Narratif

Sous la tente[Notice]

  • Pierre Morency

«Faute de soleil, sache mûrir dans la glace », dit le poète Henri Michaux. Mais ici, à la lisière de la banquise, en juin, il y a soleil et glace, un soleil magnifié par la glace, une immensité de glace portant une immensité de silence. Sous la petite tente entourée d’un silence démesuré, Trom, enfoui dans son sac de couchage, perçoit les voix les plus profondes de son esprit et en quelque sorte voit au plus profond de son esprit. La voix qui monte en lui parle de ce pôle d’attraction qu’est le Nord, de ce magnétisme déposé en lui dès l’enfance, elle lui parle de ces territoires d’aride beauté où l’être se dépouille de l’accessoire pour atteindre ce mûrissement qui est notre quête de toujours. Trom entend la voix qui est vraiment la sienne. Cette voix le convie au dépassement de soi, à la traversée des aridités, seule condition pour connaître l’affranchissement des peurs et des doutes, seule condition pour toucher un peu de la beauté des choses. Le Nord n’en a-t-il pas appelé plus d’un à cette expérience de la traversée qui libère et qui mûrit ? Mais d’où viennent ces voix si profondes ? Pourquoi est-ce précisément ici, à la lisière de la banquise, que les voix personnelles viennent lui parler de si loin ? Tout à coup Trom se rend compte de l’endroit exact où il se trouve. Sous sa petite tente, sous l’épaisseur de glace de la banquise, s’étendent les prodigieuses profondeurs de la mer arctique. Sa tête repose sur des centaines de mètres d’eau froide où vivent une flore et une faune presque inconnues, où passent des poissons, des baleines blanches, des narvals, des loups marins. Son oreille aurait-elle l’acuité de certains autres vivants qu’elle percevrait le chant aquatique des loups marins, le cliquetis des narvals et le sifflement des marsouins blancs, toutes vocalisations transportées par l’immensité noire dont Trom n’est séparé que par un mètre de glace, laquelle d’ailleurs pourrait ici même sous lui se fissurer si venait à souffler un fort vent du Sud-Ouest. C’est ce qui arrive parfois, se dit Trom. Une couche de glace se lézarde dans notre esprit. Nous découvrons alors que nous portons d’insoupçonnées profondeurs obscures où survivent tous les êtres de la création, où des voix demandent à traverser le silence, où toutes les voix qui sont nos propres voix enfouies parlent sans cesse le langage qui est notre vrai langage, celui où la poésie a une si grande part. Le sens de la vie, un jour ou l’autre, nous est-il pas révélé par l’écoute de nos voix personnelles ?

Parties annexes