Présentation[Notice]

  • Anna Boschetti

Au lieu de se borner à la célébration rituelle, on peut prendre le centenaire de La nouvelle revue française comme une occasion pour aborder les questions majeures que ce cas pose à l’historien. Comment expliquer le rôle des revues dans la vie culturelle, le quasi-monopole que La NRF a exercé sur la définition de la légitimité littéraire pendant l’entre-deux-guerres, l’échec de La NRF de Drieu La Rochelle, les vicissitudes de la revue après la Libération et sa survie jusqu’à aujourd’hui ? Les études sur le champ littéraire ont fait émerger l’exigence de prendre en considération de manière méthodique les mécanismes de la consécration et le rôle que jouent dans la structuration du champ et dans la transformation des canons les luttes entre des instances plus ou moins institutionnalisées telles que les groupes, les revues, les maisons d’édition, les académies et les jurys des prix littéraires. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’essor des revues coïncide avec le processus de croissance et d’industrialisation qui rend de plus en plus difficile l’accès à la visibilité et à la reconnaissance pour les auteurs isolés, notamment pour ceux qui refusent de se soumettre à la logique marchande. Dans un microcosme peu professionnalisé et institutionnalisé comme le champ littéraire, lancer une revue devient pour les écrivains le moyen le plus simple pour se faire remarquer, produire l’image d’une position nouvelle et, qui plus est, collective : depuis le romantisme, la survie littéraire dépend très souvent de l’appartenance à un groupe capable d’imposer l’image d’un « mouvement ». Si l’on récrivait l’histoire littéraire en se fondant sur les groupes, les réseaux, les associations, les revues et les maisons d’édition, on se donnerait sans doute le moyen de saisir les enjeux et les luttes qui sont les principes véritables du changement des problématiques et des formes, au lieu de s’en tenir aux classifications le plus souvent arbitraires et incohérentes que propose l’historiographie littéraire traditionnelle. En outre, on s’apercevrait que même les grands écrivains présentés dans les manuels comme des « phares » solitaires doivent généralement à des mécanismes de ce genre leur accès à la reconnaissance et à la gloire. On découvrirait que leur oeuvre n’a pas été simplement l’expression d’une recherche individuelle, mais s’est définie par rapport au champ de production où elle s’inscrivait ; et que l’appartenance ou la proximité à un groupe, à un réseau, à une revue fait partie des facteurs qu’il faut prendre en considération pour expliquer l’évolution de l’oeuvre des écrivains, car le membre d’un groupe est inévitablement impliqué à la fois dans les dynamiques internes au groupe et dans la trajectoire du groupe au sein du champ de production. Mais comment une revue peut-elle s’imposer au point de devenir la « rose des vents » de la République des lettres et le rester pendant quarante ans ? Et comment se fait-il qu’elle perde rapidement ce rôle sous l’Occupation, alors que son prestige est si grand que l’occupant lui-même lui reconnaît officiellement le privilège de continuer à sortir régulièrement, et semble respecter son autonomie ? Les contributions ici rassemblées fournissent les principaux éléments dont il faut tenir compte pour répondre à ces questions. En effet, la véritable domination exercée par cette revue sur la vie littéraire française cesse d’apparaître comme mystérieuse, si au lieu de s’en tenir à des fausses évidences telles que le « flair » ou « l’esprit NRF », on prend en considération les rapports de force objectifs qui fondent cette domination, c’est-à-dire la concentration exceptionnelle d’espèces diverses de capital par laquelle la revue se démarque de toutes ses concurrentes. Le capital symbolique important dont dispose …

Parties annexes