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À Daniel Sangsue, éminent stendhalien — À Ernest Mignatte, beyliste averti

Le 23 septembre 1943, Raymond Guérin, alors prisonnier en Allemagne, écrivait à sa compagne Sonia : « Je viens de recevoir une merveilleuse lettre de Camus qui me parle de ce qu’il appelle “ ma psychologie du scalpel[1] ” et qui me rapproche de Stendhal. Rien ne pouvait me toucher davantage, vous le pensez. » Dans cette lettre datée du 10 courant, Albert Camus, devenu rapidement célèbre grâce à la parution de L’étranger l’année précédente, répondait à Guérin, qui lui avait fait part de ses réticences devant l’aspect philosophique que le roman contemporain avait de plus en plus tendance à revêtir, en lui représentant que les auteurs russes, par exemple, avaient toujours philosophé, mais que ce n’était pas nécessaire pour être grand romancier, à preuve Balzac et Stendhal, ce dernier lui apparaissant comme un modèle pour son interlocuteur[2]. En quelques mots, Camus avait donc saisi l’essentiel d’une poétique romanesque que Stendhal d’abord, Guérin ensuite, ont définie pour leur oeuvre propre, certes, mais aussi dans une visée théorique plus vaste, prenant ainsi part aux débats, sous une forme privée ou publique, qui divisaient les milieux artistiques de leur époque respective. Nous reviendrons sur ces questions, pour l’examen desquelles la filiation de Stendhal à Guérin ne fait pas de doute ; voyons d’abord pourquoi le rapprochement opéré par Camus, par une formule d’une absolue justesse — « la psychologie du scalpel » —, a pu tant combler l’auteur de Quand vient la fin, son deuxième roman paru en 1941, cinq ans après Zobain (Sa correspondance), tous deux chez Gallimard[3].

Reconnaissance de dettes

La leçon que Guérin a prise chez Stendhal s’affirme très explicitement aux frontons de quatre de ses ouvrages, parmi la douzaine qu’il a publiée entre 1936 et 1953, sous la forme d’épigraphes, tantôt isolées, tantôt à côté d’autres signatures comme celle de Montaigne, pour qui nos deux écrivains éprouvaient la même admiration ; les voici dans l’ordre chronologique, telles qu’on les trouve, avec ou sans leur référence, dans Zobain (1936) :

La distraction la plus facile pour l’homme que les passions tendres ont rendu malheureux, n’est-elle pas celle qui se compose presque en entier du souvenir même de ces passions ? (Histoire de la peinture en Italie, t. 1).

Dans Quand vient la fin (1941) :

C’était un être qui s’ennuyait aussitôt qu’il n’avait pas quelque chose à faire, son coeur ne lui fournissait absolument rien (Lamiel).

Dans L’apprenti (1946) :

Il est dur de se dire à vingt ans : « Tout ce que je sais m’a été enseigné par des gens qui avaient le plus pressant intérêt à me tromper. Il faut refaire mes idées sur tout » (Rome, Naples et Florence).

Et, enfin, avant la deuxième partie (« Contre une terreur des faits ») d’Un romancier dit son mot (1948) :

Lorsque je puis écrire, mon esprit, occupé de rendre exactement ma pensée, n’a pas le temps d’être affecté péniblement par la saleté du modèle[4].

La première remarque est que, sur les quatre oeuvres de Stendhal citées, une seule est du domaine de la fiction — Lamiel —, les trois autres appartenant à celui de l’essai ou du genre intime, ce qui n’est pas sans relation avec le voeu de diversité générique que Guérin a formulé pour son oeuvre ; la deuxième remarque s’inspire du contenu même de ces citations pour constater que les deux premières relèvent de l’analyse psychologique, la troisième de la morale sociale, la dernière de l’esthétique, chacune trouvant son écho, bien évidemment, dans le texte qu’elle annonce : de fait, Zobain, récit épistolaire univoque, retrace le mariage tôt raté du personnage éponyme ; Quand vient la fin est le récit d’une vie, celle du père de l’auteur-narrateur, homme entreprenant et infatigable travailleur, apparemment dépourvu de toute ressource intérieure ; L’apprenti, comme son titre le suggère, se fonde sur les découvertes que fait un jeune homme des dures lois de la société, son emploi de garçon d’hôtel et de restaurant le confrontant aux expériences les plus pénibles ; Un romancier dit son mot, lui, est le recueil, dans une veine volontiers pamphlétaire, des idées de Guérin sur la création romanesque. À chaque fois, on le voit, la formule empruntée à Stendhal — ou à Henri Beyle — est suffisamment percutante pour installer le livre concerné dans un registre incisif, virulent, voire polémique : de la « vivacité » de ce dernier à l’« alacrité » dont Guérin dotait volontiers son humeur, il n’y a qu’un saut, et un même trait de caractère.

Voilà pour la part la plus visible de l’héritage ; pour l’autre, celle qui s’est transmise au fil du temps, et telle qu’elle se révèle dans les différents ouvrages de Guérin, il faut l’attribuer à la fréquentation régulière des livres de Stendhal, depuis l’adolescence sans doute[5] et jusque dans l’âge mûr, comme en témoignent plusieurs lettres à sa compagne, notamment celle du 2 mars 1937 :

[…] je suis rentré à Bordeaux tout tranquillement en finissant de lire Le Lys dans la vallée de Balzac. Admirable sujet certes et bien traité, mais comme le style est souvent ampoulé, de mauvais goût, comme la pensée est conformiste ! Non jamais je n’accepterai qu’on mette Balzac à la hauteur de Stendhal […]

ou celle du 7 avril 1938 :

[…] Je relis le Voyage dans le Midi de la France de Stendhal[6]. Il y a dès le début des pages sur Bordeaux qui sont absolument ravissantes. Elles paraissent écrites de la semaine dernière, tant le ton en est resté frais, tant l’observation est juste. Décidément M. de Balzac a bien du mal à soutenir la comparaison avec le divin, le diabolique Stendhal ! […].

Certes, l’opposition entre Balzac et Stendhal n’a rien de très original, mais elle se justifie par le primat que Guérin accordait à la subtilité de la prose. Sa fidélité à l’auteur du « Brulard », comme il dit, s’affirme encore dans les lettres de captivité dans lesquelles il réclame, parmi les nouveautés, Aux âmes sensibles, une correspondance inédite de Stendhal parue chez Gallimard en 1942[7], et surtout la thèse de Jean Prévost, La création chez Stendhal, essai sur le métier d’écrire et la psychologie de l’écrivain, publiée par Le Sagittaire, à Marseille, en 1942 également : nul doute que cette brillante étude, due à un écrivain aux dons multiples[8], ne pouvait que conforter Guérin dans sa propre lecture. Nous allons voir pourquoi. Auparavant, nous devons souligner, afin de parfaire cette entrée en matière, le rapprochement récurrent que la critique a suggéré entre la manière de Guérin et celle de Stendhal, avant même que Camus s’en avise ; ainsi, André Rousseaux écrivait-il dans Le Figaro du 4 octobre 1941 :

M. Raymond Guérin, auteur de Quand vient la fin, révèle un talent qui n’est pas douteux. Un talent précis, d’une exigeante exactitude, qui pratique le stendhalisme du petit fait vrai avec une volonté de situer la vérité partout où elle se trouve, même dans les faits les plus désobligeants. 

Louis Émié, de son côté, estimait que ce roman avait été écrit « pour ceux-là, ces happy few qui se retrouvent dans Stendhal et dans Proust et qui rangeront le livre de Guérin aussitôt après la Vie de Henri Brulard ou tel tome du Temps perdu[9] ». Mais c’est à la perspicacité de Joë Bousquet que l’on doit d’établir, au long d’un article jouant sur le mode allusif, la connivence la plus amusante : « Discrètement, Raymond Guérin nous avertit que son livre sera lu encore en l’an 2000. Je n’en suis pas sûr ; mais je ne me risquerai pas à assurer le contraire[10]. » Ne lit-on pas, en effet, dans le Journal de Beyle : « Je pourrais faire un ouvrage qui ne plairait qu’à moi et qui serait reconnu beau en 2000[11] » ? Toutefois, après ces premières impressions qui laissent voir une indéniable parenté entre les deux écrivains, il convient d’analyser les choses de plus près.

Guérin s’était ainsi promis de lire l’essai de Prévost[12], sans doute le plus novateur depuis des années, comme le souligne Henri Martineau dans la préface qu’il lui a donnée lors de sa première réédition[13] ; cependant, à la date de sa parution, Guérin est un homme mûr, au goût formé, et il est familier de longue date avec l’idée que l’on s’est forgée de Stendhal, comme du beylisme, dans les milieux littéraires de la période 1880-1920, sans compter le résultat de sa lecture personnelle. Aussi semble-t-il intéressant, parce que le jugement de Guérin n’a pu en faire l’économie, de reprendre l’analyse proposée de l’oeuvre stendhalienne par celui qui devait durablement influencer les études critiques, avant de disparaître tout aussi durablement, mais dont, fort heureusement, on a redécouvert l’importance ces dernières années, je veux parler de Paul Bourget et de ses Essais de psychologie contemporaine ; notons, tout d’abord, que ce terme de « psychologie », appliqué aux écrivains et à leurs oeuvres, convient à merveille, via Stendhal, à la posture de Guérin romancier et ensuite, que Bourget s’intéresse avant tout au style, seule véritable préoccupation de Stendhal comme de Guérin dans leur conception de l’écriture romanesque. Aussi prendrai-je mes principaux points d’appui théoriques chez Bourget, sans néanmoins perdre de vue Prévost.

To the happy few

Au début de l’étude consacrée à l’auteur de la Chartreuse en 1882, Bourget met l’accent sur un aspect devenu légendaire, à savoir le peu de cas fait du succès public :

Il écrivit beaucoup et ne fut guère lu. […] Cette grande incertitude de la renommée littéraire a du moins ceci de bon qu’elle nous guérit des inutiles ambitions d’immortalité et qu’elle nous amène à ne plus écrire, comme Stendhal lui-même, que pour nous faire plaisir, à nous-mêmes et à ceux de notre race[14]

On se rappelle que Beyle, dès 1804, parlait dans son Journal de « l’heureux petit nombre[15] » capable d’apprécier les oeuvres dignes d’une estime méritée et sans concession aucune à l’attente du moment ou du commun ; ce fut là l’attitude la plus constante de Guérin, qui s’est toujours voulu indépendant de ses éditeurs, de la critique ou de la mode, et qui prétendait n’écrire que pour son loisir. Il l’a dit et redit, dans ses lettres, ses articles, ses pamphlets, sur un mode tantôt détaché, tantôt passionné ; ainsi écrit-il à Paulhan le 22 janvier 1940, au moment où son deuxième roman est en lecture chez Gallimard :

Mon cher Ami, je vous remercie de m’avoir communiqué l’opinion que vous et vos amis avez de Quand vient la fin. Cette opinion m’a paru, comment dirais-je ? : amusante. […] puisque décidément mes écrits ne peuvent plaire qu’à si peu de personnes, je crois qu’il est inutile que je continue à jouer malgré moi les « suppliants ». […] À l’avenir je m’abstiendrai de toute démarche personnelle en faveur de mes écrits. Si une chose continue de me paraître importante, c’est de les écrire[16].

Ou encore, une décennie plus tard, dans Un romancier dit son mot, assène-t-il son postulat :

Je mentirais si je prétendais que je me moque de l’opinion que certains peuvent avoir de moi ou de mes gribouillages. […] En réalité, j’ai conservé l’ambition (fort répréhensible, je l’accorde) de toucher des lecteurs, […] d’être pour eux une sorte de réactif. Mais à la condition qu’ils me prennent comme je suis sans discuter, avec mes qualités et mes défauts, comme on fait d’un frère ou d’un ami. À la condition qu’ils me laissent libre de mes mouvements et de mes humeurs[17].

Voilà une allure et un ton que n’aurait pas désavoués le chantre de l’égotisme[18]. En ce qui concerne la réception des ouvrages de Guérin, on ne peut pas dire, comme l’écrit Bourget de Stendhal, que « [l]es sentiments ne furent point partagés, et le style ne fut point goûté[19] », au moins pour les premiers : les dossiers de presse montrent que, fût-ce pour s’en scandaliser, la critique en a largement rendu compte et on trouve, sous les meilleures signatures, des éloges appuyés des qualités de l’écrivain ; le mauvais tournant s’est situé au début des années 1950, au moment où de nouvelles générations se sont imposées, et c’est le triste insuccès des Poulpes — son incontestable chef-d’oeuvre pourtant[20] — qui l’a fait mourir deux ans plus tard avec le sentiment d’être un auteur incompris : c’est cette image, très largement fausse, que se font de lui certains de ses amateurs, fiers de se compter parmi les happy few. Mais la vie littéraire n’est pas si réductrice : si Stendhal, bien avant l’an 2000, est devenu un monument du XIXe siècle, Guérin, certes sans l’équivaloir au XXe, est encore lu comme il l’avait prédit et par un public plus nombreux qu’on ne le croit. Les succès passent, le talent reste.

Italia magica

L’Italie ! ce mot revient sans cesse sous la plume de Beyle. Il en écrit les syllabes comme le personnage du poème de Virgile dut les prononcer, avec adoration. C’est qu’il l’avait connue et goûtée, cette belle Italie, dans la période la plus exaltée de sa jeunesse et quand toutes les fièvres de la vie brûlaient son sang. Il savoura, comme un barbare, cette voluptueuse impression animale du soleil, si caressante à ceux dont la jeunesse a grandi sous les nuages du Nord[21]

C’est de cette manière, elle-même enthousiaste, que Bourget évoque la relation de Stendhal avec le pays qui, tout au long de son oeuvre, s’est constitué en patrie littéraire et c’est sur ces traces que Guérin, tout au long de sa vie, va nourrir à son tour un amour profond pour une contrée emblématique de son tropisme méditerranéen[22] ; je rappelle que deux des épigraphes citées plus haut viennent des essais « italiques » de Stendhal et, à lire les carnets ou la correspondance de Guérin, on s’aperçoit vite que l’Italie qu’il a découverte, entre vingt-cinq et trente ans, est bien celle qu’il s’était représentée en lisant les chroniques de son mentor. Toutefois, c’est dans son roman de 1949, Parmi tant d’autres feux…, qu’il met en scène ses « voyages en Italie[23] », transposant dans la fiction ceux qu’il avait lui-même effectués de 1934 à 1938 tout en les augmentant d’une dimension abondamment référentielle[24] ; je n’insiste pas sur l’énumération et la description des oeuvres d’art qui proposent une version romanesque de l’Histoire de la peinture en Italie, préférant m’arrêter sur la convocation explicite : « Il[25] se remémorait la hâte avec laquelle il s’était précipité au musée de Bologne pour contempler les Jules Romain et les Guerchin que Stendhal prisait tant. » Mais il faut le noter, nous y insisterons plus loin, la source livresque n’empêche pas la distance critique :

Comme il était tombé de haut ! Il avait été immédiatement rebuté par tout ce bitume, par ces formes académiques et grandiloquentes. Comme cette peinture était conventionnelle et faussement tragique ! Surtout, les chairs langoureuses du Guide l’avaient exaspéré. Quelle guimauve[26] !

Le héros de Guérin ne serait pas digne des modèles stendhaliens s’il se contentait d’être un médiocre suiviste : admirer Beyle, si on a bien compris sa leçon, c’est aussi savoir retourner son admiration en moquerie. Et à cette école-là, Guérin fut un élève surdoué. Reste que parmi les « inspirations méditerranéennes », pour reprendre un titre de Jean Grenier, qui portèrent sa prose, les stendhaliennes furent indéniablement les plus vives au temps de sa formation intellectuelle, vers 1920, et qu’on en suit l’empreinte jusqu’aux ultimes évocations des séjours en Italie dans Les poulpes.

Sentir, penser, créer

Bourget, dans son portrait de Stendhal, en a décrit un aspect essentiel : « Très sensuel, il rencontra dans les théories de Cabanis une doctrine à sa portée[27] », faisant ainsi écho au Journal où est noté, à la date du 4 [pluviôse an XIII : 24 janvier 1805] :

Je vais au Panthéon, je lis le premier discours de Cabanis sur les Rapports du physique et du moral. […] Je vois dans Cabanis que nous agissons souvent pour satisfaire à des besoins qui viennent d’après des idées qui viennent de l’intérieur du corps au cerveau. La réunion des désirs qui nous viennent de cette manière se nomme instinct. […] Donc dans le cas de l’instinct comme dans tous les autres, l’individu suit encore ce qui lui semble le mener à son plus grand bonheur[28]

Cette philosophie lui a également été enseignée entre autres par l’auteur des Éléments d’idéologie (1801), Destutt de Tracy :

Il a subi, jusque dans les moelles, l’influence du sensualisme idéologue, qui est celui de ces théoriciens. Avec eux, il attribue à la sensation l’origine de toute notre pensée. Avec eux, il résout dans le plaisir tous nos mobiles d’action et tous nos motifs. Poussant ces premiers principes jusqu’à leur extrême conséquence, il considère que le tempérament et le milieu font tout l’homme[29].

L’influence du « physique » sur le « moral », le primat de l’« instinct » et de la « sensation » sur la « pensée » et l’« action » qu’il a pu trouver chez Stendhal comme l’expression du sensualisme, Guérin va les radicaliser en élaborant à son tour une « doctrine » fondée sur la toute-puissance du corps sur l’esprit ; en cela, il est d’ailleurs très proche de Louis-Ferdinand Céline[30], lequel s’inscrit lui-même dans la lignée des médecins-écrivains, particulièrement féconde au XXe siècle[31] et dont les oeuvres peuvent se lire comme autant d’« anatomies ». Dès la parution de Quand vient la fin, l’écrivain s’était gagné une réputation de physiologiste, moins dans le sens du terme mis à la mode vers le milieu du XIXe siècle, ainsi que le rappelle Jean-Baptiste Baronian[32], que dans celui qui désigne le naturaliste, dans la mesure où le dernier quart du roman est consacré à la description sans fard du cancer dont se meurt le père du narrateur. Paulhan terminait le prière d’insérer par cette formule qui devait faire florès : « Plus d’une page de cette nouvelle “ Vie de mon père ” fera songer le lecteur aux “ souvenirs entomologistes ” de Fabre. » Avec L’apprenti — dont Maurice Nadeau avait rendu compte dans un article intitulé « Raymond Guérin ou l’obsession du physiologique[33] » —, puis avec Parmi tant d’autres feux… et Les poulpes, Guérin devait scruter toujours d’un peu plus près les liens complexes, et parfois secrets, que les organes tissent avec la personnalité, que ce soit dans le domaine de la sexualité, dans celui de l’activité intellectuelle ou même dans celui de la vie spirituelle ; il a voulu, de cette manière, se faire l’interprète le plus fidèle possible de ce que peut être la vérité des faits, à savoir l’« influence du physique sur le moral[34] », selon l’expression de Beyle, sans la dissimuler derrière le masque de l’idéalisation ou de l’abstraction. N’ayant pas la place de citer les extraits les plus significatifs de tous les romans[35], je reprendrai seulement la chute d’un passage des Poulpes où le narrateur évoque les « feuillées » répugnantes du camp : « l’organisme, lui, forcément, il réclame son dû. Mais quoi ? C’est là l’âme du monde[36] !… » La formule conclusive est bien dans le ton de tant d’oeuvres publiées, au retour des camps, par des auteurs[37] ayant composé, livre après livre, la chronique de ces années de deuil : deuil des idées, deuil des valeurs, deuil de la littérature aussi, parfois, dans la mesure où il est évidemment malaisé de séparer vision du monde et écriture quand la réalité physiologique hante l’imaginaire. Mais il est peut-être plus intéressant encore de donner idée de la « philosophie » élaborée par Guérin, telle qu’il l’expose dans La main passe et Un romancier dit son mot. Le premier titre, publié en 1947, se présente comme « une pérégrination mentale » conduite par un narrateur jouant le rôle d’un double miroir, interne vis-à-vis de son personnage, externe vis-à-vis de M. Hermès, son ami de longue date ; pour ce qui nous occupe, je me contenterai de relever ceci :

Pouah ! ces animaux physiologiques, qui prennent leurs couchages pour de l’amour, ne réfléchissent pas une seconde que c’est le jeu de leurs viscères qui conditionne les beaux sentiments qu’ils croient éprouver. […] Montrer que tout dépend d’abord du physiologique. Ne pas sortir de là. Non la psychophysiologie mais la physiopsychologie[38].

Ce qui est, à la fois, une façon de prendre le contre-pied d’une expression très en vogue aux alentours de 1880 et d’établir le primat des organes sur le caractère. Même tonalité dans Un romancier dit son mot :

Jusqu’à un certain point la créature n’est rien que par ses viscères. […] l’acte le plus bénin, la décision la moins conséquente, l’humeur comme le penchant, la velléité comme l’entêtement sont étroitement conditionnés par les phénomènes viscéraux. Respecter une telle affirmation, dans le domaine de la création littéraire, c’est donc pousser ses investigations hors des limites jusqu’ici convenues et, aussi, réprouver toute terreur paralysante des faits[39].

On comprend ainsi que, pour Guérin, les leçons données par le développement de toutes les sciences médicales depuis la fin de l’Ancien Régime, et dont Stendhal s’était imprégné[40], doivent, ou auraient dû, changer radicalement la perspective du romancier sur la conception de son art ; et c’est, pour le coup, à son prédécesseur qu’il s’en prend, dans le même essai, par une sorte de dépit esthétique et sentimental. Après avoir salué sa reconnaissance posthume — « Les esprits les plus rétifs ont admis la pertinence avec laquelle il avait su analyser les passions dans ses romans. Et l’on est d’accord, d’autre part, pour considérer aussi ses livres les plus crus comme une remarquable contribution à la connaissance du coeur humain[41] » —, il en vient à comparer les écrits de Stendhal à ceux de Beyle pour regretter que la courageuse franchise du second fasse défaut au premier :

Est-ce que la vérité des héros stendhaliens n’est pas entièrement tirée de Stendhal ? Et pourtant, c’est un fait, Stendhal n’a pas osé la complète transposition. Il ne nous a rien caché de lui-même dans ses propres confidences. Il avait donc de quoi meubler la partie la plus trouble de ses héros. Mais il s’est tu obstinément[42]. […] On voit bien que bon nombre de stendhaliens ou même de beylistes et que la plupart des ordinaires amateurs de fictions lui savent gré d’avoir idéalisé les protagonistes des mondes qu’il enfantait. […] Le besoin étrange (mais apparemment inné), qu’ont les gens de poser un masque trompeur sur le visage de l’évidence, est incroyable. […] Il leur faut des contes de fées, du trompe-l’oeil, des miroirs à alouettes. […] Ils préfèrent au vrai, tous les malentendus psychologiques, toutes les hypocrisies physiologiques[43].

Dans une telle tirade, on reconnaît le pourfendeur des moeurs littéraires et sociales dont Guérin tint à revêtir la panoplie, mi par conviction, mi par jeu, et, au fond, on sent bien que c’est moins à Stendhal qu’il en veut qu’à la morale dominante, exigeant des artistes qu’ils n’aillent pas trop au-delà des limites convenues. Et c’est bien sur ce terrain que nos deux écrivains se retrouvent, la dénonciation de l’hypocrisie faisant le fond des chapitres les moins « romancés » du Rouge et le noir ou de Lamiel ; s’il n’est sans doute pas nécessaire de rappeler les fameuses pages dans lesquelles Julien, dans sa prison ou devant le tribunal, dresse le procès de ses contemporains, on peut en revanche citer quelques lignes du roman posthume, moins connu, moins commenté que le précédent[44]. Nous tenons, en effet, avec le personnage du docteur Sansfin un caractère de cynique — tel que Guérin avait voulu se le forger en s’identifiant à Diogène de Sinope[45] —, un habile manieur de scalpel n’hésitant pas à trancher dans le vif, fût-ce par métaphore, pour instruire son élève Lamiel :

Je viens, moi, couper le lierre et nettoyer l’arbre. En vous quittant, vous allez me voir de votre fenêtre, descendre de cheval, et couper le lierre des vingt arbres à gauche. Voilà ma première leçon donnée, cela s’appellera la règle du lierre. […] Vous parviendrez à connaître qu’il n’y a pas une des idées que vous avez actuellement qui ne contienne un mensonge[46].

Plus loin, l’enseignement produisant son effet, Stendhal peut écrire : « Le premier sentiment de Lamiel à la vue d’une vertu était de la croire une hypocrisie », et le docteur de se lancer dans une diatribe contre la tartuferie de son siècle[47]. Car la seule attitude légitime est la lucidité, selon les préceptes rapportés par Bourget :

Beyle a dit encore : « Pour être bon philosophe, il faut être sec, clair, sans illusion. Un banquier qui a fait fortune a une partie du caractère requis pour faire des découvertes en philosophie, c’est-à-dire pour voir clair dans ce qui est »[48].

Il convient ainsi de nous demander sous quelle forme cette exigence a pu se traduire dans la technique narrative de l’un et de l’autre ennemis du trompe-l’oeil… considéré comme un principe d’existence collective.

Descendre en soi-même

L’un des apports les plus novateurs de Stendhal à la création romanesque est, aux yeux de Bourget, « ce très étrange phénomène de l’analyse dans l’action et dans la passion » qui veut que, aussi dynamiques qu’ils soient, Octave, Julien ou Fabrice apparaissent au lecteur comme « des psychologues, voire des ergoteurs, qui se demandent sans cesse comment ils sont émus, qui scrutent leur existence morale dans son plus intime arcane » ; ainsi, conclut le critique, « [c]elui que Stendhal étudie a pour trait distinct la puissance et, si l’on veut, la manie de la dissection intime ». Où l’on voit que l’image du scalpel, employée par Camus, s’était déjà imposée dans le vocabulaire de Bourget, comme elle s’imposera aux commentateurs des récits de Guérin, nous l’avons dit. Voilà pour la conception du personnage. Qu’en est-il de la méthode ? « Le procédé de Stendhal est le soliloque », comme dans Armance où Octave confesse sa passion pour sa cousine au cours d’un « interminable monologue […], non point prononcé comme ceux des pièces de théâtre, mais pensé, comme il convient dans un roman d’analyse, et comprenant l’infini détail d’une vaste association d’idées ». De même, « dans Le rouge et le noir, une page sur deux est remplie par la discussion que les personnages soutiennent à chaque instant avec eux-mêmes[49] ». De son côté, un demi-siècle plus tard, Prévost insistera sur la genèse de ce procédé :

Ce qui durera, ce qui prépare dès 1806 l’originalité éclatante du Rouge et noir, c’est le ton du Journal. Monologue intérieur par questions et réponses ; […] chronique qui suit les faits au jour le jour, remet tout en question chaque matin, ne prédit rien d’avance, voilà ce que la pratique du journal en 1805 et 1806 prépare pour la grande chronique de 1830[50].

Là où Bourget ne pouvait parler que de monologue — même si la parution des Lauriers sont coupés d’Édouard Dujardin est contemporaine des Essais —, Prévost, lecteur de Joyce, emploie l’expression devenue caractéristique du roman moderne de son époque, « monologue intérieur », dont la technique fut exercée et théorisée dans toute l’Europe littéraire entre les deux guerres ; et dans le chapitre de sa thèse consacré au Rouge, il montrera qu’à la différence des « monologues intérieurs de nos romanciers contemporains [qui] se prolongent aisément pendant des pages[51] », ceux de Stendhal sont condensés, ce qui les rend « plus plausibles » parce qu’ils vont à l’essentiel. Une manière de dire que le stream of consciousness, le « tout venant de la pensée », ainsi que l’écrivait Dujardin, ne présente guère d’intérêt dans une économie romanesque ; indéniablement, le jugement esthétique évolue et, aussi bien, ce qui semblait à Bourget « interminable » apparaît chez Prévost comme l’art du bref. Affaire d’époque.

Si l’on en vient à Guérin, parfaitement instruit des innovations les plus récentes en matière de monologue intérieur, le plus évident de son oeuvre est le questionnement inlassable de ce qui peut faire la vérité intime d’un être : son premier roman, on se le rappelle, est entièrement composé de lettres « monologuantes », dans son troisième, dont le premier titre était L’apprenti psychologue, « les soliloques succèdent aux soliloques », pour paraphraser Bourget, de même que La main passe ou La confession de Diogène déroulent un discours intérieur univoque, et je néglige d’autres titres. Comme chez Stendhal, le démon de l’analyse est partout présent, même si, comme chez Stendhal également, l’action n’est jamais reléguée au second plan : au moins pour les plus significatifs d’entre eux, les ouvrages de Guérin sont de « vrais » romans. Et c’est peut-être chez Stendhal qu’il a pris l’idée de théâtraliser ses monologues intérieurs, en plaçant le narrateur en face de lui-même, simultanément acteur et spectateur de sa propre parole : il a voulu en effet éviter les dédales de l’inconscient où le sujet ne se reconnaît plus et, d’un autre côté, faire jouer la marionnette, ne perdre jamais de vue que tout n’est que comédie, fût-ce dans la confrontation avec soi-même. Ce procédé original que l’on peut désigner comme un monologue intérieur en voix « médiane », Guérin l’a surtout mis en oeuvre dans Parmi tant d’autres feux…, et plus particulièrement dans le chapitre « Avant de franchir le pas », où Monsieur Hermès, faisant sa toilette au matin de son mariage, s’interroge sur sa destinée. Pour en donner quelque idée, on peut noter qu’aux remarques les plus platement matérielles (« Voilà une goutte de sueur sur mon plastron[52] ») s’enchaînent des envolées lyriques (« Quelle paix soudain, dans mon âme, par le miracle de cette musique sublime[53] ») ; ou que des voix externes (« Je peux entrer ? dit Patrick[54] ») relaient celle du soliloque. Le chapitre en son entier — qui compte plus de soixante pages —, en faisant alterner les registres et les points de vue, illustre ce protéisme de la créature dont Guérin a fait sa philosophie, insaisissable identité que, dans tel ou tel récit, la première personne du singulier n’atteint pas beaucoup mieux que la troisième, raison pour laquelle il faut y employer les deux : Stendhal l’avait bien compris en recourant volontiers au style indirect libre. C’est aussi un des plus sûrs moyens de ne pas se laisser mystifier, comme le prouve cette autre scène « au miroir » dans L’apprenti : « Monsieur Hermès se rasait à petits coups précis et nets, en faisant des grimaces qu’il ne voyait que d’un oeil. […] Une face de clown, il avait, avec tout ce blanc qui faisait ressortir ses lèvres plus rouges. Hi, hi, hi ! Dité môa, Môssieur Lôyal ? Sâvez-vô compter ? Ouais ! compter. Un, dé, trois… ? Ça devait être passionnant d’être un clown. » Rasoir — le « sabre » d’autrefois — ou scalpel, ton comique ici, scène dramatique ailleurs, c’est toujours en tranchant, nous l’avons vu avec la leçon du docteur Sansfin, que l’on met au jour le fond de la nature humaine. Cette voix médiane, qui mêle le « je » et le « il », doit être lue comme une mise à distance du récit par lui-même, comme la réunion en un seul tissu narratif de l’oeuvre intime et de la création romanesque. Ce qui nous ramène au reproche que faisait Guérin à Stendhal de n’avoir pas eu pour ses personnages l’audace dont il avait su faire preuve dans son expression personnelle : lui, il s’est fondu « égotistement » dans des pages qu’il concevait comme autant de reflets disparates de sa personnalité.

Quelle qu’ait été leur méthode respective, il ne fait pas de doute que les deux écrivains furent des novateurs, on l’a découvert tardivement de Beyle, on s’en apercevra mieux, avec le temps, pour l’auteur des Poulpes, roman dont on n’a pas montré encore toute la complexité narrative et stylistique[55]. Leur nouveauté a tenu également à leur utilisation du fait divers, authentique ou fabulé, et du « petit fait vrai ». Ce sera le point suivant.

Roman et vérité

Dans les premières années de son Journal, après avoir rapporté un drame de la jalousie survenu en Italie et lu dans le Journal de Paris, H. B. ajoute : « Chercher la vérité sur ce fait[56]. » Or, comme le remarque Vittorio del Litto, la comparaison entre les deux textes permet de constater que Stendhal a ajouté deux éléments romanesques au récit du quotidien : le futur romancier a transposé le fait divers selon le principe qui lui permettra de passer de l’« affaire Berthet[57] » à ce chef-d’oeuvre de la fiction qu’est Le rouge et le noir, ce même principe qui lui fera écrire, au moment de la composition de Lucien Leuwen :

Le vrai sur les plus grandes, comme sur les plus petites choses, nous semble presque impossible à atteindre, du moins un vrai un peu détaillé. Mme de Tracy me disait : « On ne peut plus atteindre au vrai que dans le roman. » Je vois tous les jours davantage que partout ailleurs, c’est une prétention[58].

Conviction que partageait sans conteste Guérin — sinon pourquoi aurait-il éprouvé le besoin de dire « son mot » en tant que romancier ? —, mais en adoptant, au moins dans un de ses romans, La tête vide (Gallimard, 1952), une démarche inverse, à savoir donner à une fiction les apparences d’un fait divers : afin de tenter d’expliquer le double suicide d’un couple illégitime, la première partie collationne un ensemble de documents officiels, procès-verbal de gendarmerie, rapport médical, déposition de témoins, rapport du juge d’instruction, présenté aux « normes » administratives, avec les formules d’usage : « Lecture faite, persiste et signe[59] » ; la deuxième partie reproduit les lettres échangées par les amants ; la troisième, la plus longue, est occupée par le journal intime du hobereau local, commentant l’affaire sur le ton cynique cher à l’auteur de La main passe. La focalisation multiple devrait permettre d’établir la vérité sur les faits, il n’en est, bien entendu, rien mais ce n’est pas l’objet premier du roman : ce qui est poursuivi, c’est le caractère, la personnalité du mari de la femme infidèle, responsable ou victime du drame, faible ou tyrannique, à plaindre ou à condamner ? Le mystère, on s’en doute, reste entier et « parmi tant d’autres feux », aucun n’éclaire le vrai visage du protagoniste. Étiemble pensait de La tête vide qu’il « parut trop tôt pour être goûté des Français autant qu’un peu plus tard le sera l’auteur américain d’une entreprise analogue : Truman Capote », alors que « l’Europe s’interrogeait sur la survie ou non d’un genre que le fait divers semblait dangereusement concurrencer[60] ». Pourtant, le débat sur la rivalité entre la création romanesque et l’avantage donné au fait divers avait commencé quelques années plus tôt, à une époque où le nom de Stendhal revient souvent sous la plume de certains chroniqueurs qui ont tendance à ranger dans le même arsenal « petit fait vrai[61] » et « fait divers », matériaux littéraires qui ne sont pourtant pas tout à fait semblables[62] : j’en ai proposé ailleurs une petite histoire[63], je ne m’y attarderai donc pas ici. Je donne simplement un extrait, très éloquent, d’un article paru dans le premier numéro de La Table ronde :

Plus personne n’ose avouer qu’il invente. Le magazine est roi. Le document seul importe, précis, daté, vérifié, authentique. L’oeuvre d’imagination est bannie, parce qu’inventée. Plus rien ne compte que le petit fait vrai. On sait ce que Stendhal savait en faire. Mais Stendhal serait aujourd’hui journaliste. Le public n’aime que les journaux[64].

Replacée dans son contexte, à l’époque où triomphait l’existentialisme, la polémique n’avait pas que des motivations esthétiques ; il n’empêche qu’elle se greffait, on le voit, sur des oppositions déjà anciennes quant au matériau romanesque : l’histoire littéraire est ainsi faite qu’elle donne souvent l’impression de se répéter. Mais c’est tout l’intérêt aussi de chercher les points de rencontre entre deux écrivains ayant appartenu à des époques éloignées, car force est de constater que les similitudes sont parfois troublantes. Ces deux auteurs, en effet, ou leurs personnages, à qui on a pu reprocher d’être trop cérébraux — à cause des introspections, des micro-analyses psychologiques, des « intermittences » affectives que j’ai évoquées plus haut —, n’ont cessé d’affirmer que la première vertu d’un roman était d’être romanesque.

Au commencement était l’émotion

Toujours en marge de la rédaction de Lucien Leuwen, Stendhal note : « jamais de réflexion philosophique sur le fond des choses qui, réveillant l’esprit, le jugement, la méfiance froide et philosophique du lecteur, empêche net l’émotion. Or, qu’est-ce qu’un roman sans émotion[65] ? » Malgré l’image d’un Beyle ironiste — dissimulant, en fait, un tempérament d’écorché vif[66] — que la tradition a pu perpétuer, personne ne songera à s’étonner que l’un des interprètes les plus sensibles de la génération romantique ait voulu privilégier cette relation immédiate entre l’auteur et son lecteur, qui passe plus par le coeur que par la raison ; ce qui peut paraître plus curieux, c’est que Guérin, en 1949, tienne un langage à peu près comparable, s’en prenant à « l’importance de plus en plus envahissante qu’une certaine forme de l’intelligence a prise dans le roman[67] ». Au cours de cet article, où le nom de Stendhal revient trois fois, le parti pris du romanesque est si nettement appuyé qu’il adopte des allures de manifeste à l’époque où, on le sait, les oeuvres de fiction écrites par des philosophes, plus ou moins doués, ont été saluées comme l’avenir de la littérature[68] ; sur le ton qui lui est coutumier, Guérin fustige « les professeurs [qui] ont fait en masse irruption dans le roman. Ce sont eux qui lui ont inoculé cette terrible maladie de l’intelligence dont il souffre aujourd’hui » et qui dédaignent ce qui fit le charme des Hauts de Hurlevent, de La chartreuse de Parme ou de L’idiot, « l’histoire, l’aventure, la passion, le drame émotionnel ou psychologique, le renversement des situations, l’analyse pathétique des coeurs, le jeu des moeurs et des milieux ». Et quand il écrit : « Les romanciers de notre temps veulent par trop ouvertement dominer leur ouvrage. La méfiance et la subtilité les tuent », on a presque l’impression que notre auteur recopie la page du Journal que je viens de citer ; quant à son lexique, il relève bien davantage du sentiment organique que de l’idéologie, multipliant des termes comme « afflux sanguin », « palpitation » ou « frémissement », tous choisis pour affirmer, contre les « champions forcenés de l’intelligence […] infatués des acrobaties de leur cervelle », qu’un roman n’est digne de ce nom que si s’y expriment « les cris de l’amour, les angoisses de l’individu, les atermoiements du caractère, les écartèlements de la créature engluée dans le social[69] », autant de matériaux devenus suspects à l’époque où paraissent les premiers titres qui, bientôt, devaient être commodément, et souvent abusivement, étiquetés « nouveau roman ». Non que Guérin ne fût pas ouvert à la nouveauté, son activité de critique le prouve assez[70], mais, comme Paulhan, qui lui aura servi d’éclaireur, il s’indignait devant toute forme de « terreur dans les lettres » : c’est cette attitude d’indépendance intellectuelle qui le rapproche à maints égards de Beyle et son goût pour la création romanesque qui l’apparente à Stendhal.

Le plus amusant dans l’affaire, c’est que lorsque Céline a élevé la voix, dans les années 1950, pour clamer qu’en matière de littérature, « Au commencement était l’émotion[71] » et non le « Verbe », qu’il confond d’ailleurs avec le logos, personne ou presque ne s’est avisé que Stendhal n’avait rien dit de différent : « Non, rien qui fasse penser, mais au contraire quelque chose qui dispose à l’émotion, qui est le moyen de force du roman[72]. » La charge que l’auteur des Entretiens avec le professeur Y (1955) lance contre les « idées[73] », si elle se justifiait pleinement en son temps, pour les raisons que nous avons vues, était médiocrement originale, sinon dans l’expression : ce ne sont jamais les positions théoriques qui sont neuves mais les oeuvres qu’elles supposent ou dont elles procèdent, quand elles le sont.

De ce point de vue, et ce sera mon point final, on doit s’intéresser au beylisme de l’après-guerre tel qu’il s’est fait jour dans des entreprises au demeurant assez différentes.

À cheval !

L’histoire en a été écrite ici ou là, depuis plusieurs années, et notamment par Christian Millau[74], mais il n’est peut-être pas inutile de rappeler pour notre propos que le grand retour de Stendhal comme figure tutélaire d’une nouvelle génération littéraire se fit à l’aube des années 1950 grâce à la coïncidence de plusieurs titres où le mot de « hussard » devait convoquer, de façon plus ou moins justifiée, le héros romanesque par excellence, Fabrice del Dongo, et faire de l’esprit de Beyle l’exemple abouti de la désinvolture, de la légèreté, de l’humour, de l’élégance et du style. On sait que c’est le jeune auteur du Hussard bleu (1950), Roger Nimier, qui allait remettre en selle son aîné, l’auteur du Hussard sur le toit (1951), Jean Giono, après les années difficiles de l’après-guerre et que ce sont les écrivains proches du premier que Bernard Frank a qualifiés de « hussards » pour les opposer aux « grognards », dans un article resté fameux[75] : sans ignorer la dimension politique des choix esthétiques opérés par les amis de Nimier[76], il paraît surtout significatif que leur beylisme se soit traduit, d’une part, dans la distance prise par rapport au rôle social de l’écrivain — ils se sont beaucoup moqués de l’« engagement » —, d’autre part, dans le privilège accordé au roman romanesque, n’ayant pas de formules assez ironiques pour condamner le roman à thèse : il suffira de rappeler la causticité de l’article « Paul[77] et Jean-Paul » publié par Jacques Laurent dans La Table ronde, en février 1951[78], la revue de François Mauriac ne cessant de prendre Les Temps modernes pour cible. Mais c’est dans sa propre revue, La Parisienne, née le 1er janvier 1953, le même jour où est parue La nouvelle NRF, que le ton « hussard » devait donner sa pleine mesure[79] ; et, de façon plutôt surprenante car ses opinions étaient plutôt proches de celles de Sartre[80], c’est notamment sous la plume de Guérin, d’octobre 1953 à juillet 1954, que l’attitude dont à l’époque on fait de Stendhal le promoteur[81] s’illustrera avec le plus de brio : ses chroniques, partiellement rééditées depuis[82], y traduisent la vivacité, l’entrain, la spontanéité, l’« alacrité », que l’on prête unanimement au biographe d’Henri Brulard, tout comme le sens de l’ironie, l’exigence de lucidité, la volonté de démystification tels que nous les avons rencontrés, plus haut, chez le docteur Sansfin. Mais on y trouve aussi, pour ce qui est de la création romanesque, ce souci du rôle essentiel joué par le romancier dans l’étude de la nature humaine quand il fait de sa fiction le révélateur du mécanisme secret qui anime la créature sans oublier toutefois de s’adonner à « la divine fantaisie », ce qui permet à Guérin de remémorer « l’émouvante et malicieuse boutade de Stendhal » en réponse à l’article que Balzac avait consacré à La chartreuse, élogieux mais critique à l’égard du début où est racontée l’enfance de Fabrice : « […] Dans ces pages qui vous choquent, je parlais des choses que j’adore. Comment me les serais-je refusées ? » Commentaire : « C’est là qu’il est bon de chercher l’inestimable secret de la grâce. Stendhal a raison : il faut constamment faire passer sa ferveur avant son intérêt, avant l’intérêt même de sa création. C’est le plaisir des dieux…[83] » Ce qui n’est pas très éloigné de l’analyse de Bourget :

Son goût le plus vif est de découvrir les motifs des actions des hommes, et, comme il a lu Helvétius, ces motifs se réduisent pour lui au seul plaisir. Ce qui l’intéresse dans un homme, c’est sa façon d’aller à la chasse du bonheur. Il répondait gravement à un provincial qui l’interrogeait sur sa profession : « observateur du coeur humain »[84].

Autant de formules qui ont trouvé une nouvelle résonance dans les premiers romans publiés par Giono après la guerre, lus par Guérin avec la même admiration qu’avant[85] : le personnage du procureur dans Un roi sans divertissement (1948) passe pour un « profond connaisseur du coeur humain », « un amateur d’âmes[86] » et la phrase finale du Hussard sur le toit, qui revient en leitmotiv au cours du roman pour décrire l’humeur d’Angélo — « Il était au comble du bonheur[87] » —, on la sait tout droit sortie de Lamiel[88]. Curieux du « petit mouvement intérieur de l’horloge[89] » auquel obéit cet animal-machine qu’est l’homme, ironiste et, par-delà la pente mélancolique, amateur sensuel de la vie : tel est le portrait du parfait stendhalien que l’on a brossé, dans les années 1950, de plusieurs écrivains qui, outre Giono, étaient considérés comme les plus habiles à jouer des contrastes entre classicisme et modernité.

Pour différents motifs, Raymond Guérin fut, à cet égard, quelque peu laissé sur la touche ; il suffit pourtant de relire sa Confession de Diogène[90] pour prendre une juste mesure de la subtilité qu’il a su hériter d’Henri Beyle, ne serait-ce que pour l’échange des identités et la virtuosité de l’écriture. Mais, tout compte fait, son plaisir suprême n’était-il pas de faire cavalier seul ?