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Toutes les formes de racisme sont pour Albert Memmi des « bûchers de fagots ou de mots, sur lesquels rôtissent nos ennemis, ou désignés tels, [qui] entretiennent une bonne chaleur pour l’âme collective[1]. » Le racisme est aussi une « bataille rhétorique », donc fondée sur un langage et des « mots ». En fait, qu’est-ce qu’un mot sinon d’abord « un grognement » ? N’est-ce pas le sens étymologique du bas latin muttum tel que le précise le dictionnaire ? Le pouvoir des mots est immense, il existe parfois des mots qui blessent, des mots qui tuent, ceux qui restent gravés dans la mémoire, qui sont censurés, interdits, pesés. On sourit des mots d’enfants, des mots gentils… Qu’on les dise ou qu’on les écrive, les mots ont un pouvoir infini. Pourquoi écrire ou parler si ce n’est pour « avoir son mot à dire », parfois d’une manière élégante et raffinée en utilisant « le bon mot » ou « le mot d’esprit » qui attirent le respect, l’admiration ou la sympathie, et parfois on est amené à utiliser de « grands mots » ou des « gros mots », à « avoir des mots » avec quelqu’un, car tout un chacun, « sans jouer sur les mots », veut souvent « avoir le dernier mot ». « En un mot », la parole n’est jamais anodine et lorsqu’elle est écrite elle est moins spontanée, moins inconsciente, donc plus réfléchie. C’est pourquoi il nous a semblé intéressant de nous pencher sur le sens de certains « mots » et sur leur pouvoir caché à travers quelques exemples empruntés à l’oeuvre d’Albert Memmi. L’emploi de l’expression générique « mot » nous permet de ne pas classer les termes que nous analysons dans des rubriques précises de fonctions grammaticales. Notre attention se portera aussi bien sur les substantifs que sur les noms propres ou les adjectifs. Nous utiliserons comme corpus fondamental le roman de Memmi La statue de sel[2], en nous référant également, en temps nécessaire, à d’autres textes du même auteur. Nous n’avons pas la prétention d’être exhaustifs ni d’aboutir à des affirmations catégoriques ; cela pourrait faire l’objet d’une étude plus approfondie.

Nous avons cherché essentiellement à interroger le texte de Memmi sur l’emploi de certains « mots » qui, aujourd’hui plus que jamais, sont employés quotidiennement par les médias, notamment ceux qui désignent des identités sociales. Parmi les mots récurrents dans l’oeuvre de Memmi nous relevons les termes « Français, Arabe, Musulman, Tunisien, Juif, Berbère », désignant des communautés ou identifiant des individus. Il nous a paru enfin intéressant de faire référence aux essais de Memmi pour comparer l’emploi des mêmes « mots » dans une oeuvre de fiction et dans des travaux de réflexion philosophique ou sociologique, l’une pouvant éclairer les autres et réciproquement, surtout que l’auteur fait ce genre de rapprochement notamment dans son essai Le racisme où il écrit à propos de La statue de sel

Le héros de mon premier livre, un roman, découvre le racisme et la xénophobie depuis son enfance, dans la rue, à l’école, dans les institutions et jusque dans les journaux et les représentations collectives. Le livre baigne dans cette atmosphère diffuse, ponctuée par des scènes paroxystiques[3].

Le racisme est essentiellement la manifestation de la peur de l’Autre et de ce qui est différent. Notre attention se portera donc sur les caractéristiques de cet Autre vu par le personnage principal du roman, lui-même en quête de sa propre identité tout en se positionnant par rapport à l’Autre dans une altérité complexe qui reste à définir. Comme son personnage principal, A. Memmi est un écrivain qui s’émerveille et souffre d’avoir plusieurs identités ; il est à la fois juif, tunisien, français, parfois séparément parfois simultanément, entretenant un rapport ambigu avec ses diverses identités. Certains lecteurs objecteront qu’il n’est pas important de connaître l’identité de l’auteur, que seule son oeuvre importe, mais il est difficile de ne pas tenir compte de l’auteur lorsqu’il s’agit d’une autobiographie romancée comme La statue de sel. Il existe en effet une étroite corrélation entre le vécu de l’auteur et les personnages qu’il met en scène. Nous retrouvons ainsi l’espace géographique dans lequel Memmi a passé une grande partie de sa vie et des références à la culture et à la religion qui sont au coeur de la problématique développée dans l’ensemble de son oeuvre. Dans la préface au Portrait du colonisé[4], Memmi précise : « J’avais écrit un premier roman, La statue de sel, qui racontait une vie, celle d’un personnage pilote, pour essayer de me diriger dans la mienne[5]. » Notre analyse ne consistera pas à démêler la fiction de la réalité, mais à commenter le parcours du personnage dans son rapport à l’Autre : peut-être arriverons-nous à mieux cerner les objectifs de l’auteur. Dans cette perspective, Tahar Bekri affirme que

la distance fictive voulue par l’auteur entre son récit, fût-il singulier et stylisé, et l’oeuvre autobiographique, serait une volonté déployée pour mieux réussir le regard sur soi. Une vraie quête difficile et éprouvante de la paix avec soi-même[6].

Le personnage principal de La statue de sel s’appelle Alexandre Mordekhaï Benillouche. Il vit en Tunisie pendant l’occupation française. Il connaît aussi les épisodes douloureux de la Seconde Guerre mondiale. Les composantes de sa triple appartenance figurent dans ses deux prénoms et son nom. Ainsi il se veut entièrement et exclusivement français (Alexandre), tout en étant entièrement et exclusivement juif (Mordekhaï), et entièrement et exclusivement arabo-berbère (Benillouche) ; mais Alexandre Mordekhaï Benillouche rêve d’être simultanément les trois à la fois et c’est là que réside son ambiguïté. À l’exemple de Samba Diallo, le personnage de Cheikh Hamidou Kane dans L’aventure ambiguë, qui souffre d’être hybride, ne pouvant séparer sa double culture, occidentale et africaine, Alexandre Mordekhaï tente aussi de concilier ses cultures française, juive et arabo-berbère. Nous voici placés au coeur même de la problématique soulevée par l’oeuvre de Memmi : le conflit des cultures.

Le monde d’Alexandre

Né dans une Tunisie occupée par la France, Alexandre apprend à l’école une langue nouvelle et il baigne ainsi dans une culture qui n’est pas la sienne (en l’occurrence la langue et la culture françaises). Le narrateur ne quitte pas son environnement familier, mais l’intégration, par l’école, à une culture étrangère transforme sa vision du temps et de l’espace ; ce dernier lui paraît désormais étranger, il le rejette involontairement tout en ayant également un vague sentiment de solitude : « je me découvris irréductiblement étranger dans ma ville natale[7]. » La cohabitation avec une communauté étrangère, essentiellement à l’école, lui inspire ce sentiment d’isolement ; il tente alors d’observer cette communauté européenne formée par les colons français, considérés comme les « Français de Tunisie » et par un autre ensemble, vaguement côtoyé, celui des « Français de France » qui constitue un idéal à atteindre. Parlant du directeur de l’école, le narrateur affirme : « Il nous impressionnait par sa diction parfaite et ses manières policées, qui représentaient pour nous le vrai Français, le Français de France, dont le prestige restait inentamé[8] ». Ainsi donc, il y a « les vrais Français[9] » et les autres, ceux des colonies qui n’ont pas « une aussi bonne diction de la langue » ni un savoir-vivre aussi raffiné. La vision de ce « Français de France » stéréotypé et idéalisé est reflétée par le directeur de l’école et constitue une image constante dans les commentaires et les jugements du narrateur. Elle a été involontairement mémorisée d’autant plus qu’elle existe dans l’imaginaire collectif des colonisés. Certaines identités sont ainsi définies à partir de stéréotypes pouvant, occasionnellement, refléter une relative réalité. Ces personnages observés ne prennent une réelle dimension qu’à travers les acquis du narrateur et sa propre vision du monde faite de frustrations, de vécu mal assimilé ou d’une histoire mal acceptée. L’observation de cette communauté entraîne une hiérarchisation des valeurs, le professeur de mathématiques est « un épais alsacien, et qui se voulait tel, cheveux en brosse, brutalité affectée, rappel constant de ses origines germaniques opposées à la noblesse africaine[10]. » L’Alsacien n’est-il pas aussi Français ? Alexandre semble le distinguer de l’ensemble en mettant en relief son appartenance à une minorité régionale, tout comme le Corse d’ailleurs. Ainsi, le narrateur évoque : « M. Greshi, [notre] concierge corse, fut d’abord un adjudant de la coloniale[11] ». On peut se demander si ces minorités, dont on connaît par ailleurs les revendications « indépendantistes », ne sont pas aussi mal vues des « Français de France » que les indigènes des colonies. Memmi cherche-t-il à montrer que dans toute société il existe des minorités « étiquetées », figées, identifiées à travers certains préjugés ? Le Corse occupe des fonctions subalternes, l’Alsacien garde son caractère germanique différent du Français « latin ». Nous aurions également tendance à penser que l’antipathie éprouvée par le narrateur envers « l’Alsacien » est la conséquence d’une histoire personnelle plutôt qu’une impression générale. Sans tenir compte de l’assimilation implicite de l’Alsacien aux germaniques, et par conséquent à l’antisémitisme présent à cette époque de l’histoire, le roman décrit ce personnage comme un raciste, d’une intolérance « primaire », non violente mais cynique, marquant ses victimes par des mots blessants qui leur sont adressés. Se souvenant des paroles de son professeur, Alexandre affirme : « chaque fois qu’un fils du pays, juif ou musulman, disait une bêtise, le professeur de mathématiques le gros et placide alsacien, annonçait d’une voix de speaker : “l’Afrique vous parle”[12] ! » Ainsi, l’évocation de l’identité n’est pas une simple présentation d’un personnage, le contexte historique garde son importance dans les précisions données par l’auteur. Dans la première partie du roman il ne s’agit pas encore de la Seconde Guerre mondiale, mais le narrateur revit son passé avec les acquis de l’adulte. C’est en effet l’adulte qui précise que le professeur est « Alsacien », que le concierge est « Corse », la réalité est certes proche de la fiction mais elle est relue, par l’auteur Memmi, à travers la distance du temps et de l’expérience. Il est vrai qu’il existait en Tunisie une communauté formée d’une population corse dont les coutumes méditerranéennes sont proches de celles des indigènes, de même qu’il existait une communauté maltaise rattachée à certains métiers, même si le lien entre l’exercice d’un métier et le rattachement à une identité est parfois véhiculé par la mémoire collective : dans le roman sont évoqués le « chevrier maltais[13] », le « berger maltais[14] », le « cocher de fiacre maltais[15] ».

Au-delà de l’illustration d’une certaine réalité historique ou sociologique, les identités sociales évoquées mettent en évidence le point de vue du narrateur sur le monde qui l’entoure, sur le contexte social constitué d’une multitude de minorités identifiées selon leurs origines et sur leur interaction avec sa propre ambiguïté. Ces groupes sociaux cohabitent, s’affrontent et s’observent sans réellement communiquer. Certains personnages sont dotés d’appréciations péjoratives, le narrateur opère souvent des liens entre l’origine du personnage et son caractère : ainsi, le professeur de mathématiques n’est pas tout à fait « Français » puisqu’il a des « origines germaniques », le « Maltais » n’est pas européen, le Corse n’est pas « français »… Il existe également dans le discours une réminiscence du contenu du discours en dialecte tunisien qui présente souvent les personnages (ou les personnes) en insistant sur les aspects physiques ou comportementaux qui déterminent une appartenance sociale ou régionale. La présentation d’un personnage s’accompagne parfois d’un jugement, explicite ou implicite, qui n’a pas de rapport avec le contexte. Ce jugement peut n’avoir aucune fin en soi, de même qu’il peut ne pas avoir de suite dans le discours, il est simplement le résultat d’une observation, d’un certain regard porté sur les êtres. En fait, ce regard critique porté sur les autres nous renseigne plus sur celui qui le porte que sur la personne évoquée. Pour citer un exemple parmi d’autres, dès les premières pages du roman le narrateur affirme :

J’ai lié connaissance avec mes voisins […] mon voisin de gauche, petit et noir, les yeux sombres enfoncés sous des orbites saillantes, s’appelle Bounin […] mon voisin de droite s’appelle Ducamps, élégance faussement négligée, cheveux soignés non coiffés.

La présentation des personnages dans le roman de Memmi relève souvent du même schéma, l’évocation du nom suit ou précède la présentation de certains traits caractéristiques. Avant même de connaître la personne le narrateur l’observe et relève des aspects évoquant l’appartenance « raciale », sociale, ethnique ou culturelle. Alexandre semble être prisonnier de son identité complexe, il est à la fois Français, Juif et Tunisien et le regard porté sur l’Autre émane de ces trois paramètres de manière simultanée ou séparée. Cherchant à répondre à la question : « qui suis-je ? », le narrateur se pose aussi la question : « qui est l’Autre par rapport à moi ? », c’est pourquoi la description des personnages juxtapose les trois caractéristiques fondamentales qui l’interpellent : l’appartenance religieuse, culturelle et sociale. Ces trois aspects sont récurrents dans l’évocation des personnages, lorsqu’un des éléments n’est pas explicitement mentionné on le retrouve dans le contexte ou dans les présupposés implicites du discours. Ainsi, le « chevrier maltais » et « le concierge corse » sont implicitement chrétiens tout en n’étant pas « européens ». Lorsqu’un personnage cherche à s’extraire de la communauté à laquelle il appartient, il change de nom, ainsi : « Joseph…l’unique ouvrier de [mon père], il avait renié ses origines italiennes, transformé son prénom Giuseppe en Joseph, et faisait partie de la famille[16] ». Dans la société tunisienne de l’époque coloniale, la communauté européenne vivant dans la colonie présente à la fois des points communs et une complexité interne que Memmi décrit avec précision et humour. Il s’agit bien d’une communauté puisqu’elle forme un ensemble partageant un certain nombre de valeurs et de principes. Memmi considère qu’il s’agit d’une entité soudée lorsqu’elle s’oppose aux indigènes, elle est également spatialement située, le narrateur affirme, sans nuance aucune : « l’Impasse et l’Alliance appartenaient à une société, le quartier européen à une autre[17]. » Cependant cette communauté européenne est complexe à l’intérieur d’elle-même par les origines diverses des groupes qui la constituent. Elle est formée par les colons français qui défendent leurs intérêts économiques, les administrateurs français qui obéissent à des ordres politiques, les intellectuels nationalistes français qui valorisent leur civilisation et leur culture en sous-estimant celles des indigènes. Elle se compose également de groupuscules ayant des niveaux socioéconomiques différents : des Italiens, des Corses, des Maltais, dont le seul point commun est d’être des Méditerranéens. Ces populations sont souvent miséreuses, mais elles se considèrent comme supérieures aux indigènes même si les Français les méprisent. Ces diverses colonies ont le sentiment d’appartenir à un même monde, constitué par une certaine idée de la France, fondé sur une appartenance religieuse dominante chrétienne, parlant une langue, plus ou moins bien maîtrisée, le français, et ayant une même volonté de puissance exercée sur les plus faibles. L’Européen en général, et le Français en particulier, tels qu’ils sont vus par le narrateur, s’opposent complètement à l’indigène. Dans certaines situations le narrateur se considère, lui, comme un indigène : en effet Alexandre n’a de français que le prénom, il n’est pas chrétien et il est de culture arabo-berbère. Ainsi, le premier aspect de cette rencontre avec l’Autre (l’étranger) est un échec, ce dernier est idéalisé, mais il contribue par son mépris à accentuer le sentiment de frustration du personnage. Le roman présente l’évolution d’un personnage dans un contexte socioculturel qui exacerbe les sentiments d’échec et de frustration en une sorte de dépit amoureux de celui dont les élans sont toujours reniés et repoussés. Cette situation accentue le sentiment d’amertume chez l’enfant qui ne comprend pas ce rejet, chez l’adolescent qui se révolte et chez l’adulte qui tente de se venger en cherchant d’autres voies.

Dans la préface à La statue de sel Albert Camus écrit : « Voici un écrivain français de Tunisie qui n’est ni Français ni Tunisien ». En fait que veut dire être français pour Memmi ? Dans une grande partie de son roman Memmi présente une image du Français qu’il rejette, celle à laquelle son personnage ne veut pas ressembler. Le narrateur ne se reconnaît pas dans « cet épais alsacien » qu’il considère comme non-Français, il ne se reconnaît pas non plus dans ce « Corse » dont les conditions de vie ne sont pas enviables, de même qu’il rejette le mode de vie de ses camarades petits-bourgeois fils de colons, étant lui-même pauvre et colonisé. Le narrateur éprouve une certaine admiration pour le « Français de France » qui pourrait constituer un modèle. Memmi, comme bon nombre d’écrivains « colonisés » de cette époque, a « une certaine image » de la France qui ne correspond pas tout à fait à la réalité, car elle est plutôt nourrie par la culture, l’école, l’apprentissage de la langue et l’éloignement géographique. Cette image de la France, souvent idéalisée, est mise en valeur par le système colonial et par la littérature qui constitue la formation de base du personnage du roman et de l’écrivain lui-même. Memmi n’échappe pas à la règle générale des écrivains colonisés de cette époque qui, consciemment ou non, voient dans le fait de ressembler à un Français (de France) une émancipation sociale et intellectuelle. Être Français pour le personnage de Memmi c’est s’appeler Alexandre, bien parler la langue française, avoir un certain « savoir-vivre » à l’occidentale. Autant de valeurs nourries par l’enseignement dans les colonies qui ne se contente pas d’une transmission de ces valeurs puisqu’il dénigre toutes les autres formes de culture qui ne se conforment pas à un certain art de vivre « à la française ». C’est ce jugement qui crée la différence, car il ne s’agit pas seulement de maîtriser la grammaire, de connaître le vocabulaire, il s’agit surtout d’avoir une structure de la pensée qui favorise la clarté, la précision, la recherche du mot juste, la rigueur, la concision. Il est évident que ce jugement de valeur, qui reste confus et général, va permettre, d’extension en extension, le rejet de toutes les autres formes d’expression et de culture qui ne correspondent pas à cette « clarté » et à cette « précision ». Ce sont ces genres de « clichés », non contestés, qui contribuent à la formation du colonisé. Le personnage de La statue de sel a une culture méditerranéenne et arabe qui est méprisée par les autres et par lui-même, elle ne correspond pas aux critères que l’école lui a appris à respecter : les gens de son peuple parlent haut et fort, ils font un long discours pour dire une seule chose, ils utilisent trop de métaphores et de proverbes, ils monologuent, font des digressions à la fin de chaque phrase, s’embrouillent dans leurs pensées… L’image négative que l’Autre (le Français essentiellement) renvoie au colonisé est assimilée par ce dernier qui devient convaincu de sa propre faiblesse. C’est parce que l’Autre le rejette et le méprise qu’il finit par avoir le dédain de lui-même et par se sentir inférieur.

Ainsi le personnage de Memmi idéalise l’image de l’Occidental et celle du Français en particulier. Sa déception est grande lorsqu’il prend conscience que cette perception des faits existe rarement dans la réalité et, en un jeu de miroir, il en arrive à se mépriser lui-même. Nous pourrions nous demander si l’image des autres identités, arabe et juive notamment, est bien celle d’un vécu ou si elle est, elle aussi, déformée par le prisme de l’apprentissage à l’école française.

Le déchirement de Mordekhaï

Les deux mots, « Arabe » et « Musulman », évoquent, dans le roman, la communauté indigène tunisienne majoritaire vivant sous l’occupation coloniale française. Dans le langage courant ces deux expressions sont parfois mêlées, on parle alors d’arabo-musulmans. Quitte à être simpliste, rappelons une vérité banale et connue : tous les Musulmans ne sont pas arabes et tous les Arabes ne sont pas musulmans. Il est intéressant de constater l’amalgame récurrent entre ces deux références, aussi bien dans le roman de Memmi que dans le langage courant ou encore dans la presse aujourd’hui. Au mot « Arabe » est associée une langue et, comme toute langue, l’arabe véhicule des valeurs culturelles d’autant plus complexes que le texte sacré des musulmans, fondement de la vie religieuse sociale et parfois politique, est en langue arabe. D’où la tendance à confondre, trop rapidement, l’aspect religieux et l’outil de communication, ce qui entraîne une sorte de sacralisation de la langue.

La tendance à assimiler la langue et la religion, l’arabe et l’islam, est donc assez fréquente dans le langage courant et l’imaginaire collectif. La colonisation française a accentué cette confusion que nous retrouvons à des degrés divers dans le roman de Memmi à travers la nomination, l’identification des personnages ou même la qualification de certains objets et de certains espaces. L’utilisation du mot « arabe » comme adjectif pour qualifier des lieux ou des objets, désigne des objets mal dégrossis, primitifs : « les grosses clefs arabes[18] » servant à ouvrir les lourdes portes des maisons traditionnelles du « quartier arabe », il ne s’agit pas seulement d’un lieu habité par une majorité d’arabes ou d’une dominante architecturale, mais d’un « quartier populeux et bruyant[19] ». Il en est de même pour la vieille ville appelée communément « ville arabe[20] » dans laquelle se trouve « un quartier musulman ». Certes ces expressions existent dans le dialecte tunisien ; elles sont souvent empreintes d’un sens péjoratif implicite qui est banalisé et assimilé. Ces expressions sont aussi des qualificatifs donnés par les colons français qui désignent ainsi, par le mot « arabe », ce qui est grossier, « non civilisé », bruyant et miséreux. Dans la langue courante, (le dialecte tunisien) par mimétisme, les indigènes emploient le même genre d’expression et parlent, aujourd’hui encore, de « chien arabe, de pain arabe, d’oeuf arabe… », Memmi, lui, évoque « le four arabe[21] ». Dans ce contexte, celui d’une société d’indigènes méprisée par les colonisateurs occidentaux, le personnage se sent « arabe » et il partage avec la population indigène le mépris exercé par la minorité des colons ; dans sa famille le dialecte tunisien (la langue arabe) est sa langue « maternelle ».

Les populations indigènes ne sont toutefois pas solidaires entre elles et l’aspect religieux prend parfois le dessus : au sein de sa communauté Mordekhaï parle plus souvent des « musulmans » et non des « Arabes », un sentiment d’affection le porte vers cette communauté soumise aux mêmes vicissitudes que la communauté juive : « Que les musulmans fussent enveloppés dans le même mépris me fit découvrir une certaine communauté[22]. » Cependant, la confusion entre « être Arabe et être musulman » demeure récurrente puisque le personnage se considère certes comme « Tunisien » mais non comme « Arabe ». Par un subtil jeu de langage, l’auteur accole au mot « arabe » le mot « berbère » pour décliner l’identité de son personnage. Expliquant l’origine de son nom, Mordekhaï précise : « Benillouche, ou le fils de l’agneau en patois berbéro-arabe[23] ». Lorsqu’il décrit sa mère il précise qu’elle « a un beau visage berbère[24] ». Il ne s’agit pas uniquement pour lui de faire remonter ses origines à l’époque des premiers habitants de l’Ifriqiya, il s’agit aussi de séparer, nous ne disons pas opposer, la communauté juive et la communauté musulmane, cette dernière seule est considérée comme « arabe ». L’enseignement à l’école coloniale finit par convaincre le jeune Mordekhaï Benillouche qu’il n’est pas Arabe, le jeune lettré juif ne se sent pas toujours supérieur aux jeunes musulmans, mais il se veut néanmoins plus proche des Français. Lorsque Mordekhaï aborde la question de la langue maternelle, nous constatons la présence de précisions marquant la distinction entre les communautés. Au-delà de toute référence historique et de toute réalité objective, le personnage affirme : « ma langue maternelle est le patois tunisois que je parle avec l’accent juste des petits musulmans du quartier et des charretiers clients du magasin[25]. » S’il s’agissait uniquement d’une question « d’accent », cela n’affecterait pas la culture « maternelle », même si l’accent détermine, parfois, l’origine de celui qui parle. Or le personnage de Memmi semble vouloir le camoufler. Il n’a pas l’accent des Juifs de Tunis, mais celui des « petits musulmans du quartier ». On n’insisterait pas sur cet artifice de la langue si le narrateur n’y faisait pas référence à plusieurs reprises en donnant des précisions : « Les juifs de Tunis sont aux musulmans ce que les Viennois sont aux Allemands : ils traînent sur les syllabes[26]. » Cet accent qui ne le distinguait pas de ses concitoyens musulmans lui crée parfois des problèmes : « ma correction relative me valait les moqueries de tout le monde, mes coreligionnaires n’aimaient pas cette étrangeté ou croyaient à quelque affectation, les musulmans soupçonnaient une singerie[27]. » En parlant de « correction relative », le personnage considère que l’accent des musulmans est la référence correcte de la langue arabe et, par déduction, il pense que le patois de la communauté juive est une langue d’emprunt. Le personnage se sent donc « étranger » à la communauté juive puisqu’il n’a pas l’accent de ses coreligionnaires et étranger à la communauté arabe de même qu’il est étranger à la communauté française puisqu’il affirme à propos de la langue française : « j’essayais de prononcer une langue qui n’était pas la mienne[28]. » Mordekhaï Benillouche s’enferme dans sa solitude et dans sa révolte, ce qui accentue son désarroi et son ambiguïté : « ma langue, tumultueuse, informe, était bien à l’image de moi-même, ne ressemblait certes pas à une source limpide[29]. » C’est dans ce sens que la volonté de maîtriser la langue française est ressentie, par le personnage, comme la plus savoureuse des victoires sur lui-même et sur tous ceux qui le méprisent. Ainsi, à la suite d’un compliment que lui fait son professeur de français, Mordekhaï affirme : « Moi, fils d’un juif d’origine italienne et d’une berbère, je découvrais spontanément ce qu’il y avait de plus racinien en Racine[30]. » Nous relèverons, au passage, que le personnage ne fait pas ici référence au milieu tunisois (celui de la capitale tunisienne) ni à sa culture judéo-arabe, puisqu’il considère que ses origines sont européennes et berbères. Cette dernière référence est récurrente chez Memmi, elle permet d’éviter la référence aux origines arabes. L’histoire des Berbères fait certes partie du patrimoine tunisien, mais il est rare de faire remonter les origines jusqu’aux Berbères surtout pour les communautés sédentarisées des grandes villes du Nord. Le personnage de Memmi se réclame, avec insistance, de cette ascendance : « je crus me découvrir issu d’une famille de princes berbères, judaïsés par la Kahéna, cette reine guerrière qui fonda un royaume juif en plein Atlas[31]. » Dans son roman Le pharaon, Memmi reprend avec la même insistance la référence à son ascendance : 

en fait nous sommes presque tous des Berbères convertis soit à l’islam, soit au judaïsme et quelquefois même convertis et reconvertis. Nous avons perdu la mémoire de sorte qu’une partie d’entre nous se croyant arabo-musulmane, n’aime pas l’autre qui se croit arabo-juive et inversement. Personne ne sait exactement qui il est, l’histoire est un chaudron où bout une soupe confuse[32].

Ainsi, le narrateur ne partage avec la communauté arabe qu’un accent et certaines traditions, lorsqu’il s’interroge sur sa place dans la culture « maternelle », il fait référence à son appartenance religieuse : « je suis juif » affirme-t-il à plusieurs reprises, ou à sa condition sociale et politique : « je suis de statut indigène », « je suis pauvre ». Il évite de dire « je suis arabe » ; une série d’autres expressions remplacent cette référence ; il se sent parfois africain : « heureusement que cette grosse peau d’Africain ne me laisse pas rougir[33] », « il était donc possible d’être né pauvre et africain et de se transformer en homme cultivé[34] », parfois aussi il se mêle à « une foule méditerranéenne[35] », une autre référence fait de lui « un oriental[36] ». Le personnage se pose plusieurs questions relatives à son identité : « Descendrais-je d’une tribu berbère que les berbères ne me reconnaîtraient pas, car je suis juif et non musulman, citadin et non montagnard[37] ? » Nous sommes ici en présence d’une autre ambiguïté du personnage, les Berbères ne sont certes pas arabes, mais certains sont musulmans, d’autres Juifs et d’autres chrétiens. Ces absences et ces non-dits résultent du fait que, dans l’inconscient collectif, les deux mots « arabe » et « musulman » sont liés. Évoquant le racisme existant pendant la colonisation, le narrateur se souvient : « Plusieurs de mes professeurs d’histoire furent à la fois antisémites, antiArabes et réactionnaires et j’appris à associer antisémitisme, racisme et réaction[38]. »

Ainsi Alexandre Mordekhaï Benillouche est le symbole d’une triple appartenance culturelle conflictuelle figurant dans son nom. Alexandre le Français est un être en devenir, sa quête semble aboutir à un échec, Benillouche l’Arabo-Berbère se perd dans un discours fait de non-dits et de références vagues et Mordekhaï affirme bien : « je suis juif, je suis de statut indigène, je suis de moeurs orientales, je suis pauvre et j’avais appris à refuser ces quatre titres[39]. » Le personnage récuse son statut d’indigène en luttant contre le système colonial et en espérant devenir Français ; il refuse son appartenance orientale, non seulement en rejetant les traditions, mais aussi en camouflant tout signe d’appartenance à l’Orient. Va-t-il réussir à « rejeter » sa judéité et sa condition sociale ?

Albert Memmi définit le judaïsme comme l’ensemble des valeurs juives. Le groupe juif est désigné par le terme judaïcité. Quant à la judéité, elle détermine le « degré de participation du Juif à son groupe et à ses valeurs », autrement dit « la manière dont il se sent juif ». Dans le roman, Mordekhaï Benillouche vit sa différence comme une marginalité et une exclusion. Son drame est de ne pas se sentir intégré dans un groupe déterminé, ni même dans un espace précis qui pourrait être rassurant. Le quartier où il est né ne se trouve pas à l’intérieur de l’espace juif traditionnel : « je ne suis pas du ghetto […] l’Impasse se trouvait à la lisière du quartier juif[40]. » Dès les premières pages du roman, le narrateur met l’accent sur le fait qu’il est, ou qu’il se sent, en dehors de la communauté juive du ghetto : « nous qui habitions à cinq cents mètres de la première maison juive[41] ». Malgré cette distance la communauté dont il se sent le plus proche, celle qui lui permet de se sentir en sécurité, est bien la communauté religieuse : « nous n’aimions pas, en général, vivre en milieu non juif[42]. » Le narrateur adulte se souvient de son enfance et décrit la vie dans la communauté à laquelle il appartient à travers le prisme déformant du temps et de la distance spatiale.

Dans le roman de Memmi il existe une ambivalence entre la narration descriptive et le jugement ou la prise de position du narrateur. Certains passages du roman décrivent l’enfance puis l’adolescence du personnage en une succession de petits événements où se mêlent les joies et les peines d’un quotidien difficile, les moments de bonheur sont rares mais intenses. Cependant, parfois, au détour d’une phrase ou d’un passage, c’est l’auteur écorché vif qui intervient pour expliquer, ou pour réfléchir « à haute voix ». Parmi les questions récurrentes qui hantent sa pensée nous retrouvons celle de l’identité juive. À la question « que veut dire être juif ? », Memmi essaie de répondre de diverses manières à travers le parcours de son personnage. Les réponses à cette question sont souvent dictées par l’interrogation et le regard de l’Autre. À travers le parcours du personnage, on assiste à une volonté de justification afin de démêler les fils de la complexité de l’identité culturelle et religieuse. Cette attitude est certainement dictée par le reflet que l’Autre lui renvoie de son image, et en premier lieu par le racisme ou, comme le nomme Memmi, par « l’hétérophobie » de l’Autre[43]. C’est dans ce sens qu’il précise que « l’antisémitisme était une caractéristique des autres : ils étaient antisémites comme ils avaient une manière de parler ou de s’habiller[44]. » C’est ainsi que, protégé par la communauté, le narrateur se sent en sécurité parce qu’il ne se pose pas de questions sur lui-même. Sa communauté est d’abord une communauté religieuse. Le personnage ne souffre pas seulement d’être un indigène colonisé, il souffre surtout de ne pas être accepté par le colonisateur européen, essentiellement dans sa judéité. En somme, il existe dans le roman trois communautés, trois groupes sociaux, trois religions différentes qui cohabitent : les indigènes musulmans, les indigènes juifs et les colons français (implicitement ou explicitement, selon le contexte, chrétiens). Dans cette relation triangulaire, reflétée d’ailleurs par le nom du personnage (Alexandre Mordekhaï Benillouche), l’auteur met en place des conflits complexes où les indigènes juifs s’enferment dans leur judéité, les musulmans dans leur arabité et les colons dans leurs valeurs occidentales, essentiellement coloniales.

Être juif, pour Memmi, c’est d’abord le fait de vivre dans une communauté dont les membres partagent un certain nombre de valeurs culturelles liées à des traditions souvent dictées par la religion. La participation à ce groupe s’exprime en premier lieu par le nom, ou plus exactement le prénom que l’on porte. Nous comprenons pourquoi le narrateur cite souvent les prénoms des autres personnages, c’est la première étiquette qui précise l’identité de la personne dans une société pluriculturelle et pluriconfessionnelle. À propos de son prénom il affirme : « Mordekhaï, Mridakh, ce diminutif, marquait ma participation à la tradition juive[45] ». Le narrateur s’interroge ensuite sur la signification de l’appartenance « à la tradition juive » : 

Être juif consistait-il en ces rites stupides ? Je me sentais plus juif qu’eux [les membres de sa famille], plus conscient de l’être, historiquement et socialement. Leur judaïsme signifiait faire éteindre par Boubaker, manger du couscous le vendredi ! Encore si la Bible prescrivait le couscous[46] !

La révolte contre les traditions et les rites n’est pas propre au jeune adolescent juif, elle est plutôt dictée par le conflit des générations et par la volonté de tout adolescent de s’affirmer en dehors des rites ancestraux qu’il juge souvent ridicules. Cependant, l’observance de ces rites marque, de manière concrète, l’adhésion à une communauté. Cette observance permet aussi à une communauté minoritaire de s’affirmer et de souder les liens entre ses membres, surtout lorsque deux communautés religieuses cohabitent dans une même société. D’où la remarque du père du personnage lorsque ce dernier refuse de se plier aux rites du Sabbat : « quelle différence y a-t-il entre toi et un musulman[47] ? » Conséquent avec lui-même dans son attitude de refus, le fils répond qu’il n’existe pas de différence, mais il s’agit là d’une révolte d’adolescent face à l’autorité du père et aux traditions familiales : « En vérité, sur le plan du langage et mis au défi, j’aurais affirmé n’importe quoi… oui, je refusais, je refusais tout ! Tout ce qu’on prétendait m’imposer si gratuitement[48]. »

Le refus et la révolte sont aussi les conséquences d’une situation dans laquelle l’adolescent est fasciné par une autre culture qui lui présente des valeurs plus attrayantes, selon lui. Ce n’est pas contre la religion juive que le personnage se révolte, mais contre les traditions, les superstitions, les rites et les carcans de la communauté. Le narrateur se donne le droit de critiquer sa communauté, mais il rejette toute critique émanant de personnes étrangères à son groupe social.

Il est vrai que la communauté juive est la cible, souvent, de propos racistes. Nous ne reviendrons pas sur les littératures qui présentent des images caricaturales du Juif, ni sur les propos racistes de bon nombre d’auteurs, là n’est pas notre sujet. Nous constatons que le personnage y fait implicitement référence pour mieux marquer la prise de conscience de sa « différence ». Notons que c’est le regard de l’Autre qui entraîne cette volonté de se démarquer. Nous avons l’impression que Mordekhaï découvre, ou redécouvre, le judaïsme : « Au lycée, par de nouvelles remarques, on me suggéra l’image du Juif idéal[49] ». À l’instar de l’homme noir qui découvre sa négritude, poussé par le racisme du Blanc, Mordekhaï Benillouche va « apprendre » à être juif. Cet apprentissage est aussi dicté par son refus d’être un Juif « comme les autres ». Il rejette l’image offerte par son entourage communautaire. Il se tourne alors vers d’autres cultures, il va apprendre une langue qui n’est pas sa langue maternelle ni celle de sa communauté : « je suivais aussi les cours hébraïques du soir, organisés par les sionistes[50] ». Cet apprentissage est à la fois linguistique, religieux et politique. Les trois aspects sont constamment liés dans le parcours initiatique du narrateur. En effet, lorsque le personnage se sent rejeté, c’est essentiellement pense-t-il parce qu’il est « juif et pauvre », d’où cette précision : « la jeunesse juive non privilégiée allait au sionisme et au communisme[51]. » Pour Memmi, seuls les Juifs pauvres peuvent se révolter contre le racisme dont ils sont la cible. S’agit-il d’antisémitisme ou de mépris des riches envers les pauvres ? Le personnage du roman pense que « ce racisme… était toléré par [mes] camarades juifs de bonne bourgeoisie[52] ». Cette coordination constante entre « juif et pauvre », deux notions appartenant à des registres différents, est problématique à plus d’un titre. En liant la religion et la condition sociale Memmi brouille les pistes. Certes les inégalités sociales constituent une donnée réelle, mais la lutte des classes n’est pas subordonnée à l’appartenance à une communauté religieuse. Memmi semble dire que le fait d’être juif et pauvre « également », constitue la représentation de l’opprimé idéal, alors que le Juif riche, surtout lorsqu’il est occidentalisé, est moins sujet au racisme.

L’itinéraire initiatique du personnage principal du roman se précise progressivement lorsqu’il transpose les revendications idéologiques qu’il se forge à l’ensemble de la communauté juive. Son cheminement a pour objectif l’affirmation de soi, mais la quête individuelle n’a de sens, à ses yeux, que lorsqu’elle sert de référence au groupe communautaire. Son parcours est constitué d’étapes qui commencent par le refus de soi, d’où cette triple négation : « je n’étais ni juif, ni oriental, ni pauvre[53]. » Notons la présentation en trois temps de ces trois références juxtaposées. Le personnage mène trois formes de lutte simultanément contre des genres d’oppressions semblables et différentes à la fois. En effet, il s’oppose aux racistes, aux Occidentaux et aux capitalistes qui sont, dans son esprit, concentrés en une seule et même image représentative : celle du colonisateur européen.

Après avoir cherché à être « Alexandre » et subi un échec, il tente de devenir « Mordekhaï ». Cette quête n’est pas sans ambiguïté, car en ne réussissant pas toujours à identifier avec précision l’Autre, comment réussirait-il à se connaître lui-même ?

L’Autre, ou plus exactement « les autres » sont d’abord tous ceux qui ne sont pas juifs. Les Chrétiens d’abord. Lorsque Mordekhaï est mis en présence de ses camarades occidentaux, il relève le fait religieux : « la messe du dimanche ordonnait la semaine des chrétiens[54]. » Le regard porté sur la religion des autres se fait constamment par rapport à ses propres croyances ; en parlant de l’église, il constate : « involontairement, je comparais ses richesses à la pauvre nudité de la synagogue, les vêtements chamarrés du prêtre au familier sordide du rabbin[55]. » La comparaison entre la richesse des Chrétiens et la pauvreté des Juifs est récurrente dans le roman. Comme si la richesse était l’apanage des Chrétiens et la pauvreté celui des Juifs, avec, toutefois, une secrète admiration pour les Chrétiens. C’est parce qu’il ressent en lui ces sentiments contradictoires d’amour et de haine, d’attirance et de répulsion, que le personnage observe les êtres et les événements de manière subjective. En présence des Chrétiens, Mordekhaï sent rejaillir les vieilles querelles : « admirant et craignant les chrétiens, je trahissais la foi juive. J’étais pris entre deux sacrés redoutables[56]. » Ce n’est pas tant la religion chrétienne que le personnage « admire » que l’idée qu’il se fait de cette religion et de ses rites à travers la littérature et l’enseignement scolaire. Mordekhaï voit le christianisme à travers la richesse des bâtiments religieux et des habits des prêtres, il connaît, par sa culture française, les tableaux représentant, en l’embellissant, l’histoire de cette religion, il étudie une littérature qui idéalise le christianisme. C’est parce qu’il est attiré par la culture occidentale qu’il se crée une image idéalisée et embellie de la chrétienté. Involontairement, il valorise les rites des fêtes chrétiennes, il compare et oppose les repas de fêtes chrétiens : la dinde, le chocolat et les cadeaux de Noël au couscous des fêtes juives. Mais le personnage ne cherche pas à se convertir, ses croyances juives restent inébranlables malgré ses doutes et son ironie.

Mordekhaï ne reçoit pas toujours « naïvement » l’image que l’Autre lui renvoie. Son appartenance à la tradition juive est une constante qui régit les rapports à l’Autre. Dans un de ses essais, Memmi précise que « l’appartenance à un groupe se réduit rarement à une simple solidarité mécanique et purement négative devant le danger ; l’appartenance à un groupe est toujours aussi, à quelque degré, la reconnaissance de ses valeurs[57]. »

La référence aux essais de Memmi peut nous éclairer sur certaines réflexions des personnages du roman. En effet, le personnage / narrateur du roman vit une situation particulière et il essaie de trouver des réponses à son malaise, mais il ne fait pas d’analyse approfondie de son « mal-être ». Memmi le sociologue apporte, dans ses essais, des compléments de réponses aux questions que le lecteur peut se poser.

Le personnage du roman cherche à affirmer son individualité, il critique les traditions de sa communauté, mais il n’existe réellement qu’au sein du groupe. Lorsqu’il est confronté au racisme, Mordekhaï évoque l’esprit communautaire et se sent solidaire de son groupe. Memmi explique ainsi cette réaction : « quand on est déjà minoritaire et mis au ban de la société, on ne peut pas se permettre en plus de rompre avec les siens[58]. » Ces derniers sont les Juifs pauvres, car, pour lui, « la séparation des classes est aussi profonde que celle des religions et je n’étais pas des leurs[59]. » Par conséquent, être juif et pauvre c’est faire partie d’une communauté doublement opprimée. Dans L’homme dominé Memmi évoque les ressemblances entre les conditions des Noirs, des colonisés, des prolétaires, des femmes, des domestiques et des Juifs. Le point commun entre ces diverses catégories est l’oppression causée par des raisons diverses et s’exprimant à travers des moyens différents analysés par l’auteur. Toutefois, ces juxtapositions sont problématiques, car si le Noir est opprimé par le racisme du Blanc, le colonisé par le colonisateur, le prolétaire par le capitaliste, la femme par l’homme et le domestique par le patron, on peut se demander quelle est la cause de l’oppression du Juif et quelle est l’identité de son oppresseur ? La religion serait-elle la cause première ?

Memmi donne à la religion une définition générale qui expliquerait, selon lui, « l’hétérophobie » envers les Juifs : « Le christianisme, comme le judaïsme d’ailleurs, n’est pas seulement une théologie, heureusement, mais aussi une philosophie et une morale, une direction de vie et un ensemble de règles d’action[60]. » Ainsi le judaïsme serait une vision du monde et c’est cette dernière qui susciterait « l’hétérophobie » de ceux qui ne partagent pas les mêmes idées. La situation est cependant plus complexe.

La dimension, parfois mythique, qui est ressuscitée est celle de l’existence d’une communauté soudée. Or le peuple juif est « pluriracial », il est aussi « pluriculturel » bien que le lien soit la religion ou une certaine idée que l’on se fait de la religion. Lorsque le personnage de Memmi se révolte contre les siens, lorsqu’il désobéit, qu’il a envie de les renier, il ne s’agit que d’une étape de négation nécessaire à l’affirmation de soi. Mordekhaï rejette l’image du Juif traditionnel et non la judéité. Cette dernière est une philosophie et une morale, elle se transforme rapidement en lutte politique visant à la création d’une nation. Certes la culture juive devrait, selon Memmi, se libérer de la religion pour pouvoir survivre, mais l’auteur de La libération du Juif développe également l’idée suivante : « puisqu’un peuple ne saurait, aujourd’hui encore, vivre et se déterminer librement sinon comme nation, il faut faire des Juifs une nation[61]. »

Nous saisissons mieux ainsi les interférences entre les références à l’identité nationale et à la religion dans La statue de sel. Lorsque le narrateur fait référence au Juif, il évoque tantôt la communauté religieuse, tantôt l’idée, en germe à cette époque, d’une identité nationale. De nombreuses occurrences, présentes dans le roman, précisent cet objectif : lorsque Mordekhaï parle de ses camarades, il dit : « j’eus des camarades français, tunisiens, italiens, russes, maltais et juifs aussi[62]. » Nous constatons que l’énumération de ces expressions fait référence à l’identité nationale, mais l’auteur semble distinguer tunisien et juif puisqu’il précise : « camarades tunisiens […] et juifs aussi ». La première expression ne semble renvoyer qu’aux Musulmans (ou Arabes), sinon il y aurait redondance. Ainsi, selon le contexte, le narrateur emploie le mot « juif » avec la connotation d’identité religieuse ou nationale. Le mot « tunisien » désigne une identité territoriale donnée, dont la population est juive ou musulmane en majorité, et dont la langue maternelle est l’arabe dialectal. Dans le roman l’ambivalence est récurrente : Memmi distingue la communauté juive dont il dit rarement qu’elle est tunisienne, et la communauté musulmane, implicitement ou explicitement tunisienne et arabe. Dans ses essais, Memmi est plus précis sur la question, nous relevons dans Le racisme, par exemple, des références aux identités presque similaires à celles du roman, mais plus précises : « En Tunisie, Français, Italiens, Maltais, Grecs, Espagnols, Turcs, Russes blancs mais aussi Tunisiens musulmans et Tunisiens juifs, nous avions chacun nos racistes[63]. » Nous constatons l’insistance sur la nationalité par la répétition du mot « Tunisien », avec la distinction concernant la religion. Sans doute que le roman, oeuvre de fiction, permet à la parole de jaillir de manière plus spontanée, donc plus confuse. Dans la désignation des identités sociales, le roman met en évidence des ambiguïtés significatives. Le groupe indigène musulman est assimilé au groupe arabe, ce qui n’est pas le cas du groupe indigène juif. Évoquant un fait divers le narrateur dit : « une dispute entre un boutiquier arabe et un acheteur juif dans une ville du Sud, suivie d’une bagarre entre les musulmans du quartier et les juifs qui passaient[64]. »

Ainsi l’auteur de La statue de sel met en scène deux groupes sociaux ayant deux religions différentes, une langue commune et un même statut d’indigène dans un pays colonisé. Pour lui, les Musulmans sont des Arabes et les Juifs… des « Juifs ». La judéité serait essentiellement une culture.

Le personnage principal du roman est un Tunisien juif vivant une situation historique qui le pousse à remettre en question son identité et à forger une certaine image de ce qu’il voudrait être. En tant que juif, il rejette les traditions de sa communauté, il prône la laïcité pour séparer le religieux du politique. Il ne se considère pas comme arabe puisqu’il pense que cette culture est plutôt celle des Musulmans ; lui est « Oriental », « Africain », « Arabo-Berbère » issu d’une culture dont il ne connaît qu’un patois mal assimilé et des traditions rejetées.

Memmi inscrit la judéité dans un dynamisme culturel, où « le refus de soi comme Juif traditionnel est le prix nécessaire que doit payer le Juif moderne pour sortir de l’oppression intérieure et extérieure[65]. »

En définitive, nous constatons que l’auteur privilégie l’identité juive de son personnage. En effet, le premier prénom : Alexandre, est celui qu’il rêve de pouvoir imposer. Ce prénom qui « lui fut donné par [ses] parents en hommage à l’Occident prestigieux[66] » est lui-même ambigu. La prononciation de ce prénom « à la française », est due au fait colonial. Il existe bien, en dialecte tunisien, l’équivalent de ce prénom, « Skander », mais il s’agit, dans le roman, d’une mise en évidence de l’appartenance culturelle à l’Occident laïque, ce prénom n’ayant pas de connotation religieuse. Par contre, concernant le prénom « Mordekhaï », on constate qu’il ne constitue pas seulement une référence à la langue hébraïque, mais qu’il fait aussi allusion à une tradition biblique (les sept macchabées). Ainsi, la dimension religieuse est constamment présente dans la tradition juive. Sans cela, y aurait-il une culture juive ?

Certes Memmi affirme que la judéité est « une philosophie et une morale », mais est-elle générale à tous les Juifs ? Nous pensons qu’elle n’est pas « uniforme » à cause du métissage culturel des Juifs de par le monde. Quel rapport existe-t-il entre la vision du monde d’un Juif oriental, d’un Juif occidental et d’un Juif africain si ce n’est une « certaine » vision du monde émanant de la religion ?

En guise de conclusion

Alexandre Mordekhaï Benillouche se situe donc au centre de plusieurs mondes antagonistes. D’un côté il y a Alexandre, représentant l’image rêvée et idéalisée, aussi grande que le personnage qui porte le même prénom, aussi inaccessible car il s’agit d’un personnage de légende. De l’autre côté un nom de famille représentant une identité implicitement rejetée, péjorative (pour autant qu’on puisse ainsi la qualifier), qui n’a aucune signification symbolique forte : « le fils de l’agneau », un nom sans histoire, sans passé et sans référence. Entre les deux nous trouvons Mordekhaï qui symbolise la revendication d’une identité réelle qui devrait, elle aussi, être réinventée. Plus que le fait de reconstruire sa vie, le narrateur rêve sa vie, l’auteur la réécrit. Lorsque le rêve lui permet de revoir son parcours, les mots jaillissent involontairement.

La statue de sel commence par une scène évoquant « le silence nocturne de la chambre » rythmé par la « respiration » rassurante du père, dans la douce chaleur familiale ; le roman se termine par la scène du départ vers de nouveaux horizons. Le narrateur voyage vers d’autres rêves : « je descendis dormir dans la cale ». Telle est la dernière phrase du roman. Partant à la conquête d’un autre monde, le personnage de Memmi espère trouver les mots justes pour mieux se connaître, il espère découvrir, dans le changement d’espace et le voyage, le regard différent de cet Autre qui lui permettrait d’être en paix avec lui-même. Y parviendrait-il ? Les romans ultérieurs de Memmi laissent planer le doute, la connotation autobiographique est constamment présente bien qu’il ne s’agisse pas du même personnage et le sentiment de déchirement est constant. Le départ ne semble pas être une source d’apaisement, car l’exil est intérieur, il n’est pas vraiment en rapport avec les lieux géographiques, ni avec le fait de vivre au sein d’une société dont on a adopté la culture. Les personnages de Memmi illustrent les sentiments de tous ceux qui ont vécu la colonisation et qui continuent à vivre, malgré eux, un constant déchirement culturel dans une perpétuelle insatisfaction et dans l’impossibilité de choisir entre deux mondes antagonistes. Le personnage de Memmi illustre, par son parcours de vie, cette fuite faite de ruptures et d’échecs successifs : « ma vie, dit le narrateur, ne fut qu’une suite de ruptures ». L’écriture lorsqu’elle est autobiographique, surtout lorsqu’elle est autobiographique, est sans doute une manière d’oser se regarder dans le miroir et de s’arrêter un moment pour analyser, observer et juger les échecs et les ruptures afin d’espérer donner un ordre à ce qui paraît être une succession d’impasses.