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À cinquante ans de distance, deux auteurs volontiers campés dans une féroce intransigeance emploient une même formule pour désavouer leur image médiatique et manifester leur aménité : « jouer le jeu ». Sous la plume du plus contemporain des deux, l’expression surgit dans une nouvelle sur l’obtention du prix de Flore[1]. Sur le mode autobiographique, Michel Houellebecq y raconte comment, à de multiples reprises, les acteurs du milieu littéraire ont redouté ses apparitions sur la scène publique. De Jean Ristat, du prix Tristan-Tzara, qui craint qu’il ne refuse le prix, à un organisateur de colloque à qui on a dit « Houellebecq… bonne idée… […] mais il faut faire gaffe… éviter qu’il ne se déshabille en public[2]  », tous anticipent le pire, ce qui conduit Houellebecq à rectifier son image :

Établissons les choses avec clarté. […] j’ai bavardé [à la télévision], […] je me suis prêté avec bonne humeur au jeu des signatures et des dédicaces. Je n’ai jamais insulté un photographe. […] De quoi me soupçonne-t-on ? J’accepte les distinctions, les honneurs, les récompenses. Je joue le jeu. Je suis normal. Écrivain normal[3].

Dans les Entretiens avec le professeur Y[4], Louis-Ferdinand Céline se montre lui aussi prêt à assumer publiquement le rôle de l’auteur. Toutefois, la revendication d’une singularité exceptionnelle — « [c’est] moi […] le seul écrivain du siècle[5]  » — rend difficile toute prétention à la « normalité » de sa part ; de même, l’emploi constant des guillemets met à distance la formule « jouer le jeu » et la rattache à celui qui impose cette loi, dans les Entretiens, Gaston Gallimard[6]. Ainsi, là où Houellebecq prétend adhérer sans réserve au personnage social d’écrivain et construit comme une douce apothéose la découverte de son statut de « star », Céline souligne plutôt qu’il ne s’y plie qu’à son corps défendant, pour « sortir de [son] effacement[7]  ».

Par delà ces différences, tous deux se rejoignent dans leur lecture des scénarios inhérents au « jeu littéraire ». Se prétendant novice en la matière, Céline montre le « scientifique » en lui, curieux de « prospecte[r] les abords de ce “jouer le jeu”[8]  », ce qui lui permet d’expliquer au lecteur que cela signifie d’abord « passer à la Radio… toutes affaires cessantes !… d’aller y bafouiller ! tant pis ! n’importe quoi !… mais d’y faire bien épeler son nom cent fois[9]  », puis qu’il faut se faire filmer, interviewer et photographier, pour « que ça repasse dans cent journaux !… encore !… et encore[10]  !… ». Présenté comme antérieur et extérieur aux parcours et stratégies individuels des auteurs ou éditeurs, comme un ensemble de règles implicites et d’activités prédéterminées, ce jeu ne repose pas sur un travail du texte, n’implique l’écrivain que comme « auteur », personnage ayant livré un texte au public. Tout comme chez Houellebecq, il s’agit essentiellement d’un travail de promotion postérieur à l’écriture et à la publication, d’une sorte de service après-vente, comme l’indique Bertrand Legendre[11]. En un mot, « jouer le jeu » revient à accomplir un travail paratextuel où sont simultanément médiatisés texte et auteur.

Quelles sont, selon les époques, les diverses facettes de ce travail au nom du texte, ses ressorts médiatiques, les genres qu’il emprunte ? Comment ressources éditoriales et dispositions auctoriales, quatrièmes de couverture et entrevues, publicités et photographies, parviennent-elles à se concilier ou en viennent-elles à différer ? Qui a la charge, économique, sociale et symbolique, de défendre l’oeuvre, de parler pour elle ? Quelle médiation, par rapport au texte ou à l’auteur, ce travail de médiatisation crée-t-il[12]  ? Cette dernière question est particulièrement importante, dans le cas de Céline, car les Entretiens avec le professeur Y ne font pas qu’aborder le phénomène de la médiatisation comme objet de discours, ils le mettent en scène, le livrent à la fiction et le relient au travail du texte. Comme je tenterai de le montrer, le fil d’Ariane qui conduit, à travers bien des méandres et des contradictions, du « jeu » médiatique à l’exhibition de l’écriture, permet de voir comment Céline construit son image d’écrivain dans la confrontation hostile avec les personnages de l’éditeur, de l’intervieweur et, ultimement, du lecteur.

Le « clown » et la publicité hostile

Série de cinq articles publiés dans La nouvelle nouvelle revue française, en 1954 et 1955[13], puis repris en volume, les Entretiens avec le professeur Y mettent en scène un Céline « persécuté[14]  », « copié[15]  », « volé », « épuré[16]  », étiqueté « traître, génocide, homme des neiges[17]  », un génie maudit en somme, écrasé par le silence. Pour en sortir, il se décide à se livrer au « grand jeu » de « l’interviouwe[18]  » et se choisit, à défaut d’un Jean Paulhan oscillant entre le surmenage et les vacances, un interviouweur « hostile… sournois et méfiant[19]  », le Professeur Y. Après un court prologue, le texte prend ainsi la forme d’une longue entrevue entre les deux personnages, jusqu’au délire ultime du professeur et au récit du parcours mouvementé des deux comparses à travers Paris, du square des Arts-et-Métiers au siège de la revue, 5 rue Sébastien-Bottin.

Céline l’écrivain met donc en scène Céline l’auteur dans le rôle de l’interviewé, rôle largement institutionnalisé, alors, dans les pratiques médiatiques et les mécanismes de légitimation[20], mais susceptible de nombreuses modalités. Or, une des particularités des Entretiens avec le professeur Y consiste dans le renversement de la dynamique de l’entrevue. Tout en exprimant sa réticence pour l’exercice de « relations publiques », Céline se lance lui-même dans la quête d’intervieweurs, sollicite d’abord Paulhan, « puis deux !… puis trois !… puis dix [candidats] !… qu’étaient très capables… et qui voulaient bien[21]  », mais se bute sur une exigence étonnante de la part de gens censés recueillir, eux, ses paroles à lui : « [ils] posaient une condition : que je les mouille pas ! … que je les cite pas ! Ils acceptaient, mais “anonymes”[22]  ». Fui plutôt que recherché, contrairement aux personnalités médiatiques habituelles, le futur interviewé se voit doté au détour d’une phrase de la fonction essentielle de l’intervieweur, celle du contrôle de la parole, du pouvoir de citer l’autre. Une rapide correction, au paragraphe précédent, annonçait déjà cette confusion des rôles : « Paulhan, si on s’interviouwait ?… plutôt si vous m’interviouwiez[23]  ! »

Ce retournement institutionnel et énonciatif où l’interviewé se cherche un intervieweur et s’arroge ses prérogatives essentielles se concrétise dans la relation entre Céline et le professeur Y. Une fois les protagonistes réunis au square des Arts-et-Métiers, l’entretien tarde à se mettre en branle : « je m’attendais à ce qu’il me questionne… c’était convenu… non ! rien du tout[24]  !… », se désole Céline, qui passe alors à l’attaque : « Vous êtes joliment peu aimable ! Monsieur le Professeur Y ! […] On est là pour un interviouwe ! […] Comment voulez-vous que je pérore, comment voulez-vous que je “joue le jeu”, si vous ne posez aucune question[25]  » ? Après quelques autres gentilles invitations, le professeur Y se hasarde en guise de première question à proposer « un petit débat philosophique […] un débat, mettons, par exemple, sur les mutations du progrès par les transformations du “soi” [26] ? », ce qui lui vaut un refus radical de Céline qui déclare : « j’ai pas d’idées moi ! aucune ! » et précise « je vous le déclare : je suis hostile[27]  ».

Dès la première question du professeur Y, immédiatement invalidée, la dynamique de l’entretien est établie : Céline sera le meneur de jeu, contrôlant l’échange de paroles et le choix des sujets, sous le signe de l’hostilité. Aux injures et reproches de l’écrivain à l’interviouweur — « vous êtes tellement abruti[28]  », « vous êtes obtus[29]  », « vous êtes ramolli, un véritable clancul[30]  », « vous sabotez l’interviouve[31]  » — répondent les commentaires malveillants du professeur : « vous êtes grotesque de prétention[32]  », « vous rabachez, Monsieur Céline[33]  ! », « vous êtes d’une vanité de paon[34]  », « vous êtes qu’un vieillard scléreux, rabacheur, aigri, prétentieux, fini[35]  ». Aussi Céline peut-il légitimement déclarer au professeur Y que leurs entretiens ne correspondent guère au modèle dominant :

implorant que vous devez être !… vous devez adorer mes paroles !… et vous adorez rien du tout !… […] les autres, les écrivains qu’on aime, sont suppliés, révérés ! Chaque mot qui leur sort !…. même leurs silences sont révérés ! leurs interviouweurs sont pâmants[36]  !

Notons en passant que la mise en scène de l’« interview féroce ! […] face aux fauves[37]  ! » revient dans les romans ultérieurs de Céline, en particulier dans le prologue de Rigodon, où les intervieweurs se révèlent tous, en fait, des « insulteur[s][38]  ».

La représentation que Céline donne de lui-même dans ces entretiens est ainsi celle d’un écrivain contraint d’accomplir lui-même la promotion et la légitimation de son oeuvre, de prendre en charge tous les aspects du travail paratextuel, dans un climat général d’hostilité. Certes, il y a là-dessous des aspects institutionnels liés à la position de Céline dans le champ littéraire de l’après-guerre et à l’échec de sa rentrée chez Gallimard, celui d’un écrivain placé sur la liste noire du C.N.E., en exil à Sigmaringen, puis au Danemark, bref d’un véritable hors-la-loi du monde littéraire[39], dont la rentrée en France et sur la scène littéraire, en 1951, signalée par le passage chez Gallimard, est marquée du sceau de l’échec, tant commercial que critique[40]. On peut donc voir, dans l’auto-représentation en écrivain solitaire, isolé, persécuté, précisément parce que génial, une réaction à cette situation littéraire, un retournement de l’opprobre et du désintérêt en manifestation de singularité conforme au mythe de l’écrivain maudit ; toutefois, cela ne va pas sans ironie, chez Céline, puisque les premières pages des Entretiens s’élèvent précisément contre ce mythe et l’idée qu’« il convient que l’artiste souffre ! Et pas qu’un peu ! […] puisqu’il n’enfante que dans la douleur[41]  ! », de sorte que selon « M. Socle », « la véritable vie du véritable artiste n’est qu’un long ou court jeu de cache-cache avec la prison[42]  ». Ce ne serait pas là la première contradiction célinienne, puisque, comme le soulignait Marie-Christine Bellosta, l’art de Céline carbure à la contradiction[43]. On peut par ailleurs se demander si la relation entre la topique de la persécution et la contre-attaque violente, centrale à la variante célinienne du mythe, ne constitue pas une métamorphose de la justification exprimée dans les pamphlets. D’une solitude haineuse à l’autre, il y aurait une continuité méritant d’autant plus l’analyse que le moteur initial de l’antisémitisme, dans la mise en scène qu’en donne Bagatelles pour un massacre, est celui de la rivalité littéraire.

La force des contraintes exercées par l’état du champ littéraire sur la « fortune » économique et symbolique de Céline est telle qu’une lecture des Entretiens ne saurait négliger cette détermination. Toutefois, il faut se garder de réduire le texte à une simple « effet de champ » pour analyser plus finement la dialectique entre déterminismes sociaux et travail textuel, et tenir compte des diverses formes de médiation entre ces deux plans. Ainsi, il faut noter, en premier lieu, que le rapport que Céline entretient avec sa position dans le champ se joue sur diverses scènes discursives, dont celle des lettres à son éditeur, celle de l’effort de publicité et de critique déployé à son sujet et au sujet des autres auteurs de la maison dans Lanouvelle nouvelle revue française, et plus largement, celle de la réception de ses oeuvres d’après-guerre. On peut observer à cet égard que l’auto-représentation célinienne déployée dans les Entretiens est d’abord esquissée dans les Lettres à la NRF, où elle se fonde sur une lecture de la critique contemporaine. Par ailleurs, il est possible de voir, dans les Entretiens, un texte où Céline élabore une nouvelle version de sa posture d’auteur, pour reprendre à Jérôme Meizoz cette notion sur laquelle nous reviendrons[44].

Dans cette optique, l’hostilité omniprésente dans les Entretiens ne tient pas seulement à l’échec de la rentrée de Céline chez Gallimard et dans le champ littéraire français, après 1951, mais tient aussi à des traits textuels, dont la propension à la caricature. Cette violence célinienne peut aisément être lue sous le signe de l’humour, comme le montre le compte rendu, par Gide, des Bagatelles pour un massacre[45]  ; sur ce plan non plus, par conséquent, les Entretiens ne sont pas exceptionnels au sein du corpus célinien. Toutefois, contrairement aux pamphlets, où l’humour constitue en quelque sorte un effet pervers de l’outrance plutôt qu’un objectif explicite, la violence verbale est ici textuellement associée au rire. « Je fais le clown[46]  », lance ainsi le personnage de Céline au professeur Y, exploitant une des figures courantes de l’autodérision littéraire, comme l’a montré Claude Abastado[47]. Dans la même veine, le narrateur explique son hostilité envers l’interviewer par une stratégie de l’effet comique : « je lui dis tout ce que je trouve de méchant !… […] qu’on se boxe si on s’interviouwe pas !… je raconterai le tout à Gaston ! Il se marrera !… il m’avancera une brique de mieux[48]  !… » Comment dire plus clairement que la mise en scène de l’hostilité plaît au lecteur, qu’il y a une stratégie du clown violent dans l’auto-représentation célinienne ? « Le lecteur veut rire et c’est tout », résume le narrateur dans D’un château l’autre[49].

Cela dit, la complicité avec Gaston affichée dans ce passage n’est pas caractéristique des Entretiens. L’image de l’éditeur dominant ce texte correspond bien davantage aux clichés habituels, celui de l’homme riche qui pense « coffre[50]  », qui ne lit rien[51], préférant confier cette tâche à son comité de lecture. Ce portrait vaut en fait pour l’ensemble de la N.R.F., peuplée de gens constamment partis en vacances[52], qui dorment, ronflent, se baladent « à la campagne, en ville, dans le monde, en croisière[53]  », mais ne « font rien[54]  », pendant que les « crève-la-faim » travaillent. Cette dichotomie nettement populiste, voire poujadiste, sera reprise et développée dans les romans ultérieurs de Céline, avec plus de hargne encore contre Gallimard et Paulhan. D’un côté se trouvent Gaston, « l’achevé sordide épicier, implacable bas de plafond con » et les éditeurs, « macs tous ! », « banc de squales ! […] tout gorgés du sang des scribouilleurs ! », de l’autre, Céline et les « malade[s] travailleur[s][55]  ». Ceci range Céline du côté des ouvriers les plus misérables, voire plus bas encore : « Moi, je serai toujours bien inférieur question forfait ou “à la pièce” à Julien Labase manoeuvre-balai… forçat de choc[56]  ». À cet égard, comme pour la représentation des relations avec les journalistes, les Entretiens correspondent à une phase de mise au point d’un discours désormais invariable, résumé par l’exclamation suivante : « au turf ?… personne ! Moi ! à moi la cuisine ! Moi, le boulot[57]  ! ».

Dans la longue série des métaphores associant l’écrivain à la figure de la prostituée et des complaintes contre la mentalité honteusement commerciale des éditeurs[58], croquer l’éditeur en maquereau ne se démarque guère par son originalité, bien qu’il soit plus rare que l’on fasse un portrait-charge d’un éditeur aisément identifiable dans des romans et presque inconcevable de trouver la caricature d’un éditeur dans un roman publié dans sa propre maison. Toutefois, dans le contexte des Entretiens, celui de la promotion, s’y glisse une critique relativement lucide d’une des conséquences du système des entrevues, à savoir le transfert partiel sur l’auteur des tâches relevant des services de presse et de publicité des maisons d’édition : un éditeur signalait d’ailleurs le bonheur que représentent les écrivains qui, dans les entrevues, sont « auto-vendeurs[59]  ». Le commentaire de Céline au professeur Y — « c’est pour Gaston que nous travaillons[60]  » — s’avère sous cet angle assez incisif. L’écrivain qui accepte de « jouer le jeu » ne fait pas qu’oeuvrer à l’amélioration de son capital symbolique et économique, il travaille aussi à la fortune de son éditeur ; il travaille même à sa place, dans la perspective de Céline.

L’écrivain et la machine à laver

La posture de l’écrivain exploité par son éditeur s’appuie, chez Céline, sur un autoportrait de l’écrivain en travailleur manuel. À l’association, relativement étonnante, avec le manoeuvre-balai, accomplie dans D’un château l’autre, répond, dans les Entretiens, celle avec la femme de ménage : « Il publiera votre interviouve, [Paulhan], vous croyez ? — Diantre, s’il en veut pas, il le foutera en l’air ! — Et si il le passe ? — Il le payera trois mille francs la page !… il paye sa femme de ménage, à labeur égal, bien davantage[61]  ! ». Écrire, en somme, dans les Entretiens, est un labeur, l’écrivain un ouvrier méritant salaire, mais plus mal payé encore qu’une femme de ménage.

Une telle exhibition du caractère économique de l’activité littéraire rompt avec la dénégation inhérente au fonctionnement du champ littéraire. Céline n’hésitera pas, dans les Entretiens, comme dans les entrevues réelles ou dans ses romans, à exploiter le capital de scandale inhérent à une telle position. Il rétorque à Madeleine Chapsal de L’Express, qui avance « peut-être qu’écrire est un besoin » : « Oui, mais sous la dépendance de la machine à laver », puis précise qu’il a écrit le Voyage pour se « payer un appartement[62]  ». Il lance à Pierre Descargues : « J’ai toujours écrit pour me faire un peu d’argent[63]  » ; confesse à Louis-Albert Zbinden, demandant « pour quelles raisons est-ce que vous avez fait paraître ce nouvel ouvrage ? » : « Dame, évidemment, c’est surtout […] pour des raisons économiques[64]  » ; et va, dans sa lancée, jusqu’à ramener dans une entrevue avec André Parinaud l’activité littéraire à la quête d’une resquille : « Je cherche toujours la combine qui me permettrait de gagner les 20 000 ou 30 000 francs qui en plus de ma retraite […] me permettraient de vivre[65]  ». Hélas, ajoute-t-il, « c’est mon éditeur qui va s’engraisser. Ce salaud[66]  ! ». Rappelons que Céline avait obtenu bien plus que cela, à la signature de son contrat avec Gallimard, en 1951, puisque l’avance était de 5 millions de francs[67]… La représentation de l’écrivain âpre au gain parce que misérable se heurta, d’ailleurs, avec Parinaud, à une confrontation brutale avec la réalité économique, quand l’interviewer objecta : « Mais il vous a déjà avancé des millions et avec ce livre vous a fait une rente ». Sans dévier de son refrain, Céline répliqua : « [ç]a ne m’empêche pas de manger des nouilles et de boire de l’eau[68]  ».

Ici et là, dans des entrevues avant la guerre, Céline avait glissé ce topos désacralisant[69], mais il ne l’exploite systématiquement qu’après 1951 et le retour d’exil. Cette nouvelle facette de l’écrivain greffe à l’image du misérable persécuté celle du vieux roué littéraire, dans une surcharge volontaire de l’infamie et de l’impureté. « Je me suis roulé dans ma fange de vieux cochon », dit-il d’ailleurs à propos de l’entrevue avec L’Express[70], faisant écho à la formule du « “je” à la merde[71]  » des Entretiens. En plus de mettre dos à dos écrivains engagés et écrivains esthétisants, ce discours correspond parfaitement au mouvement de dévoilement des intérêts mesquins, d’exhibition des pulsions, qui anime toute l’oeuvre de Céline, depuis le Voyage en passant par les pamphlets, mouvement qui n’épargne jamais le personnage-narrateur, pas plus dans le Voyage que dans les Entretiens avec le professeur Y[72].

Les considérations pécuniaires sont malgré tout relativement mineures dans la représentation générale de l’écrivain en travailleur, probablement à cause de la difficulté de concilier cet axe discursif avec le rétablissement du capital symbolique. Comment, en effet, éviter que l’aveu d’avidité capitaliste ne ruine la valeur de l’oeuvre ? Pour que l’écrivain-ouvrier ne se réduise pas uniquement à un cynisme économique brutal, Céline emprunte deux pistes, dans les Entretiens. La première passe par la figure de l’inventeur, qui complète celle du travailleur et lui donne un vernis de révolution technique irréfutable, même si la portée de cette révolution oscille entre la référence à Lavoisier, d’un côté, et l’évocation du bouton de col à bascule, de l’autre. On peut à ce propos se demander si le sort fait, dans l’oeuvre célinienne, à la dualité professionnelle de l’auteur ne place pas la « vocation » médicale bien au-dessus de la littérature.

Toutefois, la voie royale de l’autolégitimation célinienne repose sur l’association entre le travailleur et le styliste. Le long commentaire sur son écriture que Céline développe dans les Entretiens a depuis longtemps attiré les céliniens, qui en ont fait la quintessence de son art poétique. Il faut reconnaître, en effet, qu’avec la mise en valeur du « petit truc » de l’expression de « l’émotion du “parlé” à travers l’écrit[73]  » et la métaphore révélatrice du « bâton brisé » Céline soulignait à bon droit l’importance de son rôle dans l’oralisation de la narration. On a peu relevé, cependant, que la défense du style, dans les Entretiens, reposait sur un recours systématique au lexique de l’effort. « C’est pas qu’un petit turbin je vous jure[74]  », annonce d’emblée Céline, « c’est une fatigue à pas croire le roman “rendu émotif”[75]  », cela ne s’atteint « qu’au prix de patiences infinies[76]  », avec « énormément de peine […] mille patiences », « des années de tapin acharné, bien austère, bien monacal[77]  ». Il n’est pas jusqu’à la métaphore du métro émotif qui n’insiste sur le labeur inhérent aux rails biseautés, ouvragés au poil de micron. La double nécessité de la sueur et du salaire place l’écriture sous l’enseigne conjointe de l’émotion et de la technicité, des « Arts et métiers », comme le laisse entrevoir le nom du square servant de cadre fictif aux Entretiens.

Il importe, ici, de dépasser ce qui semble à première vue une opposition binaire entre le styliste acharné et les écrivains à idées, pour souligner que l’auto-représentation de Céline joue sur au moins deux tableaux. Le déni des « idéaas » se comprend aisément, dans la situation où se trouve Céline, celle d’un écrivain honni pour ses positions idéologiques antérieures, au sein d’un champ dominé par le primat de l’engagement politique[78]. En revanche, la convergence entre la figure du virtuose du style qui peaufine ses textes, qui mise sur le langage et l’émotion brute, développée dans les Entretiens, et la position prise par Lanouvelle nouvelle revue française, celle d’un retour aux expérimentations esthétiques libres, alliance qui a permis le repêchage de Céline accompli par Paulhan et Gallimard, s’aperçoit moins aisément. Or, Céline ne veut pas être « annexé » par Paulhan et LaNRF, dans son combat contre les logiques conjointes de l’épuration et de l’engagement ; aussi combat-il également sur ce front. La mise en évidence du cynisme économique, l’auto-représentation en scribouillard salarié misérable et méprisable affirme avec force la singularité de Céline, son extériorité à La NRF, parce qu’incompatible avec l’idéalisme littéraire de la « nénéref ». La figure de l’écrivain au travail, dans les Entretiens, opère ainsi, sous le signe de l’hostilité tous azimuts, une défense unifiée de la valeur économique et symbolique de l’oeuvre. Je suis « le seul écrivain du siècle[79]  », payez-moi.

Mais il y a autre chose encore, dans le travail des Entretiens et sa représentation dans le même texte, dont l’examen permettra de boucler le cercle qui relie la représentation de l’écrivain à la représentation de sa médiatisation. Il faut souligner à cet égard l’étrangeté de la démarche « générique » adoptée par Céline pour défendre son oeuvre. Pourquoi, en effet, mettre en scène une entrevue fictive ? Le contexte médiatique y fut certainement pour beaucoup dans ce choix. « Genre relativement récent […] dont la popularisation coïncide avec la croissance des médias de masse[80]  », l’interview devint une pratique journalistique commune, en France, à la fin du XIXe siècle, puis un élément majeur du processus de légitimation littéraire dans l’entre-deux-guerres avec la célèbre série « Une heure avec… » de Frédéric Lefèvre[81]. Comme le signalent Jean-Pierre Dauphin et Henri Godard, ce « développement du journalisme littéraire » a fortement contribué à transformer « l’écrivain en personnalité[82]  ». Mais un nouveau pas fut franchi, selon Philippe Lejeune, avec le développement fulgurant des entretiens radiophoniques, au tournant des années cinquante : « de 1949 à 1953, environ vingt-trois séries de ce genre ont été enregistrées et diffusées[83]  », conduisant pour plusieurs à une publication subséquente en volume. Comme le remarque Lejeune, les écrivains élus pour ces entretiens avaient l’essentiel de leur carrière derrière eux ; n’y figure en effet « aucun écrivain né après 1900[84]  ». De par son âge, Céline aurait pu figurer aux côtés des Gide, Colette, Claudel et autres Cocteau ou Mauriac, mais il n’était pas comme eux un candidat à la consécration définitive. Du moins pas encore.

L’importance inédite des entretiens radiophoniques dans l’accession au panthéon littéraire a sans doute été d’autant plus remarquée par Céline que, comme l’indiquent Dauphin et Godard, ses « contacts avec la presse durant ces six premières années après le retour du Danemark restent sporadiques et limités[85]  ». Qui plus est, plusieurs des séries d’entretiens sont diffusées dans les années allant de son retour en France à la mise en chantier des Entretiens, dans les premiers mois de 1954 : Paul Léautaud, Jean Cocteau, Paul Claudel, Michel de Ghelderode et Georges Duhamel sont interviewés en 1951 ; André Breton, Francis Carco, François Mauriac et Henry de Montherlant en 1952 ; Paulhan, Jean Giono, Paul Fort, la princesse de Bibesco et Julien Benda en 1953[86]. Devant cela, Céline ne peut que constater l’ampleur du « déficit médiatique » qui est le sien, dont la diffusion radiophonique est le symbole.

« Passer à la radio » constitue d’ailleurs la première manifestation concrète du « jeu » littéraire, brocardée dans les Entretiens. Mais, dans ce texte, Céline réalise, comme on l’a vu, une perversion du modèle des entretiens. D’une part, le personnage de l’écrivain prend le contrôle de la parole et pratique sa propre légitimation, monopolisant ainsi les fonctions dévolues à l’intervieweur. D’autre part, il fait de l’intervieweur un intermédiaire haineux et imbécile[87]. Ainsi, la représentation de la médiatisation, à partir d’une acceptation initiale du « jeu », signale en fait un refus très net de jouer le jeu. Ou plutôt, puisque le travail de publicité, de promotion de la valeur des textes, a lieu, malgré tout, par le biais d’un dialogue fictif, donc d’un monologue écrit, il s’agit d’un mouvement de refus de la médiation inhérente aux relais médiatiques, de rejet de la parole intermédiaire et de monstration d’une autre médiation, celle de l’écriture, laquelle a recours à la caricature, à l’outrance et à la fiction. Ainsi, mettre en scène un faux travail paratextuel accompli dans l’hostilité sert de prétexte au déploiement d’une autolégitimation agressive et mégalomaniaque, et conduit ultimement à l’exhibition de l’écriture. Un motif obsédant opère, tout au long des Entretiens, un effet de spécularité remarquable ; l’interpellation constante — « combien de pages » — adressée par Céline au professeur Y accomplit un retour sur soi de l’écriture, équivalent célinien du « j’écris Paludes » de Gide. Avec la crise de gâtisme du professeur Y, dans les dernières pages, cette mise en abyme prend plus nettement forme encore, Céline se résolvant à écrire l’entrevue, dans une boucle proustienne où le personnage annonce sa transformation rétrospective en auteur du texte que l’on est en train de lire : « je vais le fignoler moi l’interviouve ! […] putain d’interviouve[88]  ! ».

En adoptant le genre par excellence de la médiatisation littéraire, celui de l’entrevue, pour le déconstruire et saper ses fondements grâce à la fiction, Céline réalise la fusion du travail paratextuel et du travail textuel[89]. Par la mise en évidence de la fabrication du personnage d’écrivain et par le dévoilement ironique, caricatural, de la figure du clown violent, les Entretiens opèrent, ce faisant, une critique ou, à tout le moins, une déconstruction de la mise en scène de soi inhérente à la médiatisation de l’écrivain. Et pourtant, il y a, malgré tout, une mise au point de l’image « définitive » de Céline, reprise ne varietur dans les textes ultérieurs. La fiction d’entrevue trace, en effet, la voie aux entrevues véritables. Quand, à partir de 1957, sous l’impulsion de Roger Nimier, chargé par Gallimard de défendre D’un château l’autre, les interviewers se pressent à Meudon, Céline n’hésitera pas à paraphraser le discours élaboré dans les Entretiens. Tout se passe ainsi comme si Céline adoptait, dans ses relations concrètes avec le monde littéraire et médiatique, une présentation de soi créée, d’abord, dans les Entretiens[90]. Rien de nouveau, à cet égard, dans sa trajectoire, puisque chez lui, « l’option littéraire précède et commande en quelque sorte le comportement social », comme le souligne Meizoz, qui trace un parallèle avec Houellebecq : « [ils] mettent en scène une posture discursive dans leurs romans, et la reproduisent à titre d’acte public, lorsqu’on les interpelle en tant qu’auteurs, brouillant ainsi la frontière entre auteur et narrateur[91]  ». De Céline à Houellebecq, la médiatisation de la littérature s’est nettement accélérée, de sorte qu’on peut juger que le cas Houellebecq (dont il ne peut être question ici d’entamer l’analyse) est symptomatique d’un « nouvel état du champ littéraire contemporain[92]  » dans lequel la mise en scène de soi comme auteur dans les médias est une étape cruciale et incontournable dans les trajectoires littéraires[93]. Par ailleurs, les textes de Céline jouent plus fortement que ceux de Houellebecq sur l’ambiguïté de leur statut autobiographique. La comparaison entre les deux n’a par conséquent qu’une valeur relative, heuristique. Quoi qu’il en soit, le travail d’élaboration posturale met en évidence, dans les deux cas, l’importance des médias et, plus spécifiquement, du paratexte dans l’auto-représentation, de même que le rôle primordial joué par les textes. Le personnage de l’auteur est une création textuelle explicite, chez eux, avant d’être reproduit dans les interactions médiatiques. Le « jeu » véritable, en définitive, est textuel. « Je » aussi, par voie de conséquence. Cependant, en se conformant, sur la scène publique, à ce personnage, Céline et Houellebecq brouillent la frontière entre fiction et authenticité, non sans un malin plaisir, paraphrasant ainsi Charles-Albert Cingria, qui écrivait : « Il est entendu que chaque fois que je dis “je”, je m’“autorise”[94]. » Je fais l’auteur, semblent-ils dire : je « joue » à être ce personnage que j’ai inventé.