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Le terme «essai littéraire» souffre d’un dédoublement sémantique qui permet certains glissements entre la pratique et l’objet. D’un côté, on écrit «essai littéraire», comme on dit «essai historique», «essai sociologique», c’est-à-dire, essai dont l’objet est un texte ou une problématique littéraire, comme l’objet pourrait aussi être l’histoire, la philosophie, la géopolitique, etc. De l’autre, l’essai littéraire signifie essai à valeur littéraire, ce qui pourrait passer pour un vilain pléonasme si les éditeurs n’avaient l’habitude — ou est-ce à défaut d’un terme plus approprié — de qualifier d’essai, sans autre détermination, tout ouvrage de prose échappant aux catégories de la fiction. La situation de l’essai québécois des dernières années nous laisse croire que cette ambiguïté est en passe de se résorber par l’amalgame de ces deux sens.

Déjà en 1977, François Ricard déplorait que la pratique, adoptée par Livres et auteurs québécois, de limiter la définition de l’essai à la première acception détermine le genre en matières de contenu[1]. Pourtant, l’usage s’est depuis peu confirmé. Il suffit de voir les recensions dans les revues littéraires pour comprendre que l’essai ayant pour objet la littérature occupe le haut du pavé: on en reçoit et on en critique souvent plus que toute autre variété d’essai. La raison pourrait paraître simple. C’est que les littéraires sont doublement intéressés à ce type d’ouvrage: pour le contenu, puis, vraisemblablement, pour l’écriture. Ajoutons à cela le préjugé selon lequel l’analyste de la littérature, à force d’étudier les textes romanesques, se laisse contaminer par cette écriture et la reproduit dans son étude. Pourtant, ces mêmes analystes ne cessent de retourner les correspondances, relations de voyage, préfaces, textes dont l’intention esthétique reste plus que douteuse. Si rivalité il y avait sur le plan des contenus, il resterait en somme peu de place à l’immense champ du savoir outre-littéraire pour se faire valoir comme écriture, comme essai.

Le cas de La génération lyrique de Ricard est sur ce point particulièrement éclairant, remis au goût du jour par un dixième anniversaire de parution, souligné dans certains quotidiens, et par le film de Denys Arcand Les invasions barbares, dont le propos s’accorde avec celui de l’essai. On a ici l’exemple d’un texte dont le sujet n’est pas d’ordre littéraire — il serait plutôt sociologique — et qui échapperait à cette classification un peu hâtive par le contenu. Et pourtant, dès le départ, on l’a traité comme un essai à part entière. C’est même presque naturellement que la polémique s’est surtout organisée autour de la portée politique et idéologique de ce portrait de groupe. Conservateur pour les uns, progressiste pour les autres, le propos a donné lieu à diverses interprétations dont il n’apparaît pas nécessaire ici de rappeler le souvenir. Le cas de l’écriture de l’essai m’a cependant semblé un peu vite expédié par une affirmation de l’auteur qui inscrit son texte dans le registre du littéraire:

Ma méthode, en somme, si on me forçait à la définir, je dirais que c’est celle, tout simplement, de la littérature. […] Autrement dit, je ne revendique pour ce livre qu’un seul titre: celui d’essai, et je souhaiterais, si j’avais mon mot à dire là-dessus, que ce soit ainsi qu’on le lise[2].

La confusion, que j’imagine calculée, de l’expression «la méthode de la littérature» est telle que Jacques Pelletier a sauté à pieds joints sur l’affirmation, soulignant à juste titre que la littérature n’est pas une «méthode», que l’étude de la littérature doit forcément emprunter aux sciences humaines et sociales si elle veut être autre chose qu’un commentaire inspiré[3]. Tout comme le reconnaît Pelletier, l’interprétation immédiate aura été que cette «méthode» désigne, en fait, une forme, un genre, celui de l’essai, discours littéraire ou écriture dont les critères de validité ne peuvent se mesurer à l’aune de la véridiction scientifique tel que l’exigent les disciplines liées aux sciences humaines. Cela n’est jamais mieux exprimé que par Robert Major qui s’écrie: «Cette vérité n’est pas scientifiquement établie, dira-t-on? Et puis après? La vérité de ce livre est littéraire, et seule la littérature — pour citer François Ricard, mais dans un autre contexte — donne “l’histoire véritable de notre vie et de notre mort”[4]

La littérature contre les sciences humaines

Pourtant, dans le débat lancé par la publication des Habits neufs de la droite culturelle, Pelletier semble rejoindre Ricard sur un point particulier, en affirmant que l’essai libre «n’est peut-être pas la forme qui convient le mieux à un projet de nature historique et sociale, surtout lorsqu’il prend la forme, comme c’est le cas ici, d’un véritable roman dont le héros est très largement mythique[5]». En fait, cette incompatibilité entre une exactitude scientifique et la forme même de l’essai n’avait jamais été contestée par Ricard, qui l’a même cultivée. C’est précisément cette culture de la littérarité qui me paraît dans un premier temps hautement significative.

Les premiers chapitres de La génération lyrique sont à cet effet l’expression d’une rivalité larvée entre une «vue distante et abstraite» de certaines sciences humaines et une vérité «existentielle» exprimée par le texte littéraire, «sens immédiat des choses et des événements[6]». Au premier chef, l’essayiste prend ses distances par rapport au discours des démographes qui minimiserait l’importance du baby-boom:

Ruptures et «anomalies», cependant, répugnent aux spécialistes des sciences humaines, dont le métier est de démontrer au contraire que toute chose, même la plus étonnante ou la plus inédite en apparence, dès qu’on la regarde sous l’éclairage qui convient, s’avère parfaitement normale, attendue, et n’a donc rien pour surprendre[7].

Pour Ricard, il s’agit clairement de se positionner à l’opposé d’un certain désenchantement induit par toute perspective sociohistorique qui, replaçant les événements dans un cadre plus large, nie à l’individu le privilège de participer à la signification du monde. À cela l’essayiste oppose une vision plus personnalisée, plus singulière, presque romanesque, où les rebondissements et revirements participent à une dramatisation du vécu.

L’essai, en tant que moyen d’accéder au sens existentiel, aurait ainsi non seulement la vertu de donner une interprétation plus vivante que les sciences humaines, mais il aurait aussi, par sa nature littéraire, l’avantage de limiter la portée hégémonique de l’idéologie ambiante. C’est ainsi que dans un chapitre subséquent, qui traite de la fécondité des mères de cette génération lyrique, Ricard s’objecte à une sociologie d’inspiration féministe selon laquelle la forte natalité de l’après-guerre serait due à une forme ou une autre de coercition: absence de contraception, soumission au cadre nataliste, etc. L’essayiste affirme plutôt que les femmes et les couples ont eu à l’époque le désir d’avoir des enfants. Et à celles qui soutiennent aujourd’hui avoir vécu ces grossesses hors de tout contrôle, Ricard oppose cette explication:

N’y perçoit-on pas aussi, en bonne partie, l’effet de la «doxa» féministe actuelle, c’est-à-dire l’influence que leurs propres filles ont pu exercer sur ces femmes, les amenant pour ainsi dire à réévaluer leur vie, à la relire sous un angle qui correspond plus aux façons de voir d’aujourd’hui qu’à la réalité qu’elles ont vécue, dans le climat propre à leur époque et avec les sentiments qui les habitaient alors[8]?

Doxa féministe contre réalité vécue, l’important est de noter que l’argumentation de l’essayiste n’est guère plus fondée que celle des sociologues. Elle repose surtout sur la cohérence interne, presque romanesque, du propos: pour magnifier la centralité de la génération lyrique, encore faut-il que celle-ci ait été souhaitée, désirée.

Un dernier et bref exemple sera l’opposition entre l’essai et les sciences de l’éducation: le pamphlet de Pelletier s’y attarde longuement et décrit amplement l’argumentation de Ricard et ses failles. Ce qui intéresse ici, c’est moins la pertinence de la critique que la coupure profonde que l’essayiste établit entre le cursus du collège classique (objet de la pédagogie) et «l’expérience qu’en ont la plupart de ceux qui le fréquentent à l’époque[9]». Étant donné la perspective «littéraire» que Ricard emploie dans La génération lyrique, il n’est pas étonnant que son interprétation de l’institution repose sur l’expérience. Derrière «la forme extérieure et les principes déclarés[10]», dans le creux des plans de cours et des structures scolaires s’établirait, selon Ricard, un contre-discours infiniment plus libre, plus ouvert, presque subversif. Les sciences de l’éducation auront été forcément aveugles à cela dans leur réforme. La «méthode de la littérature» devient alors d’un inespéré recours pour en rendre compte: c’est qu’elle se retrouve en terrain connu. La littérature n’est-elle pas ce qui s’écrit dans la marge des discours institutionnels? n’est-elle pas elle-même cette subversion au sein de la parole autoritaire, ce par quoi le texte classique d’un Racine atteint à notre actualité? Tout comme la forme de l’essai représentait la singularité de l’expérience et la méfiance à l’égard de l’idéologie, elle peut aussi offrir une interprétation beaucoup plus juste du vécu. La raison est simple: la littérature, dans cette optique, se situe par définition au-delà des discours de légitimation propres aux structures de pouvoir.

On s’en rend bien compte, cette distinction du discours général et du discours singulier est au coeur de tout projet scientifique, et cette concurrence où les place l’essayiste apparaît un peu forcée. Ces premiers chapitres donnent pourtant le ton à l’ouvrage en circonscrivant l’objet d’étude tout en insistant sur le caractère non scientifique d’une «méthode». Mais il devient assez clair que ces prises de position aident aussi l’essai à se signaler comme genre, plus encore, à définir une certaine poétique de l’essai, une essayistique, comme le disait André Belleau. Le projet énoncé dans l’introduction se trouve donc prolongé et surtout illustré à partir des premiers chapitres, contestant aux diverses sciences humaines et sociales ce que Robert Vigneault appelle la fiction de l’essai[11]. Mais cette fiction ne veut pas dire qu’elle soit fausse. La fiction possède les attributs d’une recherche toujours remise en question dont les vérités ne sont jamais assises que transitoirement.

Le recours à Milan Kundera, loin alors d’être un artifice purement rhétorique, un argument d’autorité comme le laisse croire Pelletier, est ainsi tout à fait légitime dans la mesure où Ricard reprend pour l’essentiel l’argumentation de l’écrivain tchèque de la supériorité du texte littéraire sur le discours philosophique ou historiographique. Seulement, et cette restriction est majeure, cette poétique de Kundera déterminait le rôle du roman dans la pensée occidentale, alors que Ricard la reprend pour caractériser le type de vérité formulé dans son essai. Cela me semble particulièrement révélateur; alors que Belleau et Vigneault, dans leurs essayistiques, définissaient l’essai en l’opposant aux autres genres littéraires (poésie, roman, etc.), Ricard se tourne vers le discours des sciences humaines: celles-ci deviennent l’altérité constitutive de la littérarité du texte.

Mais cette dévalorisation des froides vérités énoncées à partir du logos des sciences humaines par rapport à une chaude vérité littéraire existentielle peut aussi se rattacher à un courant plus large de contestation de celles-ci. Dans la constellation de Liberté, on connaît le sort que Jean Larose réserve aux sciences de l’éducation ou à la sociologie qualifiée de bourdieusarde[12]; tout comme on peut nettement percevoir cette tendance chez Alain Finkielkraut. Dans La défaite de la pensée, le philosophe français imputait aux sciences humaines la responsabilité de la pénétration de l’idée de Volkgeist dans la sphère politique[13], ce qui, selon lui, mène d’abord à Auschwitz et à la barbarie culturelle contemporaine. Ricard s’inscrirait ainsi dans un mouvement qui préfère l’humanisme à la dépersonnalisation incarnée par une technocratie de spécialistes.

La vérité littéraire que propose Ricard pourra certes sembler la projection d’un moi sur le groupe, c’est-à-dire de son expérience singulière sur celle de sa génération: ma naissance est une rupture dans l’ordre du monde, mes parents me désiraient, ma formation ne relève pas d’un curriculum imposé. Ces affirmations n’auraient engagé aucune polémique si elles avaient été énoncées sur ce mode. Seulement, l’essayiste confond sciemment les «genres» en rivalisant avec les disciplines qui portent sur les mêmes objets. Mais il ne s’agit pas d’une dérive personnelle. Autant la réaction de Pelletier que la «méthode» de Ricard soulignent le clivage qui s’établit entre l’essai, défini comme l’expression d’une subjectivité et dont la validité ne dépasse pas le champ de l’expérience individuelle et singulière, et le discours de la généralité, celui des sciences humaines sur-spécialisé et généralisant.

La méthode au second degré

Cependant, le vocable «méthode de la littérature» souffre de la même ambiguïté que celle de l’essai littéraire, mentionnée plus haut, car elle peut désigner autant la méthode par laquelle la littérature exprime sa vérité — ce que nous venons de voir — que la méthode par laquelle on parle de la littérature. Cette dernière correspond globalement aux méthodes de l’analyse littéraire. La littérature devient ici non plus un mode d’énonciation — l’essai, mais l’objet d’une étude, celui du professeur, du critique, du chercheur qui fait profession de tenir un discours second sur les textes littéraires. En ce sens, la «méthode de la littérature» telle que revendiquée par Ricard peut tout aussi bien se comprendre comme un discours de second degré sur la littérature qui, et il importe de le noter, n’est pas forcément littéraire. Il faut distinguer entre la littérature comme écriture et la littérature comme discipline, là où la microbiologie n’a pas ce problème, personne ne confondant le microbe et l’action de l’étudier. Les études littéraires ont sur ce point la particularité d’une co-naturalité du procès et du résultat, à savoir celle du texte. Cependant, il n’est pas automatique que le discours sur la littérature devienne lui-même littéraire, c’est-à-dire qu’il s’arrache au traité, à la monographie, à l’analyse pour occuper le champ de l’essai. Et cela est d’autant plus juste que la discipline littéraire exige, comme les sciences humaines, une cohérence et un certain degré de généralisation.

De même, faut-il rappeler cette évidence, le mot «lyrique» n’est pas un terme qu’on retrouve dans les poèmes lyriques, mais dans la description qu’on en fait. C’est toutefois par le détour des romans de Kundera que Ricard réintroduit cet adjectif, central à son essai. En effet, par une métonymie particulièrement riche, Kundera avait apposé l’adjectif à son personnage Jaromil, auteur de poèmes lyriques. La figure pouvait alors autant décrire ses prises de position politiques (communistes) que son comportement amoureux[14], le tout formant un ensemble cohérent. Mais cette métonymie, pour révélatrice qu’elle soit, n’est pas inédite. C’est par le même déplacement qu’une critique traditionnelle, enfin celle d’avant la nouvelle critique, pose une équivalence entre l’existence du poète et le sens de sa poésie. Longtemps attribuée à Gustave Lanson, cette méthode, résumée de façon caricaturale par la formule «l’homme et l’oeuvre», reste en fait beaucoup plus riche et complexe qu’ont voulu le laisser croire ses détracteurs au cours des années 1960 et 1970. La critique contemporaine, Ricard en particulier, y retourne puiser aujourd’hui avec une certaine sérénité.

Toujours est-il que le génie de Kundera dans La vie est ailleurs aura sans doute été d’avoir appliqué cette méthode à un poète anonyme, lui donnant alors implicitement la dimension d’un véritable écrivain canonique; là se joue une partie du comique romanesque chez Kundera. Lyrique donc est cette attitude personnelle, enflure de l’ego qui présume que son existence présente se trouvera magnifiée quand une oeuvre viendra en confirmer a posteriori l’intensité. Ricard pousse ce déplacement un peu plus loin en sous-titrant La génération lyrique: essai sur la vie et l’oeuvre des premiers-nés du baby-boom. C’est ici tout un groupe qui devient l’objet de l’investigation littéraire. La «méthode de la littérature» pourrait à cet égard représenter un lansonisme revisité à l’aune des sciences humaines. Mais il reste une inconnue dans cette équation: l’oeuvre.

Le concept d’oeuvre resterait sans doute à expliciter et l’utilisation qu’en fait Ricard à préciser. On reste néanmoins appelé à le déduire par ce qui deviendra l’objet de la «méthode littéraire». Ainsi, l’essayiste emprunte plusieurs outils de l’analyse et de la lecture des textes littéraires pour les employer dans la description de réalités historiques. Le choeur, par exemple. Ricard traduit le rôle de la génération lyrique dans la Révolution tranquille par la métaphore du choeur de la tragédie grecque: entité plurielle et unanime qui, restant en retrait de l’action, n’en garde pas moins cette transcendance qui fait d’elle l’origine et le terme des événements tragiques[15]. Comme on rejoint par là la première acception du terme «lyrique», telle qu’on la trouve chez Aristote par exemple, celui d’un groupe chantant et dansant, la métaphore a de quoi séduire. Mais, si elle rend bien compte de la participation d’une génération trop jeune pour s’inscrire dans l’histoire par l’action, l’analogie se disloque quelque peu quand on essaie de voir ce qu’il y aurait de proprement tragique, au sens grec, dans la Révolution tranquille: problématique de la fatalité et de la liberté du héros? définition du politique et de l’ethos? Si nous replaçons notre inconnue dans cette nouvelle équation, la tragédie, l’oeuvre donc, serait ici largement ambiguë: on ne peut pas imputer la Révolution à une génération qui l’a largement subie, dans laquelle elle aura tout au plus agi comme «interprète» des événements. Son oeuvre se révèle comme une lecture de l’histoire telle qu’imposée par cette génération. Redressant les torts de cette lecture partiale, Ricard entre alors en rivalité avec l’objet de son essai: l’oeuvre des baby-boomers.

Mais il faudrait se garder de systématiser ces métaphores. Aussi, l’essayiste souligne parfois la valeur purement illustrative du recours aux instruments de la critique littéraire, comme c’est le cas lorsqu’il introduit la notion de bildungsroman pour décrire le passage normal de la jeunesse à l’âge adulte:

C’est ce côté négatif ou privatif de l’apprentissage — comme «refoulement» et comme «sublimation » — qu’illustre surtout la grande tradition littéraire dite du «roman d’éducation » ou bildungsroman ou «roman d’apprentissage». Sa structure de base, qui est toujours la même, possède quelque chose d’archétypique tant elle semble correspondre à un schéma fondamental de l’existence humaine[16].

L’oeuvre semblera ici correspondre à l’existence individuelle en ce qu’elle aurait d’universel, le bildungsroman en étant l’illustration médiatrice. La métaphore est donc réversible: le roman est une représentation archétypale de l’éducation et la vie réelle des jeunes du baby-boom, qui s’en est écartée, celle de la valeur du roman, du moins tel que l’essai le présente.

Un dernier aperçu de l’efficacité de «la méthode littéraire» serait dans la définition que Ricard retient de la notion de «modernité», vocable-perroquet, selon son propre aveu[17], auquel on peut faire dire n’importe quoi. À partir de quelle tradition précise-t-il le terme, après l’avoir ainsi décrié?: «Cette double “définition”, on l’aura peut-être noté, s’appuie sur celle que Hans Robert Jauss propose pour rendre compte de la conception moderne de l’idée de modernité[18].» Or, faut-il aussi le noter, Jauss ne rend compte que de la conception moderne des textes littéraires, alors que Ricard reprend cette définition et l’étend ici à la relation qu’entretiennent les individus avec le politique. Theodor Adorno, Michel Foucault, même Hannah Arendt, à qui Ricard empruntera plus loin le très beau concept de monde, sont singulièrement absents de cette description. Là encore «l’oeuvre» de la génération lyrique se confond avec son action politique, du moins avec un zeitgeist qu’elle aura défini a posteriori. Sans multiplier les exemples, notons encore que la génération lyrique fait figure d’«adjuvant» à la modernité[19] (référence ici à Greimass), alors que son «climat émotif» est comparé à celui du surréalisme[20], bref la culture littéraire de Ricard affleure de partout et devient plus qu’une simple commodité pour l’explication. En fait, elle pourrait parfois embrouiller celle-ci, si sa fonction n’était pas de participer à une esthétique de l’essai. Elle s’ajoute néanmoins à l’affirmation selon laquelle la littérature, comme discipline cette fois, peut encore rivaliser avec les sciences humaines dans la description du monde.

Une conclusion immédiate peut être tirée de l’examen de cette «méthode de la littérature», version second degré, à savoir que Ricard traite l’histoire et ses protagonistes comme d’une oeuvre littéraire, comme d’un objet esthétique. Déformation professionnelle, que là encore l’essayiste a cultivée dès le départ en mentionnant qu’il s’agit d’un choix, esthétique encore, pleinement assumé: «Mes sources, les références auxquelles j’attache le plus de prix; ma manière de réfléchir le type de connaissance que je recherche ici, tout cela appartient pour moi à l’espace de la littérature[21].» La transposition, parfois systématique, du champ textuel au champ social souffre cependant de quelques approximations, ce dont on peut penser qu’il s’agit surtout d’un signal aidant l’essai à se signifier comme tel.

Il y a pourtant dans cette posture une implication idéologique qui laisse perplexe. Pelletier avait en ce sens bien vu que l’attitude esthétisante de Ricard demeure en porte-à-faux avec les conclusions de son essai qui appellent à une forme de responsabilisation devant un monde devenu trop friable, trop postmoderne, pour reprendre les termes de Ricard avec leur connotation négative. Pour des raisons différentes et peut-être discutables, Pelletier critiquait sévèrement la propension de l’essayiste à construire une génération mythique sans véritable rapport avec la réalité historique. Il faudrait maintenant dire que la dimension mythique de cette génération est surtout construite par un traitement qui la pose comme un objet comparable au texte littéraire, «la vie et l’oeuvre» de la génération lyrique se confondant alors en une seule et même chose. La littérature comme discipline rejoint la littérature comme objet d’étude. Ce à quoi on pourra ajouter que considérer l’histoire comme une fiction demande un détachement assez caractéristique de ce que Ricard dénonce lui-même comme l’attitude postmoderne.

C’est sans doute ce qui rend l’essai particulièrement riche et dramatique: cette conscience du lyrisme qui n’arrive pourtant pas à échapper au lyrisme; le tragique des «déterminations lourdes» qui finissent par rattraper la subjectivité qui tente de se conquérir pour s’en extraire. Là se situe sans doute l’enjeu primordial et véritablement réflexif propre à l’essai.

Mais on pourrait surtout élargir les conclusions dans lesquelles Ricard et Pelletier ne se trouvent pas tant en position antagoniste que complémentaire. La première est que la confusion des genres entre la littérature comme discipline et la littérature comme écriture peut laisser croire qu’il s’agit de se réclamer du discours de l’essai avec autorité pour en être. Or, ce n’est que sous certaines conditions que la littérature comme discipline (l’étude de la littérature) atteint à la littérature comme écriture: rien n’est ici automatique. Les conditions de cette accession constituant une poétique de l’essai, un piège serait de systématiser «de l’intérieur» la qualité de l’essai par l’appartenance à la discipline qui le décrit. Les mauvaises langues, qui s’inspireront sans doute de cette sociologiebourdieusarde, diront que les littéraires s’octroient le privilège exorbitant de circonscrire un «répertoire», privilégiant, par le fait même, leur propre pratique. Le preneur aux livres participant à la course, on n’y verra qu’une lutte institutionnelle larvée entre les départements et facultés dans un contexte de récession académique.

La seconde est que la littérature comme écriture — cela est exprimé assez clairement dans La génération lyrique —, mais aussi comme discipline — ceci l’est peut-être plus sourdement —, peut rivaliser avec les sciences humaines et sociales pour la connaissance du monde. Or il y a là, me semble-t-il, une régression à accorder une telle prépondérance à une pratique qui peut difficilement s’harmoniser avec une position hégémonique, fût-elle la sienne. L’essai a longtemps tenu de cette catégorie molle, genre fédérateur qui, faute d’une caractérisation rigide, permettait de recueillir les écritures les plus diverses: autobiographie, pamphlet, aphorismes. Et ç’a été souvent par défaut (de clarté, de rigueur, de scientificité) que plusieurs essais ont été mis au jour comme écritures proprement littéraires. Il serait donc malheureux que le phénomène de spécialisation, celui des études littéraires, vienne à son tour limiter le champ de l’essai.

Paradoxalement, alors qu’il conservait encore cette aride réputation de sémiologue, de scientifique donc, Roland Barthes appelait à une poétisation des sciences humaines qui, l’espérait-il, se laisseraient gagner par l’écriture: celle-ci implique, selon Barthes, «l’idée que le langage est un vaste système dont aucun code n’est privilégié, ou, si l’on préfère, central, et dont les départements sont dans un rapport de “hiérarchie fluctuante”[22]».