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Voilà plus de cent ans que Claudel a rendu célèbre le verset, passant de la numération biblique à l’inscription sur la page, et cependant nous en sommes toujours aux balbutiements critiques. Ces quelques lignes, même si elles paraissent désordonnées, s’efforceront, sinon d’y voir plus clair, du moins de désigner certains éléments susceptibles d’aider à la « compréhension » du verset. Mais elles resteront nécessairement en retrait de l’objet à saisir, lequel semble bien insaisissable.

Je m’appuierai d’abord sur les définitions données par Michelle Aquien, seule universitaire contemporaine à s’interroger sur le verset de manière « active », ensuite sur une présentation de ma propre position d’auteur de versets, et l’expérience éditoriale curieuse qui en découla. Enfin, je m’interrogerai sur le dernier ouvrage de James Sacré[1] qui, traitant de prose et de vers, semble repousser la notion de verset.

Considérons en premier lieu les définitions successives données par Michèle Aquien dans différents dictionnaires, plus particulièrement le Dictionnaire de poétique[2] et le Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours[3]. Ces deux ouvrages sont soumis à des contraintes variables qui, parfois, laissent fort peu de place à l’auteure pour développer une analyse plus poussée du verset. Dans le premier ouvrage cité, Michelle Aquien présente trois types de versets, le verset dit « métrique » (avec, pour exemple, Paul Fort), le verset dit « cadencé » (dont le modèle serait le Claudel des Cinq grandes Odes), et le verset dit « amorphe » (dont l’exemple serait Cendrars). Elle prend soin, cependant, de préciser en fin d’article que « cette distinction entre trois types de versets n’est pas exclusive : nombreuses sont les formes de verset qui ne relèvent que partiellement de l’un ou de l’autre[4]. »

Cette conclusion a l’intérêt de remettre en question tout le développement antérieur et de souligner que le verset, polymorphe en soi, ne saurait être enfermé en des catégories trop délimitées. D’autant que l’on peut très bien faire subir à la prose le même procédé, et définir, par exemple, une « prose métrique »… Et alors, pourquoi prendre la peine d’écrire en prose ou en versets, si cela ne revient qu’à coller des vers sur la même ligne ? De la même manière, il est bien possible que la prose de Bossuet, ou de Malraux, ne soit qu’un « verset cadencé » qui s’ignore mais s’entend… Quant à la « prose amorphe », il suffit de lire nombre de romanciers pour s’apercevoir qu’elle est quasiment la norme depuis Flaubert…

Consciente sans doute du flou qui ne cesse de croître dès lors qu’on veut affiner l’analyse, Michelle Aquien, dans le second ouvrage, est moins « catégorique » (j’entends qu’elle propose moins de catégories arbitraires) :

Le verset pose le problème des limites entre prose et vers. Il n’a rien à voir, typographiquement, avec un vers long, puisque le poète, au lieu de présenter l’excédent contre la marge droite et précédé d’un crochet, va à la ligne comme il le ferait pour la prose. En même temps que faire de ceux qui figurent dans un ensemble de vers libres ? […][5]La proximité avec la prose est, elle aussi, source d’ambiguïté. Michel Butor utilise la confusion possible entre paragraphe bref et verset poétique à la fin de La Modification (1957). […] Enfin, le rapport avec le poème en prose n’est pas simple non plus : un poème en versets est-il un poème en prose ? dans quelles conditions ? À l’inverse, de très brefs paragraphes composant un poème en prose, tels ceux de Gaspard de la nuit (1842) par Aloysius Bertrand, peuvent-ils être considérés comme des versets avant la lettre[6]  ?

La citation est un peu longue mais nécessaire, car je doute qu’il soit possible d’aller plus loin, aujourd’hui, dans la manière de poser les préalables à une étude sur le verset. L’intérêt est ici la mise en avant de la dimension typographique, avec l’idée que, si l’on ne saurait confondre, en général, le verset avec le vers long, en revanche, il serait aisé de le confondre avec la prose.

Il reste des éléments à préciser dans cette généralité… Car si tous s’entendent pour dire que Claudel et Perse écrivent en versets, visuellement ils se distinguent l’un de l’autre dans la mesure où le verset claudélien est inscrit sur la page à la manière d’un vers long qui se rabattrait sur la ligne inférieure, tandis que le verset persien se présente avec l’alinéa d’un paragraphe de prose. Dans le premier cas, nous avons un verset qui se souvient du vers, dans le second, un verset qui se souvient de la prose. Il y a là une importance nouvelle accordée à la typographie, et on peut noter que, contrariant ce système « prosé », Perse revient à la manifestation de la poésie en proposant des caractères italiques, là où Claudel maintient la tradition plus banale du caractère romain (affirmant ainsi un non-marquage qui rapproche son verset de la prose). De toute évidence, c’est là un des éléments majeurs de l’analyse du verset : son rapport visuel à la page. Je crois pour ma part que le verset est d’abord et avant tout une forme « écrite » sur une page dont nulle oralisation ne saurait rendre compte, et qui détermine jusqu’à la forme physique des livres — que l’on oppose à ce propos l’édition belle des derniers ouvrages de Perse aux éditions Gallimard à celle triste et plate de la Pléiade. Dans ce dernier cas, il est bien possible que le verset persien se transforme, visuellement, en blocs de prose que l’on pourrait presque qualifier d’ordinaire.

Le cas de Stèles de Segalen est encore plus intéressant. Peut-on encore parler de « proses » dès lors que l’inscription, sur la page, s’écarte résolument du dispositif typographique de la prose ? Il n’empêche. On retiendra que le mot clé de la technique du verset est peut-être « ambiguïté[7]  », ambiguïté des relations de la forme « verset » avec celles qui l’environnent et dont elle est, « historiquement », l’héritière : la prose, le vers, le vers libre… Elle prend aux trois pour « faire autre chose ».

C’est cette expression, pour le moins vague, qu’Emmanuel Hocquard, s’interrogeant sur la forme (soit ce qui échappe tant au vers qu’à la prose), propose :

Quand Faulkner, par exemple, dans Le bruit et la fureur, introduit sans crier gare cet étrange passage [p. 182 à 196 dans l’édition « Folio », Gallimard] où la prose romanesque se défait, non seulement syntaxiquement mais visuellement, on n’est ni dans de la prose, ni dans du langage parlé, ni dans des vers, mais dans autre chose[8].

Je propose d’appeler « autre chose » le verset qui se définirait, dès lors, comme le travail de « détissage » des autres formes, une proposition d’incomplétude, un inachèvement formel qui interdirait les systèmes jusqu’ici analysés, vers, prose, vers libre… Tout ce qui vient contrarier les formes établies linéaires, tant de la prose que du vers, devient verset. Le verset se définit comme une forme « perturbante[9]  ».

Je voudrais, à présent, passer à une dimension plus personnelle de mon analyse à travers la présentation d’une tentative qui, de toute évidence, a échoué, mais dont l’échec me paraît significatif… Cette expérience concerne la publication en revues, il y a quelques années, d’extraits du livre Cette vie est la nôtre[10]. J’avais décidé d’écrire ce livre en versets. Mais j’avais aussi décidé que ces versets seraient « non marqués » (c’est ainsi que je les désignais) typographiquement parlant. J’entendais par versets « non marqués » des versets qui se débarrasseraient de la contingence du retrait aussi bien que de l’alinéa. Autrement dit, des versets qui ne rendraient allégeance, sur le plan visuel au moins, ni au vers ni à la prose (d’autant moins qu’il n’y avait aucune ponctuation et par conséquent aucune majuscule), mais qui s’attacheraient à une donnée matérielle aussi plate que contraignante, la justification typographique (et donc participaient à la fois de la « taille » du caractère choisi, comme du format du livre). J’étais parti du principe que chacun des versets commençait à la justification de gauche et s’achevait dès lors que le passage à la ligne suivante ne coïncidait pas avec la justification de droite. Autrement dit, tout élément de mon texte ne pouvait, visuellement encore, ne prendre fin que sur une antécédence par rapport à la justification…

Pourtant, en recevant les épreuves des différentes revues, je découvris qu’à chaque fois, l’éditeur avait pris le parti, étonnant à mes yeux, de considérer chaque ligne comme un vers libre long, si bien que le verset suivant : « bien sûr j’ai crié quand sur la plage son visage s’est effacé et j’ai crié encore après la pluie ce déluge sur son corps nu l’a dissous » devenait les vers libres : « bien sûr j’ai crié quand sur la plage son visage s’est effacé / et j’ai crié encore après la pluie / ce déluge sur son corps nu l’a dissous ». Les éditeurs s’étaient attachés, le plus souvent, à découper le verset en unités à la fois syntaxiques et sémantiques, retirant, dès lors, toute ambiguïté au mouvement même que proposait, de surcroît, l’absence de ponctuation comme de majuscule en début de chaque ensemble de lignes. Plus grave, un système apparaissait avec des « régularités métriques », là où je m’étais efforcé de privilégier l’aléatoire, et surtout d’instaurer « l’impair non systématique » comme principe de désorganisation, principe qui me paraît essentiel dans l’écriture du verset, si on ne veut pas justement y réintroduire les catégories du passé, aussi bien celles relevant du vers que celles relevant de la prose.

Je tirais de cette expérience l’idée que la perception, pour chacun de nous, d’un verset, est seulement « visuelle », et que le passage au vers libre supposait de la part des éditeurs (donc des lecteurs) une incompréhension radicale quant à cette forme et une « traduction » orale plus ou moins normée. Nos lectures du verset ne considèrent pratiquement jamais le verset en soi, mais plutôt son rapport à d’autres formes que nous nous acharnons alors à ressusciter dans notre lecture au lieu de les dissoudre. En conséquence, j’ai dû revenir, dans le livre suivant[11], à la pratique de l’alinéa, « donner à voir » le verset, mais subir, du même coup, le risque d’ « analyses » ou réductrices, ou passéistes.

Dernier point que je désire aborder ici, le dernier ouvrage de James Sacré : Broussaille de prose et de vers (où se trouve pris le mot paysage). Dans cet ouvrage, Sacré semble s’élever contre toute tentative d’énoncer quelque terme qui rendrait compte du « texte » en sa particularité formelle. En voici quelques exemples :

Je me dis parfois qu’on devrait réserver le nom de prose aux textes qui ne se soucient d’avancer qu’en respectant les constructions des phrases selon la syntaxe normalisée d’une langue (à tel moment de son histoire). Mais on pourrait évidemment, avec des vers, progresser de la même façon.

Du moins, on qualifie certaines formes de vers d’un nom qui donne assez l’impression qu’on parle de quelque chose de précis : un hendécasyllabe, un décasyllabe, un alexandrin… mais un « treizain » ? un vers de 14 pieds, de 17 pieds, de 20 pieds… et 22 v’la la prose, je suppose ! Et pareil pour celle-ci : elle peut être une prose suivie, dense mais aussi fragmentée, n’être qu’un bout de prose… On ne saurait opposer nettement vers et prose : comment différencier de longs versets d’une suite de très courts paragraphes, et que dire d’un ensemble de fragments ou d’aphorismes, tous sur un même thème, rassemblés en une seule page[12]  ?

Et à la page suivante :

On se demande bien pourquoi des gens, écrivains, critiques ou quidams, s’obstinent encore à vouloir penser ce que serait la différence entre prose et poésie. […] La question de la différence entre prose et vers, une différence qui tend à s’effacer dès qu’on la pense un peu, n’est pas pertinente (faudra-t-il le répéter longtemps ?) pour essayer de préciser ce qu’est la poésie[13].

Mais, justement, vouloir distinguer prose et vers, voire verset, ne vise pas à « préciser ce qu’est la poésie », mais les formes qui la composent et, pour le verset, bien au contraire, à brouiller les codes, casser les règles, « démesurer » tant le vers que la prose. Je cherche seulement à faire que « l’écriture » advienne, en cet au-delà de la forme qu’incarne, pour moi, le verset… Une liberté, mais non exempte de règles que nombre d’éléments graphiques, visuels donc, mettent en scène.

Reprenons encore une fois. Un sonnet de Baudelaire, je sais à peu près ce que c’est, mon oeil l’embrasse d’un seul regard, perçoit aussitôt les masses rimiques, le nombre de vers, etc. Le verset, mon oeil n’en saisit pas la clôture mais le mouvement. Et c’est cela, d’abord, ce verset que semble récuser James Sacré et que, pourtant, il ne cesse d’utiliser, le mouvement, la notion de mouvement. Le verset est une forme mouvante, en mouvement perpétuel. C’est pourquoi lorsque James Sacré affirme :

je sens bien qu’une prose faite de courtes phrases pourrait fonctionner comme un sonnet et qu’un sonnet peut aussi, en mesurant comme il faut ses pauses, s’en aller en longues enjambées dans un mouvement continué de beaux recommencements[14],

il écrit certes une belle phrase, mais peu véridique, puisque reposant sur un « comme il faut » de fort mauvais aloi… La prose ne peut, même bien cadencée, ainsi que je le disais au début de cet article, « fonctionner comme un sonnet », sinon à rendre inutile le sonnet… ce qui, aujourd’hui encore, n’est pas le cas.

En fait, James Sacré, pour désigner la forme de son écriture, emploie les expressions suivantes : « un pétrissage de prose et de vers[15]  », « parfilages de prose et de vers[16]  », « emmêlement de prose et de vers[17]  », outre la « broussaille » du titre. Ces expressions ont pour conséquence, d’une part, la difficulté qu’éprouve James Sacré à définir sa forme d’élection et, d’autre part, l’aspect qui lui paraît peu « rigoureux » de la succession de vers et de prose qui constitue sa « marque de fabrique ». Mais, justement, ne pourrait-on pas appeler cela le verset ? C’est-à-dire toute page, encore une fois, échappant à l’esprit de système, échappant au monolithisme d’une forme ? Ne pourrait-on appeler verset ce mouvement même de fuite ? Et, dès lors, non pas dire que tel poème est écrit en « versets » mais « en verset », exactement comme on écrit en prose et non en « proses ». Il y a des vers, il y a de la prose, il y a du verset, forme singulière. Cela permettrait peut-être de considérer le verset comme une forme non sécable contrairement à ce qu’on fait aujourd’hui où, en le mettant au pluriel, on persiste finalement à l’aligner sur le vers, ou en paragraphes, sur la prose.