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Cette étude a pour objectif d’apporter une modeste contribution aux recherches en cours sur l’imaginaire réflexif de la presse, c’est-à-dire sur l’auto-représentation du journal au XIXe siècle, à travers le cas particulier d’un titre encore peu étudié, Le Mousquetaire, journal quotidien dirigé par Alexandre Dumas entre 1853 et 1857[1]. Certains aspects de ce périodique sont connus, en particulier ses dimensions politique et critique[2], mais il reste beaucoup à faire pour saisir l’apport de ce titre au journalisme des écrivains du XIXe siècle. Il s’agira d’analyser les interactions, mises en scène dans le journal Le Mousquetaire, entre les deux faces de l’activité littéraire de Dumas, à la fois écrivain (dramaturge, romancier, mémorialiste) et journaliste, afin de saisir comment l’imaginaire périodique diffracte, en un véritable kaléidoscope, dont les effets sur l’abonné sont complexes à saisir, l’image de l’écrivain.

L’idée sous-jacente à cette étude est que le cas du petit journal littéraire dirigé par Dumas pourrait servir de point d’entrée dans tout un ensemble de périodiques qu’on peut identifier par le nom de presse des personnalités. À une période où l’on ne parle pas encore des « intellectuels médiatiques », mais où la chose commence à exister, la presse des personnalités rassemble les journaux qui fondent leur succès sur la renommée artistique de leurs animateurs, en organisant de véritables campagnes de communication autour d’eux.

Cette orchestration par la presse de la célébrité des artistes doit être replacée dans le nouveau contexte socio-économique de l’art au XIXe siècle. Sortis du système du mécénat de l’Ancien Régime, les artistes — en particulier les écrivains — conçoivent désormais l’art comme un métier et cherchent à soutenir la vente de leurs oeuvres en en assurant la promotion. Leur participation aux événements politiques majeurs que sont les révolutions de 1830 et 1848 les a impliqués dans la vie publique : désormais, la presse représente pour eux le médium d’un échange avec le public, avide de lire leurs jugements sur l’actualité.

Un autre facteur doit être pris en compte pour comprendre l’importance de la presse dans la promotion des écrivains et, réciproquement, le rôle des personnalités d’artistes dans l’essor du journalisme. Le XIXe siècle voit se mettre en place les bases du fonctionnement de ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « presse people » : les faits-Paris dans la presse littéraire, comme les échos des théâtres, ont pour fonction de stimuler la curiosité du public pour la vie professionnelle et privée des personnalités de premier plan et des « étoiles » de la scène. Les écrivains populaires, en particulier les romanciers et les dramaturges, étroitement liés aux milieux du théâtre — parce que leurs oeuvres alimentent les scènes parisiennes, mais aussi par leurs liaisons amoureuses avec des comédiennes en vue — bénéficient comme les artistes de scène de cet intérêt ambivalent des lecteurs de journaux, avides de connaître leurs « grands hommes en robe de chambre », selon l’expression utilisée par Dumas comme titre de ses feuilletons biographiques.

Le nouveau statut d’homme public des artistes et la curiosité des lecteurs alimentée par la presse se combinent idéalement, dans le cas d’Alexandre Dumas, avec un moment de son histoire personnelle où il cherche, par la presse, à consolider sa position dans le champ des lettres.

Le journal Le Mousquetaire prend en effet naissance dans un conflit entre l’ego du romancier et le pouvoir en place. Pendant la révolution de 1848, Dumas a été très actif politiquement — il s’est présenté, en vain, à la députation[3] — et culturellement : il a rédigé un premier journal périodique, Le mois, et a exploité une salle de théâtre, le Théâtre Historique. Tout bascule au moment du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte : son théâtre a sombré, il est assailli par les créanciers et, identifié comme écrivain libéral, il part partager l’exil bruxellois de Victor Hugo, qui rappelle cette fraternité des deux exilés dans son poème « Sur le quai d’Anvers », recueilli dans Les contemplations. Contrairement à Hugo, Dumas n’a ni la fortune ni la force de caractère nécessaires pour supporter de prolonger son exil ; les années qui suivent le coup d’État le verront faire des allers et retours fréquents entre Bruxelles et Paris et tenter par tous les moyens de concilier son besoin de travailler, donc de publier, et sa position fragile d’opposant de l’intérieur au régime impérial.

Sans le persécuter ouvertement, le pouvoir intervient en effet, par l’intermédiaire de la censure ou par des pressions exercées sur le directeur du journal qui les publie, pour entraver les oeuvres de Dumas qui pourraient porter un message critique : son roman Isaac Laquedem, sa pièce La jeunesse de Louis XIV, ses Mémoires que publie Émile de Girardin dans le journal La Presse se voient successivement arrêtés. Puisqu’on l’empêche de travailler, Dumas annonce à Victor Hugo le projet de se doter de sa propre tribune : « Je vais faire un journal pour les mettre au pied du mur, nous verrons si on l’arrêtera[4]. » Il trouve un imprimeur et un prête-nom, embauche rapidement quelques collaborateurs, de tout âge et de tout bord, et lance Le Mousquetaire, dont le premier numéro sort le 12 novembre 1853[5].

Le projet est fragile, mais Dumas est persuadé que le panache du titre, qui rappelle son grand succès romanesque, sa renommée et l’esprit qui sera dépensé sans compter tous les soirs dans les quatre grandes pages du journal ne pourront manquer d’assurer un grand succès à sa nouvelle entreprise. Il n’a guère d’argent pour payer les rédacteurs[6], qu’il laisse d’ailleurs écrire à peu près ce qu’ils veulent, dans un désordre permanent, mais la nouveauté de la formule, ainsi que la qualité littéraire et critique du journal lui valent, en effet, une petite réputation. D’après les chiffres indiqués par Dumas, le tirage atteint assez rapidement une petite dizaine de milliers d’exemplaires — sans doute un peu moins dans la réalité — et des témoignages de lecteurs, anonymes ou célèbres, prouvent qu’il s’est constitué un public d’abonnés fidèles parmi les artistes et la bourgeoisie éclairée de Paris et des grandes villes de province.

En fondant Le Mousquetaire, Dumas tente donc de répondre aux difficultés de la situation politique, institutionnelle et économique qui est faite aux écrivains libéraux dans les premières années autoritaires du Second Empire, mais aussi à un problème d’image personnelle. Son brevet de républicanisme est trop récent pour lui assurer la sympathie inconditionnelle du lectorat de la presse libérale et il choisit de compenser ce déficit idéologique en soignant son image. Il se met en scène, dans le support fragmenté et composite du journal, tel qu’il se rêve : un Dumas attachant, généreux et fidèle aux lecteurs qui suivent depuis vingt ans sa carrière, ayant pour amis tous les artistes républicains persécutés par le nouveau régime, au premier rang desquels Hugo, Lamartine et Michelet. Rendre la parole aux artistes censurés sans risquer l’interdiction du journal, puisqu’il s’agit d’un journal non politique, mais aussi assurer la pérennité de l’intérêt du public pour leur oeuvre et leur personne, faire vendre leurs ouvrages anciens et assurer leur place dans l’histoire littéraire, telles sont les ambitions plus ou moins ouvertement assumées par Le Mousquetaire, qui va multiplier les allusions, les citations, les représentations de ce cénacle imaginaire dont Dumas se fait symboliquement, par son statut de « maestro » du journal — c’est ainsi que l’appelaient les rédacteurs — l’animateur et la figure centrale.

Parmi les abonnés, un groupe d’écrivains, désignés comme les destinataires privilégiés de la publication, reconstitue une sorte de cénacle imaginaire dont Dumas se fait l’hôte virtuel, dans le salon immatériel du journal. Hugo y occupe la place d’honneur et Michelet, Lamartine et George Sand y sont régulièrement conviés. Leurs noms, répétés inlassablement dans Le Mousquetaire, forment une liste qui n’a jamais varié, jusqu’à la mort de Dumas. Les voici, rassemblés sur les étagères d’une bibliothèque idéale, dans un texte de 1866 :

Ces amis, c’est Hugo ; c’est Lamartine ; c’est Antony Deschamps ; c’est Michelet ; c’est Méry ; c’est Barbier ; c’est Brizieux ; c’est Théophile Gautier ; c’est de Vigny ; c’est George Sand ; c’est enfin le pauvre Gérard.

Puis, sur une planche à part, ceux qu’on admire, mais que l’on n’aime pas : Musset et Balzac.

Si j’avais un voyage à faire autour du monde, si j’étais seul, sans amis et sans amour et que ce voyage dût durer trois ans, je n’aurais pas d’autre bibliothèque, et je serais sûr de ne pas m’ennuyer un instant[7].

À ces amis Dumas adresse, probablement gratuitement, Le Mousquetaire et, en retour, publie dans le journal lui-même tous les compliments que lui vaut la découverte de sa feuille par ses prestigieux confrères. C’est ainsi qu’il publie une lettre aimable, reçue de Lamartine un mois après le lancement du journal, dans le numéro du 23 décembre 1853 :

Mon cher Dumas,

Vous avez appris que j’étais devenu votre abonné, et vous me demandez mon avis sur votre journal.

J’en ai un sur les choses humaines ;

Je n’en ai pas sur les miracles.

Vous êtes surhumain : mon avis sur vous, c’est un point d’exclamation !

On avait cherché le mouvement perpétuel, vous avez fait mieux, vous avez créé l’étonnement perpétuel.

Adieu, vivez, c’est-à-dire écrivez ; je suis là pour lire.

Lamartine.

Paris, 20 décembre 1853.

Il apparaît dans ce billet louangeur que Lamartine, interrogé par Dumas sur le journal, répond en réalité sur l’homme, en valorisant sa capacité de travail hors du commun, dont les quatre pages quotidiennes du journal sont la preuve matérielle. Cette stratégie polie permet à Lamartine d’éviter de formuler un jugement critique sur le fond du journal, mais elle prouve aussi que Le Mousquetaire se présente avant tout comme le miroir diffractant d’une personnalité boulimique. Lamartine, qui a parfaitement compris cette posture éditoriale, accepte bien volontiers de participer à la promotion du journal et de son animateur, en endossant le rôle de lecteur idéal, lié par une amitié personnelle et littéraire au rédacteur, comme le montre la formule qui clôt la lettre : « Adieu, vivez, c’est-à-dire écrivez ; je suis là pour lire ». On comprend quelle bonne fortune représente pour Dumas ce billet où le grand homme de Février définit de manière idéale le mode d’emploi du journal ; c’est pourquoi il se hâte de publier cette contribution gratuite à la promotion de son entreprise et de sa personne.

Au-delà de l’exemple singulier du billet amical de Lamartine, il faut noter la régularité remarquable avec laquelle paraît dans Le Mousquetaire la rubrique consacrée à la correspondance, malgré une maquette éditoriale très mouvante, où les rubriques disparaissent ou changent de nom au gré des évolutions de la rédaction. La position ménagée par la maquette du journal à cette rubrique corrobore ce fait : la « Correspondance » paraît en effet à la une des premiers numéros du Mousquetaire, alors que la plupart des journaux du temps la relèguent en page intérieure. L’importance que Dumas accorde à la correspondance, fût-elle en apparence insignifiante, montre clairement que les lettres — qu’il s’agisse de celles qu’il a reçues ou de ses propres réponses — représentent dans son journal un substitut de conversation familière, où les artistes amis et les lecteurs sont réunis dans le salon virtuel d’une rubrique polyphonique, autour d’un hôte qui, comme le dit le sous-titre du Mousquetaire, « journal de M. Alexandre Dumas », les accueille dans son journal comme on invite des familiers chez soi.

Voici comment, dans le deuxième numéro du journal, le directeur annonce le début de cette rubrique à plusieurs voix, où il va donner la parole à ses lecteurs célèbres ou anonymes, pour rendre publiques leurs réactions à la lecture du journal :

Il faut, cher lecteur, que vous me passiez une fantaisie, — c’est de mettre sous vos yeux toutes les lettres qui me sont écrites, les unes avec leurs compliments, les autres avec leurs injures, — tout ce que je puis vous promettre, c’est qu’il n’y aura pas de cabinet noir entre vous et moi, — et que toutes les lettres qui arriveront à mon adresse seront décachetées par vous[8].

On le voit, la fiction d’une transparence qui ouvrirait toute grande à l’abonné la boîte aux lettres de l’écrivain préside à la conception de cette rubrique qui va, comme le dit ouvertement Dumas, confondre absolument le journal et son directeur, l’abonné et l’épistolier.

Mais c’est dans sa causerie, qu’il intitule « Causerie avec mes lecteurs », que Dumas met en scène de la façon la plus claire son rôle d’hôte généreux qui invite, au seuil du journal, son lecteur à pénétrer chez lui. De façon symptomatique, le premier numéro du journal, le 12 novembre 1853, publie en guise de « programme artistique » une causerie intitulée « Dialogue entre moi et le premier venu », dans laquelle le lecteur fictif et anonyme interroge Dumas sur les motivations, tant professionnelles que privées, de cette entreprise :

— Vous allez faire un journal ?

— Oui.

— Littéraire ou politique ?

— Littéraire.

— Ah !

— Quoi ?

— Vous avez tort.

— C’est ce que l’on m’a toujours dit, quand j’ai commencé quelque chose.

La fiction du dialogue familier, au cours duquel le lecteur interpelle l’écrivain et juge son oeuvre à l’aune de la prudence et du bon sens bourgeois, place dès le numéro spécimen Le Mousquetaire sous le signe du dialogue, ce que traduit parfaitement l’instauration d’un genre conversationnel, la causerie, comme rubrique-phare du journal.

Dumas s’est fait une spécialité de cette rubrique, à laquelle Le Mousquetaire doit une grande part de son succès. Toujours prompt à mettre en avant le caractère novateur de ses entreprises littéraires, il a même prétendu l’avoir inventée. Pourtant, Dumas connaît pertinemment sa dette envers le « Courrier de Paris » qu’avait publié Delphine de Girardin, sous le pseudonyme du Vicomte de Launay, dans La Presse des années 1830. Sa propre carrière de romancier devait beaucoup, il le reconnaît volontiers, à l’amitié de Delphine, qui lui avait maintenu toujours ouvertes les portes des journaux de son mari. Il n’hésite pas à afficher ce double lien, personnel et professionnel, à son amie et à l’initiatrice d’un genre journalistique important lorsque, le jour de la mort de Delphine de Girardin, il entoure la une de son journal d’un filet de deuil. Au-delà de la tristesse personnelle de Dumas, ce geste éditorial convoque tous les abonnés du journal à pleurer la grande journaliste, devenue subitement familière, par la magie du filet qui, transformant tout le journal en rubrique de servitude, fait de tout un chacun l’intime des artistes disparus.

La causerie est une pratique assez courante dans les journaux du Second Empire, comme l’a montré Sandrine Carvalhosa-Martins[9] : les « Causeries du lundi » de Sainte-Beuve, dans le Constitutionnel et le Moniteur, la « Chronique parisienne » de Villemot au Figaro, que Villemessant qualifie toujours de « causerie », sont des exemples de la variété du genre. Mais les « Causeries avec mes lecteurs » de Dumas illustrent de façon plus éclatante que d’autres la dimension d’auto-représentation du genre. Dans la pratique dumasienne, en effet, la causerie ne se contente pas de remplacer le « premier-Paris », qui fait office d’éditorial dans les journaux politiques, par un « Premier-Mousquetaire[10] », présenté comme un entretien familier du rédacteur avec ses lecteurs et lectrices, elle constitue aussi une sorte de complément autobiographique aux Mémoires qui paraissent au rez-de-chaussée du journal.

Dans Le Mousquetaire du 5 décembre 1853, comme dans de nombreux autres numéros, la parole du « je » omniprésent sature la page du journal avec, au-dessus d’un épisode des Mémoires, une causerie largement autobiographique et métatextuelle. Dumas y définit sa conception personnelle de la causerie :

Je l’ai dit, je ne sais plus où, dans tous les pays du monde on parle, on parle, on pérore, on discute.

On ne cause qu’en France […]. J’avais donc pris égoïstement cette excellente habitude de causer avec vous, sans m’informer le moins du monde si elle était agréable aux autres, parce qu’elle m’était agréable à moi ; les coudes sur la table, je ne travaillais plus, je ne composais plus, je n’écrivais plus, je causais…

Dumas définit ensuite sa propre position littéraire et journalistique de « vanneur de l’intelligence », entre les figures tutélaires du romantisme : « Lamartine est un rêveur, Hugo est un penseur, moi je suis un vulgarisateur ». Sur tous les tons, du plus familier au grandiose, sur tous les modes, rétrospectif dans les Mémoires, au jour le jour dans la Causerie, Dumas se raconte, se montre en train de travailler, au milieu des « hommes supérieurs » qu’il s’est choisis pour frères, persuadé de ne jamais ennuyer le lecteur quand il parle de lui-même.

Mégalomane, certainement, cette conception du journalisme est en revanche très loin d’être égotiste ou égoïste. Car, à travers lui, c’est tout un monde que Dumas offre généreusement au lecteur : n’hésitant pas à lester sa copie de tout ce qui lui vient sous la plume ou lui tombe sous la main, il invite les lecteurs à participer à ses entreprises charitables, qu’il s’agisse d’offrir une pierre décente au tombeau de Balzac ou d’adoucir les vieux jours de la célèbre danseuse de corde Mme Sacqui, à s’inquiéter de la santé de Michelet à Nervi, occasion de publier les bonnes feuilles de l’historien, ou à découvrir en même temps que le « maestro » un poème laissé en guide de carte de visite par l’ami Gérard sur le bureau de la rédaction, comme il le fait dans sa causerie du 10 décembre 1853.

Cette causerie publie la toute première version connue du poème « El Desdichado » de Nerval, avec des variantes intéressantes, et surtout, l’encadrement narratif que Nerval reprendra dans la lettre-dédicace qui sert d’introduction aux Filles du Feu. Cet article illustre de façon exemplaire l’ambivalence de l’attitude de Dumas : d’une part, en ami généreux, il donne à son ami et collaborateur impécunieux l’occasion de publier dans son journal poèmes et nouvelles ; de l’autre, son appétit à se dire le pousse à dévoiler au lecteur ce que Nerval aurait préféré tenir secret, sa folie dont la publicité risque, à terme, de tarir les commandes que lui passent les théâtres et les journaux et donc d’affecter sérieusement des moyens d’existence déjà précaires. Promotion des artistes amis et échos, bienveillants ou non, mêlent constamment leurs objectifs contradictoires dans le flux conversationnel de la causerie dumasienne.

Mais, plus encore que le dévoilement ambivalent de la folie de son ami, c’est l’encadrement de la causerie — que Nerval ne reprendra pas dans sa lettre-dédicace — qui nous intéresse ici : ces sutures de l’article, qui permettent d’introduire le poème inédit de Nerval, ont pour ressort essentiel la construction d’une proximité maximale entre l’abonné et Dumas et, à travers ce dernier, entre le lecteur et les cercles amicaux et professionnels au centre desquels se place volontiers Dumas. C’est en tant que collaborateur du « maestro » au théâtre qu’est introduit Nerval :

Chers lecteurs,

J’ai encore du temps et j’en profite pour vous dire quelques mots […].

Vous connaissez de nom et d’action peut-être, car vous aurez vu représenter un drame intitulé Léo Burkard, que nous avons fait ensemble, et vous aurez lu un Voyage d’Orient, qu’il a écrit tout seul, vous connaissez dis-je, Gérard de Nerval.

Et, après le diagnostic de la folie de son ami, il annonce les vers de « El Desdichado » en se représentant comme le destinataire du poème :

Il y a quelques jours, il passe au bureau ; nous n’y étions pas, chose rare. Il s’informe de nous, et en nous attendant il prend une plume, du papier, et nous laisse ces vers en manière de carte de visite.

Cet article n’est que la première étape d’une circulation des textes qui, du Mousquetaire aux Filles du Feu, inscrit la poétique nervalienne dans un ensemble de pratiques journalistiques communes à Nerval et Dumas. Fortement autobiographique, à haute dose de réemplois et de citations, cette façon de faire de la grande littérature avec les petits riens d’une vie de polygraphe est aussi et, historiquement, avant tout, tournée vers la communication médiatique. La causerie du 10 décembre en a donné le modèle.

La pratique journalistique de Dumas repose en effet fondamentalement sur sa capacité à créer des liens avec le lecteur. Entièrement orienté vers la communication, parfois au détriment du fond du message, le journal est littéralement inspiré par la verve de Dumas, qui s’ingénie à créer un rapport interpersonnel avec le lecteur.

Tous les moyens sont mis à contribution pour créer la proximité maximale entre l’artiste célèbre et son public, comme on le voit lorsque Dumas donne une causerie autographe illustrée, le 6 octobre 1854 :

Chers lecteurs,

Je crois que je viens de trouver un moyen de rendre notre Correspondance plus pittoresque : c’est de vous donner de temps en temps des causeries autographes et illustrées.

C’est M. Dupont, un de nos premiers imprimeurs lithographes, qui nous en offre le moyen : aussi je commence par l’en remercier.

Je ne sais pas encore quel agrément la chose aura pour vous ; mais pour moi elle aura celui de compléter ma pensée.

Ainsi j’aurai à vous parler des hommes à queue de notre ami Hadji-abd-el-Hamid, autrement dit Ducouret, j’irai trouver Ducouret rue du Cherche-Midi n° 30 et je lui dirai :

Cher ami, faites-moi donc un dessin de votre homme à queue ; la chose est absolument nécessaire à l’intelligence de mon récit.

Ducouret prendra une plume, fera son dessin à la place indiquée et vous aurez votre homme à queue.

Voyez plutôt.

[…]

Ce voyage pourra faire une excellente suite à mon voyage au Sinaï avec mon ami Dauzats, voyage que je n’ai pas fait, et dans lequel cependant au dire d’Ibrahim Pacha, j’avais si bien vu l’Égypte.

Il est vrai que je l’avais vue dans les cartons de Dauzats.

À propos de Dauzats, je l’oubliais.

Tenez, il est là, dans une chambre à côté, où il prend une tasse de thé avec ma fille.

— Dauzats !

— Quoi ?

— Viens ici, et fais-moi un dessin, cher ami.

— Où ?

— Là.

Dauzats prend la plume et comme nous sommes en pleine Arabie, il vous fait deux voyageurs à chameau, se reposant sous un sycomore, avec une source à leurs pieds et une mosquée dans le lointain.

Dans cette causerie, Dumas parvient, par la teneur du texte, qui évoque sa propre activité de journaliste d’une façon familière et un peu décousue, comme par l’utilisation du fac-similé, à donner l’impression que nous lisons par-dessus son épaule l’article en train de s’écrire. Ces deux pages se présentent comme un substitut de collection d’autographes, et contribuent à la « fétichisation de l’écrivain[11] » à travers l’écriture manuscrite.

Ce don d’un autographe à ses lecteurs, permis par le miracle technique du fac-similé publié dans le journal, n’est en réalité que l’extension ultime d’une pratique ancienne de Dumas. Depuis longtemps, en effet, il donnait ses manuscrits, non pas sous la forme de donation à des bibliothèques désignées pour en faire un usage public, comme le fera Victor Hugo en donnant ses manuscrits à la Bibliothèque Nationale en 1881, mais comme cadeaux privés offerts à des amis, à des personnalités admirées, tel le duc d’Orléans, récipiendaire, en 1837, du manuscrit autographe de sa pièce Caligula, ou à des hôtes rencontrés pendant ses voyages. Le manuscrit représente pour Dumas le lieu où coïncident exactement sa vie privée et son activité d’écrivain. Il écrit généralement sur de grandes feuilles d’un bleu pâle, fournies par un de ses admirateurs, imprimeur à Lille : de l’ami qui produit le papier à celui qui reçoit les feuillets remplis de sa belle écriture régulière, le trajet du manuscrit figure le cercle des amis dont les lecteurs du journal, destinataires explicites du fac-similé, dessinent les limites élargies.

Le texte journalistique entretient donc un rapport constant avec un hors-texte, celui de l’oeuvre littéraire du rédacteur, que le lecteur est appelé à se remémorer en permanence. Il faut dire que Le Mousquetaire ne lui laisse rien ignorer de l’actualité dumasienne de la librairie ou de la scène. L’auto-promotion, parfois outrancière, de Dumas donne l’impression qu’il fait presque à lui seul — tout au plus entouré de quelques amis — l’actualité culturelle du pays. Pour orchestrer cette remarquable fécondité, toutes les rubriques du journal et toutes les formes énonciatives sont mobilisées, en une sorte de diffraction infinie du nom de Dumas. Le journal publie de nombreux textes signés Dumas (ses mémoires, des romans, comme El Saltéador ou Les Mohicans de Paris ; du théâtre, comme la pièce Romulus, jouée au Théâtre-Français en janvier 1854, et dont Dumas se plaint que la presse ne parle pas assez ; de la critique, des causeries, etc.), comme on le voit dans les pages d’annonces. Celle du 20 janvier 1854 va jusqu’à vanter des titres que Dumas n’écrira jamais, tel Le Maréchal Ferrant, suite du cycle des Mousquetaires, prévue en quatre volumes. Il faut ajouter à cette omniprésence des titres signés Dumas les pratiques purement promotionnelles, annonces de librairie, revue critique, bonnes feuilles, etc., dans lesquelles son nom tient aussi l’une des premières places.

La promotion de l’oeuvre littéraire est complétée par un autoportrait diffracté à l’infini à chaque page du journal, dans une magistrale orchestration de véritables campagnes de battage médiatique autour de la personne du « maestro ». Ainsi, à l’occasion du procès qui l’oppose à l’éditeur François Buloz, Dumas utilise Le Mousquetaire pour se constituer un public favorable, reconstituant dans le journal la situation des procès médiatiques, où le public se presse sur les bancs du tribunal pour soutenir la célébrité accusée à tort. C’est aussi par le journal qu’il cherche à recueillir des pièces à charge contre son adversaire, en demandant à ses amis écrivains, qui, on le sait, ont presque tous eu maille à partir avec l’éditeur, tous les documents qu’ils auraient contre Buloz. Le 24 décembre 1853, il adresse une lettre à George Sand, pour lui demander de contribuer à sa campagne contre l’éditeur :

Chère Notre-Dame de Nohant,

Si vous n’avez pas encore pardonné à tous ceux qui vous ont offensée, ne pardonnez pas à Buloz, et envoyez-nous la moindre chose sur lui.

Nous ne demandons pas qu’elle soit longue, nous demandons qu’elle soit désagréable[12] !

Mise en scène de soi-même, auto-promotion, voire campagne offensive comme dans le cas de la campagne contre Buloz, l’art du « maestro » consiste à tenir ensemble tous ces aspects dans la page du journal ou dans le même article. Il y parvient fréquemment ; ainsi dans l’articulet du 22 novembre 1853, au troisième numéro du journal, où se succèdent, dans une sorte de discours de bonimenteur, proclamations publicitaires et informations sur la vie du journal. L’article commence par rappeler, en guise de captatio benevolentiae, la longue amitié entre Dumas et ses lecteurs :

Depuis tantôt 25 ans que nous avons affaire, vous à moi, moi à vous, il est résulté de cette longue relation, une grande reconnaissance de moi pour vous et, je l’espère, un peu d’amitié de vous pour moi.

Suivent des nouvelles de la campagne d’abonnements en cours, avec les chiffres officiels des ventes et la désignation des meilleurs promoteurs du journal, en l’occurrence les comédiens. Ce palmarès fournit à Dumas l’occasion de rappeler le succès d’une de ses pièces : « Notre petit ami Colbrun, vous savez, celui qui jouait si miraculeusement Cicada dans notre drame de Catilina, un des meilleurs que nous ayons fait, Maquet et moi, dans une collaboration qui me sera toujours chère… ».

L’article se poursuit avec l’éloge de la générosité en copie du Mousquetaire : « Dans notre numéro d’hier, il y avait tant de copies que le journal n’a pas trouvé de place pour s’annoncer lui-même », et l’annonce des matières du numéro du lendemain : un article de Dumas fils, occasion de rappeler deux titres de ses oeuvres, La dame aux camélias et Diane de Lys ; un article sur Heures de prison, le journal de prison de Mme Lafarge, accusée d’empoisonnement, histoire dont Dumas tirera en 1866 un ouvrage ; enfin le récit de ses démêlés judiciaires avec un lecteur mécontent de ses Mémoires publiés dans La Presse. Il se termine par la formule de salut final qu’utilise habituellement Dumas dans sa correspondance privée, « Vale et me ama », qui métamorphose in extremis le sommaire publicitaire en lettre familière adressée au lecteur. Le dispositif énonciatif du texte est entièrement destiné à minimiser l’intention publicitaire de l’article qui, de manière significative, n’affiche ni titre ni appartenance à une rubrique, au profit de l’échange familier, mimétique de la pratique épistolaire ou de la conversation amicale, comme l’affichait son incipit, « Un mot, chers lecteurs ».

Cette omniprésence de Dumas, sujet et objet de l’énonciation journalistique, directeur, rédacteur en chef et principal contributeur du journal, créateur et objet du désir du lecteur, a bien entendu été remarquée par les contemporains. Ainsi, son propre secrétaire à Bruxelles, Noël Parfait, écrit, dans une lettre qu’il adresse à son frère le 23 décembre 1853, le peu d’espoir qu’il place dans les destinées du Mousquetaire, et dénonce dans le journal « le plus incroyable monument de l’égotisme et de la personnalité[13] ».

Si elle agace, l’entreprise fascine aussi, au point d’être parodiée par des confrères, les journalistes Alfred Delvau et Antonio Watripon, qui publient un journal parodique, Le Moustiquaire, à partir du 1er avril 1854. Tout, dans cette petite feuille parodique, témoigne de la fascination ambivalente pour l’entreprise journalistique dumasienne : enviée pour son succès et son esprit, moquée pour l’auto-satisfaction naïve dont elle émane, elle est à la fois copiée et dénoncée par Le Moustiquaire. À travers le journal, c’est d’ailleurs avant tout son animateur qui est visé, comme le montrent les fréquentes allusions raciales, qui rappellent les origines créoles de Dumas, par exemple le pseudonyme du propriétaire fictif auquel sont attribuées les premières livraisons du journal, Dumasnoir. Un article du premier numéro, intitulé « Dans l’intimité », décrit ainsi l’entreprise égocentrique de ce directeur fictif du Moustiquaire et, à travers elle, celle de son modèle parodié :

Chers petits blancs,

Je vous ai réunis autour de moi pour vous faire part de mes pensées les plus intimes.

Vous connaissez mon passé.

Depuis Cadmus, l’aïeul des calligraphes, aucun mortel n’a plus écrit que moi. J’ai barbouillé plus de huit cents rames de papier, en sorte que si l’on voulait faire au globe, comme à Cadet Rousselle, un habit de papier gris, il suffirait de coudre ensemble les divers feuillets de ma copie.

Ma réputation dépasse encore mon travail ; Homère n’est connu que des gens lettrés, mais trouvez-moi quelqu’un sachant lire son nom qui ne connaisse le mien. Le grand conquérant français ne peut pas me le disputer en renommée : s’il est vrai qu’il soit connu même en Éthiopie sous le nom d’El-Kébir, il n’est pas probable que mes aïeux, les danseurs de la bamboula, ignorent la réputation que je me suis faite sur une terre étrangère […].

Je crée un journal pour moi tout seul et un journal où je ne parlerai que de moi, où vous ne parlerez que de moi, où l’on ne parlera que de moi[14].

Malgré l’ignominie des attaques racistes et la vulgarité de la parodie, la publication du journal parodique a probablement été tolérée, voire encouragée par Dumas qui, en bon professionnel des médias, avait bien conscience que ce Moustiquaire participait au déploiement de son kaléidoscope médiatique au moment même où il le piquait de ses pointes inoffensives.

Il en va de même pour les caricatures, qui sanctionnent l’accession du Mousquetaire au panthéon des petits journaux dignes d’être croqués, donc retenus dans la mémoire culturelle nationale. Ainsi, preuve que Le Mousquetaire a été une entreprise marquante dans l’essor de la petite presse sous le Second Empire, il figure en bonne place dans Le défilé de la petite presse, gravure de Bertall de 1867.

Conscient d’avoir, avec Le Mousquetaire, inventé un journalisme à son image, généreux, spirituel, bon enfant — naïf, bavard et superficiel, ajouteront ses détracteurs —, Dumas reconduira plusieurs fois dans les deux décennies suivantes ce genre de formule journalistique, avec le Monte-Cristo, le deuxième Mousquetaire et le Dartagnan. Ces entreprises de presse, encore moins solidement montées que Le Mousquetaire, ont eu une durée de vie brève, mais elles témoignent de l’adéquation, à un certain moment de l’histoire culturelle française, entre l’image diffractée de l’écrivain construite par les journaux de Dumas et les attentes d’une partie du lectorat.

Le Mousquetaire pourrait bien, si nous acceptons de le relire dans son contexte de la petite presse de l’Empire autoritaire, nous donner accès à une époque où l’imaginaire de l’écrivain ne s’élabore plus seulement, ni même prioritairement, sur la scène proprement littéraire, mais fait appel, pour se constituer et se diffracter, au kaléidoscope médiatique. Et réciproquement, l’étude de l’imaginaire autoscopique de l’écrivain journaliste pourrait nous permettre de réévaluer le rôle et la fonction de la petite presse littéraire dans le champ médiatique du XIXe siècle. Peut-être nous permettrait-elle de corriger notre lecture de la presse ancienne, déformée par nos habitudes de lecteurs d’aujourd’hui, abreuvés d’information et d’images, mais aussi persuadés de faire le départ entre l’exigence de sérieux que nous attendons des journalistes et notre curiosité pour la vie privée des personnalités. Si nous trouvons la petite presse ancienne superficielle, frivole, et austère à la fois, c’est peut-être parce que nous n’imaginons plus qu’un romancier populaire pourrait avoir le courage de publier, pendant plus de trois ans, un journal quotidien pour s’y mettre en scène. Sans doute aujourd’hui Dumas se contenterait-il, pour faire la promotion de son oeuvre et de celle de ses amis, de courir les studios des radios et les plateaux des magazines télévisés…