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De récents travaux sur le texte journalistique ont insisté sur l’importance de la rhétorique dans cette forme d’écriture indispensable à la sociabilité du XIXe siècle. Ces mêmes études ont aussi fait ressortir l’importance d’approches croisées dans toute tentative de déchiffrer l’oeuvre discontinue et collective qu’est le journal[1]. En se penchant sur les écrits des romanciers-journalistes, Thérenty note que dans le cas de ces auteurs, « l’écriture référentielle », qu’on assimile volontiers à une certaine conception de la fiction, peut également être vue comme une « compétence journalistique ». Si les romanciers accordent à la description du monde une place importante, en y peignant le présent, source « infiniment renouvelable[2] » de détails, Thérenty signale, inversement, une « contamination » de leur « écriture référentielle par la fiction[3] ». Ce va-et-vient entre le référentiel et le texte à composante esthétique a été admirablement relevé dans le roman-feuilleton de l’époque. Le présent travail, pour sa part, veut illustrer un phénomène apparenté retrouvé dans un type d’écriture sérialisée qui, à première vue, semblerait avoir une toute autre vocation — en l’occurrence, le feuilleton scientifique. Plus précisément, il examinera La Revue scientifique du vulgarisateur Louis Figuier, contributeur à La Presse et à La France entre 1855 et 1878[4]. Il s’agira de voir comment, en 1862, « le père des vulgarisateurs de la science[5] » traite une grave question : celle de l’origine des espèces.

En un premier temps, cette étude présentera le feuilletoniste. Ce sera aussi l’occasion de faire un bref survol des enjeux épistémologiques alors liés à l’émergence des espèces, question que l’on aborde alors avec difficulté, en grande partie à cause du discours ambiant sur le positivisme. En un deuxième temps, ce travail comparera La Revue scientifique de Figuier à deux textes contemporains produits par l’auteur, soit une monographie vulgarisée intitulée La terre avant le déluge et une compilation annuelle des meilleures chroniques journalistiques de Figuier, L’Année scientifique et industrielle. Cette mise en parallèle du feuilleton scientifique et de ces deux formes d’écriture moins éphémères fera état de stratégies qu’emploie Figuier — qui misera tantôt sur l’aspect éphémère de la presse et tantôt sur sa polyphonie — afin de présenter avec autorité des savoirs où la rhétorique sert de relais entre « fait » et imaginaire.

Louis Figuier, vulgarisateur

Louis Guillaume Figuier est né à Montpellier en 1819. Physiologiste, il est reçu comme professeur agrégé à l’École supérieure de pharmacie mais se brouille avec Claude Bernard en 1856, affaire qui « fait grand bruit[6] ». Le jury appelé à délibérer est composé d’amis de Bernard qui condamnent le rival du grand chercheur. C’est à tort : les résultats de Figuier montrent que ceux de Bernard étaient douteux[7]. Le jeune homme quitte alors cet institut et se consacre à la vulgarisation qu’il pratique depuis l’Exposition universelle de 1855. Avec le recul de plus d’un siècle, il est tentant d’imaginer que Figuier, s’étant fait échauder par la politique institutionnelle, se serait livré à une réflexion sur le rôle de l’erreur, voire de la falsification, comme principe évolutif au sein de la pratique scientifique. Force est de constater qu’au contraire, Figuier va se faire le chantre du positivisme et du « fait » irrécusable.

Cet attachement à ce qu’il appelle la « vérité nue » dans la préface de son célèbre ouvrage La terre avant le déluge[8] s’avère toutefois délicat pour le feuilletoniste, surtout vers 1862. Depuis le célèbre débat opposant Cuvier à Geoffroy Saint-Hilaire, le public français, grâce à la presse, a pris goût aux moments forts des controverses savantes[9]. Malgré le calme tout relatif qui règne dans les milieux savants depuis la confrontation de 1830, des désaccords subsistent quant à la question de l’espèce. Ceux-ci opposent fixistes et transformistes. Dans leurs expressions radicales, ces deux vues sont incompatibles[10], d’où certaines tensions dans les milieux savants. D’où le défi, aussi, de vulgariser ces idées vers 1862.

Bien que la longue et fructueuse carrière de vulgarisation de l’auteur traverse plusieurs décennies (1851-94), l’année 1862 s’avère importante à plusieurs égards. En juin, Clémence Royer dépose L’origine des espèces, première traduction française de l’ouvrage qui, en 1859, déclenche tant de controverses Outre-Manche. En France, toutefois, Darwin et sa théorie sur l’origine des espèces passent largement inaperçus vers la même époque. Seul un article d’Auguste Laugel dans le numéro du 1er avril de La revue des deux mondes de 1861 se consacre véritablement à cette question en faisant référence à son ouvrage. Les historiens des sciences s’entendent d’ailleurs sur la lenteur de la réception française des thèses darwiniennes : les savants passent à côté de celles-ci[11]. D’une part, un nationalisme généralisé leur fait prendre la théorie de Darwin pour celle de Lamarck[12]. D’autre part, ils s’attachent à divers éléments du positivisme comtien, doctrine qui valorise à outrance le « fait scientifique » au détriment d’une interrogation sur la place de l’incomplétude au sein de la modélisation savante[13]. Or, malgré ce climat peu favorable au darwinisme, un autre ouvrage de grande importance sort en 1862. Il s’agit d’un livre d’Albert Gaudry, jeune savant destiné à devenir un des plus grands paléontologues de son siècle. Ce texte, intitulé Animaux fossiles et géologie de l’Attique[14], décrit les fouilles du savant en Grèce, où il a trouvé une énorme quantité d’ossements et déterré une abondance de formes « intermédiaires ». Son ouvrage présente des tableaux arborescents qui montrent des filiations d’êtres[15]. S’y trouvent illustrées les gradations subtiles qui semblent relier les formes entre elles. Ces résultats vont fournir des arguments particulièrement convaincants aux transformistes.

Gaudry n’est cependant pas le seul à publier un ouvrage de paléontologie en 1862. En novembre, Figuier soumet au dépôt légal La terre avant le déluge, qui connaîtra un immense succès[16]. Vu l’abondance de théories qui circulent alors, commentant chacune à leur façon la filiation du vivant, il est utile de s’interroger sur la façon dont Figuier arrivera à moyenner entre un pseudo-darwinisme naissant, un fixisme bien-portant et un néo-lamarckianisme défiant.

Cas d’espèces : fixisme et transformisme

Dans une telle conjoncture, le vulgarisateur, en effet, est mis au défi. Qu’il tente d’expliquer les débats, ou qu’il choisisse de trancher, délibération et réfutation s’alimentent de représentations partielles. Pour illustrer à quel point la question de l’espèce est alors épineuse et dépend des secours de la rhétorique pour être abordée, il suffit de parcourir un des rares textes qui paraît dans la presse française de l’époque et qui mentionne Darwin. Il s’agit de l’« Histoire naturelle de l’Homme » d’Armand de Quatrefages publiée en 1861 dans Larevue des deux mondes[17]. Le célèbre anthropologue veut montrer l’unité de la race humaine. À cette fin, il se réfère aux observations de Darwin pour faire valoir l’idée qu’au sein d’une espèce donnée, le seuil variétal est instable. L’anthropologue décrit, chez les chiens, l’effet de la sélection, appliquée autant par le milieu naturel que par l’humain. À preuve, le chien « de la Polynésie », qui ne se nourrit que « de fruits », ainsi que celui dressé par les « Esquimaux », qui ne mange « guère que des poissons ». Puis, de Quatrefages évoque, du côté humain, des traits exceptionnels tels que la polydactylie et l’« étrange enveloppe » qui recouvrait un homme présenté à la Société royale de Londres en raison de sa difformité[18]. De Quatrefages affirme qu’il ne dépendrait que d’« un simple accident de naufrage qui aurait enfermé dans quelque île déserte les représentants » de telles familles pour « former une race humaine à carapace caduque » ou « une autre race sexidigitaire[19] ».

Il faut ici préciser tout ce qui sépare la vision de de Quatrefages de celle de Darwin : l’anthropologue exclut la possibilité que l’homme descende du singe, car il invoque la nature transcendante de ce qu’il appelle le « règne humain » ; néanmoins, il croit que les mêmes mécanismes sont à l’oeuvre dans ces différents règnes. Autre différence notable : malgré la variété intraspécifique qu’il reconnaît ici, de Quatrefages juge que les espèces elles-mêmes restent fixes[20]. Enfin, une dernière différence, d’ordre méthodologique, séparerait la pensée de l’anthropologue de celle du naturaliste, car de Quatrefages ajoute le commentaire suivant en bas de page :

Les vues de M. Darwin s’attaquent à l’origine même des choses, et il me paraît difficile que la science positive remonte jusque-là. Il cherche à expliquer d’où sont venues les espèces actuelles et les fait dériver toutes d’un type unique modifié pendant une suite incalculable de siècles qui comprend toutes les périodes géologiques : je me borne à rechercher ce que sont les espèces qui vivent aujourd’hui et qui ont vécu dans la période actuelle[21].

On peut trouver surprenante cette réserve, surtout de la part d’un savant dont les conceptions hypothétiques relèguent à des îles lointaines la postérité « d’hommes porcs-épics » naufragés et ceci, en induisant fatalement la règle de futures transmissions à partir de constats antérieurs[22]. La question du seuil temporel au-delà duquel une théorie perd de sa valeur « positive » se pose donc ; et elle reste évidemment sans réponse car elle suppose l’existence d’un critère de démarcation capable d’expulser toute métaphysique de la « véritable » démonstration savante[23].

Éclectisme bien entendu et logique infaillible

En somme, le discours de de Quatrefages, qui emprunte sélectivement — et donc erronément — à Darwin, laisse pressentir tout ce que la science « positive » doit à la rhétorique. Il n’est donc pas surprenant de trouver chez Figuier, à l’instar de de Quatrefages, une même adhésion à la science « positive » exprimée dans la préface de La terre avant le déluge ; mais cette fois, au lieu d’une méfiance exprimée vis-à-vis des « suites incalculables de siècles », c’est une autre forme de chimère qui est dénoncée. Notre vulgarisateur propose la réforme suivante qui veut séparer les « vérités incontestables[24] » des « fantaisies vagabondes[25] » :

Je vais prétendre que le premier livre à mettre entre les mains de l’enfance doit se rapporter à l’histoire naturelle ; et qu’au lieu d’appeler l’attention admirative des jeunes esprits sur [...] les aventures du Chat botté, [...] ou les amours de Vénus, il faut la diriger sur les spectacles naïfs [...] de la nature[26].

Selon Figuier, les « contes et les légendes que l’on donne en pâture à l’enfance, sont dangereux, parce qu’ils entretiennent et surexcitent cette inclination au merveilleux qui n’est déjà que trop naturelle à l’esprit humain[27] ». Il veut former une « génération [...] dirigée de bonne heure vers l’examen et l’étude de la création » en formant « son jugement sur la vérité nue » et « sa raison sur la logique infaillible de la nature[28] ».

L’histoire naturelle se présente ici comme antidote à la fiction. Il est clair toutefois que la division établie entre la « stérile fiction » et les « notions exactes et rigoureuses[29] » risque d’être précarisée par l’objet même de Figuier, qui propose rien de moins que « l’étude de la création ».

Il importe donc de savoir comment Figuier conçoit son rôle de vulgarisateur. Des propos particulièrement éclairants à cet égard se trouvent dans son feuilleton scientifique du 23 mars 1862, rédigé alors que Louis Figuier travaille vraisemblablement à son propre texte de paléontologie (rappelons que La terre avant le déluge paraîtra en novembre). Le lecteur trouve dans La Presse de cette semaine-là une « Bibliographie scientifique » dans laquelle le vulgarisateur passe en revue certains livres de ses collègues. En critiquant l’ouvrage d’un de ses confrères, M. de Jouvencel, auteur de La Genèse selon la science, Figuier explique pourquoi « le but » que s’est donné son collègue, notamment d’« initer les gens du monde » à la géologie, n’a pas été atteint : Jouvencel a eu le « malheur » de « s’éprendre d’une théorie géologique », celle des « déluges périodiques » , ce qui a « compromis tout son ouvrage » ; car un « livre destiné à la vulgarisation scientifique ne peut et ne doit pas être un ouvrage de discussion ». Selon Figuier,

[c]elui qui veut être initié aux éléments d’une science, demande des notions précises, certaines, des assertions nettement formulées, et non des arguments et des considérations en faveur d’un système particulier. Pour comprendre, en effet, ces arguments, ces considérations, il faut être déjà au courant de la science ; or, les lecteurs d’un ouvrage de vulgarisation scientifique sont dans des conditions tout opposées. C’est donc tomber visiblement dans un cercle vicieux, que de faire d’un ouvrage d’instruction élémentaire un plaidoyer en faveur d’un système scientifique[30].

Il est clair d’après ce passage que Figuier n’entend aucunement divulguer à ses lecteurs les critères selon lesquels constituer des « notions précises [et] certaines » — pas plus qu’il n’entend discuter le rôle de la délibération au sein d’une institution savante dont les jugements, faillibles, pourraient être provisoires. Le pouvoir d’arbitrage que se donne le vulgarisateur ressort d’ailleurs pleinement quand, un peu plus loin, il commente favorablement Les éléments de minéralogie et de géologie, ouvrage signé M. Leymerie. Cet auteur — à l’encontre de Jouvencel — « prouve que les méthodes d’exposition classique, quand elles sont maniées par un esprit judicieux, sont encore ce qu’il y a de plus court et de plus simple pour l’enseignement populaire[31] ». Figuier explique que Leymerie « n’arbore la bannière d’aucune école ; il procède par un éclectisme bien entendu, ce qui le défend des dangers de l’exagération et de l’erreur[32] ».

Que le vulgarisateur, fort d’un « éclectisme bien entendu » (cautionné toutefois par une approche « classique »), arrive à faire transparaître « la logique infaillible de la nature », voilà qui illustre le paradoxe d’une époque qui, au nom du positivisme, abandonnera bientôt la rhétorique dans son enseignement[33]. Le propos de Figuier, qui prône la modération aux dépens d’une délibération pourtant essentielle à l’avancement de la science, pourrait fort bien être classé parmi les discours que Saminadayar-Perrin désigne de « prêt-à parler de la bourgeoisie[34] ». On voit dès lors la valeur d’une approche croisée qui permettrait d’aborder la présentation du feuilleton scientifique en explorant non seulement l’environnement polyphonique où s’élaborent ses discours mais aussi les contraintes (tant logiques qu’esthétiques) qui président à sa mise en forme ponctuelle et éphémère.

Comme l’explique Alain Vaillant, le journalisme sous la Restauration constitue une pratique « qui assume pleinement la nature communicationnelle » de l’écriture en faisant « de cette rhétoricité le principe même de l’invention scripturale » : ici, « écrire, c’est dire[35] ». L’application d’une telle hypothèse au parcours de Louis Figuier, pour qui « dire » se revêt d’une valeur performative au sein de savoirs émergents, éclaire de façon assez originale les liens entre l’imaginaire et les rhétoriques de la presse.

Avant tout, il faut rappeler le respect qu’a Émile Girardin pour les « connaissances utiles[36] » ; celui-ci est encore sensible en 1855, année où Figuier entre à La Presse, toujours associée à son fondateur[37]. En fait de légitimité, le vulgarisateur assume donc un rôle intéressant mais problématique : il apporte à l’agora un discours « prestigieux » (et en cela, éventuellement fédérateur), mais son positivisme tente de déloger, avec plus ou moins de succès, la place des lettres.

En même temps, le feuilleton scientifique, placé en bas de page, est susceptible d’être associé à des savoirs dits frivoles ou subversifs. En cela, il peut lancer des polémiques qui, si elles sont salubres ou même nécessaires sous le règne de Louis-Philippe, le seront tout autant sous Napoléon III. Alain Vaillant évoque d’ailleurs la parenté intellectuelle entre le journaliste du début du siècle — figure influente émergeant de la mêlée libérale — et l’universitaire de la Troisième République, dont la « légitimité » se résout dans sa « fonctionnarisation[38] ». Figuier, dans ce contexte, occupe une place assez intéressante. En tant que journaliste, il est guetté par un Empire qui valorise et protège ses institutions scientifiques, mais, à l’instar du savant fonctionnaire, il jouit d’une certification. Ayant toutefois quitté l’Institut, il doit vivre de sa plume et se trouve donc à la merci des moeurs et des goûts, ce qui lui impose à la fois prudence et audace. Dès lors, la notion d’éloquence — issue de modèles classiques hiérarchisés — s’avère capitale, précisément face au legs du Romantisme. Ce mouvement, en s’interrogeant sur la légitimité de l’orateur, se rabat sur la notion de « génie ». Or, cette faculté est également prisée par la science — activité dont le prestige se maintient tout au cours du siècle. Si l’écrivain-journaliste sous Louis-Phillipe « dit » en « écrivant », Figuier, sous Napoléon III — feuilletoniste en quête de prestige, mais aussi de neutralité comme de légèreté — doit présenter des savoirs réclamés à la fois par des fixistes et des transformistes. Sa formulation doit se faire avec une éloquence qui exclut l’objection : ici, « écrire » et « dire », c’est faire des « faits ».

Apparat et débarras

Il s’agit donc de voir comment cette rhétorique se mettra au service d’une vulgarisation de l’origine des espèces. La première stratégie, de l’ordre de l’inventio, consiste tout simplement à ne pas présenter certaines données. Figuier ne mentionnera pas au cours de l’année 1862 L’origine des espèces traduite par Royer. Il serait cependant hasardeux d’attribuer cette lacune à un geste conscient car le livre de Darwin est ignoré des milieux français en général.

Une omission autrement intéressante se trouve par contre dans la présentation des découvertes faites à Pikermi par Alfred Gaudry. Dès les premières pages de son ouvrage Animaux fossiles et géologie de l’Attique, le jeune géologiste suggère l’apport de ses découvertes aux théories transformistes, car ses fouilles « révèlent que plusieurs fossiles se rapprochent d’un genre par la forme de leur tête, d’un autre genre par la conformation de leurs dents ou de leurs membres[39] ». Ces nouveaux squelettes fossiles,

loin de s’écarter des types de l’organisation actuelle, participent à la fois aux caractères des genres qui sont aujourd’hui distincts ; ils établissent ainsi des liens plus étroits dans les séries zoologiques. Ceci est une preuve bien frappante de l’unité du plan que le Créateur a adoptée pour façonner les êtres des temps passés aussi bien que les êtres des temps actuels[40].

Figuier signale qu’il a la première livraison du texte de Gaudry entre les mains quand il écrit son feuilleton dans La France du 31 août 1862 ; mais fidèle à sa conception de l’éducation populaire, il tait complètement les conséquences des fouilles à Pikermi. Figuier se contente d’un entassement quand il explique que ce précieux gisement a fourni

20 individus de la famille des quadrumanes, 23 carnassiers, 2 mastodontes, 2 dinothériums, 9 cochons ou sangliers gigantesques, 26 rhinocéros, 74 hipparions, 2 girafes, 11 helladothériums, 150 antilopes et une grand nombre de petites espèces.

Qui plus est, les pages consacrées aux données paléontologiques sont délaissées par Figuier au profit d’un passage dans lequel le jeune Gaudry décrit son campement où l’on fait rôtir « un mouton entier comme au temps de Homère » :

Quand le vin avait répandu la gaité, ouvriers, bergers et gendarmes [...] entonnaient de vieux refrains albanais [...]. Si un voyageur égaré au pied du Pentélique eût aperçu alors notre campement, il eût cru voir une ronde de faunes survivant aux temps de la mythologie grecque[41].

Et Figuier d’ajouter en fin de citation : « N’est-il pas évident, d’après ces lignes, que les savants ont aussi leurs heures de poésie et d’aspirations[42] ? ».

Plutôt que d’aller vers le délibératif (discours ne pouvant, rappelons-le, défendre l’auteur « des dangers de l’exagération et de l’erreur »), le vulgarisateur préférera un petit morceau d’apparat, emprunté à Gaudry lui-même et qui, inséré à la façon d’un camée, donne l’impression qu’une certaine objectivité a été accordée au savant. Une sorte de poétique est à l’oeuvre, misant à la fois sur deux aspects propres à la matérialité même du feuilleton : son côté éphémère (la brièveté du propos peut en faire oublier l’absence de contenu scientifique) et la polyphonie de son support comme de son contenu. Ici, le paléontologue, héros des temps modernes, apparaît sous la forme d’un faune bon enfant, rappelant aux « lecteurs peu initiés » (à l’hipparion comme au dinothérium) que leur culture de « gens du monde » leur permettra au moins de reconnaître l’exquis sanctuaire du lieu dionysiaque.

Chevaux de bataille : origines de toutes espèces

S’il cède à l’épidictique, Figuier, comme tout bon journaliste, ne dédaigne pas la controverse. Il peut, au besoin, mener une délibération ; plus encore, il sait exploiter la polyphonie du milieu scientifique et celle de son médium de façon à se donner le beau rôle. Dans La Presse du 12 juillet 1862, son feuilleton traite un phénomène étroitement lié à celui de l’espèce : la consanguinité. Figuier présente les recherches d’un Dr Boudin, qui est allé « jusque chez des populations sauvages de l’Amérique » chercher des statistiques comparant la quantité d’enfants sourds-muets dans les unions consanguines à celle des autres unions. Le spécialiste conclut que les mariages consanguins sont très délétères. On suppose qu’une telle nouvelle risquerait de causer quelque émoi dans la société bourgeoise au sein de laquelle prévalent de telles pratiques.

En effet, la réplique ne se fait pas attendre : le 2 août, Figuier décrit comme suit les travaux d’André Sanson, zootechnicien (et futur héritier de son feuilleton à La Presse) : « [C]omme pour contre-balancer le travail de M. Boudin », explique le vulgarisateur, Sanson soutient qu’en zootechnie, « les accouplements consanguins » restent « le moyen le plus prompt et le plus efficace de perfectionner les races ». Figuier cite alors directement son collègue vétérinaire :

s’il est permis d’appliquer à la physiologie humaine des faits [...] empruntés à celle des animaux, on ne voit point [...] qu’il puisse être sage d’accepter sans défiance les résultats purement numériques qui semblent appuyer l’opinion [de] certains hygiénistes [...] sur les dangers des mariages consanguins.

Ménageant les deux parties, Figuier prie son « excellent confrère » de ne pas « tirer » de ces faits — du reste « incontestables » — « une conclusion applicable à l’espèce humaine », car c’est « le caractère de l’homme de différer, par essence, de l’animal, et ce qui se passe chez l’animal, surtout pour une action si obscure, aussi intime que l’hérédité, ne saurait être transporté à l’être humain ». Puis, superbe, il conclut ainsi son feuilleton : « Les anciens naturalistes n’avaient établi que les trois règnes : végétal, minéral et animal ; les naturalistes modernes ont créé le règne humain. Nous sommes pour le règne humain[43]. »

De la race au règne, on en vient à perdre l’espèce — mais celle-ci ne se laisse pas si facilement écarter, comme en témoignent les semaines qui suivront à La Presse. Au mois de novembre, Sanson entre au journal et hérite du feuilleton de Figuier. Comme celui-ci, le vétérinaire sait mettre à profit ce qu’on pourrait appeler la poétique de l’écriture sérialisée, avec son dialogisme, ses ruptures prévues et ses polémiques tronquées. C’est effectivement toute la polyphonie de l’oeuvre-presse qui ressort quand Sanson propose un compte-rendu de La terre avant le déluge. Le nouveau feuilletoniste ne condamne pas entièrement l’idée de priver les enfants de contes de fées pour fortifier leur raison, mais il rappelle que la réforme sociale rêvée par son « confrère et ami » risque de ne pas aider tous les enfants. Certains, avance-t-il, ne dépassent jamais certaines bornes, alors que d’autres semblent pouvoir, adultes, transmettre par hérédité les acquis d’une éducation. Voilà relancée la question de l’espèce par le truchement de son amélioration.

Sanson ne s’arrête pas là : Figuier, écrit-il, aurait dû s’en tenir à ses propres « excellents principes » visant à séparer science et « considérations extra-scientifiques ». « En lisant La terre avant le déluge », poursuit-il, « on dirait que l’auteur a reçu les confidences du bon Dieu [car] il affirme sur toute chose son intention et son but ». Sanson conteste aussi « la démarcation nette et tranchée » établie par Figuier entre « les animaux et l’homme ». « Si l’homme, écrit le vétérinaire, est la plus intelligente des bêtes », l’impartialité lui fait un devoir de proclamer que cela n’est « qu’une question de degré » et il « n’est à coup sûr point le moins féroce », comme en témoignent « les cruautés barbares et purement gratuites dont sont remplies » ses « annales » :

On n’a pas fait, que je sache, l’histoire de la vie privée des tigres, des loups et des chacals, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Je me permets de douter que, si on l’eût pu faire, la comparaison fût à notre avantage. [...] Nous sommes tous, bêtes et gens, de la même pâte. Nous coudoyons chaque jour, dans la rue, tel homme incomparablement moins intelligent que beaucoup de chiens de notre connaissance [...]. Donc, encore une conception à mettre en dehors de la science, c’est-à-dire du vrai, que cette idée sans fondement d’une place à part pour le règne humain, au-dessus de l’animalité. L’homme, juge et partie, se qualifie d’animal raisonnable, c’est déjà bien assez. Plût au ciel que ce fût toujours vrai[44] !

Puis, le chroniqueur zootechnicien arrive « enfin », à son « analyse » du texte de Figuier, « dont toutes ces questions que soulève en foule un pareil sujet » l’avaient « un instant éloigné ».

Cette « analyse » révèle à quel point « l’éclectisme bien entendu » de Figuier — dont le livre regorge d’images et de notions « certaines » — est redevable à un certain prêt-à-parler tant institutionnel que marchand. D’un coup de plume qui n’a rien à envier à la gent littéraire, l’animal raisonnable qu’est Sanson fera allusion à tout ce que Figuier doit à des collègues. Ainsi, « les magnifiques dessins » , « au nombre de 310 » , « empruntés, comme tous ceux de ce genre [...] au Cours élémentaire [...] d’Alcide d’Orbigny », « facilitent singulièrement la tâche » de Figuier. Le vétérinaire rappelle également que l’idée des « vues idéales » du monde antédiluvien, grand attrait de l’ouvrage, a été achetée et reprise elle aussi. Cette façon de souligner des emprunts de Figuier se retrouve jusque dans l’appréciation (ou est-ce l’esquive ?) du contenu savant du livre[45]. On y dépeint l’auteur en compilateur : « Quant à la valeur foncière de l’oeuvre, elle a reçu de M. d’Archiac, juge compétent, un témoignage qui prouve que M. Figuier a su faire un bon choix de ses matériaux » ; de leur côté, « les lecteurs de La Presse » retrouveront « des effets de style auxquels le sujet se prêtait admirablement ». Pour conclure, donc : « La science aurait beaucoup à reprendre de cette poésie ; mais l’espace nous ferait défaut, et c’est du style seulement, d’ailleurs, que nous avons voulu parler[46]. » 

Selon toute apparence, Figuier ne se défendra pas dans les médias. Il se contentera de publier vingt-cinq mille exemplaires de son livre en moins de deux ans[47]. Peut-on s’imaginer, toutefois, qu’il s’est un peu consolé des pointes passagères lancées par son collègue en misant sur une forme d’écriture moins éphémère ? Un regard jeté du côté L’année scientifique et industrielle (ouvrage dans lequel Figuier compile chaque année ses revues de presse préférées) permet de le croire[48]. Dans l’édition de 1863 (qui recueille les textes de l’année précédente), Figuier publie ses pensées sur la consanguinité. Il reprend les arguments du 12 juillet et du 2 août et les accompagne de quelques pages écrites avec le concours de nouveaux collègues. Il s’agit d’un Dr de Rance (qui prête foi aux propos du Dr Boudin), et d’un Dr Gourdon, rival de Sanson, qui affirmera que bien qu’« utiles », les caractères développés par les croisements consanguins sont « en définitive de véritables monstruosités constituées contrairement à toutes les lois de l’hygiène, dans l’acception rigoureuse du mot[49] » !

En guise de conclusion, il est utile de rappeler que tous ces savants, partis en quête de l’origine des espèces, vivent une aventure menée au gré de revirements, saillies et quiproquos. Ils font revivre l’imaginaire d’une époque révolue, mais qu’une lecture de la presse contemporaine a vite fait de ressusciter. Si le paternalisme de Figuier fait sourire, il se comprendra peut-être mieux à la lumière d’un dernier survol, très rapide, mais qui servira à justifier le pouvoir discrétionnaire que s’accorde ce chef de file des vulgarisateurs de son temps.

À l’époque où s’élargit la tribune que constitue la presse, la passion pour la quête des origines n’a d’égale que celle d’accéder au prestige de la science. Modèles et théories fusent de toutes parts. Jouissant du recul de plus de 150 ans et fort du legs de Darwin, le lecteur du XXIe siècle constatera la diversité de ces modèles aptes à déloger certaines idées naturalisées. À titre d’exemple, il serait tentant de croire que le reproche fait par Sanson à Figuier sur l’animalité trahit quelques sympathies évolutionnistes. Rien n’est plus faux. Sanson sera un des plus farouches opposants du darwinisme[50]. Agacé par ce qu’il perçoit comme l’engouement des savants pour le « préjugé du croisement » et la « théorie métaphysique » qui l’accompagne, ce zootechnicien affirmera dans L’Écho des comices, que l’infécond mulet est bien la preuve qu’un principe « archétypal » rend les espèces discontinues. Il s’opposera ainsi à son confrère Baron qui, plus favorable au darwinisme, se réjouit de ce qu’on remplace le cliché de Dieu le « statuaire » par la désignation plus satisfaisante de « sublime éleveur[51] ».

Et s’il fallait encore une preuve qu’il y a rhétorique, ne serait-ce que pour fournir une mesure à bafouer par le vertige de l’insolite, une figure savante, attachante, la fournirait : celle du J.-E. Cornay, Docteur en médecine de la Faculté de Paris. Le 4 janvier 1862, Figuier inaugure son année journalistique avec un feuilleton consacré à un ouvrage de cet esprit « inventif et prime-sautier » dont les travaux « ne dépla[isent] point » à ceux « qui aiment à maintenir dans les sciences la part de l’imagination[52] ».

Cornay n’aurait pas été d’accord, lui qui dans La reconstruction du cheval sauvage primitif annonce un « procédé physiologique » qui brave la « Babel » des « confusions des sangs » et « des couleurs » pour restaurer cette créature. Grâce à une « triangulation » qui « n’a point été préconçue dans [son] esprit » mais « s’est produite seule par [ses] recherches », il pourra « obtenir une race » qui, « par ses marques originelles et légales », va « constituer la race sacrée[53] ». Cette découverte est livrée avec « joie » et « certitude » : la « robe charmante » et « originelle » de cet « animal magique » sera « fauve » avec une « raie dorsale noire ». Louis Figuier va clore sa critique de Cornay (qui publiera aussi en 1862 un traité de « physiologie » expliquant les vertus curatives du mot Abracadabra) en « s’inclin[ant] devant cette vigueur d’induction » ...