Corps de l’article

Qu’est-ce que LaNRF ? Pour beaucoup de lecteurs ordinaires, ce n’est probablement qu’un sigle mystérieux sur la couverture de certains livres édités chez Gallimard. Mais ceux qui sont un peu plus au courant de l’histoire littéraire savent que la grande compagnie d’édition rend ainsi hommage à La nouvelle revue française, qui, en 1911, se dota d’un modeste « comptoir d’éditions » géré par Gaston Gallimard. Depuis ce temps-là, l’étroite coopération entre la revue et la maison d’édition a fait de La NRF une institution dominante dans le champ littéraire français. La simple question qui ouvre cet article a depuis suscité des réponses variées qui indiquent que La NRF est devenue beaucoup plus que la « revue de littérature et de critique » que ses fondateurs envisagèrent en 1908. Au cours du XXe siècle, La NRF en est venue à représenter, entre autres, une anthologie des meilleurs écrivains contemporains, un talent-scout, un forum de débats, une structure de sociabilité, une instance de pouvoir, un label de qualité et surtout une certaine conception de la littérature. Toutes ces qualifications prises ensemble font de La NRF un véritable lieu de mémoire de la littérature française. À l’heure du centenaire de cette revue légendaire, nous nous proposons d’examiner les différents aspects de sa réputation mythique et de montrer qu’elle a été mise en place dès les années 1908-1914.

François Nourrissier, citant Jean d’Ormesson, écrit que « [l]a NRF est ni un auteur, ni une oeuvre, “c’est une collectivité littéraire”[1]  ». En effet, comme toute revue est une publication collective, il y a un aspect social qui n’est pas à négliger. Dans sa grande étude sur les débuts de La NRF, Auguste Anglès parle longuement de la constitution de ce qu’il appelle le « circuit » de La NRF, un groupe de jeunes écrivains qui se rassemblent autour d’André Gide et qui fondent une revue pour se manifester collectivement. À la revue se sont ensuite ajoutées des entreprises annexes qui ont permis au groupe d’accumuler du capital symbolique et qui ont fait de l’entreprise NRF-Gallimard « un véritable trust de la production culturelle[2]  ». Même si, au cours de sa longue histoire, le groupe s’est beaucoup élargi et diversifié, le public y a souvent perçu une mentalité commune, le mythique « esprit NRF ». Quant au caractère exact de cet esprit, on reste souvent dans le vague ; la grandeur de La NRF semble aller tellement de soi qu’elle se passe de commentaires. Laurence Brisset signale ce problème de façon éloquente dans son étude sur La NRF de Jean Paulhan :

Cette revue est un lieu commun de notre mémoire, son « rayonnement », son « esprit », les mots de passe qui ont forgé sa légende. Mais, du haut de sa tour de gloire, La NRF semble avoir paralysé les commentateurs : rares sont les ouvrages qui lui ont été consacrés[3].

Seule une étude critique des textes publiés dans la revue permet d’évaluer l’apport réel de La NRF à l’histoire littéraire[4]. Nourrissier a raison de préciser sa caractérisation de La NRF en disant qu’elle est une « collectivité de création et de réflexion[5]  », car c’est grâce à l’interaction entre sa fonction critique et son rôle de laboratoire littéraire que La NRF est devenue la « rose des vents[6]  » de la littérature française. Anglès va plus loin en disant qu’elle a « renversé le barème des valeurs littéraires[7]  ». L’idée que La NRF a contribué à l’innovation de la littérature française, notamment en ce qui concerne le genre romanesque, est aujourd’hui très courante. Il est intéressant de constater qu’elle fut exprimée dès 1911 : dans une revue concurrente, il est alors question de « la Nouvelle Revue Française qui, outre des notes inspirées par le plus sagace esprit critique, a publié depuis sa création une série d’oeuvres qui semble apporter un renouveau dans la conception du roman[8]  ». L’année suivante, un autre critique définit La NRF comme « une des forces principales de notre jeune littérature actuelle ». Il met l’accent sur les qualités morales de la revue : « Nulle revue n’est plus digne, de plus haute tenue, et de plus grande honnêteté. On n’y découvrira pas trace de ces jalousies mesquines qui inspirent si souvent les polémiques entre groupes[9]  ». Ces premières réactions — et on pourrait en citer d’autres — montrent que le succès de La NRF se fonde non seulement sur la qualité des textes publiés, mais aussi sur une certaine mentalité, faite de rigueur et de probité.

Depuis ces débuts prometteurs, le statut mythique de la première NRF n’a cessé de croître. Il suffit de citer le témoignage de François Mauriac, parlant du temps où il était un jeune débutant :

C’était l’époque où paraissaient les premiers fascicules de La Nouvelle Revue Française. Je la lisais chaque mois jusqu’aux annonces. Littérairement, c’était mon évangile. Les jeunes écrivains d’aujourd’hui auront peine à s’imaginer […] le prestige de ce petit groupe pur autour d’une revue en apparence modeste, et comme nous passionnait son scrupule devant l’oeuvre d’art ; cette révision des valeurs qui s’accomplissait là, cette rigoureuse mise en place de chacun de nous apparaissait sans appel[10].

L’idée que La NRF a changé le cours de la littérature française est un lieu commun que peu de commentateurs ont pris la peine de soumettre à un examen critique. Pour expliquer la réputation légendaire de la revue, ils se contentent d’invoquer la qualité de ses textes et le fameux « esprit NRF », sans prêter attention au contexte institutionnel dans lequel la revue a fonctionné et aux modalités qui ont rendu sa réussite possible. Dans ce qui suit, nous étudierons l’indéniable ascension de la revue vers une position hégémonique dans le champ littéraire à travers une analyse à la fois historique, littéraire et sociologique des débuts de La NRF. Nous voulons montrer que les fondateurs ont travaillé plus ou moins consciemment à créer un empire destiné à régner sur la littérature française. Il s’agit donc de prendre en compte non seulement les exploits littéraires de la revue, mais également son organisation matérielle et ses stratégies pour acquérir du prestige. Évidemment, ces stratégies ne se réduisent pas à un calcul cynique pour conquérir le marché de masse ; il s’agit plutôt de gagner les faveurs d’un public spécifique composé d’intellectuels et de bourgeois cultivés et de lui enseigner une certaine vision de la littérature. L’objectif n’est pas de vendre un maximum de livres ou de revues, mais d’accumuler ce que Pierre Bourdieu appelle du capital symbolique[11]. Selon Bourdieu, la commercialisation du marché littéraire au XIXe siècle a fait naître un contre-courant qui, refusant la logique capitaliste, prétend faire une littérature autonome et désintéressée. Cependant, cette prise de position a sa propre logique économique :

il y a des conditions économiques du défi économique qui porte à s’orienter vers les positions les plus risquées de l’avant-garde intellectuelle et artistique, et de l’aptitude à s’y maintenir durablement en l’absence de toute contrepartie financière ; et aussi des conditions économiques de l’accès aux profits symboliques, qui sont eux-mêmes susceptibles d’être convertis, à terme plus ou moins long, en profits économiques[12].

Dans le cas de La NRF, c’est justement grâce à la fortune de ses fondateurs que la revue peut se permettre d’adopter une attitude désintéressée et de miser sur la rentabilité à long terme. Jusqu’en 1914, il y a un déséquilibre chronique entre les dépenses de La NRF et ses recettes. Il en va de même pour la maison d’édition : alors que les frais de fabrication sont élevés, les tirages dépassent rarement les 1500 exemplaires. La survie de La NRF pendant cette première période dépend du mécénat d’André Gide, Jean Schlumberger et Gaston Gallimard, trois riches héritiers qui s’engagent à soutenir l’entreprise à fonds perdus. Cet investissement sera d’ailleurs largement rétribué après la guerre. Lorsque La NRF aura réussi à s’imposer dans le « sous-champ de production restreinte », elle pourra effectivement commencer à influencer la hiérarchie des valeurs littéraires. C’est ainsi que, pendant l’entre-deux-guerres, La NRF deviendra une véritable instance de consécration et les Éditions Gallimard, une entreprise non seulement respectée, mais aussi rentable.

Les fondateurs de La NRF semblent d’ailleurs très conscients de ces mécanismes ; leurs correspondances font preuve d’une remarquable intuition des « règles du jeu » artistique. Ainsi, Jacques Rivière a très tôt reconnu l’importance stratégique du programme littéraire de La NRF :

Si les fondateurs de La Nouvelle Revue Française avaient voulu être très malins, ils n’auraient pas agi autrement qu’ils ne firent. S’ils avaient d’abord envisagé le succès, le plus savant calcul ne leur aurait suggéré aucun autre plan, aucun autre programme que ceux qu’ils adoptèrent spontanément. […] Il avait en effet cette double et merveilleuse propriété premièrement de ne rien exclure a priori, de ne lancer l’anathème sur aucun genre, sur aucune forme d’art, et deuxièmement de marquer tout de même une direction, d’encourager de nouvelles tendances. […] Entrer à La Nouvelle Revue Française ce fut tout de suite recevoir un brevet non pas de perfection, mais de vie ; quiconque était accepté dans ses pages recevait par là la preuve que son effort était de ceux qui avaient un sens et qu’il avait su enfiler la direction de l’avenir[13].

Avant d’étudier les prises de position littéraires de La NRF, voyons d’abord pourquoi et comment cette revue a vu le jour et qui en furent les principaux collaborateurs. La fondation de LaNRF intervient à un moment crucial de la carrière littéraire d’André Gide. Dès son adolescence, Gide a aspiré au statut de grand écrivain. À partir des années 1890, il fréquente les salons littéraires et écrit dans des revues d’avant-garde, de manière à se faire un nom auprès de l’élite littéraire. Formé au temps du symbolisme, il ne cherche pas le succès commercial. En 1907, il note encore dans son journal :

Immense dégoût pour presque toute la production littéraire d’aujourd’hui et pour le contentement que le « public » en éprouve. Je sens de plus en plus qu’obtenir un succès à côté d’un de ceux-là ne saurait me satisfaire. Mieux vaut me retirer. Savoir attendre ; fût-ce jusqu’au-delà de la mort. Aspirer à être méconnu, c’est le secret de la plus noble patience[14].

Cependant, à l’approche de la quarantaine, Gide éprouve le besoin d’atteindre une audience plus nombreuse. Il a réuni autour de lui un groupe de cinq amis (Jean Schlumberger, Henri Ghéon, Jacques Copeau, André Ruyters et Marcel Drouin), qui partagent la même conception du métier littéraire. À travers leurs correspondances et leurs écrits, on voit se dessiner les contours d’une poétique commune qui se résume dans la formule du « classicisme moderne ». À l’aube du XXe siècle, ils sentent que le temps des artistes maudits est passé et que le champ littéraire français a évolué : plus qu’avant, il semble possible d’allier la légitimité artistique à un certain degré de viabilité commerciale. Par la fondation d’une revue et puis d’une maison d’édition, ils espèrent rallier un grand nombre d’écrivains et de lecteurs à leurs convictions littéraires. D’après les mémoires de Schlumberger,

presque tous collaboraient à des revues où ils étaient libres de s’exprimer. Mais ils avaient le sentiment que, dans cette dispersion, leurs idées restaient sans retentissement, et qu’elles prendraient une tout autre vigueur, coordonnées dans une publication où elles s’appuieraient mutuellement[15].

La décision de fonder La NRF peut être interprétée comme un symptôme de la conversion du groupe à une attitude moins élitiste. Du point de vue de la stratégie littéraire, le moment est bien choisi : Gide est sur le point d’accéder à la consécration publique avec la publication de La porte étroite et la revue pourra sans doute profiter de cette notoriété. En outre, il se sait entouré de quelques disciples dévoués prêts à prendre en charge la gestion quotidienne. À part le capital économique des trois fondateurs-mécènes, le groupe dispose de tous les atouts requis pour faire de La NRF une revue durable. Il est composé d’intellectuels bourgeois âgés entre trente et quarante ans, qui ont acquis du capital culturel à travers leur éducation. Dans la décennie précédant la fondation de La NRF, ils ont en outre accumulé une quantité importante de capital social et symbolique en tant que critiques, écrivains et rédacteurs de revues.

Au début de 1908, le groupe entre en pourparlers avec Eugène Montfort. Celui-ci est un homme de revues expérimenté (il dirige Les marges), mais il ne fait pas partie du circuit gidien. Les négociations sur le titre, le contenu et l’équipe de la revue sont longues et difficiles. Les amis de Gide veulent recruter les rédacteurs parmi leurs proches, tandis que Montfort prétend imposer ses propres amis. Gide se tient à distance et ne paraît pas très désireux de collaborer à la revue. Alors ses amis font appel à sa responsabilité en tant que maître à penser de l’équipe :

Que vous vous désintéressiez de la marche matérielle de la revue, c’est regrettable mais réparable. Que voulez-vous qu’on devienne si vous vous retirez du texte ? Si cette revue rime à quelque chose, c’est qu’elle pourra être la manifestation d’un groupe littéraire qui existe effectivement. Mais que voulez-vous que devienne ledit malheureux groupe si son chef évident, et sa seule valeur incontestée, le plante là[16]  ?

Le manque d’enthousiasme de Gide est assez compréhensible. Tandis qu’il avait rêvé d’une revue ouverte mais homogène, Montfort préconise un éclectisme qui lui paraît excessif. Une lettre circulaire présente la revue naissante comme « le point d’attache et de ralliement de la génération qui, dans la chronologie littéraire, a suivi immédiatement le symbolisme[17]  ». Cela est bien trop simple. En outre, la moitié des rédacteurs annoncés dans le numéro d’ouverture de La NRF (novembre 1908) viennent de l’entourage de Montfort. Le conflit ne se fait pas attendre : indignés par deux articles sur lesquels ils n’ont pas été consultés — une attaque contre Mallarmé et un éloge de d’Annunzio — Gide et ses amis crient au scandale. En plus de leur désaccord sur le profil de la revue, Montfort montre très peu d’estime pour André Gide. Il dit à Schlumberger : « Mettons le doigt sur le point névralgique. Vous misez tous sur Gide. Or je ne puis voir en lui qu’un amateur, l’image même de l’impuissance[18]. » C’est alors que les amis de celui-ci se rendent compte que leur coopération est vouée à l’échec. Montfort et ses proches sont écartés de la rédaction qui désormais se réduit au circuit gidien :

À présent, La Nouvelle Revue Française est notre oeuvre et n’appartient qu’à nous. Aucune « liste de collaborateurs » ne sera indiquée, pour ne froisser la susceptibilité d’aucun de ceux que nous ne voudrions plus y mettre, et la couverture de la Revue ne portera le nom, comme « comité de direction », que de Ruyters, Copeau et Schlumberger. Mais, d’après les noms que je citais plus haut, vous comprenez que je m’intéresse à la revue de tout mon coeur ; j’y collaborerai de mon mieux, nous ne désespérons pas d’en faire « quelque chose de propre »[19].

Un nouveau « numéro 1 » paraît en février 1909, comme si celui de novembre 1908 n’avait pas existé. Il ouvre sur un article programmatique de Jean Schlumberger qui place La NRF sous le signe du classicisme en valorisant la contrainte et l’effort. Le texte se distancie implicitement de l’éclectisme de Montfort :

Ce sont les problèmes du moment qui créent les groupements littéraires. […] Mais ce n’est qu’avec les problèmes vitaux que commencent les amitiés littéraires : unité d’inspiration, sous les réalisations les plus divergentes, unité non de goûts, mais de méthode, non de genres, mais de style. […] Les préférences restent libres, mais point la qualité de l’admiration, non plus qu’un certain sentiment, si l’on peut ainsi dire, de dépendance filiale[20].

Schlumberger précise que la qualité artistique sera le seul critère de sélection de La NRF. C’est cette exigence, fondée sur une éthique de l’effort, qui devra donner aux textes publiés une unité d’inspiration. Défenseurs de la littérature pure, les hommes de La NRF prônent une esthétique désintéressée, ouverte et vivante. La cohérence du groupe se fonde moins sur un programme bien défini que sur un ensemble de refus communs. Il s’agit de lutter

d’une part contre la production bâclée et commercialisée, dite « du boulevard » ; de l’autre contre la littérature sclérosée, qui tournait superstitieusement les yeux vers le passé. Nous entendions ne pas laisser perdre ce que les anciennes disciplines conservaient de valable, et ne nous fermer à rien de ce qui est vivant. Un seul critérium : la qualité, qu’elle relevât du génie ou seulement des vertus qu’on peut appeler artisanales, celle d’un métier probe et convaincu[21].

La poétique de La NRF vise à réunir tous les écrivains qui partagent une même conception du métier littéraire. En effet, la revue exerce un pouvoir d’attraction considérable, comme le prouve le nombre d’écrivains et de critiques qui viennent offrir leur collaboration. Même pour la première période, la liste des grands noms figurant dans les sommaires est impressionnante. Mis à part l’inexcusable refus de publier Marcel Proust, les rédacteurs de la revue montrent un goût très sûr : ils accueillent la majorité des écrivains qui vont marquer la littérature des années 1920 et 1930 (et dont les carrières ont sans doute profité à leur tour du prestige du label NRF). Le cas de Proust offre, par ailleurs, la meilleure preuve de l’attrait de la revue. Très déçu d’avoir été refusé par la seule revue qui lui paraît digne d’accueillir son oeuvre, Proust rallie La NRF dès qu’il le peut. Il écrit alors à Gide qu’il se réjouit de se rapprocher « d’une planète où tout n’est, non pas qu’ordre, calme et volupté, mais que noblesse, grandeur morale, beauté émouvante et suprême[22]  ».

Entre 1909 et 1914, le noyau des pères-fondateurs reste très influent au sein de la rédaction, mais l’équipe cherche très tôt à s’élargir. Il ouvre les pages de la revue aux meilleurs écrivains et critiques de son temps. C’est surtout Gide, en tant que membre fondateur le mieux pourvu de capital social et symbolique, qui se charge du recrutement des collaborateurs, en commençant par ses amis écrivains. La façon dont il courtise Paul Claudel peut tenir valeur d’exemple :

Une revue se fonde ici dont je ne prends pas officiellement la direction… mais c’est tout comme, et c’est mieux — car je laisse l’apparence de la direction à trois amis plus jeunes, actifs et dévoués de coeur et d’esprit à la tâche de rédaction littéraire que nous assumons. […] Si cette revue ne publie pas de vous une oeuvre importante, elle fait faillite à sa destinée[23].

Cette lettre montre l’ambiguïté de la position de Gide, qui refuse de jouer le rôle du chef d’équipe. Cette attitude est motivée par la peur de se compromettre en s’engageant dans une aventure collective dont il ne connaît pas l’issue. Il n’est en outre pas homme à s’astreindre longuement au labeur du rédacteur de revues. Une fois l’enthousiasme du nouveau départ retombé, il s’éloigne de La NRF pour écrire et voyager et laisse ses amis gérer la revue. Lorsque Ruyters et Drouin se retirent également, il devient urgent d’embaucher de nouvelles recrues, même si les fondateurs redoutent l’introduction d’éléments étrangers dans leur groupe : « mieux vaut pas de notes que des notes de collaborateurs étrangers à l’esprit de la revue […]. On ne peut décidément en demander que de gens dont on soit tout à fait sûr. Mais cet hiver nous travaillerons à former deux ou trois aides[24]  ». Gide prédit très justement que la revue va changer sous l’influence des nouveaux collaborateurs : vers 1912, on voit les sommaires de La NRF devenir plus variés et, généralement parlant, plus intéressants. Des chroniqueurs payés (Albert Thibaudet, André Suarès) donnent chaque mois leur avis sur l’actualité littéraire et culturelle, tandis que des spécialistes des littératures étrangères (Valery Larbaud, Félix Bertaux) apportent à La NRF un point de vue international qui s’avérera crucial pour son évolution littéraire.

La décision d’accueillir des écrivains venus d’ailleurs est motivée non seulement par le désir de publier le meilleur de la littérature contemporaine, mais aussi par des considérations stratégiques : il peut s’agir d’orner le sommaire d’un nom prestigieux, tel celui de Claudel, ou d’entrer en relation avec un autre groupe littéraire qui fait beaucoup parler de lui. Il est très intéressant de voir comment La NRF courtise à la fois les nationalistes et les unanimistes, tout en préservant l’équilibre entre ces deux tendances opposées :

Je vous consulte […] au sujet du volume de vers que Jean-Marc Bernard nous propose : Sub tegmine fagi. Très poussé par ses camarades, directeur d’une revue batailleuse, auteur de parti, son livre a chance de se vendre passablement — aussi n’est-ce pas au point de vue commercial que se pose la question. Mais bien : tendances. […] Avec Nazzi, avec [Jean-]Richard [Bloch], avec le groupe Duhamel, Chennevière, Vildrac, le contrepoids me paraît bien dosé et il me paraît que nous pourrions nous permettre J.-M. Bernard[25].

Parmi les nouveaux collaborateurs de La NRF, il y en a quelques-uns qui s’intègrent parfaitement au cercle des fondateurs et qui prennent le relais quand ceux-ci partent pour de nouvelles aventures. Jacques Rivière en est l’exemple le plus remarquable. Rivière, qui collabore à la revue depuis 1909 et qui y est très apprécié, pose en 1911 sa candidature au poste de secrétaire. Il se présente comme le candidat idéal : « ne voyez-vous pas qu’en un an je ferais de La NRF la première revue de France. Vous ne savez pas de quoi je suis capable, quand j’y ai du goût. — Et ma méthode[26]  ! » Pendant les trois années qui suivent, Rivière va former un tandem très efficace avec Copeau, qui est alors le directeur de la revue. L’arrivée de Jacques Rivière marque un tournant dans l’histoire de la revue : alors que sa gestion se professionnalise, son équipe s’élargit, son lectorat augmente et ses activités se diversifient.

En l’espace de quelques années, La NRF conquiert donc une position assez solide dans le champ littéraire. Ses efforts littéraires et critiques suscitent de plus en plus de réactions dans les revues concurrentes et les rédacteurs de La NRF s’engagent dans des débats passionnés avec les représentants des autres groupes littéraires. C’est à travers l’interaction avec les contemporains que l’on voit se définir un programme littéraire qui se résume dans la célèbre formule du classicisme moderne[27]. Il s’agit de combiner un profond respect pour la tradition avec un renouvellement des thèmes et techniques littéraires. Pour comprendre la position de La NRF, il faut prendre en considération la structure du champ littéraire, organisé autour de deux pôles. Une grande et influente fraction des jeunes de 1910 adhère à un classicisme nationaliste et réactionnaire. De l’autre côté, il y a l’avant-garde poétique qui prône la rupture avec le passé. À lire les manifestes des deux camps, on est frappé par la distance qui les sépare du discours pondéré de La NRF. C’est une différence de mentalités qui résulte d’un écart d’âge et d’une différence de position sociale : parvenu au seuil de la quarantaine, Gide a passé l’âge des révolutions artistiques et politiques. LaNRF va donc accueillir des représentants des deux tendances et sympathiser avec leurs efforts, mais elle ne prendra pas parti. Ses rédacteurs admirent la vitalité des avant-gardes, mais désapprouvent leur mentalité révolutionnaire. Ils partagent avec les néoclassiques une même insistance sur la discipline et la rigueur formelle, mais rejettent leur côté réactionnaire et xénophobe. LaNRF affiche sa capacité de dépasser les querelles d’écoles pour s’occuper des questions fondamentales qui sous-tendent ces débats : elle s’interroge sur le rapport entre tradition et innovation, l’art et la vie. Copeau définit ainsi le point de vue de La NRF :

Pour moi, j’aime que les aspirations d’aujourd’hui soient rattachées à ce beau mot de classicisme, — pourvu qu’on n’en fasse pas seulement une étiquette littéraire, mais qu’il désigne surtout une attitude de la volonté, une qualité de l’âme ; pourvu que rien d’humain, rien de vivant n’en soit exclu, ni cette notion de recherche et d’invention faute de quoi la culture est stérile ; si c’est être classique, que porter à l’achèvement de son expression, au point suprême de sa perfection, de son style, un sentiment, de quelque profondeur qu’il vienne, de quelque obscurité qu’il sorte, de quelque région, la plus infréquentée de l’être, qu’il soit né[28].

Ainsi, si elle rejette toutes les prises de position tranchées, La NRF s’ouvre aux apports des jeunes et parvient à fournir une contribution des plus marquantes au débat concernant la relation entre tradition et innovation. Grâce à une critique perspicace et nuancée, elle réussit à instaurer entre les tendances innovatrices et traditionalistes une dialectique féconde qui stimule la création d’oeuvres originales. À la rhétorique de la rupture comme à celle du retour au passé, LaNRF oppose une conception de la tradition comme réalité vivante : un progrès dans la continuité.

Grâce à son éclectisme exigeant, La NRF réussit à s’adapter à l’évolution du champ littéraire tout en évitant le piège des rivalités d’écoles. La stratégie des rédacteurs consiste à offrir une tribune aux écrivains de leur génération, histoire de favoriser leur consécration ainsi que d’en profiter. Ils tentent de valoriser leurs oeuvres en invoquant les auteurs classiques, de manière à créer un sentiment de continuité culturelle. En même temps, la revue s’ouvre à l’avenir en accueillant des représentants des mouvements de jeunes. C’est ainsi qu’elle devient un lieu de rencontres et d’échanges entre les générations. Cette façon de réunir le meilleur de la littérature contemporaine tout en respectant l’héritage du passé nous semble expliquer le succès et la longévité de La NRF. Sa posture est à la fois plus subtile et plus clairvoyante que celle des écoles de jeunes : par son antidogmatisme et son ouverture d’esprit, elle annonce la mentalité des années 1920. Plutôt que d’introduire une nouvelle formule qui n’attend que d’être renversée par la suivante, la revue veut réformer l’attitude des écrivains, les rendre plus conscients de leur art. La NRF se propose d’évaluer les tendances contemporaines en termes de potentiel artistique, de relier le présent au passé et d’indiquer une direction pour l’avenir.

Vers 1912, les efforts critiques de La NRF vont se concentrer sur l’innovation dans le roman. Les critiques littéraires de la Belle Époque s’accordent pour dire que le genre traverse une crise et que son avenir, en tant qu’oeuvre d’art, est incertain. Alors que le besoin d’une nouvelle conception du roman est généralement ressenti, La NRF va jouer un rôle directeur dans le débat : « Le milieu gidien est devenu une sorte d’académie du roman, de lieu où le roman a été appelé à réfléchir sur lui-même, à chercher, comme eût dit Brunetière, les lignes d’évolution de son genre[29]  ». Née sous le signe du néoclassicisme, La NRF commence par tenter de réhabiliter le « roman à la française », contre ses concurrents étrangers, notamment les auteurs russes et anglais, très à la mode depuis qu’ils ont commencé à être traduits en français. Suivant un de ces défenseurs, le roman français se distingue autant par sa capacité d’analyser une crise morale ou psychologique dans une perspective cartésienne, que par son esthétique

très ferme, très précise et très différente de celle du roman russe ou du roman anglais. Certains écrivains, et non des moindres, faut-il nommer Balzac et Flaubert ?, voulurent y renoncer, et leur puissant génie put créer un genre nouveau à côté de l’ancien roman. Mais le goût français n’en est pas moins revenu à ces récits généralement brefs, fortement construits et qui vont droit au but, où quelques personnages, aux traits rigoureusement accusés, ou délicatement nuancés, mais toujours précis, développent leur caractère avec logique, mettant en lumière par surcroît quelque problème moral[30].

Suivant un argumentaire éprouvé auquel on a souvent recours à l’époque, on oppose la construction logique, la simplicité, le style transparent, précis et sobre du roman français au désordre et à la complexité des écrivains anglais et slaves. Selon La NRF, le classicisme enseigne surtout une certaine approche de la composition : chaque partie doit être soumise à l’ensemble. Il faut que le romancier contrôle son inspiration première à l’aide de son esprit critique ; autrement dit, que le principe apollinien l’emporte sur le principe dionysiaque. L’opposition entre ces deux pôles est une constante dans la critique de La NRF. Il y est souvent question de trouver un équilibre entre la forme et le fond, entre la beauté et la vérité, entre l’art et la vie.

Peu à peu, les rédacteurs de La NRF se rendent compte que la voie du classicisme mène à une impasse et que des ressorts comme la complexité, l’action et le suspense peuvent contribuer à la revitalisation du roman. Ils commencent à chercher leur inspiration à l’étranger, notamment en Angleterre et en Russie, et, mettant de côté leurs réserves initiales, ils font l’éloge de la profondeur psychologique, des compositions complexes et foisonnantes. En 1913, Jacques Rivière donne une contribution capitale au débat avec sa longue étude intitulée « Le roman d’aventure », qui essaie de tracer les contours du roman de l’avenir. Son idée centrale est que « l’aventure, c’est la forme de l’oeuvre plutôt que sa matière » : auteur, personnage et lecteur doivent partager la même expérience de découverte et de mystère[31]. À côté du roman d’aventure conventionnel, Rivière considère la possibilité de créer un roman d’aventure psychologique orienté vers la découverte des zones inconnues de l’âme humaine. Après la guerre, Rivière invitera à reconnaître dans l’oeuvre de Proust la réalisation de cet idéal. Ainsi, ce qui est d’abord une tentative de réhabilitation de l’intrigue romanesque aboutit à un plaidoyer pour une littérature subjectiviste et intellectualiste qui préfigure le modernisme des années 1920[32]. La théorie du roman d’aventure fonctionne donc comme un catalyseur qui libère les romanciers des carcans du réalisme et du classicisme et qui ouvre la voie aux révolutions ultérieures.

La NRF fournit donc une contribution importante au débat littéraire de la Belle Époque. Mais elle est beaucoup plus qu’une revue littéraire : très vite, ses fondateurs cherchent à élargir leur champ d’action. À partir de 1910, ils s’investissent dans différents domaines de la vie culturelle : ils participent à l’organisation des décades de Pontigny, avant de fonder une maison d’édition et un théâtre. Cette stratégie joue un rôle important dans l’évolution de la revue : chacune des activités annexes contribue à renforcer l’unité du groupe et à augmenter son audience[33].

En 1910, Paul Desjardins prend l’initiative d’organiser des Entretiens d’Été à l’abbaye de Pontigny[34]. Chaque décade devra réunir une vingtaine de personnes autour d’un thème littéraire, philosophique ou social. Pour la réalisation de la première décade littéraire, il se tourne vers le groupe de La NRF, dont il dit : « aucune ligne, presque, ne m’en échappe. Quel petit groupe excellent vous y formez ! […] Il devrait s’établir un rendez-vous où nous prendrions une conscience plus nette de notre coopération[35]. » Les rédacteurs de La NRF éprouvent de la sympathie pour Desjardins ; en outre, ils sont conscients des avantages que présente une alliance stratégique avec Desjardins. À travers les décades de Pontigny, ils espèrent augmenter le rayonnement international de La NRF et développer leurs relations avec les milieux universitaires. Ces espérances justifient largement leur investissement intellectuel et financier (Gide et Schlumberger figurent parmi les principaux mécènes de l’entreprise). Ils ne seront pas déçus ; après la première décade littéraire, Gide écrit à Harry Kessler :

Les entretiens de Pontigny, dont je vous avais parlé, ont été plus intéressants que je n’avais osé l’espérer. Nous y avons pris, à l’égard des traductions et des relations de pays à pays, dans le but de renseigner l’homme désireux de culture sur ce qui se produit d’important à l’étranger, en littérature et en art, — d’importantes résolutions ; tout un programme que La Nouvelle Revue Française va s’efforcer de remplir. Il faudra qu’elle se sente approuvée et encouragée aussi bien en France qu’à l’étranger[36].

Cette lettre prouve que Gide conçoit les décades comme un instrument pour favoriser la sociabilité intellectuelle internationale. Cet espoir sera largement réalisé pendant les années 1920 : les décades littéraires seront alors « pour l’élite intellectuelle française et européenne un lieu de rencontre, de réflexion et d’échange incomparable[37]  ». Là encore, on peut dire que l’essor des années 1920 a été préparé dès l’avant-guerre.

Un an après la fondation des décades de Pontigny, La NRF se dote d’un « comptoir d’édition », réalisant par là un désir que Gide a exprimé dès 1909. Cette fois, il s’agit d’une initiative qui est née au sein de l’équipe et qui n’a rien d’étonnant : la plupart des grandes revues de la Belle Époque publient également des livres. Au départ, Gide négocie un projet franco-allemand avec Franz Blei. Ensuite, il pense que La NRF doit se faire adopter par un éditeur existant, de manière à profiter d’une infrastructure déjà établie. Dans une lettre à Larbaud, il s’explique sur ce projet :

La Nouvelle Revue Française a pris cette année une importance qui nous déborde un peu et rend insuffisant notre premier outillage. Il va falloir nous laisser adopter par une maison d’édition […]. Il s’agirait ici, non seulement d’héberger la N.R.F. mais (ce que nous souhaitons) d’éditer les ouvrages que nous jugerions dignes d’être présentés au public. Avant d’être mis dans le commerce, ces volumes seraient servis, au nombre de 10 par an (au moins) à des souscripteurs qui, par avance, assureraient le bon fonctionnement de l’entreprise[38].

Il va sans dire que Claudel, dont la renommée ne cesse de croître depuis 1905, devra figurer parmi les principaux auteurs de la maison. En fait, la rumeur selon laquelle son Otage est convoité par la concurrence incite les hommes de La NRF à passer à l’acte. Gide fait un appel pressant à la solidarité du poète en se donnant lui-même en exemple :

De son côté, Fasquelle fait de l’oeil à mon Isabelle ; mais je me cramponne à notre projet, estimant que nous allons enfin pouvoir mettre en vigueur, tant au point de vue de la matière que de la présentation typographique, quelques-unes de ces réformes que vous souhaitez autant que moi. Naturellement je ne puis fonder cette bibliothèque à moi tout seul ; je ne m’engage dans cette aventure que parce que vous êtes avec nous ; en commençant avec votre Otage et les deux autres livres que j’ai dits, j’ai pleine confiance et même j’attends de cette entreprise un extraordinaire assainissement de la littérature (et de la typographie). Les résultats obtenus par la N.R.F. sont des plus encourageants[39].

Il est significatif que Gide invoque les efforts de La NRF pour promouvoir la nouvelle entreprise. Claudel est sensible à cet argument, car il décide de publier son Otage aux naissantes Éditions de la NRF. Pour la réalisation pratique du projet, la rédaction fait appel à Gaston Gallimard, le fils d’un riche bibliophile et collectionneur de tableaux. Disposant d’un précieux réseau social et d’un solide sens des affaires, Gallimard est le candidat idéal pour faire des Éditions de la NRF une institution qui allie la qualité littéraire à la réussite commerciale. En plus, il est prêt à investir une importante somme d’argent dans l’entreprise[40]. Gallimard sera secondé par Jean-Gustave Tronche, un ami de Jacques Rivière qui est nommé secrétaire comptable[41].

Le premier catalogue des Éditions éclaire le public sur les objectifs de la nouvelle entreprise : « La Nouvelle Revue Française ne publiera pas un grand nombre de volumes ; elle se propose seulement de former une collection d’ouvrages choisis et édités avec le plus grand soin[42]  ». Le fonds des Éditions de la NRF se compose grosso modo de quatre types d’ouvrages. Il y a d’abord les oeuvres littéraires et les recueils d’articles des fondateurs de La NRF[43]. Ensuite, la maison publie une sélection des textes littéraires parus dans la revue, comme le Barnabooth de Valery Larbaud. Un auteur intéressant qui a paru dans La NRF a de bonnes chances de se voir accepté par la maison d’édition. Inversement, il arrive aussi que la revue donne des prépublications de livres qui ont été proposés directement aux Éditions. À travers une série de traductions (notamment d’oeuvres anglaises), le fonds reflète enfin l’importance que La NRF accorde aux littératures étrangères.

La maison d’édition vit d’abord en symbiose avec la revue. Leur coopération permet aux rédacteurs de La NRF d’éditer leurs propres ouvrages et de promouvoir les écrivains qu’ils admirent. En outre, la possibilité de paraître en volume après une publication en revue attire des débutants ambitieux. Une fois que la revue a acquis du prestige dans le champ littéraire, la maison d’édition profite de sa réputation. C’est pourquoi les fondateurs s’efforcent d’informer le public du lien de parenté qui unit les deux entreprises. Aussi le premier catalogue des Éditions de la NRF s’appuie-t-il sur la réputation de la revue. On y lit entre autres :

Fondée par un groupe d’écrivains que rapprochent de communes tendances, la Nouvelle Revue Française a vu venir à elle, dans le cours de ses deux premières années, des esprits de plus en plus nombreux, de plus en plus divers, mais également soucieux d’une discipline[44].

De son côté, La NRF annonce régulièrement les ouvrages publiés aux Éditions, sans par ailleurs faire de la critique de complaisance. En 1912, Copeau et Rivière mettent en place un système de recrutement d’abonnés qui consiste à offrir des livres en guise de primes.

Il est hors de doute que les Éditions de la NRF doivent leur attrait initial en grande partie à la coopération avec la revue. Gallimard profite de son association avec un groupe d’écrivains ayant leur propre revue littéraire, c’est-à-dire une audience, un programme commun et des ressources matérielles. Cependant, il faudra attendre les années 1920 pour voir l’empire NRF s’imposer définitivement dans le champ littéraire français. Gallimard devient alors le directeur des Éditions, qui s’appellent désormais la Librairie Gallimard et qui sont administrativement séparées de la revue. Libéré de la tutelle des fondateurs de La NRF, Gallimard adopte la stratégie de faire quelques concessions pondérées et discrètes au marché, pour pouvoir se permettre de continuer à éditer des oeuvres « désintéressées ». À la fin de sa carrière, il résumera ainsi sa vision du métier d’éditeur :

Il faut aussi bien entendu publier des oeuvres commerciales pour financer les jeunes auteurs. C’est pourquoi, si j’avais eu alors plus d’expérience ou si une vie pouvait être recommencée, j’aurais plutôt choisi ou je choisirais la plomberie ou les produits pharmaceutiques pour pouvoir ensuite mieux publier ce qui me plairait et sous la forme qui me plairait sans souci commercial. Être épicier pour être mécène, car pour moi le seul plaisir du métier d’éditeur est dans la chasse, le dépistage, la révélation, bref, la découverte[45]  !

Si la création d’un comptoir d’édition entre complètement dans la logique du champ, l’initiative suivante du groupe est plus exceptionnelle. En 1913, Jacques Copeau ouvre le Théâtre du Vieux-Colombier dans l’intention d’y monter les pièces des écrivains de La NRF et de contribuer à la rénovation de la scène française. Là encore, le désir d’offrir une tribune à Claudel est une motivation importante : indignés du fait que ses drames très admirés attendent toujours leur réalisation scénique, les hommes de La NRF décident de prendre les choses en main :

À mesure que l’équipe de la N.R.F. prenait conscience de ses forces, l’impatience grandissait en nous tous de nous affirmer au théâtre comme ailleurs. Avec de la ténacité, de la hardiesse et une vue claire de notre but, pourquoi ne réussirions-nous pas, là aussi, ce que les autres n’avaient pas l’idée de faire ou qu’ils faisaient mal[46]  ?

Copeau, qui tient la chronique dramatique de La NRF, y a souvent dénoncé la médiocrité du théâtre contemporain et la complaisance des critiques[47]. À travers ses articles, on voit naître une vocation de dramaturge. Alors que ses tentatives de coopération avec des institutions existantes (notamment le Théâtre des Arts) échouent, La NRF prend encore une fois le parti de créer sa propre tribune. Copeau trouve un précieux allié en Schlumberger, qui offre son soutien financier et pratique. Gide est plus réticent, car il s’inquiète de voir Copeau abandonner la revue dont il est en ce moment le directeur. Copeau le rassure en lui citant des réactions favorables à son projet : « Il nous est permis d’espérer un bon départ. […] Je ne serais pas étonné que le lancement du théâtre fût très utile à la revue. Ne craignez pas, cher vieux, que nous la laissions à l’abandon[48]  ».

Copeau rassemble une troupe composée de jeunes acteurs et s’installe dans une petite salle sur la rive gauche. Faute d’argent, la décoration reste très sobre : ainsi naît le style épuré qui fera la gloire du Vieux-Colombier. Comme il faut réunir 150 000 francs pour lancer l’entreprise, Schlumberger et Gallimard font la chasse aux souscripteurs. Ainsi, le groupe de La NRF entre en rapport avec des milieux mondains auxquels il était auparavant très hostile. Cette diversification sociologique du « circuit » ne sera que renforcée une fois que le théâtre ouvre ses portes. Il y règne un climat très différent de l’ascétisme de la revue : Copeau a très bien compris que le genre dramatique a sa propre logique économique et culturelle[49]. Ceci dit, il inaugure son projet par un manifeste qui est pleinement en harmonie avec la poétique de La NRF, dans la mesure où il y dénonce la corruption du monde théâtral :

Une industrialisation effrénée qui, de jour en jour plus cyniquement, dégrade notre scène française et détourne d’elle le public cultivé ; l’accaparement de la plupart des théâtres par une poignée d’amuseurs à la solde de marchands éhontés ; partout, et là encore où de grandes traditions devraient sauvegarder quelque pudeur, le même esprit de cabotinage et de spéculation, la même bassesse ; partout le bluff, la surenchère de toute sorte et l’exhibitionnisme de toute nature parasitant un art qui se meurt, et dont il n’est même plus question ; partout veulerie, désordre, indiscipline, ignorance et sottise, dédain du créateur, haine de la beauté ; une production de plus en plus folle et vaine, une critique de plus en plus consentante, un goût public de plus en plus égaré : voilà ce qui nous indigne et nous soulève[50].

Pour remédier à ce mal, La NRF crée donc un lieu d’accueil pour un théâtre plus intègre. Fidèle au classicisme moderne de la revue, Copeau précise qu’il s’agit moins d’une révolution que d’un retour aux origines. À la fin de son manifeste, Copeau souligne la contiguïté entre la revue et le théâtre afin d’inciter les lecteurs de La NRF à soutenir son entreprise :

Si déjà les trois mille lecteurs de la Nouvelle Revue Française, qui depuis plus de quatre ans nous sont fidèles, avaient à coeur de soutenir notre cause et de lui gagner une dizaine d’adeptes, nous serions en droit de reposer, sur cette première couche de public, les plus hardies espérances[51].

Jean Paulhan, le futur directeur de La NRF, est parmi les premiers à remarquer la parenté entre le théâtre et la revue : « De la valeur et de l’honnêteté d’une telle entreprise, l’oeuvre diverse et forte de la Nouvelle Revue Française, dont le théâtre du Vieux-Colombier est une suite et un prolongement logique, nous est un sûr garant[52] ».

Le choix du répertoire repose sur les mêmes critères que les sommaires de La NRF et le fonds de sa maison d’édition : alternance de pièces classiques et modernes, françaises et étrangères. Les pièces à succès permettent de monter des oeuvres moins populaires, selon le principe de subvention interne que l’on pratique également aux Éditions. L’affinité avec la revue se manifeste surtout dans l’importance accordée à l’oeuvre de Claudel. Copeau et Gide supplient celui-ci de ne pas se lier au Théâtre de l’Oeuvre de Lugné-Poe, en lui rappelant tout ce que les hommes de La NRF ont fait pour promouvoir son oeuvre :

Ceux‑là qui vous louent, aujourd’hui qu’il n’y a plus danger à vous louer, mais au contraire, et qui vous servent, fût-ce avec dévouement aujourd’hui, — ignorent sincèrement eux-mêmes qu’ils récoltent en profit et en gloire ce que, patiemment, péniblement parfois, vos admirateurs de la première heure […] ont semé. Tel critique fort en vue, qui vous loue aujourd’hui, se souvient sans doute du déjeuner où Ghéon lui cria qu’il était honteux de proclamer d’Annunzio le plus grand lyrique d’Europe, lorsque la France avait un Claudel ! Il y a quelque dix ans de cela ; peut‑être un peu davantage ; à ce moment c’était du vrai courage qu’il y fallait. […] Il n’est pas un de nous, à la N.R.F., dont l’admiration ne remonte loin en arrière. Que faisait donc Lugné pendant tout ce temps-là[53]  ?

Malgré l’accueil favorable réservé à son manifeste, les tentatives de Copeau ne gagnent pas immédiatement la faveur du public. Certains critiques trouvent son ascétisme déplacé :

Je ne sais quelle atmosphère puritaine, germanique, munichoise règne dans ce théâtre du Vieux Colombier. Les organisateurs semblent apporter un peu d’indiscrétion à nous faire savoir que nous ne sommes pas là pour nous amuser[54].

Cette réaction prouve que la réputation protestante de La NRF déteint sur le Théâtre du Vieux-Colombier, que certains appellent les « Folies Calvin ». Cependant, la première saison se déroule assez positivement et elle s’achève sur le triomphe retentissant de La nuit des rois de Shakespeare. Séduits par un classicisme libéré de l’austérité qui caractérise La NRF, les spectateurs affluent et les recettes rassurent Copeau sur la rentabilité de son projet.

Après avoir fait beaucoup d’efforts pour aider au lancement du Vieux-Colombier, La NRF se fait plus discrète, fidèle à sa règle de conduite qui interdit les articles de complaisance. Naturellement, le public n’ignore pas qu’il y a un rapport entre la revue et le théâtre. Pendant la saison 1913-1914, le nombre des abonnés montre une augmentation que l’on peut attribuer au moins partiellement au succès du théâtre. Cette évolution ne reste pas sans répercussions sur l’esprit de la revue, ce qui inquiète Gide autant qu’il s’en réjouit : « Ce succès triomphal me gêne presque, tant je m’étais accoutumé à prédire le non-succès au mérite, à reculer jusqu’à par delà le trépas la reconnaissance de nos vertus[55]  ». Copeau, plus pragmatique, dit à Gide « son intention, dans l’article qu’il prépare, de bien établir la parenté de la Revue et du Théâtre et de revendiquer pour celle-ci les mêmes éloges[56]  ».

En fait, l’histoire du Vieux-Colombier est inséparable de celle de La NRF. Née d’une initiative personnelle de Jacques Copeau, l’entreprise théâtrale engage une grande partie de l’équipe de La NRF. En échange de leur soutien matériel et intellectuel, les collaborateurs de La NRF disposent désormais d’une scène où ils peuvent faire jouer leurs propres pièces et celles des auteurs qu’ils admirent. L’effort de renouvellement théâtral de Copeau porte la marque de La NRF, ce qui lui confère, dès le départ, un certain prestige. Inversement, la réussite du Vieux-Colombier est profitable pour la réputation de La NRF. De plus, la fondation du théâtre amène une atténuation du puritanisme anticommercial de la revue.

Entre 1910 et 1914, nous assistons donc à la mise en place d’une structure qui permet aux écrivains de La NRF d’agir dans tous les domaines de la vie culturelle. Bien que les résultats soient encore modestes, les trois entreprises annexes créent des échanges fructueux avec La NRF. Elles se greffent sur la revue en bénéficiant de sa réputation et de son infrastructure ; inversement, leur succès aide La NRF à augmenter son champ d’action, son audience et son équipe, ainsi que son prestige artistique.

Ainsi une étude systématique des textes publiés dans les premières années de la revue, combinée avec une analyse sociologique de son fonctionnement dans le champ littéraire français, permet-elle de mieux cerner les fondements à première vue insaisissables du prestige de La NRF, et de comprendre comment elle a pu fournir une contribution importante au renouvellement du genre romanesque. Même si la véritable percée de la revue n’a eu lieu qu’après la Grande Guerre, tous les éléments de son hégémonie ultérieure — et de ce qu’on a désigné, par une formule qui en fait ne saurait tenir lieu d’explication, l’« esprit NRF » — se sont mis en place dans les années 1909-1914. Un mythe était né.