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Pour Olivier Ammour-Mayeur et pour Emilia Surmonte

À l’origine lointaine de La Déchirure se trouve un petit cahier de toile grise […].

— Henry Bauchau, L’Écriture et la circonstance

C’est sa vie qu’il me demandait de décrire en me confiant ces cahiers.

— Stefan Hertmans, Guerre et térébenthine

Le cahier est un objet matériellement fini. À l’opposé de la plasticité des feuillets volants ou, mieux, du document informatique, son espace graphique se caractérise par des dimensions et un nombre de pages déterminés. L’on pourrait imaginer que lorsque l’écrivain s’en saisit pour imprimer un rythme calendaire aux traces de son existence, le caractère fini du cahier se renforce encore — il n’en est rien. Philippe Lejeune en fait état (« […] tous les journaux, une fois imprimés, se ressemblent, alors que la diversité de leurs apparences plastiques est étonnante[1] »), suggérant d’ailleurs l’idée d’un processus de « réduction » pour parler du mouvement qui préside à la publication du journal, pour des raisons de volume, de rythme ou d’autocensure.

Si l’écrivain belge Henry Bauchau pratique en effet la réduction textuelle, celle-ci se double d’un mouvement inverse d’ajout et de surcroît de signification, offrant davantage de plasticité aux cahiers qu’il emploie. Sur les couvertures (et par endroits sur les pages blanches qui précèdent le texte diaristique proprement dit), Bauchau colle des images : reproductions d’oeuvres d’art, photographies, cartes postales, etc. Ce geste pourrait paraître anodin s’il ne mettait à ce point en lumière la façon dont l’écrivain se sert du cahier, support dans lequel s’originent presque systématiquement ses oeuvres, en vue de participer à l’édification de sa posture d’écrivain[2], a fortiori lorsque le geste ne vise aucunement la publication mais exclusivement la lecture par le public restreint amené à consulter ses archives[3].

* * *

Le journal personnel est souvent réduit à un réservoir d’informations biographiques. Ce genre, qui relève du privé, se trouve livré au grand public quand l’homme déjà âgé qu’est Bauchau, qui a d’abord bénéficié d’un succès d’estime auprès de quelques initiés avec le recueil poétique Géologie (1958) puis les romans La Déchirure (1966) et Le Régiment noir (1973), acquiert une notoriété inattendue et grandissante à partir de la publication d’Oedipe sur la route (1990). Bauchau va ensuite publier, de 1992 jusqu’à son décès en 2012, une bonne part des journaux qu’il tenait scrupuleusement depuis la fin des années 1930.

On considère en général que c’est l’éditrice belge Lysiane D’Haeyere qui, la première, aurait incité l’écrivain à rendre publics les cahiers qui ont accompagné le processus de création du roman de 1990. C’est en effet au sein des Éperonniers, qu’elle dirige, que Bauchau publie Jour après jour [4]. Il semble cependant que le projet de publication des journaux en tant qu’oeuvre littéraire soit bien plus ancien. Ainsi, l’écrivain que Bauchau n’est pas encore — mais qu’il est en passe de devenir — relit régulièrement son journal et ne l’envisage pas autrement que comme une oeuvre à évaluer sur le plan esthétique en vue d’une publication : « Relu mes notes de 57 à mars 58. Quelques pages me paraissent bonnes et dignes peut-être d’être réunies, mais quelle présence de la fatigue, presque partout quel accablement de travail et de préoccupations » (JGK 8, 12/03/59, p. 19[5] ; je souligne).

Bauchau estime que le modèle diaristique idéal appartient à l’écrivain Ernst Jünger, qu’il fréquentait dans les années 1950 :

Mes notes, si un jour je parviens à les reprendre, ne devraient pas être publiées intégralement. Il y a beaucoup de déchets, je devrais y faire un choix, les polir, c’est l’exemple de Jünger que je devrais suivre[6].

L’ultime preuve de l’antériorité du désir de publication réside dans la mise au net du journal des années 1950 à 1954, réalisée à la machine à écrire (sans doute par Laure, la seconde épouse de l’écrivain), enveloppée dans un feuillet daté du « 16/03/84[7] », autrement dit avant même l’attribution du Prix quinquennal de littérature (1985) et le succès public des derniers romans. Tout écrit est chez lui susceptible de faire oeuvre.

Donner à lire son journal de son vivant, quand bien même le caractère intime y jouerait à parts égales avec les traces du processus créateur, demeure un geste intensément impudique. « Le journal est la mauvaise conscience de la littérature : il lui rappelle que la maîtrise qu’elle affiche est illusoire[8]. » Mais qu’en est-il d’une démarche qui vise à récupérer une maîtrise sur ce qui draine de la mauvaise conscience ? Bauchau contrebalance l’impudeur par divers choix, comme celui de clarifier une identité susceptible de rester obscure (Dirk [Desmedt] retrouvant son pseudonyme de Jean Sigrid, par exemple), de biffer certains prénoms — sa femme Laure s’efface sous l’initiale évocatrice « L. » — ou de procéder à des coupes. L’intime est massivement éludé, contrairement aux réflexions sur les événements qui font l’Histoire.

La plongée autoanalytique des récits de rêve et de leurs scolies appartient aux sections que l’auteur de Géologie exclut de la version publiée : il ne s’agit pas tant de minimiser ce qui pourrait paraître potentiellement impudique, ou politiquement incorrect, mais plutôt d’affermir la cohérence de la posture du Bauchau devenu grand écrivain sur le tard.

La publication des journaux […] apparaît […] comme un procédé à manipuler dans un savant dosage, pour qu’il reste susceptible d’enrichir l’image de soi et de la création plutôt que de la restreindre ou de l’enfermer[9].

« Le Journal représente la suite des points de repère qu’un écrivain établit pour se reconnaître, quand il pressent la métamorphose dangereuse à laquelle il est exposé[10]. » Blanchot précise : « C’est un chemin encore viable, une sorte de chemin de ronde qui longe, surveille et parfois double l’autre voie, celle où errer est la tâche sans fin[11]. » S’agissant des journaux de Bauchau, le « découpage en fonction de la période de rédaction des oeuvres romanesques leur confère le statut de glose de l’oeuvre[12] ». Et pourtant. « Le Journal d’Antigone installe, effectivement, du désordre dans l’oeuvre dont il semble retracer la genèse. Il dit l’excès des mots et du sens et exhibe les restes, ce qui ne cadre pas, ce qui aurait fait tache dans le tableau final[13]. »

Marc Quaghebeur ne s’y était pas trompé, percevant dans le Journal d’Antigone « une oeuvre importante, un nouveau type de journal : le journal d’un livre[14] », selon les termes que rapporte Bauchau. Ce dernier considérait lui-même son activité diaristique comme « une part tout à fait autre de l’oeuvre qui n’est peut-être pas sans pouvoirs[15] ». Il convient dès lors de traiter ces journaux intimes comme une oeuvre autant que comme un élément « épitextuel », dont l’écrivain remodèle le statut et l’apparence sans en dénaturer la fonction documentaire. « On ne renonce jamais, c’est l’inconscient même, à s’approprier un pouvoir sur le document, sur sa détention, sa rétention ou son interprétation[16] », rappelle Derrida.

Conscient de la potentielle valeur littéraire de ses cahiers, Bauchau va consciencieusement les muer en matière d’archive, témoins de la genèse des oeuvres fictionnelles ou poétiques comme des volumes diaristiques édités. Fin 1998, il remarque : « Si le sort ne m’avait pas donné une longue vie, il est vrai que j’aurais laissé le souvenir d’un être égaré dans la vie comme elle est[17]. » Dans la publication des journaux et le dépôt des cahiers auprès d’institutions à vocation patrimoniale, l’écrivain belge agit assurément sous l’emprise d’« un manque que l’on ne peut combler qu’en reconstruisant l’édifice du moi » à travers une « entreprise de réhabilitation[18] » qui ne se cantonne pas à l’Oeuvre littéraire.

* * *

Si, à partir des années 1980, Bauchau utilise des cahiers de marque Clairefontaine[19] pour tenir son journal autant que pour bâtir ses oeuvres, il s’est auparavant servi de cahiers plus sobres, à couverture souvent unie et noire. Ses journaux sont plutôt linéaires — n’était une tendance à commencer en belle page, quitte à poursuivre le texte entamé sur la page de gauche en vis-à-vis — et l’écriture s’y déploie sans recours à des matériaux hétérogènes, à quelques dessins et photographies près. Pourtant, à partir du journal de juin 1954, la couverture des cahiers (parfois, leurs pages de garde) se pare de collages. L’effet décoratif est trompeur, car « l’insertion de griffonnages, de coloriages ou de dessins » contribue avant tout à « produire un objet différent, valorisé comme singulier, suppose que l’on s’approprie l’espace dévolu à l’écriture en y incluant aussi autre chose[20] ».

L’usage de dessins et de photographies, collés à même le matériau cahier, peut contribuer à un « effet de preuve[21] » ou d’authenticité. Toutefois, Bauchau n’a pas orné ses cahiers au fil de leur rédaction, mais bien plus tard, après l’avènement du processus d’édition systématique. Ainsi, le cahier 7 du Journal de Gengis Khan (1958), par exemple, comporte sur la première de couverture, de façon anachronique, l’ébauche d’un dessin d’Albert Palma destiné à la nouvelle édition de La Pierre sans chagrin en 2006 (les deux artistes ne se sont rencontrés qu’en 2001). Par ailleurs, si les premiers travaux critiques portant sur les journaux encore inédits font état du trait rouge marginal qui pointe les passages retenus pour transcription, ils ne font pas état de collages sur les couvertures des cahiers[22]. À n’en pas douter, le travail d’épure et les collages a posteriori participent conjointement mais diversement à l’édification du mythe de l’écrivain. À cet égard, une exception à la première pratique s’avère susceptible d’éclairer la seconde.

Au sein du Journal de Gengis Khan, Bauchau évoque un rêve d’humiliation par le regard de l’autre, qui lui rappelle un souvenir d’enfance rattaché à la maison familiale d’Archennes : « La présence du regard est présence du juge. Au-dessus de cette table pendait une vieille gravure anglaise représentant Brutus condamnant ses fils, gravure qui m’a impressionné durant toute mon enfance » (JGK 1, 03/08/54, p. 14 ; je souligne le texte ajouté à l’encre rouge par Bauchau ; voir CT, p. 14, à la date modifiée du 24/07/54). L’adjonction d’un tel complément d’information ne manque pas de ramener aux collages de documents visuels sur les couvertures des cahiers qu’il emploie : en amplifiant, sans doute plusieurs décennies après le rêve de 1954, le souvenir d’enfance par une évocation picturale, l’écrivain psychanalyste ouvre une fenêtre anachronique au coeur des menus événements qui jalonnent son quotidien helvétique, conviant le lecteur à interpréter la référence iconique qui a marqué le jeune Bauchau à l’aune de l’Oeuvre littéraire. Par conséquent, les ornementations iconologiques apposées sur les cahiers « indiquent la matière dont se nourrit l’imaginaire[23] ».

Dans son étude inaugurale des pratiques bauchaliennes du cahier, Emilia Surmonte affirme d’emblée que les photographies, cartes postales et reproductions d’oeuvres d’art « constituent des suggestions, des traces et des pistes interprétatives de la matière traitée à l’intérieur des manuscrits[24] ». Une lecture littérale des logiques associatives s’avère donc possible. Les collages conjoindraient paradoxalement, dans cette perspective, les fonctions configurante et intrigante qu’avait définies Raphaël Baroni : à la fois outil d’intellection de l’entreprise créatrice passée et « discordance narrative provisoire ou permanente à des fins esthétiques[25] ». Liminaires d’une « oeuvre » elle-même marginale, les collages se livrent comme un jeu rhétorique entre l’espace congru du cahier et les perspectives ouvertes sur l’infini des associations possibles.

Le seuil du premier cahier du Journal d’Antigone[26] est une porte antique. À l’intérieur, en belle page, face à une large feuille morte collée comme dans un herbier, sont disposées les photos en noir et blanc de Juliette Greco avec Miles Davis, de Sartre avec Boris Vian, de Sydney Bechet : derrière la porte surgit l’atmosphère jazzy d’une certaine époque parisienne. Au verso de ces trois clichés se trouve, à gauche du texte diaristique, une reproduction du Newton de William Blake. Les ultimes pages blanches du premier cahier donnent à contempler d’autres figures tutélaires : un dessin montrant « Hölderlin dans sa folie » et, à droite, une photographie de Walt Whitman au-dessus d’un médaillon représentant Molière. Enfin, recouvrant presque toute la quatrième de couverture figure un détail agrandi de La Grande Vague de Kanagawa par Hokusai.

La présence d’Hokusai est insistante dans l’oeuvre de Bauchau[27], qui s’est directement inspiré de son oeuvre la plus célèbre pour écrire un chapitre d’Oedipe sur la route : « Pendant que j’écrivais “La Vague”, épisode décisif qui va transformer intérieurement mes trois principaux personnages [Oedipe, Antigone, Clios], j’ai mis en face de moi une reproduction de la Vague d’Hokusai[28]. » Et l’écrivain de doubler sa déclaration par des collages de la Vague d’Hokusai çà et là sur les cahiers dont il se sert comme manuscrits ou comme journaux.

Bauchau s’inspire de matériaux picturaux. Dans le Journal d’Antigone, il indique ainsi :

J’ai devant moi une carte postale du portrait de jeune femme de Petrus Christus qui est à Berlin. Oeuvre qui a toujours exercé une étrange attirance sur moi et qui est intimement liée à mon amour pour L.[29]

Or ce tableau n’orne pas moins de quatre fois les deuxièmes de couverture ou pages de garde de cahiers postérieurs à la date de l’évocation de la carte postale[30]. Cette récurrence ne manque pas d’éveiller l’attention, tout comme la répétition — dans ce même ensemble diaristique de quinze cahiers — de photographies représentant Laure, Juliette Greco ou encore l’Apollon de Véiès, aux traits singulièrement féminins.

Le Portrait d’une jeune femme de Petrus Christus (v. 1470), en particulier, semble se profiler comme l’un des modèles immédiats d’Antigone. Partant, le tableau fait signe vers l’interprétation que l’écrivain en donnait lui-même dans le Journal de Gengis Khan, à l’époque où il enseignait l’histoire de l’art à Montesano :

Sous ce visage parfaitement lisse, sous cette eau qui dort, on pressent un grand désarroi intérieur et la possibilité de brusques mouvements de passion. Cela est parfaitement exprimé par le contraste entre le visage tourné vers la droite, vers l’esprit et l’ordre, et les yeux qui sont tournés vers la gauche, vers la passion et les forces inconscientes.

JGK 2, 15/11/55, p. 49 ; CT, p. 54-55

Et d’achever sa réflexion :

Il est remarquable aussi que cette tête d’apparence impassible soit comme coupée du corps par le voile sombre qui entoure le cou. Le conflit entre les deux parts de l’être est ainsi exprimé par des moyens purement plastiques.

JGK 2, 15/11/55, p. 49

Jeu de piste interprétatif indéniable dans lequel Bauchau — qui relit fréquemment ses journaux antérieurs — bâtit son propre monument. Pour que le socle soit solide, l’écrivain en renforce après coup les fondations.

À ses yeux, la force d’un journal publié réside dans la communication entre époques et l’ouverture sur l’avenir : « C’est une oeuvre [le Journal] qui va son chemin, accompagnant notre vie présente, ramenant la vie passée, éclairant aussi le futur[31]. » Or l’archive, selon Derrida, contient et trace son propre avenir. Bauchau semble éminemment conscient de ce phénomène, lui qui côtoya le penseur de la déconstruction, lorsqu’il met soigneusement en scène les cahiers qui lui ont servi de manuscrits ou de journaux de bord. Ainsi ne dit-il pas, dans la seule « Introduction » écrite pour un volume du journal :

Avant [La Déchirure] j’avais écrit des poèmes et composé une pièce de théâtre, j’étais déjà un écrivant, je n’étais pas encore un écrivain. […] Ce journal dit un peu comment je suis devenu celui que je n’étais pas encore[32].

* * *

La spécificité du Journal de Gengis Khan (1954-1959) tient au fait qu’il s’agit du plus ancien ensemble de cahiers à présenter des collages[33]. De manière tout à fait significative, cette période de la vie de l’écrivain est celle qui voit aboutir les premiers projets littéraires d’importance, comme Gengis Khan ou Géologie, même si la pièce — plus encore que le recueil — tardera à être publiée (1960) et jouée (1961). Tous les indices que Bauchau sème à travers la mise en scène de ses journaux pointent vers ce moment particulier, y compris les anachronismes manifestes. Ainsi, le cahier 3 comporte, sous l’étiquette qui détermine la datation du journal (« 11 février 56 – 4 juin 56 »), un timbre émis en 2005, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort de Nicolas de Staël, représentant une oeuvre de la série Agrigente. Peinte entre 1953 et 1954, la série coïncide avec le moment où Bauchau se sent investi par l’inspiration de ce qui est appelé à devenir sa première oeuvre achevée.

À cet égard, les références à Gengis Khan sont légion dans le discours bauchalien[34]. L’auteur le souligne d’ailleurs dans Jour après jour :

Gengis Khan a été un des événements intérieurs les plus importants de ma vie. C’est dans la conception, puis dans l’écriture de cette pièce que la dictée inconsciente a fait irruption en moi sans que je lui oppose trop de barrières[35].

Les barrières sont en effet tombées les unes après les autres : le désir d’écrire se libère grâce à l’analyse suivie auprès de Blanche Reverchon-Jouve et le mariage douloureux avec Mary s’achève enfin pour permettre à Bauchau d’épouser Laure.

Dans les collages du Journal de Gengis Khan, cela se traduit par l’abondance de motifs floraux, dont les corolles sont soigneusement détourées aux ciseaux[36] : floraison patiente de l’oeuvre littéraire, que l’écrivain pressent comme son « destin ». À plus forte raison il rapporte, deux jours après son anniversaire de mariage, une remarque de Blanche Reverchon, qui « écrit à L. à propos de [s]es poèmes : “je crois qu’ils sont la terre sur laquelle son théâtre doit pousser — une bonne terre” » (JGK 4, 07/06/56, p. 4 ; CT, p. 115). À cette vocation répond la relation à Laure. L’entame des cahiers 1 et 4 se livre d’ailleurs comme un moment de retour sur le mariage récent, célébré le 5 juin 1953. À la date du 5 juin 1956, Bauchau commence un nouveau cahier, qu’il décore d’une corolle blanche au recto et d’une fleur orange à la longue tige au verso :

J’ai attendu pour commencer ce cahier ce jour anniversaire de notre mariage. […] Ce jour me fait penser à Blanche ; c’est grâce à elle qu’après avoir fait tant de choses pour mon malheur j’ai été enfin capable de faire cela pour mon bonheur, ma paix et notre réalisation l’un par l’autre […].

JGK 4, p. 1 ; voir CT, p. 113, dans une version légèrement amendée qui s’achève significativement par « la réalisation de moi-même »

Trois ans plus tôt, il avait semblablement inauguré le premier cahier par un bref dialogue entre lui et Laure :

— Êtes-vous plus en paix depuis notre mariage ?

— Oui.

— Moi aussi.

Pour commenter : « Un an et un jour où les épreuves, les moments d’amertume n’ont pas manqué. […] Dans le tumulte de ma vie intérieure, je puis reconnaître cette pacification et c’est mon gage d’espoir qu’elle la voit aussi en elle. »

JGK 1, 06/06/54, p. 2[37] ; CT, p. 11

Ce premier cahier présente significativement deux images sur le recto de la couverture. Au-dessus de l’étiquette annonçant la chronologie, qui court de juin 1954 à septembre 1955, se trouve une référence littéraire : le dessin d’un chat noir à la queue dressée devant le Moulin de la Galette. En dessous de l’étiquette figure le tableau du Primatice représentant les retrouvailles d’Ulysse et Pénélope (1563), dans lequel le roi d’Ithaque tient dans la main le visage de son épouse et la regarde dans les yeux. Ce tableau ne laisse pas de résonner avec ce mariage longtemps empêché dont l’auteur d’Antigone vante le pouvoir pacificateur en dépit des épreuves ulysséennes que la vie lui adresse : le chat noir, signe de malheur, et les moulins à vent, signes de la lutte « donquichottesque » (JGK 3, 12/04/56, p. 80 ; CT, p. 91) que le poète mène en dépit de vents contraires.

La naissance de l’Oeuvre ne pouvait avoir lieu qu’après le mariage avec Laure, alors que l’ombre de Mary, la première épouse, plane encore (c’est cette dernière qui a fait venir Bauchau en Suisse afin de diriger Montesano). Au fil du Journal de Gengis Khan, l’on perçoit bien que Bauchau associe son emploi de directeur à Mary et sa destinée d’écrivain à Laure :

Négociations avec M[ary]. Allons-nous enfin aboutir à une solution ? La sagesse me conseille de rester ici mais la sagesse n’est-elle pas mauvaise conseillère, car demeurer ici c’est sacrifier l’oeuvre que j’ai à faire.

JGK 7, 10/06/58, p. 36

En date du 17 janvier 1954, après s’être plaint de l’emprise de Mary et de la peur qu’elle suscite en lui, Bauchau concluait déjà — présage de l’oeuvre à venir : « Je déteste tout ce qui est incontrôlé […] Mais certaines images de force gigantesque et incontrôlée d’expansion des passions ont un grand pouvoir inconscient sur moi : Gengis Khan, la guerre, les Vikings, etc.[38] » Canaliser par l’écriture la force incontrôlée du chef des Mongols se révèle instrument de résistance contre les infortunes qui tentent de tenir Ulysse loin de Pénélope, tout comme une façon d’accéder à la paix intérieure.

C’est après notre mariage […] puis en reprenant confiance en moi en écrivant G. K. que je me suis libéré d’elle et que nous avons pu nous retrouver face à face, un homme et une femme délivrés des miroirs magiques de nos projections réciproques.

JGK 3, 31/05/56, p. 128-129 ; CT, p. 107

Faire aboutir les textes devient alors gage d’avenir et d’équilibre dans la relation à Laure.

Le souffle nouveau que celle-ci lui apporte semble constamment contraint par le poids d’un présent encore chargé de passé. Il écrit ainsi, après avoir reçu le refus de « L’Arbre de Gengis Khan » et de Géologie par les éditions de la Table ronde :

On ne peut s’empêcher devant cette succession de refus de mettre en doute la valeur de son oeuvre. Hier […] j’ai avec Laure relu certains passages de G. K. Puis tous. […] Plus ému de sentir après ce temps de doute que mon oeuvre était bonne et solide. […] Mais si je ne réussis pas après avoir fait ce qu’il faut pour cela, c’est le signe que je dois pour le moment accepter cet échec et, au lieu d’être connu comme écrivain, accepter de n’être que le directeur d’un institut de jeunes filles[39].

JGK 5, 29/03/57, p. 101-102 ; voir CT, p. 167-168, où la phrase s’interrompt sur le mot échec

Sur ce même cahier, Bauchau colle la Vague d’Hiroshige cette fois, qui est contrebalancée, sur la quatrième, par un dessin en noir et blanc présentant des météores en suspension dans l’espace, autour de ce qui ressemble à un soleil. Ce dernier dessin, qui semble esquisser la menace vague qui cerne le coeur de l’oeuvre littéraire, renvoie aussi de manière détournée à l’image que l’écrivain belge convoque à partir d’une lecture qui l’accompagnera pendant l’écriture de Gengis Khan et de Géologie : « Pensées d’Héraclite polies comme les galets d’un torrent où la vie des montagnes est inscrite[40]. » La façon dont Bauchau se ressaisit d’Héraclite s’avère d’ailleurs emblématique de « la progressive et toujours inchoative naissance de l’écrivain à lui-même[41] ».

Je désire jouer un rôle […] mais plus comme auparavant. Une âpreté s’en est allée avec la douleur et l’angoisse. Un doute, une interrogation, un dur sentiment de mes faiblesses et de mes limites font dorénavant partie de ma vie. […] / J’éprouve un grand soulagement de l’adhésion que rencontre Gengis Khan, cela me libère d’un profond doute sur moi-même.

JGK 2, 27/10/55, p. 16 ; CT, p. 44

En ce sens, Gengis Khan devient l’envers du Bauchau ambitieux qui éprouve la frustration de n’être qu’enseignant et directeur d’école :

Hier soir dans un accès d’humeur je m’imaginais répondant à une question sur Gengis Khan : c’est l’histoire de tout ce qu’un petit professeur perdu dans sa province, n’a pu vivre, sentir, souffrir, jouir. L’hommage de l’impuissance à la puissance.

JGK 3, 07/04/56, p. 68 ; CT, p. 88

La volonté de puissance qui défie l’avenir se heurte cependant sans cesse à l’épreuve de la réalité ; une seule oeuvre est achevée, mais inédite et injouée, cela ne fait pas l’écrivain.

G. K. semble demeurer un point douloureux en moi. Il y a eu à son propos un espoir sans espoir. […] Mon tort en réalité a été sans doute de miser tout sur une carte et de n’avoir pas la patience d’édifier d’abord un ensemble d’oeuvres.

JGK 7, 27/10/58, p. 95

Le cahier 6 (juin 1957 – mars 1958) est celui dans lequel Bauchau ressasse le plus son sentiment d’échec, principalement à l’endroit de Gengis Khan et de Personne, la pièce sur Hitler qu’il a mis de nombreux mois à élaborer dans une première version finalement abandonnée. Ce cahier est très judicieusement orné à l’orée par le Guernica de Picasso[42] et au dos par l’Incendie du parlement de Turner. Bauchau met ainsi en scène la destruction de laquelle doit surgir l’oeuvre : ce cahier annonce également la première oeuvre publiée, Géologie, bientôt couronnée du prix Max Jacob.

Pacification et acceptation des contradictions : ces deux motifs reviennent avec insistance au fil des huit cahiers, sous le double patronage d’Héraclite et du Zen, qui confèrent les deux épigraphes qui précèdent le poème « L’Arbre de Gengis Khan », étape importante dans l’éclosion de la pièce. Au lendemain de la première entrée du premier cahier, Bauchau mesure son existence à cette aune : « Le Zen m’a fait comprendre le sens qu’il y a à descendre. Cette année […] je suis descendu, c’est sans doute ce que je devais faire » (JGK 1, 06/06/54, p. 2 ; CT, p. 12). L’écrivain constate sans amertume, trois ans plus tard : « […] l’an dernier […], j’ai cru échapper à mon destin de difficulté. Il faut au contraire que je l’assume et ne nourrisse plus d’illusions. / La réussite viendra, mais toujours menacée et au terme d’un long effort » (JGK 5, 07/04/57, p. 117 ; CT, p. 170). Le long effort, dont il lui faut souligner la trace par tous les moyens, est évoqué pour dire que l’Oeuvre ne pouvait naître qu’à ce prix.

* * *

« La valeur du journal est liée à l’authenticité de la trace : une altération ultérieure ruinerait cette valeur », selon Philippe Lejeune, qui ajoute : « Tout changement ultérieur (adjonction, suppression, déplacement, substitution) me ferait quitter le territoire du journal pour glisser vers celui de l’autobiographie, qui se donne la liberté de recréer le passé à la lumière du présent[43]. » Plus encore que pour les manuscrits, l’ornementation illustrée des journaux personnels nous révèle la construction de la posture que tente de réaliser Bauchau.

L’illustration collée a posteriori sur le cahier fonctionne comme un seuil qui précède tous les autres seuils de l’oeuvre, que seuls peuvent franchir quelques initiés qui ont appris à s’égarer entre l’intimité et la construction fictionnelle ; comme une mise en scène de soi, assurément, à travers une posture nourrie de modèles d’inspiration multiples. Si Bauchau creuse lui-même les sentiers balisés de sa propre exégèse, il ne faut ni refuser d’en tenir compte ni y assentir aveuglément. Il crée plusieurs niveaux de dévoilement et il s’avère que son geste rend les archives indispensables à la compréhension de son oeuvre, tant du processus créateur que des procédés de mystification auxquels il s’est adonné.

« La figuration de l’écrivain par le biais de ce que Ricoeur appellerait son “identité narrative” n’est pas de l’ordre du ressassement, mais du devenir[44]. » L’excédentaire qui se dépose aux marges des marges de l’Oeuvre oriente le lecteur aussi bien qu’il élargit le champ des significations. En perçant des fenêtres iconiques dans la structure a priori close du cahier — en tant qu’objet matériellement fini —, Bauchau étend à l’infini le territoire de l’intériorité autant que le territoire de l’oeuvre, qui s’interpénètrent et se confondent jusqu’au point d’origine où l’Oeuvre commence, parce qu’une oeuvre trouve son point d’achèvement.

Henry Bauchau, couverture du Journal de Gengis Khan, cahier 1. ©Archives & Musée de la Littérature, ML 8872/1

Henry Bauchau, couverture du Journal de Gengis Khan, cahier 1. ©Archives & Musée de la Littérature, ML 8872/1

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Henry Bauchau, couverture du Journal de Gengis Khan, cahier 3. ©Archives & Musée de la Littérature, ML 8872/3

Henry Bauchau, couverture du Journal de Gengis Khan, cahier 3. ©Archives & Musée de la Littérature, ML 8872/3

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Henry Bauchau, couverture du Journal de Gengis Khan, cahier 5. ©Archives & Musée de la Littérature, ML 8872/5

Henry Bauchau, couverture du Journal de Gengis Khan, cahier 5. ©Archives & Musée de la Littérature, ML 8872/5

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Henry Bauchau, extrait du Journal de Gengis Khan, cahier 1. ©Archives & Musée de la Littérature, ML 8872/1, page 2, détail

Henry Bauchau, extrait du Journal de Gengis Khan, cahier 1. ©Archives & Musée de la Littérature, ML 8872/1, page 2, détail

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