère de la nouvelle. Voyant le masque de la marquise brutalement arraché, il ne supporte pas de la voir sortie de son rôle habituel. Affolé, il cherche à lui faire retrouver sa physionomie sociale en lui proposant de « s’habiller pour sortir », car selon lui « quand il s’agit de faire diversion aux peines de la vie pour les femmes, leur conseiller de faire leur toilette est encore ce qu’il y a de plus profond[76] ». Cette règle de vie positive semble réussir et ce conseil permet à Bérangère de recouvrer son impassibilité ordinaire. Elle redevient la femme du monde qui porte la vie « avec une légèreté aussi fière que les plumes blanches qui se cambr[ent] sur son chapeau de paille d’Italie[77] ». Dès que la marquise a pu remettre son masque mondain, les voilà qui sortent « acheter des rubans ». La nouvelle se clôt par cette course futile consacrée à satisfaire la vanité féminine. Au fond, tout en critiquant la coquetterie de son amie, Maulévrier fait tout son possible pour que ce trait de caractère soit sauvegardé.

On constate que la lecture de Lélia fait sortir de façon passagère la marquise de son rôle de femme coquette et la transforme en femme passionnée, assoiffée du beau idéal, exactement le contraire de ce que Capo de Feuillide avait constaté dans le roman sandien. Bérangère cherche frénétiquement le temps d’une page l’amour qui s’avère être en fin de compte « impossible ». Alors, abandonnant tout espoir, elle retrouve les gestes de sa comédie habituelle de coquette, rôle qui permet à son admirateur de reprendre le sien, sans drame. Montés un instant dans le royaume de la haute tragédie, les deux acteurs retombent rapidement dans leur manège tragi-comique d’êtres désillusionnés et artificiels.

Consultons un des Memoranda de Barbey d’Aurevilly qui fournit un chapitre inédit de la nouvelle sous la forme d’une lettre de l’auteur à sa véritable marquise, Madame du Vallon. Il lui écrit :

Vous êtes Lélia, parce que vous êtes de marbre jusqu’à la ceinture, magnifique bloc qui reste inerte et glace […] vous êtes Lélia parce que la passion habite votre tête, mais n’en veut pas descendre, parce que l’imagination toujours trahie par les organes s’envenime dans des désirs insensés[78].

Barbey reprend mot à mot l’expression « de marbre », mais Lélia n’était figée que jusqu’aux genoux, alors que la marquise est accusée de l’être jusqu’à la taille. Barbey renforce ainsi l’existence purement matérielle de son interlocutrice. Mais en s’adressant ainsi à Armance, n’utilise-t-il pas le même langage et les mêmes images que Sténio réservait à Lélia ? Tant et si bien qu’on a pu prendre ce morceau inédit pour un « Fragment de Lélia[79] ». Ainsi, tout en dénigrant ce roman et en jugeant le personnage de Lélia comme « une impossibilité », Barbey a-t-il besoin de l’héroïne sandienne pour mieux construire le portrait de sa marquise à lui. La « froideur des sens » de l’héroïne romantique — expression répétée à maintes reprises par Barbey, mais déjà utilisée par Sand — sert de métaphore pour mieux cerner la frigidité de l’héroïne aurevillienne.

À la fin de cette lettre située à mi-chemin entre la fiction et la réalité, Barbey propose à Armance l’image de deux âmes soeurs, les leurs, liées non pas par un pacte d’amour, mais par un pacte de franchise et de confidences. Et il propose alors : « tu m’aurais trouvé les reins ceints et le bâton à la main, prêt au moindre signe à m’en aller au bout du monde[80]. » Ne croirait-on pas entendre ici Trenmor, le philosophe stoïque, qui à la fin de Lélia ramasse lui aussi son bâton blanc pour se remettre en route ? Et dans la seconde partie du texte, on voit Barbey d’Aurevilly juger divers comportements de sa belle à la lumière de Lélia : « Lélia ne concevait pas comme vous que les seuls rapports qui puissent exister entre les hommes et les femmes fussent une tromperie universelle, une hostilité permanente, une guerre à mort[81]. » En d’autres termes, Barbey qui, auparavant, se montrait prêt à changer de rôle, à abandonner celui du jeune homme naïf et amoureux à la Sténio pour devenir le confident sage à la Trenmor, juge ici avec désolation que la marquise est incapable de se conduire avec lui en véritable amie. À la différence de Lélia, Armance ne semble pas croire à la possibilité d’une amitié authentique entre les sexes.

La dernière référence à Lélia renie ici une fois pour toutes la ressemblance entre sa marquise et l’héroïne sandienne. Barbey note méchamment : « l’on ne ressemble pas à Lélia parce qu’on a des flancs comme elle[82]. » Certes, des années plus tard, dans la préface de 1859 à sa nouvelle, il se rappellera qu’à l’époque, « on lisait Lélia ». Et il affirmera que la mode de ces grandes liseuses des années trente, toutes ces femmes « élégantes et oisives », est passée. Comme la France d’avant 48, Lélia est révolu : « ce roman […] s’en ira […] où s’en iront tous les livres faux, conçus en dehors de la grande nature humaine et bâtis sur les vanités des sociétés sans énergie, fortes seulement en affectations[83]. » Cette remarque est étonnante étant donné que c’est la lecture de Lélia, ce roman soi-disant « faux », qui permet à la marquise de montrer sa vérité intérieure et d’exprimer son angoisse dans le seul moment de dévoilement psychologique du texte. Par ailleurs, Lélia n’est justement pas un roman de vie de salon, bien au contraire. Lélia est un personnage qui vit en marge de la société et qui rejette les facticités de la vie sociale. Les insultes que Barbey dirige contre Sand en 1859, on le voit bien, sont pour l’auteur des Diaboliques une façon de renier à la fois les auteurs qui ont influencé sa jeunesse et ses juvenilia[84].

II. Deux soeurs de Lélia : Camille

Félicité des Touches, alias Camille Maupin, est incontestablement « le plus grand écrivain de La Comédie humaine[85] ». Suivons son parcours à travers le « roman-cathédrale » de Balzac. Elle paraît dans une douzaine de romans. Sous la Restauration, elle possède « un des salons les plus remarquables de Paris[86] ». Après 1830, elle saura se maintenir et sera une des rares femmes, avec la marquise d’Espard, à garder son cercle[87], qui recrutera d’ailleurs les célébrités de l’art, de la science, des lettres et de la politique[88]. S’agit-il donc d’une autre de ces salonnières aristocrates qui peuplent le monde balzacien ? Non, car cet « être amphibie qui n’est ni homme ni femme[89] » est aussi une intellectuelle, une romancière, un dramaturge et un compositeur à succès.

C’est dans Béatrix, dont le sujet a été donné par Sand à Balzac pendant sa visite à Nohant, que Félicité est pleinement « expliquée ». La longue lettre à Ève Hanska dans laquelle Balzac raconte son séjour chez « le camarade Georges [sic] Sand » du 24 février au 3 mars 1838, frappe par sa vivacité et sa richesse en détails :

[George Sand] est à Nohant depuis un an, fort triste, et travaillant énormément […]. Elle se couche à six heures du matin et se lève àmidi, moi je me couche à six heures du soir et me lève à minuit ; mais naturellement, je me suis conformé à ses habitudes, et nous avons pendant trois jours bavardé depuis 5 heures du soir après le dîner jusqu’à cinq heures du matin, en sorte que je l’ai plus connue, et réciproquement, dans ces trois causeries, que pendant les quatre années précédentes où elle venait chez moi[90].

De quoi parlent-ils ? De littérature de façon générale et de problèmes sociaux : « Nous avons discuté avec un sérieux, une bonne foi, une candeur, une conscience, dignes des grands bergers qui mènent les troupeaux d’hommes, les grandes questions du mariage et de la liberté[91]. » Et de littérature de façon beaucoup plus pragmatique : « C’est à propos de Liszt et de Mme d’Agoult qu’elle m’a donné le sujet des Galériens ou des Amours forcés[92]. » En fait, Balzac rapporte de Nohant deux sujets auxquels il va immédiatement s’atteler : non seulement l’histoire à clé de Béatrix et de Conti, c’est-à-dire la liaison entre Marie et Franz, mais aussi l’histoire de Camille Maupin, inspirée par celle de son hôtesse à Nohant. Béatrix est dès le départ un roman double.

Balzac consacre près d’une vingtaine de pages, dans la première partie de ce roman hybride, à la jeunesse et l’apprentissage littéraire de Félicité des Touches, qui entre en littérature sous le nom de plume de Camille Maupin. La digression est si longue pour une héroïne secondaire que l’on a l’impression que le personnage a largement dépassé le cadre étroit que l’écrivain avait d’abord conçu pour lui[93]. Que l’on compare, par exemple, ces pages avec celles, beaucoup plus restreintes, qui retracent la jeunesse d’Anaïs de Bargeton dans les Illusions perdues ou de Dinah de La Baudraye dans La muse du département. De plus, à la différence de ces deux romans où le narrateur balzacien est parfois moqueur, voire condescendant ou carrément hostile envers le personnage de la femme savante, Béatrix fait le portrait d’une femme supérieure idéalisée.

Dès le départ, il est clair que Félicité / Camille est une sorte de double d’Aurore / George, ne serait-ce que par le costume[94] ou le regard[95]. Mais visiblement, Balzac ne sait pas grand-chose de la jeunesse de son amie. Et les chapitres d’Histoire de ma vie sur le couvent et l’éducation quelque peu sauvage d’Aurore n’ont pas encore été écrits. Balzac se penche alors sur celui des romans sandiens qui va le mieux lui permettre d’imaginer et de donner de la cohérence à son personnage de femme de génie. Ce roman est bien sûr Lélia. Dans la version de 1833, Balzac a trouvé de précieux détails sur la formation morale et intellectuelle d’une femme surdouée, ce qui explique pourquoi les pages de Béatrix qui décrivent les premières années de Félicité des Touches ressemblent en de nombreux points à celles où Lélia se confesse à sa soeur Pulchérie. Les deux personnages ont reçu une éducation féminine aux antipodes des normes de l’époque. Les deux jeunes filles s’adonnent à des orgies de lectures qui finissent par créer pour elles une réalité autre que celle que leur réserve la société.

Leurs facultés surdéveloppées sont, dans l’immédiat, la cause de leur malheur. Lélia explique sa mélancolie ainsi : « La poésie m’avait créé d’autres facultés, immenses, magnifiques et que rien sur la terre ne devait assouvir. La réalité a trouvé mon âme trop vaste pour y être contenue un instant[96]. » Camille éprouve le même décalage entre rêve et réalité :

Aussi fut-elle à dix-huit ans savante […]. Ce cerveau bourré de connaissances ni digérées ni classées, dominait ce coeur enfant. Cette dépravation de l’intelligence, sans action sur la chasteté du corps, eût étonné des philosophes ou des observateurs […][97].

Les deux jeunes femmes décrivent leur souffrance d’avoir vécu à l’envers de la norme. 

J’avais vécu en sens inverse de la destinée naturelle, affirme Lélia. Au lieu de commencer par la jouissance et de finir par la réflexion, j’avais ouvert le livre de la vie au chapitre de la science ; je m’étais enivrée de méditations et de spiritualisme, et j’avais prononcé l’anathème des vieillards sur tout ce que je n’avais pas encore éprouvé. Quand vint l’âge de vivre, il fut trop tard : j’avais vécu[98].

Dans le cas de Félicité, le narrateur remarque :

Ordinairement la femme sent, jouit et juge successivement ; de là trois âges distincts, dont le dernier coïncide avec la triste époque de la vieillesse. Pour Mlle des Touches, l’ordre fut renversé. Sa jeunesse fut enveloppée des neiges de la science et des froideurs de la réflexion[99].

Même désillusion et même dégoût de la réalité. L’éducation aliénante des deux personnages ne leur permet pas de se réinsérer dans le monde tel qu’il est constitué. Lélia analyse très bien son drame lorsqu’elle constate : « J’oubliais d’être jeune, et la nature oublia de m’éveiller. Mes rêves avaient été trop sublimes ; je ne pouvais plus redescendre aux appétits grossiers de la matière[100]. » Camille vit un drame analogue, celui de la femme qui se trouve être supérieure à son milieu : 

Félicité s’attendait à un échange quelconque d’idées, à des séductions en harmonie avec l’élévation de son intelligence, avec l’étendue de ses connaissances ; elle éprouva du dégoût en entendant les lieux communs de la conversation, les sottises de la galanterie […][101].

Les deux héroïnes semblent illustrer une des maximes de l’auteur de la Comédie humaine qui voit la trentaine chez une femme comme « l’époque de la vie où la plupart des femmes s’aperçoivent qu’elles sont dupes des lois sociales[102] ». À cette différence près que ni Lélia, ni Félicité n’ont attendu d’avoir trente ans pour comprendre à quel point les femmes sont flouées par la société. Il semblerait alors que la femme supérieure, dans son incarnation sandienne comme sous sa forme balzacienne, est celle qui jette un regard précoce sur le monde et comprend le fonctionnement non symétrique de ses lois pour les deux sexes. Dans ce cas, comment une jeune fille ne maudirait-elle pas sa clairvoyance ?

Première révolte, donc, celle de l’héroïne supérieure qui exècre son existence exceptionnelle tout en refusant de vivre selon le code établi par la vie sociale. Les « douleurs des esprits supérieurs[103] » rejoignent « la plénitude de facultés qui ne peut aller au-delà sans briser l’enveloppe mortelle[104] ». Les deux auteurs se soucient de la dimension sociale du drame. Lélia daigne à peine se préoccuper de la société, se contentant de l’observer avec dédain au moment des bals :

La majesté pleine de tristesse qui entourait Lélia comme d’une auréole l’isolait presque toujours au milieu du monde […] elle aimait les fêtes et les réunions publiques. Elle venait y chercher un spectacle. Elle venait y rêver, solitaire au milieu de la foule[105].

L’analyse balzacienne souligne le danger que court la société du fait de telles exceptions à la médiocrité féminine :

[L’] esprit supérieur [de Félicité] se refusait à l’abdication par laquelle la femme mariée commence la vie […] le hasard l’a jetée dans le domaine de la science et de l’imagination, dans le monde littéraire, au lieu de la maintenir dans le cercle tracé de l’éducation futile donnée aux femmes[106].

Deuxième révolte, plus abstraite, celle qui provoque une véritable crise existentielle. Balzac aurait bien pu s’inspirer d’une lecture des fragments de la nouvelle Lélia publiés dans la Revue des deux mondes dès juillet 1836[107]. En effet, le chapitre intitulé « Contemplation » qui montre Lélia devenue abbesse se lamentant sur les hauteurs alpestres a bien pu être une des sources du passage magnifique où Camille « voltige sur les cimes » qui surplombent la mer et se métamorphose en « angélique créature[108] ». Dans les deux cas, il s’agit d’une épreuve ultime pour l’héroïne, dans laquelle elle finit par choisir le pardon et le sacrifice de soi. Camille, tout comme la nouvelle Lélia, trouvera la solution à son dilemme dans un acte de sublimation religieuse.

Les deux personnages sont liés par le talent poétique et le génie, sans pourtant être complètement semblables. À la différence de Camille qui est auteur, Lélia est une improvisatrice qui ne fixe pas par écrit les paroles qu’elle profère. De plus, la crise de Lélia s’exprime par la malédiction de la « froideur », dans toutes les acceptions du mot. Si Félicité ne semble pas souffrir de frigidité, elle est pourtant destinée à ne pas trouver d’amour dans sa vie sentimentale. Délaissée par son amant, Claude Vignon, et se sacrifiant pour Calyste, Félicité finira par choisir le couvent.

Nous ne savons pas, bien sûr, si au cours de leurs conversations, les deux romanciers ont parlé de cette deuxième version de Lélia à laquelle Sand travaillait à l’époque. Mais n’est-il pas curieux que la Lélia en ébauche en 1838 et Camille Maupin se voient toutes deux identifiées au personnage mythique de Prométhée ? D’une part, dans la Lélia de 1839, l’on constate une référence constante à Prométhée dans les nouveaux chapitres, ainsi qu’une féminisation délibérée du titan en « Prométhéa ». D’autre part, le seul ouvrage de Camille Maupin à être identifié est un Nouveau Prométhée, que Balzac, selon son habitude, se garde bien d’exposer en détail, mais qu’il rapproche d’une oeuvre de Sand qui existe véritablement, Leone Leoni[109]. Cette double allusion au titan voleur de feu révèle à quel point ce mythe convenait à la sensibilité romantique. Mais le Nouveau Prométhée de Camille Maupin laisse aussi entrevoir qu’il y a ici une sorte de clin d’oeil de Balzac, de « inside joke », adressée à Sand.

Balzac a-t-il compris que la première Lélia faisait la leçon à sa Foedora de 1831 ? A-t-il relu la deuxième partie de sa Peau de chagrin avec Lélia en tête ? S’est-il rendu compte que la grande scène de voyeurisme dans son roman à lui était filtrée par le regard de Raphaël de Valentin et que Foedora était entièrement captive de son regard ? Par contre, Balzac entrevoyait dans Lélia le drame d’une « femme athée en amour », pour reprendre sa formule à lui, mais vue de l’intérieur. Lélia, c’était Foedora libérée du regard masculin qui faisait d’elle un objet et la précipitait dans l’abject. C’était une nouvelle Foedora vue par elle-même. Balzac a pu constater que, dans Lélia, la coquette n’était plus envisagée du seul point de vue du narrateur masculin ou de l’auteur. Alors que Raphaël était tout-puissant dans sa condamnation de la femme coquette, Lélia était victorieuse par rapport à Sténio, parce qu’elle pouvait échapper à son regard et à son interprétation avilissante. Si on pense que Balzac a voulu refaire en quelque sorte La peau dechagrin, on peut mieux comprendre la répartition des qualités et des défauts des héroïnes dans Béatrix. Dans son roman de jeunesse, il n’y avait qu’une coquette, Foedora, qui se trouvait être aussi une femme intellectuelle. Dans Béatrix, au contraire, l’auteur incarne ces deux traits dans deux personnages différents — Béatrix sera la coquette et Camille, l’écrivain. Dépouillée de toute coquetterie, Félicité des Touches s’en trouvera d’autant plus admirable et pourra prendre sa place parmi les personnages sublimes de La comédie humaine.

À la fin de la deuxième partie de son roman, Balzac envoie Félicité dans un couvent de Normandie[110]. Ainsi la destinée de l’héroïne rejoint en quelque sorte les deux conclusions des deux versions de Lélia. La retraite de Camille dans un monastère qui comprend la répudiation absolue de tous ses livres s’allie symboliquement avec la perte de la voix de la première Lélia : on se rappelle que l’héroïne est étranglée par le prêtre. Le choix que fait Félicité d’une vie méditative et cloîtrée correspond au dénouement de la seconde Lélia, puisque l’héroïne est exilée dans une « chartreuse ruinée[111] » qu’elle refusera dorénavant de quitter. On peut appliquer à Lélia ou à Camille la formule balzacienne que « les belles âmes ne peuvent pas rester longtemps en ce monde[112] ».

Malgré « l’existence tout à fait impossible » que Sand pensait avoir donnée à son personnage, Lélia a bénéficié d’une longue postérité. En dépit des prédictions faites par les critiques de l’époque, elle s’est révélée être une figure riche par la polyvalence de son destin littéraire, comme on vient de le voir. Survivant à toutes les insultes, elle s’est posée comme modèle pour toute une future série d’héroïnes. Aujourd’hui, elle ne cesse de nous étonner par la modernité de sa pensée et de son comportement. Lélia est sans doute un personnage impossible. Mais elle se dressera désormais comme la figure incontournable de la femme qui exige sa place sur la tribune des personnages pensants.