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La personnalité évanescente, fuyante, de l’auteur de Maria Chapdelaine, récit du Canada français fait l’objet d’enquêtes et d’analyses depuis pratiquement la parution de son dernier roman. Puisque l’oeuvre de Louis Hémon est posthume, pour l’essentiel, ses admirateurs ont été forcés d’interpréter, faute de mieux, toutes les traces qu’il avait pu laisser de sa pensée et de son existence. Cependant, ce n’est véritablement qu’au moment où l’Université de Montréal, grâce à Nicole Deschamps, a acquis à la fin des années 1960, de Lydia Kathleen, la fille de Hémon, toutes les archives de la famille, dont les manuscrits et la correspondance de l’auteur, qu’on a pu véritablement commencer à cerner un homme qui se caractérise par une extrême discrétion.

Il faut dire aussi que la famille de Hémon, et singulièrement sa soeur Marie, avait tâché autant que possible de masquer les aspects de la vie ou de la personnalité de l’auteur qui risquaient d’entrer en collision avec l’interprétation conservatrice, catholique et bien-pensante qu’on donnait dans l’entre-deux-guerres à Maria Chapdelaine, tant en France qu’au Québec. Ainsi, la publication des oeuvres inédites de Hémon — presque tout hormis quelques nouvelles et quelques dizaines d’articles sur le sport parus dans des journaux — a été entreprise rapidement après le succès considérable du récit du Canada français, mais Marie Hémon n’autorisera la publication de Monsieur Ripois et la Némésis qu’en 1950, car ce roman décidément peu édifiant risquait de casser le mythe d’un Hémon célébrant les vertus conservatrices d’une culture traditionaliste. En outre, Marie Hémon inventera de toutes pièces à son frère un mariage et un veuvage en Angleterre pour justifier l’existence de Lydia Kathleen, la fille de Louis qu’elle avait adoptée. Cette dernière ne découvrira la vérité sur sa naissance qu’à l’âge de 55 ans, à la mort de sa tante en 1964. Il y avait sans doute chez Marie la volonté de préserver une image de respectabilité bourgeoise à l’auteur du «chef-d’oeuvre catholique», lequel en aurait certainement été outré. À sa décharge, toutefois, on peut penser qu’elle a pu aussi vouloir préserver sa nièce du stigmate d’être la fille illégitime d’une femme atteinte de folie et internée à l’asile pendant quarante ans. Cela dit, même sans les manoeuvres de sa soeur pour cacher divers aspects de la vie de Hémon, sa biographie demeurerait pleine de trous, car l’auteur ne se confiait à personne. Les lettres à sa famille ne nous apprennent pratiquement rien de la vie qu’il menait à Londres, à Montréal, à Péribonka ou à Roberval. Il n’a jamais expliqué à qui que ce soit — que l’on sache — les raisons de son départ pour le Canada. Par ailleurs, ses oeuvres littéraires ou journalistiques, si elles sont très descriptives, presque ethnographiques dans leur description des divers milieux anglais ou canadiens-français qu’il a fréquentés, n’ont que tout à fait exceptionnellement un narrateur intradiégétique s’exprimant au «je». Hémon ne se met pas en scène.

Paul Bleton et Mario Poirier ont entrepris, à l’aide de tous les documents disponibles et de l’analyse de divers aspects de l’oeuvre de Hémon, de cerner le fuyant personnage et de combler les brèches de sa biographie. Précisons qu’à l’exception d’une nouvelle inédite parue dans Le Devoir en 2000, tous les documents qu’ils ont étudiés étaient disponibles depuis longtemps et que plusieurs aspects de leur analyse n’ont rien de véritablement nouveau, en particulier l’exploitation des oeuvres londoniennes pour éclairer la lecture de Maria Chapdelaine. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage présente plusieurs éléments éclairants. L’aspect peut-être le plus intéressant de leur travail — du moins celui qui a le plus retenu mon attention — réside dans leur examen très fouillé des liens de Hémon avec les membres de sa famille par l’étude de sa correspondance, bien sûr, mais aussi par l’étude de la figure du père et des divers personnages féminins de son oeuvre. De tout cela, il résulte une thèse: Hémon aurait passé toute sa vie à chercher à se désengluer de l’emprise affective de sa famille, et particulièrement de celle de son père, ce qui l’aurait poussé toujours plus loin dans l’errance et le vagabondage. L’un des auteurs du Vagabond stoïque, Mario Poirier, est un psychologue qui s’est intéressé aux itinérants. Il retrouve chez Hémon bon nombre d’éléments qui caractérisent leurs rapports à la société — le mécanisme du monde est défectueux, donc on s’en retire — ou à la dynamique affective qui les pousse à l’errance: la hantise du lien. Les auteurs discernent également chez l’écrivain une nette parenté avec la pensée stoïcienne qui se décline de diverses manières dans son oeuvre: apologie de l’individu et de la distance, aspiration à l’état de nature, futilité de la résistance aux aléas de l’existence, etc.

Si on sort de la lecture de cet ouvrage avec le sentiment de comprendre un peu mieux ce qui motivait l’incessante fuite en avant de Hémon, on a, par contre, peu d’éclairage neuf sur son rapport intime à l’écriture et à son projet littéraire. Quel rôle l’écriture tenait-elle chez cet homme qui devait lui consacrer à peu près tout son temps libre? Quelques indices peuvent laisser croire que son départ pour le Canada fut motivé avant tout par un projet littéraire assez défini, son fatidique voyage vers l’Ouest aussi, du reste. Quoi qu’il en soit, Le vagabond stoïque a le mérite de lever un pan du voile sur la personnalité d’un homme qui s’est ingénié toute sa vie à se dérober aux regards indiscrets.