Débat

Claude La Charité, La rhétorique épistolaire de Rabelais, Québec, Éditions Nota bene (Littérature(s)), 2003.[Notice]

  • Martin Robitaille

Cher Claude, Je vais tenter de faire comme les humanistes de la Renaissance, en t’écrivant une lettre savante qui puisse être lue, également, par un public plus large quoique averti. Je ne me considère pas comme un spécialiste de l’épistolographie renaissante, loin de là, mais je connais un peu le domaine de l'épistolaire aux XIXe et XXe siècles, et je souhaiterais pouvoir établir des ponts entre ta Rhétorique épistolaire de Rabelais et des correspondances d’écrivains modernes, plus près de nous quant à leur style et à leur “ univers psychologique ” — je pense, entre autres, aux lettres de Baudelaire ou encore à celles de Proust, épistoliers et auteurs d’une oeuvre littéraire importante. Je ne souhaite pas ainsi t’entraîner sur “ mon ” terrain, mais certaines comparaisons et mises au point me permettront de mieux saisir encore toute la richesse des thèses et des conclusions que tu avances dans ton livre, que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt et, hélas, de nombreux soupirs qui, rassure-toi, n’étaient pas des signes d’exaspération mais de désolation face à ma grande ignorance du sujet traité. Il ne s’agira donc pas d’un débat entre deux spécialistes d’un même sujet qui s’égosillent sur la plus haute branche, n’en déplaise aux lecteurs. Je tenterai d’éviter le piège inverse d’un “ Rabelais épistolier pour les nuls ”. Permets-moi donc avant tout de résumer en quelques lignes ton propos, et n’hésite pas, je t’en prie, à me corriger si je traduis mal ta pensée. Nous connaissons aujourd’hui dix-sept lettres de Rabelais, qu’il a adressées à des contemporains comme Érasme et Budé, qu’il a écrites à ses proches, ou encore que l’écrivain a insérées dans son oeuvre, telle la fameuse lettre de Gargantua à son fils (Pantagruel, chap. 8). Selon toi, il n’y a pas lieu de distinguer les lettres fictives et les lettres réelles, puisqu’elles mettent en oeuvre une même rhétorique, ce qui te permet d’analyser sous la même rubrique la lettre de Rabelais à Érasme, par exemple, et les lettres des romans — point de vue discutable, il me semble, mais sur lequel je reviendrai. La lettre de Gargantua à Pantagruel est celle qui a le plus retenu l’attention des chercheurs, notamment parce que son sens n’est pas univoque : il s’agit d’un morceau de bravoure rhétorique qui peut être compris au pied de la lettre ou encore comme un pastiche de la rhétorique humaniste. Mais la plupart des lettres de Rabelais ne rappellent que très peu, selon toi, l’auteur à la verve truculente et flamboyante qui sut si bien mêler dans ses romans la thématique sérieuse des idéaux politiques et religieux et la thématique carnavalesque, à la fois satirique et ambiguë, rusée et joyeuse, dans une langue française qui n’était pas encore figée par l’usage et les conventions. Fritz Neubert, un des seuls spécialistes de la littérature renaissante à s’être penché avant toi sur l’ensemble du corpus des lettres de Rabelais, se réjouissait de pouvoir retrouver au moins une manifestation de ce style dans une lettre familière à Antoine Hullot et se désolait à la fois de ne pouvoir en compter plus. Les lettres rabelaisiennes ont pour la plupart un caractère “ savant ”, soutenu, parfois même ampoulé, d’où la perplexité des lecteurs du XXIe siècle. En somme, c’est exactement la situation inverse chez Proust ou Baudelaire, par exemple : leurs lettres semblent désespérément triviales, et leur oeuvre très “ écrite ”. De manière générale, comme tu le soulignes, les oeuvres épistolaires de Rabelais ont surtout été convoquées pour des indices biographiques, pour confirmer des analyses portant sur les romans ou encore pour …

Parties annexes