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À l’image des intellectuels québécois de son époque, Hubert Aquin était un artiste multidisciplinaire. En plus d’avoir pratiqué le médium radiophonique, les genres de la nouvelle, de l’essai et du roman, il a composé et adapté des scénarios, et il a produit et réalisé plusieurs oeuvres cinématographiques. Cette expérience du langage filmique n’a pas été sans incidences sur son travail d’écriture romanesque : elle lui a permis de créer des oeuvres composites, au sein desquelles s’incorpore une foule d’éléments propres au médium cinématographique. Dès l’écriture de Prochain épisode[1], comme l’a entre autres noté Jacques Allard[2], Hubert Aquin a eu recours à certains artifices cinématographiques, tant au niveau thématique (par des références filmiques à la série des James Bond ou à Orfeu Negro) que compositionnel (en multipliant les points de vue en plongée ou en contre-plongée). Quatre ans plus tard, L’antiphonaire radicalise cet usage du médium filmique et emprunte le modèle d’écriture du scénario afin de structurer une séquence complète du récit de Christine Forestier[3]. Enfin, Aquin a directement écrit son dernier roman Neige noire[4] sous la forme d’un scénario, hybridant d’une manière achevée le genre scénarique et le roman.

Neige noire est un récit à double trame et à double voix, qui enchâsse un découpage filmique au sein d’un commentaire, aux accents lyriques, situé entre parenthèses. Ce récit manifeste ainsi, du moins dans son versant filmique, plusieurs traits typiques de la forme du scénario, aisément décelables d’un premier coup d’oeil. La typographie de ce roman reproduit celle des continuités dialoguées, proche de l’organisation typographique des pièces de théâtre : les dialogues sont nettement séparés de la partie narrative, chaque réplique est introduite par le nom de son énonciateur, les indications de régie (ou les didascalies, qui équivalent aux sections narrato-descriptives du scénario) sont rangées en retrait à l’intérieur de la page, accentuant de la sorte leur étrangeté par rapport aux paroles des personnages, et les digressions entre parenthèses ont régulièrement pour fonction de gloser le jeu des acteurs et d’évoquer les contraintes du tournage. Du scénario, Neige noire emprunte aussi la codification cinématographique : les répliques des personnages forment la partie dialoguée, les didascalies exposent les images du film à venir, et il est même possible de déceler, à quelques endroits dans le texte, des allusions à une bande-son. Enfin, Neige noire adopte la terminologie du scénario ; les termes techniques du cinéma y abondent : coupure, fondu, plan, plongée et contre-plongée, etc. À la lecture de Neige noire, il ne fait apparemment aucun doute que ce roman cherche à être lu comme un scénario. Pourtant, en première de couverture de l’édition originale, Neige noire est qualifié de « roman », non pas de « scénario et dialogues » comme chez Marguerite Duras, ou encore de « ciné-roman » comme chez Alain Robbe-Grillet. Ce texte amalgamé chercherait-il à masquer son substrat scénarique sous une écriture typiquement romanesque ? Ou bien les relations entre le roman et le scénario y sont-elles de nature plus complexe ?

Jacqueline Viswanathan, spécialiste de la forme scénarique, a cherché à répondre à cette question dans son article « Le roman-scénario : étude d’une forme romanesque » (1980). Elle y étudie des textes de fiction qui, à la manière du roman épistolaire, empruntent leurs procédés d’écriture à un type de discours étranger au canon littéraire. Observant les récits Pilote de chasse de Kenneth Gangemi, The Last Words of Dutch Schulz de William Burroughs et, bien sûr, Neige noire d’Hubert Aquin, qui font tous intervenir le scénario comme canevas scripturaire, elle constate que le roman-scénario est une forme originale d’écriture qui « adopte justement les traits distinctifs de son modèle », et « témoigne [ainsi] de la vitalité [du] genre [romanesque,] qui peut sans cesse se renouveler en s’appropriant de nouvelles formes textuelles »[5]. En bref, pour Viswanathan, le roman-scénario est une catégorie romanesque qui se caractérise par l’adoption inconditionnelle des traits propres au scénario, dont il ne se distingue que par un seul point, qui lui garantit d’ailleurs son existence littéraire : l’absence de tout référent filmique réel, au contraire des « scénarios » de Robbe-Grillet.

Les observations de Viswanathan sont d’un intérêt marqué pour quiconque cherche à analyser la présence du scénario dans le roman ou dans les écrits hybrides, tels les ciné-romans. Toutefois, il nous est tenu d’émettre quelques réserves, relativement à son examen de l’intergénéricité dans le dernier roman d’Aquin. Parce que l’ambition de Viswanathan est de créer une classe générique (soit le roman-scénario), elle porte un regard d’ensemble sur les trois oeuvres étudiées, au détriment des manifestations particulières de l’intergénéricité au sein de chaque texte. Or, le roman d’Aquin fait un usage unique du scénario qui, plus souvent qu’autrement, ne se conforme pas au modèle scénarique dans son intégralité. Aussi Viswanathan associe-t-elle le roman-scénario aux genres qui adoptent pour matrice « une forme textuelle régie par un certain nombre de conventions qui la rendent aisément reconnaissable[6] », à l’exemple du roman par lettres ou du roman écrit sous la forme d’un journal. Seulement, ce type de croisement générique est en grande partie impropre pour catégoriser Neige noire, car ce texte ne cesse de contester la matrice scénarique sur laquelle il s’échafaude. Car, également, choisir pour modèle le roman épistolaire contraint l’analyse à se concentrer sur les sections purement scénariques de Neige noire, au détriment du contenu des parenthèses dont l’énonciation, l’expressivité et l’érudition apparaissent en maints points extérieurs au genre du scénario, et qui s’avèrent pourtant essentielles à la bonne compréhension des tensions génériques mises en place par Aquin dans son dernier roman.

C’est à partir de ces réserves que nous aborderons la question des relations génériques dans Neige noire. D’abord, sur le plan des spécificités formelles qui caractérisent les sections narrato-descriptives de ce roman, aux niveaux du style, de l’organisation de l’histoire, de la focalisation et de la voix narrative. Nous interrogerons ensuite le modèle d’hybridation générique mis en oeuvre par Aquin dans Neige noire.

Le scénario et le roman

Traditionnellement, le scénario se donne à lire dans une « écriture transparente[7] » — blanche, comme dirait Barthes. Le style du scénario se caractérise par l’absence de phrases complexes, par de multiples ellipses syntaxiques et par de courtes propositions souvent non conjuguées. Les traits stylistiques du scénario sont en fait réglés par la situation d’énonciation du scénariste, qui vise non pas une lisibilité proprement littéraire, mais plutôt un mode de compréhension de type cinématographique. En d’autres mots, le scénariste écrit dans un langage adéquat pour la transposition des actions en image. Ainsi, l’adoption de traits stylistiques neutres dénie au scénario le recours aux fonctions expressive et poétique du langage[8]. Or, chez Aquin, cette règle est transgressée à plusieurs reprises. Souvent, les indications de régie sortent de leur neutralité et tiennent un propos élaboré et poétique, symptomatique d’une subjectivité qui marque son expression. Cette expressivité tranche radicalement avec l’impersonnalité typique du scénario et tend à créer un récit métaphorique, hautement lyrique et littéraire :

Le couple est sur le pont du Nordnorge, face à une mer de glaces qui flottent à la dérive. On ne voit rien d’autre à l’horizon que ces particules de glaciers qui s’étalent selon la rose des courants. […] La mer de Barents ressemble à un champ de coton dont les fleurs, en l’espace de quelques milles marins, se mettent à éclore de partout et en même temps. Cette floraison est une contre-métaphore, car ces fleurs sans calice sont des blocs de glace de couleur bleu soufflé[9].

À d’innombrables reprises, Neige noire déroge ainsi au style traditionnel du scénario, en insérant à même ses sections narrato-descriptives des propositions au style fleuri, auquel Aquin nous a habitués depuis Prochain épisode.

Dans le même ordre d’idées, observons qu’une des particularités de la neutralité du style scénarique réside dans l’économie des descriptions. Le scénario sélectionne les informations qu’il souhaite détailler afin de ne conserver que celles qui sont nécessaires à la conception de l’image ; « il isole les traits signifiants essentiels de chaque décor, du physique de chaque personnage mais seulement de façon schématique, laissant au film le soin de remplir les blancs[10] ». Dans « Le roman-scénario : étude d’une forme romanesque », Viswanathan souligne l’aspect fortement détaillé de certains passages du scénario de Neige noire, mais de façon à mettre en évidence l’« a-visualité » intrinsèque du roman d’Aquin, qui viserait à contester la possibilité de sa remédiation vers le cinéma : « Neige noire aiguise la curiosité du lecteur au sujet des objets, des décors et des couleurs mais donne souvent des descriptions qui résistent à la visualisation.[11] » En effet, certains passages du roman d’Aquin évoquent un brouillage et une confusion de l’image, mais, généralement, Neige noire décrit avec quantité de détails très visuels les images du film à venir, accentuant ainsi le jeu des articulations génériques qui opère dans ce récit hybride. Car, il importe de le souligner, la description dans Neige noire relève d’un souci stylistique proprement romanesque, par conséquent étranger au scénario, et l’abondance de sa pratique est symptomatique des tensions mises en oeuvre dans Neige noire entre le roman et le scénario. S’il est superflu de vouloir décrire ce qui se voit à l’écran, pour paraphraser le narrateur de Neige noire, paradoxalement certaines scènes de ce roman ressemblent plus à une ekphrasis qu’à un passage tiré d’une continuité dialoguée, telle la longue description du personnage de Sylvie :

Sylvie doit être détaillée, dans les plans qui suivent, par la caméra : cela va constituer la première icône de Sylvie Dubuque. Elle s’habille face à la caméra, comme si la lentille était un miroir. Elle met sa robe garance à grands lobes, frangée d’une dentelle à fuseaux. Sylvie a le teint très pâle, les cheveux et les sourcils blonds – d’un blond capiteux dont la pigmentation chaude et égale atteste l’authenticité de leur coloration. Ses grands yeux semblent éperdus, car Sylvie est manifestement remuée par ce qui vient de se produire entre elle et Nicolas. Les pupilles se discernent à peine des iris tellement ceux-ci approchent du noir. Les lèvres bien dessinées, gonflées, les ailes du nez parfaites, son front large, tout dans son visage s’harmonise avec son corps qui n’est que délicatesse et beauté[12].

Ainsi, dans le dernier roman d’Aquin, lyrisme et description tendent à attirer du côté du genre romanesque un texte qui, a priori, semble se donner à lire comme extérieur à la littérature.

Le scénario s’écrit au présent : « parce que l’image ne dispose pas des mêmes ressources que le système linguistique pour signifier la temporalité, le scénario supprime les marques et les désignations temporelles présentes dans le texte du roman[13] ». Aquin se plie généralement à cette règle, qui vise à faire du scénario un texte fonctionnel. Lorsque des marques du passé se manifestent dans ce roman, elles ne se réfèrent habituellement qu’à l’organisation structurelle du film. Par exemple, dans Neige noire, un énoncé du type : « la même scène que tout à l’heure se reproduit[14] », ne peut être compris qu’en référence avec une séquence antérieure, et ne se justifie que sur le plan organisationnel du récit et non sur celui de la narration. Aussi Aquin suit-il généralement le modèle scénarique de l’organisation des événements qui substitue aux rapports temporels une structuration spatiale de l’intrigue. Ainsi, dans Neige noire, les unités textuelles sont d’abord présentées selon les lieux de l’action, proscrivant de la sorte un agencement chronologique des événements.

Toutefois, certaines dérogations à la norme scénarique tendent à rapprocher Neige noire d’une construction temporelle typiquement romanesque. Notons d’abord cette indication au sein des didascalies, dès l’incipit du récit, qui outrepasse l’emploi du présent comme temps focal du scénario : « [t]out baigne dans la chaleur ; et cela dure depuis le début de l’été[15]. » L’énoncé « cela dure depuis le début de l’été », proprement irreprésentable à l’écran, trahit une référence formellement romanesque à un temps diégétique antérieur à ce qui est représenté. Par là, cette phrase outrepasse l’usage conventionnel du passé dans le scénario, puisqu’elle ne se réfère pas à l’organisation structurelle du récit.

À l’ordonnance spatiale des plans et des séquences, Neige noire substitue fréquemment un agencement temporel des événements. À de multiples reprises, des scènes sont introduites à l’aide de datations précises, mais immotivées dans la mesure où elles ne laisseront aucune trace lors du tournage (dans l’éventualité où Neige noire pourrait conduire à un film). Par exemple, au début du récit, le narrateur des didascalies introduit une séquence à l’aide d’une date étonnement précise : « 16 juillet 1973. Nicolas quitte l’appartement vers 15 heures[16]. » Cette date, bien sûr, est destinée à s’effacer lors du tournage, puisque aucun artifice cinématographique n’est évoqué afin de la rendre visible à l’écran (par exemple, la technique du calendrier, chère au cinéma des premiers temps, ou encore celle qui consiste à nous laisser voir la date imprimée sur un journal, technique dont fait d’ailleurs usage Aquin plus loin dans son texte, lorsqu’il nous montre le personnage de Nicolas feuilletant le Times[17]).

Il est intéressant de souligner finalement qu’à certains endroits du scénario de Neige noire, contrairement à l’exemple précédent où l’indication temporelle s’avère ponctuelle, du temps, littéralement, passe. Et ce temps s’écoule selon une structuration romanesque des actions. Le meilleur exemple se situe lors du voyage de Nicolas et Sylvie sur la mer de Norvège, à une époque de l’année où le soleil ne se couche jamais. Afin de signifier le passage du temps, le narrateur du scénario a alors recours à une segmentation horaire de la diégèse : « À 20h30, note-t-il d’abord, le soleil éclaire toujours[18]. » Il ajoute, plus loin, que « soudain, à 22h30, [le soleil] se paralyse au-dessus de l’horizon[19] ». Il observe enfin qu’à 23 heures, ce n’est plus le vent du soir qui souffle du large mais celui de l’océan[20]. À cet endroit du scénario, l’organisation spatiale qui ordonne généralement les événements se voit profondément remise en question par l’utilisation de relations temporelles causales et chronologiques, dont le transfert à l’écran à l’aide d’un artifice quelconque est encore une fois occulté. Ce faisant, Aquin déroge à la structuration spatiale de la diégèse dans Neige noire, telle que prescrite par le substrat scénarique sur lequel s’érige ce roman ; et de plus, il conteste avec force l’essence tabulaire de son modèle d’écriture, lui interdisant de tendre vers un inaltérable présent.

Malgré l’emploi de certains procédés de subjectivation qui trahissent un point de vue personnel de la part du narrateur ou des personnages sur l’action (par exemple, au niveau du montage ou du choix des angles de prise de vue, qui peuvent trahir un regard particulier sur l’objet observé), et malgré l’utilisation d’énoncés de type déductif, dont le signifié consiste en « une interprétation (supposée) de l’image par le spectateur, […] interprétation souhaitée par le scénariste[21] », le scénario est conventionnellement un récit à focalisation externe où, selon la formule consacrée de Gérard Genette, « le héros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis à connaître ses pensées ou sentiments[22] ». Neige noire suit habituellement cette règle et valorise un mode de vision de type cinématographique, où les personnages sont généralement vus de l’extérieur. Mais parfois, la focalisation externe connaît des ratés : le narrateur des didascalies s’immisce alors dans les pensées des personnages, provoquant une altération de type paralepse : « Quatre jours, pense Nicolas, et ce sera fini, enregistré, enrubanné, mis en conserve. Cinq jours, et je déboîte par le haut.[23] » Manifestement, dans cet extrait, la vision de l’extérieur (ce « on voit » propre au scénario) se trouve enfreinte par Aquin : le narrateur nous y décrit le personnage de Nicolas réfléchissant, mais sans que cette intrusion dans la pensée du personnage ne soit encadrée par le scénario, de manière à ce qu’elle puisse passer à l’écran. Notons en outre que de multiples autres passages du roman d’Aquin se situent sur la frontière fragile entre énoncé déductif et focalisation de type interne, c’est-à-dire dans un espace flou où le lecteur peut difficilement trancher entre le récit de pensée et une interprétation de l’action telle que désirée par le scénariste :

Pour Nicolas, la vie se réduit à une série intolérable de malaises. Vraiment, mieux vaut ne pas regarder Sylvie qui ne porte pas d’autre vêtement sur elle que celui du sommeil. Car la moindre excitation est désastreuse et la longue privation de Nicolas n’a fait qu’accroître sa surexcitabilité et son angoisse. Le temps d’esquisser ce raisonnement, Nicolas sent venir les prodromes d’une érection et, quelques secondes plus tard, l’élancement qu’il redoute tant[24].

Le narrateur cherche-t-il à modeler la perception du spectateur et à diriger le jeu de l’acteur, de manière à ce que le « raisonnement » de Nicolas puisse être transposé à l’écran ? Ou bien a-t-on réellement affaire à une focalisation interne qui tendrait à détailler la vie intérieure de Nicolas ? Difficile de trancher. Quoi qu’il en soit, contrairement à ce qu’avance Genette à propos des altérations à la focalisation, lorsqu’il les considère comme des « infractions isolées » dans la mesure où la « cohérence d’ensemble demeure […] assez forte pour que la notion de mode dominant reste pertinente[25] », dans Neige noire, ces infractions aux conventions du scénario concourent à brouiller les pistes, en substituant à la focalisation externe une vision de l’intérieur, procédé d’écriture éprouvé dans le récit romanesque conventionnel.

À ce point de notre argumentation, nous devons rendre compte de l’indécision qui plane sur Neige noire quant à la voix narrative, en raison de la révélation soudaine du « je » dans la dernière parenthèse du récit, où le narrateur prononce cette phrase souvent citée : « le temps me dévore, mais de sa bouche, je tire mes histoires, de sa sédimentation mystérieuse, je tire ma semence d’éternité[26] ». Rien ne nous empêche de postuler que ce « je » ait été présent, en creux, tout au long de Neige noire, et ce, depuis le début du récit, ce qui ferait basculer l’ensemble du discours des parenthèses du côté du récit de type homodiégétique. Ce basculement ne nuirait toutefois pas à la cohérence narrative de la section scénarique du roman, dans la mesure où le « je » serait confiné dans la clôture des parenthèses, et que le scénario continuerait à s’écrire à la troisième personne. Toutefois, comme le soutient Marie-Claire Ropars-Wuilleumier[27], la hiérarchisation des niveaux diégétiques dans Neige noire se voit, au moins en une occurrence, contestée : au moment où Nicolas commente, en des termes étrangement analogues à ceux du narrateur des parenthèses, un rêve qu’il vient tout juste de faire et qu’il souhaite insérer dans son scénario autobiographique, spéculaire de celui qui nous est donné à lire[28]. À ce moment du texte se produit ce que Ropars-Wuilleumier qualifie de « fracture logique[29] » dans le récit, fracture qui emprunte les traits, pour utiliser à nouveau la terminologie de Genette, d’une métalepse du personnage[30], figure produite par l’accaparement des compétences narratives et de l’espace diégétique de l’« auteur » (ou de toute autre figure d’autorité narrative), par son propre personnage. Si, comme le note Ropars-Wuilleumier, les parenthèses qui suivent la réplique métadiscursive de Nicolas rétablissent la hiérarchie, le malaise persiste tout de même : une brèche s’est ouverte entre les parenthèses et le scénario, au travers de laquelle le « je » des parenthèses est susceptible de s’être infiltré, ce qui, en bout de ligne, ferait pencher la section scénarique de Neige noire du côté du récit de type homodiégétique. Hypothèse qui se vérifie, en fait, tout au long de Neige noire, puisque la châsse qui encadre le scénario s’avère en maints points poreuse, notamment au niveau du lyrisme, de l’érudition et des commentaires sur l’esthétique filmique qui apparaissent sporadiquement au sein des didascalies ou dans les dialogues. Peut-être est-il inutile de le rappeler, la narration à la première personne est difficilement concevable dans un récit de focalisation externe, tel un scénario ? Or, c’est bien ce que semble nous donner à lire Neige noire, c’est-à-dire un scénario… homodiégétique.

En définitive, si Neige noire repose essentiellement sur le canevas du scénario, il faut toutefois noter que ce texte transgresse plusieurs des règles fondamentales qui définissent ce type de discours, faisant ainsi ressurgir sans cesse les traits compositionnels propres au genre romanesque. Le scénario, dans Neige noire, ne renonce donc jamais totalement au roman auquel il cherche à se substituer. Au niveau de la relation générique, les conséquences de cette hybridation sont particulièrement importantes : ni pur roman, ni pur scénario, Neige noire semble bien être un texte intrinsèquement ambivalent.

« Être-entre » générique

Comme nous l’avons évoqué plus haut, Jacqueline Viswanathan identifie l’appartenance générique des sections scénariques de Neige noire à celle du roman épistolaire. Cette généricité correspond à ce que Mikhaïl Bakhtine nomme le genre enchâssant, en opposition au genre intercalaire. Bakhtine développe cette typologie des relations génériques dans son célèbre article « Le plurilinguisme dans le roman[31] ». Selon le théoricien russe, les genres enchâssants, dans leur manifestation la plus radicale, sont essentiellement des genres structurants, puisqu’ils visent à organiser le roman dans son ensemble. Ils constituent, écrit Bakhtine,

un groupe de genres spéciaux qui jouent un rôle constructif très important dans les romans, et parfois déterminent même la structure de l’ensemble, créant ainsi des variantes du genre romanesque. Tels sont la confession, le journal intime, le récit de voyage, la biographie, les lettres, etc. Non seulement peuvent-ils tous entrer dans le roman comme élément constitutif majeur, mais aussi déterminer la forme du roman tout entier (roman-confession, roman-journal, roman-épistolaire…)[32].

Sur un autre plan, les genres intercalaires, comme leur qualification l’indique, s’efforcent plutôt à s’immiscer dans le corps du roman, sans toutefois en déterminer la structure :

En principe, n’importe quel genre peut s’introduire dans la structure d’un roman, et il n’est guère facile de découvrir un seul genre qui n’ait pas été, un jour ou l’autre, incorporé par un auteur ou un autre. Ces genres conservent habituellement leur élasticité, leur indépendance, leur originalité linguistique et stylistique[33].

On voit bien la différence : les genres enchâssants structurent le roman, alors que les genres intercalaires visent une relation de co-présence, dans et avec le roman.

Il serait plutôt maladroit de qualifier la relation qu’entretient Neige noire avec le scénario d’enchâssement, dans la mesure où, comme nous l’avons noté, le modèle qui sensément doit organiser le roman se voit sans cesse contesté par ce dernier. La notion de genre intercalaire semble aussi insuffisante pour déterminer l’intergénéricité de ce roman. Car, dans Neige noire, l’indépendance et l’originalité linguistique et stylistique des genres mis en présence ne sont pas continûment respectées : tant le romanesque que le scénarique y voient leur intégrité mise en doute. Dans Neige noire, il n’est donc pas question d’une simple mise en co-présence de différents genres, ni d’une hiérarchisation structurante de ceux-ci, mais plutôt d’une intergénéricité qui fait à la fois se compléter, s’opposer et s’interpénétrer les diverses identités génériques, dans une dynamique de tiraillement et d’indécision entre le scénarique et le romanesque.Ajoutons que cette relation intergénérique ne saurait se confiner aux seules sections scénariques de Neige noire. À la manière de la voix narrative, qui fait le pont entre les différents niveaux diégétiques du récit, le discours scénarique se déverse dans les parenthèses qui l’enchâssent, et d’un même souffle, les parenthèses répandent à leur tour leur langage dans le scénario. Ainsi, tous les niveaux de Neige noire sont entraînés dans une relation de contamination réciproque, relation qui se manifeste principalement sous la forme d’échanges de procédés narratifs et de types de discours. Nous avons déjà parlé du lyrisme et du métadiscours présents dans les sections narrato-descriptives et dialogales de Neige noire, et qui sont empruntés au narrateur des parenthèses. Évoquons qu’en sens inverse, les dialogues et la narration ne se confinent pas seulement aux sections scénariques du récit. Au contraire, à quelques reprises, des paroles de personnages (en style indirect[34]) ainsi que des récits d’événements apparaissent au coeur même des parenthèses, brisant ainsi d’une manière assurée la hiérarchie qui ordonne les niveaux narratifs de Neige noire. L’extrait suivant fait part d’un de ces transferts, puisqu’il met en scène le discours des parenthèses abandonnant sa traditionnelle fonction métatextuelle pour adopter la position réservée au narrateur du scénario, afin de remplir un trou dans la diégèse :

(Michel Lewandowski n’a pas reçu l’appel d’Éva Vos. Une heure plus tôt, il s’est précipité de son bureau du douzième étage dans la rue Saint-François-Xavier. C’est un de ces vieux immeubles sans climatisation centrale et dont on peut encore ouvrir les fenêtres. Michel Lewandowski n’a laissé aucun message, aucune lettre, rien. Après, il s’est produit un trou de quelques jours ; Nicolas a compris qu’Éva ne reviendrait plus quand Linda lui a demandé, par son agent, de résilier son contrat de tournage avec Marcus Films. D’autres comédiennes ont été engagées pour remplacer Linda Noble et Éva Vos.)[35]

Dans Neige noire, le scénarique peut aussi bien se situer à l’extérieur qu’à l’intérieur des parenthèses. Pour cette raison, toute observation qui situe l’hybridation générique dans ce roman sur le plan de la mise en contraste du scénario et du métadiscours des parenthèses, doit être remise en cause. Car, contrairement à ce qu’énonce Viswanathan dans un article récent, lorsqu’elle soutient que, dans Neige noire, « le discours enchâssant, abstrait et méditatif, est aux antipodes du style du scénario qui se veut en prise directe sur l’image[36] », le dernier roman d’Aquin n’oppose pas à l’extrême les identités génériques qu’il convoque. À l’inverse, la dynamique générique de Neige noire crée un incessant mouvement d’échange entre les différents types de discours. Jouant de l’immixtion du roman et du scénario, ce roman cherche à être lu dans un espace intergénérique où le lecteur se voit sans cesse ballotté entre l’écriture romanesque et l’écriture scénarique.

Comme le remarque Karl Canvat[37], l’idéal de pureté du littéraire propre à la modernité se serait transformé, à l’époque contemporaine, en une esthétique de l’impureté et du mélange, où les oeuvres littéraires reconnaîtraient dorénavant le genre comme matériau d’écriture, tout en « cultiv[ant] délibérément leur singularité et leur irréductibilité aux conventions de genres[38] ». C’est à un tel jeu sur les normes auquel nous convie Hubert Aquin dans Neige noire. Jeu d’hybridation qui fait apparaître une dynamique générique qui n’est pas fusionnelle, mais qui ne vise pas non plus à un simple côtoiement des différents genres mis en présence. Elle ressortit plutôt d’une visée interrelationnelle où chaque position générique ne se voit jamais fixée d’une manière définitive. Dans le cas de Neige noire, parlons d’une inter-généricité au sens fort du préfixe « inter », celui d’un entre-deux des genres, où le fait d’« être-entre » consiste en un mouvement ininterrompu au travers des généricités, mouvement qui refuse la synthèse et la clôture.