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Le pouvoir totalitaire entretient avec l’art des rapports étroits, et les tyrans ont été de tout temps attentifs à la production littéraire, à tel point que certains despotes, éclairés ou non, ont pris la plume pour incarner leur volonté de puissance dans les mots : le despote-dieu s’assimile à l’écrivain-démiurge. Les dirigeants soviétiques n’ont pas échappé à cette règle : Lénine a écrit plusieurs tomes sur l’art, Staline se piquait de s’y connaître en littérature et écrivait des vers[1], Brejnev a signé une trilogie[2]. La littérature et l’art en général sont pour le pouvoir des alliés efficaces, à condition, bien sûr, d’exercer sur eux un contrôle draconien.

La culture soviétique se caractérise par une interpénétration des champs littéraire et politique et est en cela l’héritière directe de la culture russe, tenue sous la surveillance constante et vigilante de la censure tsariste. La mise au pas de la culture oblige l’écrivain à évoluer en équilibriste sur un fil, portant en lui, selon la formule de Michel Heller un « co-auteur : l’État et son appareil idéologique[3] », ce qui ne manque pas de laisser des traces profondes dans la poétique des textes.

Combien d’oeuvres grises, obéissant à la commande, ont été produites sous le régime soviétique, par des ronds-de-cuir de l’écriture, des Saliéris de la plume, des Akakis Akakievitchs de la fiction, aussi peu imaginatifs que l’homuncule gogolien : que de noms aujourd’hui oubliés, de pages jetées sans même avoir été lues…

Sur ce fond d’écrivains serviteurs du régime, la figure d’Ilya Ehrenbourg se détache tout d’abord par sa complexité, par la vitalité et la durée exceptionnelle de sa carrière littéraire (presque un demi-siècle, du début des années 1920 à sa mort en 1967) et par sa biographie qui en fait une figure emblématique de l’Union soviétique. « La biographie d’Ehrenbourg est en soi une sorte de commentaire du régime soviétique[4] », estime Edward J. Brown : rares sont en effet les écrivains dont la biographie et l’activité littéraire aient été aussi étroitement imbriquées dans la conjoncture sociopolitique de leur pays. Deux fois prix Staline (en 1942 pour La chute de Paris [Padenie Parija, 1941] et en 1947 pour La tempête [Bouria]), prix Lénine en 1961 à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, Ehrenbourg a été l’ambassadeur de la culture soviétique à l’étranger, se faisant le porte-parole de la politique littéraire officielle du pouvoir et par là même de son centre, le camarade et petit père des peuples Staline, et ce, dans les années les plus dures de la répression. Il a continué à assumer ce rôle ensuite, dans la période plus calme du dégel, sans jamais renier le choix idéologique qu’il avait fait au début des années 1930, alors qu’il pouvait rester en Occident. Il a été fortement critiqué pour ce choix, pour ses silences, ses compromissions, on l’a traité d’opportuniste, d’écrivain-caméléon, de traître (parce qu’il est sorti indemne des purges où tant d’autres ont laissé leur vie ou leur liberté, parce qu’il ne s’est pas suicidé comme un Maïakovski ou un Fadeïev…). Ces critiques mettent en évidence les deux axes dominants de l’oeuvre d’Ehrenbourg : l’adhésion à l’idéologie au pouvoir (bien qu’il soit toujours resté sans parti), d’une part, et la capacité d’adaptation, d’autre part, qui a pu mener parfois à des postures apparemment incompatibles (l’exhortation à « tuer l’Allemand » pendant la Seconde Guerre et la lutte pour la paix). Son oeuvre a été marquée par ce choix, elle en est le vecteur et a reflété les évolutions du régime dans sa trame textuelle.

La littérature engagée n’a pas bonne presse aujourd’hui. Après Roland Barthes, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, il ne fait pas bon vouloir tenir un discours monologique. Si l’on ajoute à ces critères littéraires la chute des idéologies, les crimes staliniens, tout concourt à ce que la figure d’Ehrenbourg soit traitée avec suspicion. Ce n’est certes pas notre rôle de juger de la justesse d’un choix idéologique ou du profil moral d’un écrivain, d’autant plus que les choix poétiques ne s’expliquent pas seulement par l’adhésion à un régime ou l’allégeance à un dictateur. Ce qui nous intéresse, c’est le statut et le rôle de la littérature tels que l’écrivain les envisage. Quels enjeux Ehrenbourg plaçait-il dans la littérature, qu’a-t-il investi dans l’écriture pour accepter d’infléchir sa poétique en fonction des ordres d’un régime qu’il n’a pas tout de suite accepté, comme en témoignent ses premières oeuvres, et dont il a ensuite découvert la face cachée, sombre ? Et est-ce bien en fonction de ces ordres qu’il l’a fait ou pour suivre d’autres impératifs ?

La conjuration de l’incertitude

L’écrivain-Ehrenbourg nous donne des clés dans la mesure où il met en scène dans ses romans des doubles narratifs de l’homme-Ehrenbourg : dès son premier roman, Julio Jurenito [Khulio Khurenito, 1921][5], ce double apparaît sous la forme du narrateur intradiégétique, qui est l’un des disciples de Jurenito et porte le nom de l’auteur, puis dans son roman L’été 1925 [Leto 1925 goda, 1925], où il évoque la crise qu’il traverse à cette époque, dans sa première tentative de mémoires, Le livre pour adultes [Kniga dlya vzroslykh, 1936], et enfin dans son grand oeuvre, ses mémoires des années 1960, Les gens, les années, la vie [Lioudi, gody, jizn]. Certes, passés par le filtre de la fiction, ces renseignements ne sont pas sûrs et ce n’est de toute manière pas une nouvelle biographie d’Ehrenbourg que nous écrivons ici, mais cette inscription textuelle de la figure de l’auteur aide cependant à dessiner les contours du rapport de l’écrivain à la littérature dans un monde totalement idéologisé.

Ehrenbourg a écrit dans ses mémoires : « J’ai grandi dans l’union d’une lumière double et j’y ai vécu toute ma vie, jusqu’à la vieillesse… » La biographie d’Ehrenbourg est de fait placée sous le signe d’une ambivalence fondamentale : il s’est toujours trouvé à la frontière de plusieurs univers, physiques comme mentaux. Il est né en 1891, en fin de siècle, lorsque le régime sociopolitique russe s’essouffle, et se définit lui-même comme un représentant de la culture du XIXe siècle vivant dans le XXe. Juif, et donc porteur d’une altérité fondamentale, particulièrement signifiante dans un pays très antisémite où les pogromes (le terme vient du russe…) étaient tolérés par les autorités et les Juifs très nettement séparés de la population russe, il a été parmi les premiers à ne pas être confiné dans le ghetto, de par le choix de son père. Il s’est de ce fait éloigné de la culture juive et du rite judaïque (pour preuve, il a été très attiré par le catholicisme) et ne s’est pas affirmé prioritairement par son identité juive, même s’il ne l’a jamais reniée. Né dans une famille bourgeoise, il est très tôt en rupture avec son milieu, et ses activités révolutionnaires clandestines le conduisent rapidement en prison, puis en exil. C’est ainsi que l’Occident, et plus particulièrement la France, devient pour lui une seconde patrie : il vivra toujours en passant d’un univers à l’autre, ce qui est très remarquable à une époque où les frontières se durcissaient de plus en plus, jusqu’à devenir quasi étanches. « Son existence était un éternel retour : de France en Russie, de Russie en Occident, de l’exil à sa patrie qu’il aimait par-dessus tout et qui restera pour lui un pays pire que l’étranger parce qu’il ne l’acceptait pas entièrement, le rejetant en tant que Juif, en tant qu’intellectuel sceptique qui, toujours, disait : non[6]. »

Cette errance indéterminée est exprimée dans Julio Jurenito et La vie tumultueuse de Lazik Roïtchwantz [Bournaïa jizn Lazika Roïtchvanetsa, 1927][7] . C’est d’ailleurs en évoquant le roman Julio Jurenito que Evgueni Zamiatine écrit à propos d’Ehrenbourg qu’il « est sans aucun doute le plus contemporain des écrivains russes de l’intérieur et de l’extérieur : il sent la future internationale avec tant d’acuité qu’il est déjà devenu par avance un écrivain non pas russe, mais européen, et même espérantiste[8] ». Cet européanisme sera plus tard le message essentiel d’Ehrenbourg, en particulier dans ses mémoires, ce qui témoigne de la volonté d’unir la destinée de la Russie à celle de l’Europe.

La structure de ces romans, relevant du modèle picaresque, comme beaucoup d’oeuvres soviétiques des années 1920, illustre par l’entermise des personnages-doubles de l’auteur (le narrateur dans Julio Jurenito et le personnage de Lazik) le désarroi de « l’intellectuel effrayé[9] » pris dans les séismes de l’époque, de la Première Guerre mondiale à la Révolution russe, et ne sachant quelle position adopter par rapport à ces embardées de l’Histoire. C’est l’époque pour Ehrenbourg du scepticisme nihiliste, relevé par tous les exégètes de ses oeuvres et ses biographes, et qui se traduit par une satire généralisée n’épargnant aucun phénomène ni aucun personnage : Julio Jurenito, surnommé le « grand provocateur », figure dans laquelle se conjuguent un nouvel Antéchrist et Satan, est décidé à détruire le monde de la bourgeoisie satisfaite en retournant contre elle ses propres armes et ne propose aucune solution de rechange. Il ne faut pas oublier qu’Ehrenbourg était alors très proche des frères Sérapion, union littéraire dont le credo était de rester à l’écart de toute idéologie. La vision du monde est une vision libertaire, sans règles mais sans avenir : l’axe temporel de ces oeuvres est le présent, rien n’est esquissé pour un futur, si ce n’est une fin plus ou moins apocalyptique.

De fait, l’impasse est symbolisée par la mort des personnages porteurs du discours dénoté comme principal (celui de Julio, le maître et donc l’autorité centrale, et de Lazik, du point de vue duquel est menée la narration). Lazik meurt en Palestine, ce qui pour un personnage qui se présente et se définit d’abord comme Juif est la forme d’échec suprême : la terre des ancêtres n’apporte pas la délivrance, elle ne fait au contraire que souligner l’inanité de toute recherche d’identité. La fin de l’errance est mortelle, Lazik épuisé n’arrive plus à marcher, sa vie n’a pas de sens, et c’est l’absurdité et l’inanité de tout ce chemin qu’exprime la dernière phrase du roman : « Dors tranquillement, pauvre Roïtschwantz ! Tu ne rêveras plus ni à la grande justice ni à une petite rondelle de saucisson[10]. »

La ruelle de Moscou [Prototchny pereoulok, 1926] symbolise dès le titre[11] cette impasse. Le personnage de Tania, dont la triste « éducation » sexuelle est violence et traumatisme plutôt que formation, s’échappe de la ruelle par le retour dans sa ville natale, et le mariage avec un militant bolchevique, dont elle dit dans sa lettre au pauvre musicien bossu, son compagnon d’infortune dans la maison qu’elle habitait à Moscou, qu’il « est très intelligent mais très distant[12] », ne représente qu’un progrès tout relatif. Le sauvetage n’en est pas un, les « hommes nouveaux » ne sont pas à la hauteur :

Mais je regarde nos militants d’ici, de Kachira, qui ont tout : savoir, énergie, ligne de conduite, et, en fait de résultat, la semaine passée six jeunes komsomols ont violé Macha, notre femme de charge, et personne parmi les jeunes ne s’est indigné[13].

L’ironie et le scepticisme sont les émanations du profond malaise existentiel et de la difficulté de se définir et de se trouver une place. L’ambiguïté et l’incertitude sont conjurées grâce à deux moyens : la définition d’un ennemi, qui permet une détermination identitaire, et une vision stéréotypée, qui contrebalance la distance ironique. L’ennemi, Ehrenbourg l’a défini très tôt : c’est le bourgeois, tout entier personnifié par l’appât du gain. Il consacre plusieurs romans à la peinture de l’univers des usines et de leurs chefs, qu’ils soient américains, comme dans Le trust D. E., tchèques ou russes, et se déchaîne dans ses représentations de « nepmans » ventrus et cupides, ces nouveaux riches de la NEP. Ces portraits sont mordants et utilisent le stéréotype. Le stéréotype, comme le remarque Ruth Amossy, « relève du fonds commun à partir duquel un groupe donné façonne sa vision des choses et des événements[14] », ce qui permet la cohésion du groupe, et il est véhiculé de manière privilégiée dans les traits nationaux d’un peuple. Dans les pérégrinations de Julio et de ses disciples ou de Lazik, au gré des pays, se mettent en place les images stéréotypées des Allemands disciplinés, des Français bons vivants, des Italiens paresseux et sensuels. Dans Julio Jurenito, le disciple russe est veule et semble une caricature des intellectuels torturés dostoïevskiens, le Juif est intelligent et vif.

Ainsi se construit une littérature-rempart contre l’effritement de soi, mais qui, on l’a vu, débouche sur une impasse. La crise intérieure de 1925, reflétée dans L’été 1925, se résout au début des années 1930, quand l’intellectuel soviétique est sommé de faire un choix clair de par le durcissement de la politique intérieure de son pays.

La littérature d’éducation

De partout et de nulle part, Ehrenbourg aurait pu devenir un éternel errant sceptique et détaché, « exilé partout et toujours[15] ». Il aurait pu choisir l’émigration comme l’ont fait tant d’autres qu’il connaissait bien pour les avoir fréquentés à la « Rotonde » ou dans d’autres lieux parisiens. Mais il ne suit pas l’exemple d’un Bounine et choisit de mettre fin à sa « charmante non-existence[16] » parisienne en rentrant et en mettant sa plume au service de son pays d’origine et des valeurs qu’il incarne pour le monde entier. Une certaine « sympathie pour les nouveaux Barbares[17] », une fascination indéniable pour le nouveau monde qui est en train de se créer et la communion avec l’élan général le poussent à se faire le chroniqueur des grands chantiers. Beaucoup d’écrivains déjà sont partis sur les chantiers, ce qu’il fait lui aussi, et en ont rapporté des romans[18]. Il se choisit une foi, ce sera le socialisme soviétique et sa contrepartie littéraire, le réalisme socialiste.

Il se coule alors dans le moule, autant que le lui permettent sa nature sceptique et son talent original. L’individualiste parisien rejoint le collectif des écrivains soviétiques, acceptant la mise au pas et la rationalisation de la littérature qui se produit au début des années 1930. C’est l’époque de la liquidation des mouvements littéraires variés (la RAPP, mouvement des écrivains prolétariens, est dissoute en 1932) et de la création d’un organisme monolithique, l’Union des écrivains, et d’une doctrine littéraire, le réalisme socialiste, seule voie que doivent suivre les écrivains soviétiques, qui est conçu comme une « profession de foi, comme l’expression d’une adhésion aux principes lyriques du socialisme : transformation de la vie, transfiguration de l’homme, régénération de la société[19] ». La doctrine est mise au point entre 1932 et 1934 et diffusée lors du premier congrès des écrivains en août 1934. Son postulat essentiel — l’artiste doit « représenter de manière véridique la réalité dans son développement révolutionnaire » — trahit d’emblée la nature hybride de cette théorie qui mêle politique et littérature ou plus exactement inféode la littérature à la politique. C’est dans ses « romans de production » [proizvodstvenny roman] qu’Ehrenbourg tentera de mettre en pratique la théorie.

Le second jour [Den vtoroï, 1933], son oeuvre la plus réussie dans ce domaine, est intéressant à plusieurs titres. C’est une oeuvre charnière, dans laquelle s’affirme l’axe téléologique du récit, tout entier dirigé vers le futur. Le titre et l’épigraphe bibliques évoquant la séparation des eaux installent le roman dans une temporalité mythique et orientent d’emblée la lecture vers une perception historique. C’est la chronique de la création d’un nouveau monde, évoquant le passage du désordre à l’ordre, du chaos à l’harmonie, du vecteur horizontal au vecteur vertical. Le chaos, la libération de l’énergie ont un pouvoir de fascination pour certains écrivains, comme par exemple Boris Pilniak. Ehrenbourg reproduit ce désordre, montrant la variété des ouvriers et de leurs motivations, mais il est attiré par le monumental, la force et leurs variantes, qui ont été déclinées à l’envi dans les discours officiels soviétiques : virilité, héroïsme et défi, solennité.

Dans ce contexte à dimension épique, constamment encadré par les remarques d’un narrateur omniscient, évoluent deux personnages principaux, l’intellectuel Volodia Safonov et l’ouvrier Kolka Rjanov, selon le procédé classique de la mise en contraste, qu’avait déjà utilisé Ehrenbourg dans Le rapace [Rvatch, 1924] où étaient opposés les destins de deux frères, le « nepman » et le communiste. Cette opposition est renforcée ici par la structure du triangle amoureux.

Mikhaïl Berg écrit à propos du Dégel [Ottepel], publié en 1954 et dernière oeuvre de fiction d’Ehrenbourg, qu’il appartient à la catégorie du roman de formation et qu’Ehrenbourg, à l’instar d’autres auteurs à succès en URSS, utilise « l’archétype de « la belle au bois dormant », décrivant apparemment plusieurs héros, […] les place dans une situation qu’ils ne connaissent pas et qui favorise leur « éveil »[20] ». Mais Le dégel n’est que le dernier avatar du roman de formation dans l’oeuvre d’Ehrenbourg, évoquant une nouvelle éducation, sentimentale cette fois. C’est en fait l’ensemble des romans dits « d’engagement[21] » qui relève de ce schéma : la prise de conscience du personnage est un élément central du sujet. Une nouvelle dimension apparaît donc, car les personnages des oeuvres précédentes étaient statiques et n’évoluaient que dans l’espace.

Le personnage le plus complexe et achevé du Second jour n’est pas celui qui est l’objet de la formation : c’est celui de Safonov, mal dans ce nouveau monde, qui ne croit en rien et est littéralement intoxiqué par Dostoïevski. Il s’inscrit dans la lignée des hommes inutiles [lichnie lioudi] qu’a représentés la littérature du XIXe siècle, en décalage avec leur époque et incapables de s’y intégrer. Les portraits d’intellectuels dans les oeuvres des années 1930 servent souvent de repoussoirs ou de faire-valoir aux personnages ouvriers ou combattants. Andreï Siniavski résume les traits sous lesquels ils sont généralement présentés :

individualisme, humanisme, mollesse, veulerie, penchant aux compromissions, inconséquence, absence d’esprit de parti, introspection, libre pensée, scepticisme, etc. Et tous ces procédés n’aboutissent qu’à une chose : la trahison[22].

Ehrenbourg condamne son personnage à la mort, exprimant ainsi l’impuissance à s’adapter au nouveau monde de ce type d’homme, dénoté comme un vestige du passé. Safonov est une pâle réplique des mauvais génies dostoïevskiens, et en particulier du Stavroguine des Démons, ce qui discrédite l’héritage culturel sous la forme des romans de Dostoïevski. L’auteur se débarrasse de la partie encombrante de son être qu’incarne Safonov, celle qui ne croit pas et considère toute chose avec une distance ironique et sceptique : « le suicide symbolique de Safonov a comme contrepartie réelle la fin d’Ehrenbourg en tant que satiriste[23] ». Le meurtre symbolique de son autre moi, qui se veut un adieu au passé, constitue en quelque sorte le rite initiatique qui ouvre à Ehrenbourg le panthéon des classiques soviétiques.

Kolka, le personnage porteur du futur, réussit son éducation / initiation et finit en harmonie avec lui-même et avec le nouveau monde qui l’entoure. Cette aspiration à une complétude, qu’enviait Ehrenbourg à un Maïakovski (qui avait fait le choix de la Révolution sans connaître les hésitations d’Ehrenbourg), sera incarnée dans la suite de personnages qui viendront peupler les autres romans : bolcheviks énergiques, soldats héroïques et confiants, fanatiques politiques, partisans et soldats, résistants. L’auteur conjure ainsi son propre défaut de croyance. La monosémie littéraire est un rempart contre l’effritement d’un moi enclin à la dispersion.

Cependant, très vite Ehrenbourg perçoit les limites de l’écriture démonstrative, et en particulier en ce qui concerne la représentation du héros, de ce fameux « héros positif » que l’on trouvera dans tant d’oeuvres médiocres du réalisme socialiste « rose », lorsque seront données les consignes de construire des intrigues sans conflit [beskonfliktnost]. Il avait exprimé explicitement ces limites au coeur de la fiction dans Le rapace, à propos d’Artem, le frère bolchevique :

Si dès que nous évoquons Artem, nous passons involontairement à la langue des éditoriaux, c’est uniquement parce que la richesse de cet homme (comme beaucoup de ses contemporains) consiste en une pauvreté franche et frappante de ce que l’on appelle « la vie privée ». Quand on parle de lui, on est obligé d’évoquer les conférences, la lutte contre le banditisme, la remise sur pied de l’industrie soviétique, de tout ce que l’on veut, sauf des petites histoires pittoresques qui mettent de la vie dans un roman[24].

Le héros positif, comme Artem ou Kolka, devient un véritable personnage épique, avec la platitude caractéristique des héros épiques. En quittant le statut de héros problématique, le personnage s’appauvrit, se simplifie. Il n’est pas fortuit que se soit développé dans la littérature soviétique le roman-épopée, genre improbable, aux personnages stéréotypés, tout en surface et sans aucune part de mystère. On touche ici à l’aporie fondamentale de la doctrine du réalisme socialiste et, de manière générale, de toute représentation engagée, la difficulté, voire l’impossibilité de représenter un personnage positif avec relief dans le cadre d’un roman réaliste[25]. La « schizophrénie modale », qui caractérise selon Katerina Clark[26] le réalisme socialiste, entraîne une oscillation permanente entre le réel et le mythique, le trivial et l’héroïque, le roman et l’épopée, entre le réalisme et la fable, la chronique détaillée des faits et l’exemplum simplificateur. Elle illustre bien la forme de schizophrénie créatrice d’Ehrenbourg.

L’exigence de représentation d’un héros positif individuel s’avère ainsi vite une impasse et le réalisme socialiste, une « esthétique impossible[27] ». Le fait que Volodia Safonov soit finalement le personnage principal est expliqué par Régine Robin comme une « résistance du texte[28] ».

Ehrenbourg utilise dans ses romans les procédés du discours autoritaire mis en évidence par Suleïman-Rubin : la redondance excessive, qui intervient « lorsqu’un texte est si prévisible qu’il n’offre au lecteur encodé aucune aire d’incertitude ou d’indétermination[29] ». Il n’a pas échappé au piège de la simplification à outrance, comme il le reconnaît lui-même dans ses mémoires.

La construction du nouveau monde n’est qu’une plate-forme temporaire, ne serait-ce que par l’impasse poétique qu’elle représente. Le sujet est vite mis au second plan par les événements historiques. Or, la caractéristique essentielle de l’oeuvre d’Ehrenbourg est d’être en situation, en prise sur le présent et ce qu’il a de plus contingent, l’actualité. L’Histoire va lui en offrir l’occasion.

La littérature coup de poing

L’épopée a besoin de la guerre et de l’idéologie d’un ennemi pour se construire et se solidifier : le monde clairement dichotomique de la guerre réinjecte de l’énergie dans un univers fictionnel où l’ennemi a tendance à disparaître et où les consignes laissent peu de place à la représentation de la déchirure et du mal. De fait, bien des oeuvres réalistes socialistes obéissent à un optimisme de commande et relèvent plus du conte de fées que du roman, la nature romantique du réalisme socialiste, mise en évidence dès 1959 par Andreï Siniavski dans son essai-pamphlet Qu’est-ce que le réalisme socialiste ?[30], ayant vite pris le dessus et étouffé la tension. Ehrenbourg, s’il peut donner parfois dans le sentimentalisme le plus mièvre (les histoires d’amour de ses romans rappellent souvent celles des romans féminins les plus banals), ne peut vivre dans le calme. Il veut être au coeur des événements, dans sa vie comme dans son écriture, il a besoin du sensationnel, mais d’un sensationnel aux contours clairement dessinés. Or, nous sommes dans la deuxième moitié des années 1930, la folie meurtrière stalinienne bat son plein, éclipsant la construction socialiste, et, surtout, l’image de l’ennemi est brouillée, comme le remarque Andreï Siniavski :

Alors qu’auparavant la notion d’ennemi avait un contenu de classe, désormais tout citoyen soviétique pouvait se retrouver ennemi sans s’en douter et sans pouvoir se prémunir à l’avance de quelque garantie[31].

Ainsi le spectre de l’incertitude resurgit-il, mais là encore l’Histoire se charge de l’éloigner : la guerre d’Espagne éclate, puis la Seconde Guerre mondiale, événements qui vont permettre la reconstruction de l’image de l’ennemi, et celui-ci englobe tous les précédents, il est en quelque sorte un « sur-ennemi » : c’est le fasciste. Il est l’ennemi idéal par son statut extérieur et son antisémitisme radical.

Ehrenbourg renoue avec son expérience de correspondant de guerre de la Première Guerre, domaine où il excelle particulièrement, ce que lui reconnaît Efim Etkind :

il est le grand reporter du siècle, celui qui a tout vu et qui a parlé de tout ce qu’il a vu. Dans le domaine du témoignage, Ilya Ehrenbourg est un champion indiscutable[32].

La guerre permet d’opérer par grandes catégories : le peuple, les bourreaux, les vainqueurs, la patrie. Sa haine de l’adversaire s’exprime dans des textes d’une violence antinazie — ou, plus exactement, antiallemande — qui alertera même Staline. Voici un exemple de cette prose de guerre, datant du 24 juillet 1942 :

Désormais le mot « Allemand » fait partir le fusil tout seul. Ne disons rien. Ne nous indignons pas. Tuons. Si tu n’as pas tué un Allemand par jour, ta journée est perdue… Si tu ne tues pas l’Allemand, c’est lui qui te tuera… Si tu ne peux pas tuer un Allemand avec une balle, tue-le à la baïonnette… Si tu as tué un Allemand, tues-en un autre — à l’heure actuelle il n’est rien de plus réconfortant pour nous autres que de voir des cadavres allemands. Ne compte pas les jours, ne compte pas les kilomètres. Compte une seule chose : les Allemands que tu auras tués. Tue l’Allemand ! C’est ce que te demande ta vieille mère. L’enfant t’implore : tue l’Allemand ! Tue l’Allemand ! C’est ce que réclame ta terre natale. Frappe juste. Ne vise pas faux… Tue-le[33].

Qu’on nous pardonne cette citation longue et choquante pour nous aujourd’hui, mais elle est caractéristique de la modalité qui domine dans ces écrits, à savoir la modalité injonctive, avec la répétition hypnotique des impératifs, les syntagmes courts agissant comme autant d’embrayeurs d’action, la catégorie globalisante de l’Allemand.

C’est une poétique de guerre, de combat, de lutte, et c’est cette poétique qui convient le mieux à la plume rapide et acérée d’Ehrenbourg.

Ces textes performatifs se prolongent dans trois gros romans-épopées, La chute de Paris [Padenie Parija, 1941], La tempête [Bouria, 1947] et Le neuvième flot [Deviaty val, 1951], qui sont la « transposition haute en couleurs du journalisme quotidien en termes fictionnels[34] ».

La structure de ces romans est complexe, avec une multitude de lignes narratives enchevêtrées et de protagonistes ayant un statut fictionnel quasi équivalent, ce qui rend difficile le processus de mémorisation et d’identification. On y retrouve les procédés stylistiques déjà présents dans les oeuvres précédentes : phrases courtes, scènes qui se suivent à un rythme rapide selon le procédé du montage cinématographique, images coups de poing avec beaucoup de zeugmes où se mêlent des termes abstraits et des termes concrets, qui est un moyen efficace de réveiller la langue. Cela répond aux exigences de la fresque, de la peinture de surface plus que de profondeur, c’est un art de la persuasion et de l’urgence.

L’abondance de personnages permet de sortir de l’impasse du héros positif à la biographie pâle et insipide : il y a démultiplication du héros positif, ses traits sont disséminés dans plusieurs personnages dont la biographie présente une surenchère événementielle et nous obtenons un héros positif collectif. Prenons par exemple Mado, dont on suit la destinée dans les trois romans de la trilogie, fille d’industriel français, amoureuse du communiste russe Sergueï, puis se mariant par dépit à un futur collabo, qu’elle tuera elle-même après avoir rejoint les résistants. Cette inflation des personnages et des intrigues correspond à une volonté de frapper le lecteur plutôt que d’expliquer et d’analyser.

L’alternance de points de vue donne l’illusion du dialogisme : il y a beaucoup de dialogues, de passages en quasi-monologue intérieur, souvent juste avant la mort d’un personnage qui repasse alors le film de son existence et délivre au lecteur les derniers secrets et images d’une vie qui s’éteint (la mort de l’Allemande ralliée aux résistants, Anna, dans le chapitre 12 de la quatrième partie de La tempête en est un bel exemple). Mais ces personnages, ce sont toujours les personnages porteurs des valeurs connotées positivement. Malgré cette multitude, le manichéisme se durcit, les procédés se répètent et se figent. Et finalement, ce qu’a écrit en 1945 dans sa préface à l’édition française des Cent lettres Jean-Richard Bloch peut s’appliquer à ces romans : « Alors jaillit l’image du schleuh sadique, lubrique, hypocrite, pillard, goinfre et bassement ignoble, qui s’inscrit dans le souvenir comme une brûlure ineffaçable[35]. » Il y a une griserie évidente du langage haineux — dont Ehrenbourg n’a pas le monopole, on le voit —, et le stéréotype sert non plus tant à la définition de soi qu’à intensifier la lutte. Seules les circonstances justifient l’arme employée. La guerre a laissé une profonde meurtrissure dans les esprits ; en 1945, l’URSS est dévastée, beaucoup d’hommes sont morts ou mutilés, la conscience du sacrifice effectué est de plus entretenue par les autorités pour renforcer la cohésion du pays. Longtemps le pouvoir soviétique gardera cette stratégie de l’alliance sacrée, construisant des monuments, encourageant la production de romans de guerre et maintenant ainsi perceptible et vite mobilisable la figure d’un ennemi potentiel, cadenassant le pays et les esprits.

Je sers, donc j’existe

Lorsque peu à peu la guerre passera au second plan, que l’ennemi se fera plus lointain, moins concret (la guerre froide n’est certes pas aussi violente qu’un corps à corps dans les tranchées), une fois passé le choc du XXe Congrès du PCUS et la révélation des crimes de Staline, Ehrenbourg ne se taira pas. Sa personnalité est faite, c’est un vieil homme, et il retournera naturellement vers sa jeunesse en écrivant ses mémoires, non sans servir encore la voie officielle. Son obole dans le processus de déstalinisation de la culture et dans le processus d’ouverture du pays et de réflexion — qui nous semble aujourd’hui, après la chute du régime soviétique, bien prudente — est essentielle avec la publication d’un article, « Du travail de l’écrivain » [O rabote pisatelia] (Znamia, 1953, 10), et surtout avec un texte de fiction qui aura un grand retentissement. Le court roman Le dégel donnera même son nom à la période poststalinienne. Enfin, Ehrenbourg achève son chemin littéraire en dressant un monument aux gens qu’il a croisés et, d’une certaine manière, à lui-même dans ses mémoires Les gens, les années, la vie. Son travail restera jusqu’à la fin subordonné aux décisions du régime politique et dans ces oeuvres, plus discrètement démonstratives, on trouve aussi les restrictions imposées par la politique (lorsqu’il a essayé d’outrepasser les limites tolérées, la censure vigilante l’a remis à sa place : ainsi ne l’a-t-on pas laissé publier le chapitre sur son ami de jeunesse Nikolaï Boukharine…).

Edward J. Brown souligne l’adéquation du Dégel aux directives officielles et résume ainsi les axes du roman :

  1. La vie soviétique est devenue froide et rigide ; réchauffons-nous les uns les autres.

  2. Les héros politiques et industriels soviétiques sont souvent des tyrans indifférents au sort du peuple ; dénonçons-les.

  3. Les gens sont importants et existent en tant qu’individus ; aimons-nous les uns les autres.

  4. Les émotions sont réelles et ne peuvent pas toujours être cataloguées précisément et contenues dans des catégories rationnelles ; ressentons-les : l’amour, la pitié, la peur, l’envie[36].

L’ironie que l’on perçoit dans cette énumération souligne le caractère évident de ces axes dans le domaine de la création littéraire, surtout des deux derniers, et met en évidence à quel point la littérature soviétique officielle était soumise à la régulation des autorités. Cette littérature dans les fers se libère très timidement. Ehrenbourg donne sa caution d’écrivain reconnu et célèbre, et signe le laissez-passer d’une littérature représentant le monde intérieur et les émotions (Le dégel conte la naissance d’un amour entre une institutrice, Lena, et un ingénieur, Koroteev, qui travaille dans l’usine que dirige le mari de Lena).

Malgré sa platitude, le roman produit un choc et régénère la production officielle, ouvrant la voie aux oeuvres consacrées au monde intérieur des individus, aux interrogations morales et à la représentation des problèmes sociaux engendrés par la nouvelle vie soviétique.

Ehrenbourg a choisi de vivre dans et par la littérature, l’écriture, les mots, mais toujours en parcourant l’univers, et c’est ce choix qui lui a dicté sa conduite. La lecture de la vingtaine de lettres d’Ehrenbourg à Zamiatine qui nous sont parvenues est éclairante : il est frappant de constater à quel point il se préoccupe de l’avis de Zamiatine ; ses questions « avez-vous lu mon roman ? » reviennent comme un refrain lancinant[37]. Lorsque Le second jour est refusé par plusieurs éditeurs, il en fait éditer quatre cents exemplaires qu’il envoie à des membres influents du parti, dont Staline. Pensons à la logorrhée d’un Lazik et à la prolixité d’Ehrenbourg lui-même (on le lui a assez reproché !). Dans ces milliers de pages, dans ces millions de mots, transparaît le désir narcissique d’être écouté, lu, entendu, présent enfin ; c’est cette présence à l’époque, au temps, hic et nunc, qui le caractérise. S’il n’a pas choisi d’émigrer, c’est pour garder son public, car il voulait conserver sa langue et ne pouvait compter que sur un public russe. Il avait besoin du public comme un acteur, d’un contact constant avec les gens, avec ses potentiels lecteurs, potentiels interlocuteurs, comme en témoignent les nombreuses conférences qu’il a prononcées et son amour pour les congrès, réunions d’écrivains et autres rituels dont abondait la vie soviétique. L’affirmation du moi passe par la publicité, par la divulgation de ce moi (ou, plus exactement, la divulgation d’une image du moi satisfaisant l’artiste), qui sera réalisée ouvertement dans les mémoires. Edward J. Brown évoque le succès de ces mémoires qui présentaient une terra incognita pour la jeunesse soviétique[38]. Alexandre Guénis et Piotr Wail consacrent quelques pages très fines à ce livre-monument d’Ehrenbourg et la signification qu’il avait pour l’auteur lui-même et pour les lecteurs[39].

Sa littérature de guerre a marqué l’apothéose de sa gloire : il était lu partout et par tous, il a reçu des milliers de lettres. Les Cent lettres [sto pisem], publiées en 1945, sont une sélection de ces lettres reçues pendant la guerre, il les entrecoupe de commentaires personnels, et leur publication n’est pas seulement un geste de propagande antifasciste de plus, c’est aussi la mise en public de son dialogue avec son lecteur — dialogue certainement plus public que privé, sans doute ne pouvait-il pas répondre personnellement à toutes ces correspondances.

C’est encore ce désir de participer et d’être un acteur du monde qui l’a guidé lorsqu’il s’est rallié à l’esthétique stalinienne du gigantisme réaliste socialiste et lorsqu’il a produit ses épopées guerrières. L’écriture, et pas seulement l’écriture journalistique, est un rempart contre la solitude[40]. La liberté intérieure, malgré l’allégeance à un pouvoir cruel, aveugle et destructeur, passe par l’appartenance à un collectif amical.

Le contact avec ses lecteurs était d’autant plus vital que c’est par lui qu’Ehrenbourg pense se rendre utile et c’est une écriture adressée qui lui donne le sentiment d’exister. La littérature engagée était donc la voie la plus logique, comme le remarque Benoît Denis : « La parole engagée est donc transitive, en ce qu’il s’agit d’écrire pour, de viser la transmission d’informations, d’idées, d’opinions, de sentiments[41]. » C’est d’ailleurs cette utilité qui le sauvera sans doute, au-delà de la chance et du hasard[42].

L’engagement total concerne l’écriture plus que l’idéologie, il dépasse cette dernière. La vie-en-écriture, l’écriture-existence débouchent sur l’écriture-pouvoir. La Russie a toujours été logocentrique, accordant une importance quasi biblique au Verbe. L’ivresse du pouvoir que confèrent les mots, Ehrenbourg n’a pas pu ne pas la ressentir alors qu’il recevait des milliers de lettres de gens qui en appelaient à lui comme à un défenseur de leurs droits même les plus quotidiens. Une des Cent lettres nous paraît très significative de ce point de vue :

La haine en moi augmente de jour en jour. Je lis ce que vous écrivez. Quant aux Allemands, je leur parle à coups de balles. J’ai abattu cent quarante Fritz, dont je porte soixante-dix à votre compte personnel. Je m’engage à continuer tant que je serai en vie[43].

Cette comptabilité effrayante est intéressante non pas en tant que telle mais en ce qu’Ehrenbourg a jugé utile de la publier, comme pour prouver l’efficacité de sa plume, grâce à laquelle soixante-dix ennemis de plus sont morts. Ainsi agit-il dans cette guerre, la plume se fait fusil, baïonnette, la littérature devient une arme[44], comme le souhaitait Vladimir Maïakovski.

Belle victoire pour qui n’a pas lutté au corps à corps dans les tranchées et voulait néanmoins être au plus près du feu…

Un réaliste dans un siècle utopique

Bien sûr, cette victoire ne va pas sans concessions. Efim Etkind souligne la dualité d’Ehrenbourg :

Cette autre « Confession d’un enfant du siècle » n’est pas toujours marquée d’une sincérité totale. Il lui arrive de mentir. Il croit que c’est pour la bonne cause : en chantant les succès de l’industrialisation socialiste dans Le Deuxième jour de la Création, le mérite de l’ordre soviétique dans un autre roman des années trente, en trompant l’Occident sur le sort des Juifs en URSS, en glorifiant le Généralissime, en stigmatisant les intrigues de l’impérialisme américain. La bonne cause, c’est le progrès social, la solidarité des partisans de la paix à travers le monde, l’internationalisation de la culture[45].

Ehrenbourg manie sa plume avec prudence quand il le faut, il ne dit pas tout, accepte les coupures et utilise un procédé très répandu dans la littérature soviétique, à savoir l’allusion, la « langue d’Ésope », que le lecteur soviétique a appris à déchiffrer. Ainsi, la mention qu’Untel est mort en 1937, sans autre précision, est immédiatement comprise comme : a été victime des purges, 1937 étant l’année la plus terrible de cette période. Ces compromissions s’expliquent par la volonté de survivre, car on est malgré tout plus utile vivant que mort. C’est ce qu’exprime Efim Etkind :

Le totalitarisme vous enlève toute incertitude. Ehrenbourg ne le savait que trop bien : s’il prononçait un seul mot de vérité sur son ami de jeunesse Nicolas Boukharine, il serait immédiatement liquidé. Dans ces circonstances, dire la vérité n’était qu’une forme de suicide (le sort de Mandelstam l’a prouvé). Ehrenbourg préférait vivre : pour voir, pour comprendre et participer, pour faire son possible en aidant et protégeant les autres[46].

Sa volonté de vivre est décuplée par sa volonté d’agir et ses coups de théâtre sont prudents, bien que risqués (lettres à Staline — ce qui n’était pas si rare à l’époque —, protestations par le silence ou l’absence lors de la condamnation officielle d’amis écrivains).

Ces stratégies se sont révélées efficaces. Ses oeuvres ont été lues, discutées avec passion, elles ont servi de soutien à des milliers de gens, comme en témoignent les lettres. N’y a-t-il pas là une victoire de l’art, même si elle se fait au détriment de certaines règles et parfois de la qualité littéraire du texte ?

Si Ehrenbourg a su tirer parti de la marge de manoeuvre étroite que lui laissait le régime stalinien, s’il a su évoluer sur un fil sans tomber, funambule de l’écriture et de la propagande, c’est parce que sa conception du travail de l’écrivain s’est trouvée en synergie avec les circonstances. Évoquant la période de durcissement dogmatique de l’URSS et le rôle des « rabcors », organismes chargés de rééduquer politiquement les écrivains, Benoît Denis écrit que

les écrivains étaient sommés de se soumettre aux directives du Parti jusque et y compris dans leur pratique de la littérature. […] le phénomène marque bien le dilemme que rencontre l’écrivain communisant : son adhésion à la cause révolutionnaire semble impliquer qu’il renonce à son indépendance et qu’il accepte même de sacrifier la littérature, telle qu’il la conçoit, sur l’autel de la Révolution[47].

Mais en fait, la conception de la littérature d’Ehrenbourg correspondait aux exigences d’un pouvoir totalitaire : pour lui, l’oeuvre d’art doit être performative, elle doit agir et non illustrer. Même son roman Le dégel est un acte de lutte. Il n’y a donc que sacrifice partiel (la rétention d’information), mais non celui d’une conception.

Artisan de la plume, il a été fanatiquement dévoué à l’écriture et c’est en elle qu’il a mis sa foi. Le totalitarisme soviétique, les guerres et révolutions lui ont offert un champ d’action idéal. Et s’il fallait payer un prix, il le payait. Il est l’archétype de « l’homme louvoyant » qui, d’après Efim Etkind, domine notre siècle[48].

Alors, faut-il brûler Ehrenbourg pour reprendre la célèbre formule de Simone de Beauvoir en en changeant l’objet, maintenant que le régime soviétique et avec lui la grande utopie du communisme ont disparu, que la guerre n’est plus — temporairement ? — d’actualité pour notre littérature, bref, maintenant que le contexte dans lequel il a écrit a disparu ? Le propre de la littérature est de vouloir persuader et entraîner le public derrière elle. Régine Robin l’énonce clairement à propos des oeuvres réalistes socialistes :

Cette littérature est fascinatoire quand on accepte de rentrer dans son univers, quand on partage ses valeurs. Elle joue perpétuellement sur l’identification, la communion, le sentiment. Même lorsqu’elle se fait bavarde, pure inscription sociale dans le texte, elle spécule sur l’adhésion aux valeurs portées dans la fiction[49].

Certes, il est difficile d’adhérer aujourd’hui à bien des idées véhiculées dans ces lignes, le recul de l’histoire nous impose des réserves. Mais l’oeuvre d’Ehrenbourg reste un témoignage essentiel sur l’époque du stalinisme (et par ce qui la rend caduque aussi), non pas vue du côté des camps et des insoumis, mais du côté de la majorité, qui vivait comme elle pouvait au milieu des exécutions, des disparitions, des mystères. Ehrenbourg, homme louvoyant, certes, mais écrivain avant tout. Tant pis si pour cela on obtient un texte lisible et non scriptible, pour reprendre la terminologie de Roland Barthes[50], si le degré de polysémie du texte est réduit à zéro, tant pis si l’auteur n’est pas toujours sincère. Il aura réalisé le rêve de bien des écrivains : être utile à ses contemporains, et, par là-même, savoir pourquoi il vivait. Voilà qui est bien enviable.