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L’ouvrage de Claire de Ribaupierre est un essai qu’inspire une thèse de doctorat (soutenue par l’auteur à l’Université de Lausanne en janvier 1999) et qui, de fait, répond aux exigences de clarté, de rigueur, de précision, de logique, en un mot, de science que requiert l’exercice universitaire, sans jamais présenter, toutefois, de froideur académique, de raideurs de construction, ni de lourdeurs d’érudition. L’exercice, transformé en essai, a pris la forme d’un beau livre illustré qui allie l’agrément des photos à la présentation aérée d’un texte sur papier blanc, lisse et épais. Fidèle au parti pris des Éditions, il fait « La part de l’oeil », et même, celle des sens.

À tous points de vue, il s’agit d’un ouvrage sensible.

Lyrique, à l’occasion, le ton en est résolument personnel. Le texte s’ouvre sur un conditionnel « j’aimerais » et s’achève sur un néologisme « revenance ». C’est dire si le chercheur s’expose. En outre, Claire de Ribaupierre s’embarrasse peu d’exposés savants, les prolégomènes qu’elle offre au lecteur, à chaque étape de son raisonnement, ancrent simultanément sa réflexion dans les théories des autres qu’elle reformule simplement et dans l’expérience de chacun. Claude Burgelin a bien raison de dire, en préface, que l’ouvrage « se lit comme un roman ». Généalogique, serait-on tenté d’ajouter, tant il est vrai que l’effet de mise en abyme est puissant qui, d’étrange façon, engage le lecteur, lui fait sentir la part de soi que l’on cherche et trouve chez les autres et le plonge d’emblée au coeur de la réflexion sur le roman généalogique.

Pour être libre, dans cette perspective nouvelle, le lecteur n’en est pas moins un peu démuni. Les développements successifs, toujours fort intéressants en eux-mêmes, sont rarement reliés par des propos conceptuels. Du coup, la structure de l’ensemble reste un peu floue, masquée par ces absences. L’absence de bibliographie et d’index, tout aussi concertée sans doute, a un effet similaire. La synthèse des sources, la liste des notions auraient avantageusement souligné la richesse de la documentation et les contours d’un discours dont la pertinence générale vaut qu’on débatte sur des points de détail.

Claire de Ribaupierre mène de front l’étude de deux oeuvres marquées par l’absence, écrites par deux écrivains que la guerre a rendus orphelins. Elle explique de façon convaincante que le deuil est ce qui motive l’enquête généalogique qui structure fondamentalement les romans de Georges Perec et ceux de Claude Simon. Commune aux deux auteurs et récurrente dans leurs oeuvres, elle rejoue chaque fois l’insupportable disparition et figure ainsi l’inlassable travail de deuil décrit par Lacan. En outre, Claire de Ribaupierre remarque que c’est « [à] la suite du Tombeau d’Anatole, [que] Simon et Perec opteront pour une littérature du fantôme, de l’errance, du tombeau vide[1]. »

Ne pourrait-on pas, du coup, d’abord présenter ces deux oeuvres comme des témoins exemplaires et des produits d’une période historique : histoire des événements, histoire de la pensée, histoire de la littérature. Claire de Ribaupierre affirme : « ici, le tombeau concerne une mémoire intime[2] ». Sans doute. Mais ne s’agit-il pas aussi d’un deuil collectif ?

Plus ponctuellement, Claire de Ribaupierre parle avec raison d’une « littérature de l’errance » à propos de Claude Simon mais n’est-ce pas alors contradictoire de dire que L’Acacia « achève la quête généalogique et élève en quelque sorte un mémorial aux parents et aux ancêtres[3] ». Le Tramway, récemment paru, n’est-il pas le signe d’une oeuvre toujours mobile, dont les déplacements suivent résolument des lignes horizontales ? Et ne vient-t-il pas invalider la possibilité d’un texte tombeau dans l’oeuvre de Claude Simon ?

À n’en pas douter pourtant, l’écriture protège, « inscrit et circonscrit l’absent ». Claire de Ribaupierre propose à ce sujet une analyse très juste du rapport mère / fils dans Histoire et l’analogie qu’elle voit entre l’écriture du livre et l’encrage des noms portés sur les pierres tombales est fort intéressante.

De même, elle affirme à juste titre que le roman généalogique « légende » le document d’archive, montrant que « le récit s’amplifie hors-cadre ». Mais elle nous laisse un peu perplexes lorsqu’elle dit que « le texte met à mort le document », l’« arrache […] à son usage ordinaire[4] ». Quel est donc cet « usage ordinaire » du document ? Tout document n’est-il pas voué en toutes circonstances à l’extrapolation fictive ? À la projection ? Et n’est-ce pas précisément ce qui peut rendre toute photographie de famille et plus généralement toute histoire de famille (même celle des autres), ou même tout document intéressants ? L’usage que Claude Simon fait des « documents » dans toute son oeuvre (photographies, cartes postales, bouts de films…) sans se limiter aux documents familiaux n’invite-t-il pas Claire de Ribaupierre à nuancer son idée selon laquelle :

Les photographies de l’album de famille n’intéressent que les personnes qu’elles concernent : elles expriment un lien affectif qui nous les rend intéressantes si nous connaissons l’intimité de l’histoire familiale. Sinon elles nous laissent indifférents[5].

Toujours sur Claude Simon, Claire de Ribaupierre montre de manière fort pertinente que la mère, dans ses romans, est édifiée sur des modèles (publicitaire, pictural, théâtral, photographique) qui en font un personnage littéraire. Ce qu’elle explique en affirmant que le narrateur « a peu de souvenirs d’elle[6] ». Là encore l’affirmation appelle des nuances. Ne doit-on pas plutôt penser que le narrateur recouvre, dans son élaboration romanesque, les souvenirs douloureux qu’il a d’elle ?

On est tenté aussi de discuter un peu l’analyse, par ailleurs minutieuse et passionnante, que Claire de Ribaupierre fait des descriptions des photographies de Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance. Selon elle, « la description des images […] se veut objective, neutre, précise, signalétique[7] », elle parle même d’un « ton détaché [qui] instaure un malaise[8] »). On pourrait observer au contraire une dimension affective dans la description qui montre la tentative du narrateur pour rejoindre son histoire. Il suffirait de relever toutes les occurrences du syntagme « ma mère », et plus généralement des possessifs et des pronoms de la première personne, pour s’en convaincre. En outre, et l’on trouve d’ailleurs des tournures similaires chez Claude Simon, le narrateur multiplie les hypothèses et les marques d’interrogation (« qui répond sans doute à la demande du photographe », « le plus vraisemblable étant que », « il y a quelque chose qui est peut-être », « (mon père ?) », « d’assez curieuses chaussures », « c’est peut-être celle de ma mère » « le manteau est peut-être le même »). Sans doute il y a ignorance, sans doute il y a mention d’une infranchissable distance, mais peut-on dire qu’elle se fait sur un « ton détaché » ?

Claire de Ribaupierre est beaucoup plus convaincante lorsqu’elle explique que pour figurer la disparition de la mère Georges Perec « use du détour[9] » et lui donne des doubles romanesques. De même elle montre bien la transfiguration du père en figure légendaire chez Georges Perec comme chez Claude Simon. Toutefois, si elle explique avec raison que, chez Perec, la légende du père s’érige en dépit du système de notes qui tente de la freiner, elle souligne moins nettement la même ambivalence du regard sur le père chez Claude Simon. Elle dit bien que « Le narrateur adulte imagine et construit le regard de la mère sur son époux[10] » et en fait ainsi une figure iconique mais n’aurait-elle pas dû aussi souligner l’ironie qui se loge dans cette reconstruction et contribue à maintenir la distance qui caractérise le père ?

Tout le développement sur la structure « policière » des romans des deux auteurs est très éclairant. Claire de Ribaupierre démontre de façon judicieuse que « le récit ne va pas de soi » et souligne avec raison l’importance donnée aux « détails » à partir desquels le narrateur élabore une fiction qui éclaire « le roman familial de l’auteur[11] » et fait du romancier le géniteur de sa lignée. « Face à l’absence, la mémoire propose une fiction — une sorte de mythologie fondatrice, pour oublier la perte, pour inventer quelque chose plutôt que rien[12]. » Néanmoins, elle désigne aussi très justement la part d’ombre, toujours présente dans leurs textes, qui engage les auteurs dans un mouvement de retour et de répétition et qui prescrit au lecteur aussi un travail herméneutique. Ce travail, elle le met en oeuvre fort habilement lorsqu’elle repère, en particulier, chez Georges Perec une figure tapie, celle de « l’enfant coupable », qui fait tout à la fois de l’écriture un acte de vengeance et un acte de réparation d’une perte intolérable.

Claire de Ribaupierre propose de différencier les formes de la répétition chez les deux auteurs. Chez Claude Simon, il s’agit de reprise, de surimpression des figures, celle du cheval en particulier. Cette figure récurrente, mythique, dit, d’un texte à l’autre, la répétition infinie de l’histoire, des générations, de la généalogie. Elle est à l’image des mots qui construisent des réseaux qui se surimpriment dans la mémoire du lecteur. Claire de Ribaupierre aurait pu prolonger encore son développement en y rattachant une étude sur le travail des figures d’analogie toujours à l’oeuvre dans le texte simonien. Lucien Dällenbach a rapidement développé ce point dans « Le Tissu de mémoire » (qu’on trouve en postface de La route des Flandres), sous le titre « Un texte à cheval ».

Chez Georges Perec c’est un système de doubles qui prévaut. « L’absent ne surgit pas en tant que tel, il vient de manière détournée sous l’enveloppe d’un double[13]. » Georges Perec place ses pièces, les unes à côté des autres. La seconde image complète et éclaire le première. Les fantômes naissent de la relation entre les deux morceaux, ils naissent de l’interstice, de « l’entre-image[14]. »

Deux dispositifs distincts, donc, pour dire l’absence : le palimpseste qui superpose pour le premier ; le dessin caché, l’aménagement d’intervalles dans le récit pour le second. Deux modes de figuration de l’absence qui caractérisent fort bien l’esthétique propre à chacun des deux auteurs. Mais on se demande encore s’il faut les différencier à ce point dans leur démarche. Ainsi ne pourrait-on pas, par exemple, trouver aussi dans l’écriture simonienne (dans Histoire par exemple) des doubles qui tout à la fois occultent et révèlent la figure absente, mais aussi des intervalles ménagés par une narration fragmentaire qui laisse au lecteur le soin de découvrir dans la coupure entre les séquences ce qui les relie ?

Les démarches des deux auteurs ne seraient alors pas si distinctes. Mais c’est à peine si cette remarque est une réserve. Elle est surtout l’occasion de confirmer tout l’intérêt qu’il y avait à étudier conjointement les oeuvres de ces deux auteurs sous cet angle du roman généalogique et de remercier l’auteur de cet ouvrage généreux qui se prête à l’échange et qui donne à penser.