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La renaissance du genre comique est liée à la définition d’un espace. En effet, la comédie ne possède ni l’autorité d’une présence continue, ni le prestige d’une dignité littéraire dans le paysage dramatique du début du XVIIe siècle. Les quelques tentatives du XVIe siècle pour faire renaître le genre ne trouvent qu’un faible écho, car elles n’ont pas d’espace : on écrit et on lit ces pièces, on ne les joue guère que dans des collèges ou à la cour (on n’est même pas certain que les comédies de Larivey aient été jouées ; ce serait à l’Hôtel de Bourgogne). Faire renaître la comédie signifie donc, en premier lieu, lui donner pleinement accès à l’espace d’un théâtre. Mais pour ce faire, le genre doit aussi trouver son espace générique, se positionner par rapport aux esthétiques voisines, entre la truculence farcesque, le rêve pastoral, l’héroïsme tragi-comique ou le sublime de la tragédie. Recherche d’un ton, d’un champ du réel spécifique et d’un discours sur le monde : l’histoire de la comédie au XVIIe siècle est celle de la quête d’un tracé, susceptible d’asseoir l’identité du genre sans l’enfermer dans des limites étroites.

I. Espace et mimèsis

1. Un espace limitatif

Le spectacle comique est ancré dans une incontournable matérialité. Avant même l’apparition de décors à l’italienne et du principe de l’illusion référentielle — par laquelle l’espace des personnages doit paraître « vrai » —, les genres comiques ne déploient guère d’intrigues hors d’un espace clairement défini. Espace social dont on restitue les tensions dans la farce (avec le mari, la femme et son amant qui est souvent un curé paillard, avec les figures satiriques du maître de scolastique forcément pédant, du meunier voleur et du soldat fanfaron ou brutal) ; espace concret dont on utilise la présence, avec les bouches de l’Enfer et du Paradis pour les farces à décor complexe, les portes et les fenêtres par lesquelles on s’enferme, se sauve et se cache. Quel qu’en soit le traitement, le théâtre comique n’ignore pas la réalité de l’espace.

Peut-être n’est-ce donc pas un hasard si la comédie marque sa préférence pour un espace urbain. Cela lui permet, en effet, d’ancrer ses intrigues dans un univers social, avec ses cloisonnements, ses habitudes et ses travers. Chez Plaute et Térence déjà, qui s’inscrivent dans la lignée de la comédie nouvelle de Ménandre, la comédie met en scène des personnages indissociables de leur condition : marchands, entremetteuses, valets, fils de famille, courtisanes, soldats… À l’inverse de la figure du berger, qui procède d’une abstraction du statut social, le personnage comique est fortement particularisé : c’est en partie de là que naît son potentiel comique. La ville est donc le lieu idéal de l’intrigue comique, puisqu’elle offre une multitude de rencontres possibles entres ces divers actants du jeu social : les personnages comiques se côtoient, se rencontrent, s’opposent dans une expression caricaturale de leurs particularismes, fournissant ainsi une heureuse matière à la représentation comique. On peut aussi chercher la raison de ce choix dans la tradition littéraire : l’espace urbain, contrairement à l’espace naturel, n’est pas un lieu rêvé, mythifié, associé à un âge d’or. Il ne constitue pas un espace dévolu à l’imagination, mais à l’observation.

L’espace champêtre n’est en revanche que très rarement convoqué. Quand il l’est, c’est surtout à des fins dramaturgiques (le père de famille est éloigné pendant quelques temps pour superviser l’exploitation de sa villa et de ses terres, et le fils épouse pendant ce temps une courtisane[1]). L’espace champêtre est en outre cantonné à un ailleurs aussi vague que l’espace urbain est délimité. Porteur d’un imaginaire de l’éloignement, il est traité de deux manières. Dans la tradition antique et la plupart des pièces du XVIIe siècle, il est en quelque sorte « gommé » de l’espace de la comédie, et son évocation est limitée aux seuls éléments indispensables d’un point de vue dramaturgique. Dans quelques pièces du début du XVIIe siècle cependant, l’espace champêtre est choisi comme cadre de l’intrigue comique : il s’agit des Vendanges de Suresnes de Du Ryer (1633), des Galanteries du duc d’Ossonne de Mairet (1632 ?) et de L’esprit fort de Claveret (1630). Or, on s’aperçoit que, lorsque le dramaturge décide d’exploiter la spécificité de cet espace, se trouve remotivé, de façon discrète et peut-être plus ou moins maîtrisée, l’imaginaire de la pastorale. On comprend que les dramaturges de la génération suivante abandonnent ou limitent le recours au cadre naturel, lié à des représentations idéalisantes qui sont étrangères au ton de la comédie. La conscience qu’ont ces auteurs d’une identité du genre comique liée à l’espace de ses intrigues les amène d’ailleurs à des remaniements systématiques dans leurs adaptations de modèles espagnols, dans lesquels disparaît le lyrisme naturel de la comedia. À la plainte amoureuse, prenant à témoin les arbres et les ruisseaux, se substitue le compliment galant dans lequel les métaphores naturelles (les « célestes appas » ou le soleil…) ne sont que les outils d’une rhétorique mondaine à l’ingéniosité toute citadine.

2. Les mirages de l’espace « reflet »

La comédie du XVIIe siècle afficha très vite la singularité de son rapport au réel. En se démarquant nettement de l’idéalisation des grands genres, la mimèsis comique se veut plus « vraie » dans la mesure où elle n’embellit pas : de Corneille à Molière, cette tension vers une vérité par fidélité au réel et par proximité avec lui sera la grande ambition des dramaturges. Les premières pièces de Corneille, bâties sur le principe d’une esthétique du reflet, furent ainsi une étape essentielle dans la redéfinition du genre. Il s’agit de suggérer une communauté d’espaces entre la scène et la salle, de constamment faire signe au spectateur, de lui dire que le monde représenté sur la scène est le sien. À la distance qui séparait le spectateur du monde « bas » traditionnellement représenté sur la scène comique, le théâtre du reflet substitue une agréable impression de familiarité avec un espace empreint de flatteuse élégance. Les protagonistes sont désormais d’aimables jeunes gens de la bonne société auxquels le spectateur ne demandera qu’à s’identifier : ces personnages dénués de tout particularisme social appuyé incarnent à merveille la silhouette floue et consensuelle des « honnêtes gens ». Cette subtile confusion des espaces de la scène et de la salle repose en partie sur une identification précise du lieu ou des lieux de l’intrigue. Ceux-ci peuvent être reconstitués sur scène et constituer ainsi l’espace concret donné à voir aux spectateurs, ou être simplement évoqués, tenant leur seule présence du langage. Mais Corneille prend soin de nommer les lieux à la mode, allant jusqu’à en faire un « argument de vente » avec La place royale et La galerie du palais. L’évocation de Paris, de ses lieux et de ses modes, aura d’ailleurs les faveurs des dramaturges contemporains ou successeurs de Corneille : Mareschal mentionne le Louvre et le Faubourg Saint-Germain dans Le véritable capitan Matamore (1637) ; d’Ouville évoque l’Hôtel de Bourgogne dans L’esprit folet (1639), les Tuileries dans Les fausses verités (1642), le Marais et le Faubourg Saint-Germain dans Jodelet astrologue (1645) ; Gillet de la Tessonnerie fait une brève allusion à Vaugirard et Pantin ; Boisrobert mentionne le Pont-Neuf, la Samaritaine, la rue de la Huchette et les Augustins dans La jalouse d’elle-même (1648) qui s’ouvre sur une apologie des progrès de l’urbanisme parisien. Dans cette pratique se lit une volonté de souligner la spécificité du lieu de l’intrigue, de façon fugitive ou au contraire très appuyée : dans les deux cas, il s’agit pour les dramaturges de signaler la différence avec l’usage de la convention dramatique, qui prévaut dans les genres concurrents.

3. La conquête des espaces comiques

Au coeur de la mimèsis comique s’opère un mouvement, qui conduit bien sûr du monde réel au monde de la fiction, et qui est avant tout un mouvement descendant. La logique représentative qui fonde en partie l’identité du genre est en effet une logique de la désacralisation, de l’effondrement des mythes, des faux-semblants, des rêves de grandeur. Tel est le sens de ce rire dont Bergson avait souligné la dimension normative, l’assimilant à une sanction du groupe normé contre le ridicule, l’extravagant, se situant par définition hors norme. La comédie regarde donc l’homme de haut et invite le spectateur à adopter ce regard descendant. Comme la farce, elle adopte un point de vue continûment réducteur, et elle se condamne à lier indissociablement le comique au sens, à la pertinence, à une vérité, toujours la même : celle de l’imperfection de l’homme. Elle empêche aussi le spectateur de regarder vers l’infini, le rêve, la spéculation, l’interrogation.

Il y aura donc deux façons d’étendre l’espace de la fiction comique : par l’extension du champ social représenté, et par une ouverture sur les espaces refusés à la comédie, ceux du rêve pastoral ou de la fantaisie onirique. La première voie, empruntée par Corneille dès sa première comédie, Mélite (1629), correspond à un souci de respectabilité et de renouvellement de la mimèsis comique, comme on l’a vu. Le mouvement se poursuit avec la comédie des années 1640-1660 qui reprend l’univers de la comedia et découvre — un peu par nécessité puisqu’elle se fonde sur des intrigues espagnoles — les vertus du contraste. L’élément comique intervient comme une anomalie dans le monde élégant de la haute aristocratie, met à mal ses valeurs et ses codes (notamment lorsque le valet prend l’habit du maître pour les nécessités amoureuses de l’intrigue), ou lui offre la récréation d’un anti-monde donné en spectacle.

La seconde forme d’extension du champ comique, l’ouverture à des espaces rêvés, est illustrée par la comédie de fous et la comédie-ballet. Pour le premier type de pièce, le meilleur exemple est probablement Les visionnaires de Desmarets de Saint-Sorlin. L’un des traits les plus fascinants de cette pièce est qu’elle joue, comme une tragi-comédie ou une pastorale plus que comme une comédie, d’une subtile confusion entre le dramatique et le narratif. En effet, l’espace scénique figure, conformément aux codes du genre dont j’ai déjà parlé, l’espace du réel dans toute la dureté de son caractère limitatif. Mélisse, Sestiane et Hespérie ne sont jamais que trois soeurs piquées d’une douce extravagance que chacune décline à sa mode[2] ; Artabaze, en bon capitan héritier du Pirgopolynice de Plaute, du Matamore espagnol et du capitan italien, n’est jamais qu’un couard ; Amidor n’est pas un grand poète, Filidan n’est pas amoureux et Phalante n’est pas riche. Mais, fait original par rapport à l’esthétique dominante dans la comédie du XVIIe siècle, la scène fait plus de place au discours qu’à l’action. Et le discours, c’est justement l’espace de liberté des visionnaires. Avatars plaisants du poète inspiré par la troisième fureur, les extravagants de Desmarets créent des mondes par le déploiement continu d’une parole onirique. Il n’est pas surprenant en effet que dans une comédie qui offre au spectateur des projections d’espaces fantasmés, la tirade domine de façon écrasante l’écriture du texte ; on sait que la comédie, lorsqu’elle s’assigne comme fonction la représentation vraisemblable d’espaces quotidiens, adopte un discours volontiers discontinu, coupé, cherchant à reproduire les accidents d’une parole spontanée ; le rythme enlevé qui découle par ailleurs de ce type d’écriture sert le ton de la comédie, qui se nourrit du mouvement discrètement euphorisant d’un tel dialogue. Dans Les visionnaires en revanche, le discours se déploie, occupe l’espace scénique, lequel ne figure plus rien, délaissant ainsi sa fonction représentative. Ce n’est plus la vue mais l’ouïe qui est convoquée chez le spectateur pour qu’il se représente le monde fictif de la pièce : au temps des comédies de Corneille, qui fonctionne sur la reconnaissance immédiate d’un monde par le jeu du décor, le fait est singulier.

Le discours le plus représentatif de ce système dramatique est peut-être celui de Phalante, le riche imaginaire. Rêvant un espace idéal, celui du château qu’il ne possède pas, Phalante en recrée un jusqu’au moindre détail, entraîné par le flux grisant de sa parole dans une composition si étudiée qu’elle en acquiert une présence étonnante[3]. Loin de se confondre avec une simple logorrhée, qui selon une logique comique aboutirait à la fantaisie verbale, discours du non-sens qui n’occupe l’espace que de façon sonore, et non représentative, le propos de Phalante est poétique au sens où il crée un monde par le verbe. C’est donc selon la logique et la cohérence de ce monde qui se dessine sous nos yeux — qui pourtant n’ont rien d’autre à voir sur la scène que trois personnages immobiles — qu’évolue ce discours. On observe ainsi, outre un mouvement d’amplification (sur le plan quantitatif s’entend) imputable à l’enthousiasme du rêveur Phalante, un mouvement d’expansion du champ de représentation. Après le portail, la cour, le pont-levis, une autre cour, l’intérieur du château, les jardins travaillés en parterres, on s’avance au long de la description vers l’infini de l’espace naturel (« une riche campagne, / Un bois, une rivière »). On reconnaît le mouvement de douce transition du construit vers le naturel qui préside à l’architecture des jardins et châteaux au XVIIe siècle. Dans une seconde tirade, l’animation du récit amène insensiblement Phalante à passer de l’évocation des ornements du jardin à la recréation d’une scène mythologique : on passe de la description d’un lieu prétendument existant[4], selon une technique de réalisme en trompe-l’oeil (la description de Phalante abonde en effets de réel), à l’invention d’une scène mythologique[5]. Après avoir ouvert le lieu scénique à un espace idéalisé, le discours visionnaire prend une dimension onirique, et la comédie se dégage des limites contraignantes du réel.

Mais ce que fait Desmarets en 1637, plus aucun dramaturge ne pourra le faire, sous peine de ne pas être classique… On sait que le triomphe des règles, qui justement éclate à l’occasion de la querelle du Cid en 1637, impose à la scène, y compris à la scène comique, le principe de la vraisemblance et de la qualité de l’illusion scénique. Redécouvrant avec Aristote que le théâtre est une « représentation en action », les théoriciens considéreront désormais qu’il n’est pas là pour dire, mais pour montrer. C’est alors vers une autre forme dramatique que se réfugiera cette aspiration à transcender les bornes étroites du réel dans la représentation comique : la comédie-ballet. On insiste souvent, avec raison, sur le travail d’unification opéré par Molière qui le conduisit à évoluer du simple entrelacement de deux spectacles, dramatique pour l’un, chorégraphique et musical pour l’autre, à une étroite imbrication des deux éléments, ordonnée dans un souci d’équilibre et d’harmonie du sens. Mais les difficultés que rencontrent les metteurs en scène pour monter ces pièces montrent bien l’irréductible dualité esthétique d’un genre qui reste composé et, me semble-t-il, volontairement composite. Ce qui complique la réception de la comédie-ballet, c’est précisément le fait qu’elle ne constitue pas un, mais deux spectacles, et que cette dualité est irréductible, parce qu’elle convoque non un, mais deux espaces. Celui de la comédie classique, qui enferme le personnage dans des particularismes trop marqués pour ne pas être ridicules ; et celui du ballet, espace du Beau et non du laid (pour reprendre les termes d’Aristote à propos de la déformation comique), espace de l’irréel également. Le ballet déploie volontiers des scènes mythologiques, tout comme les machines, autres éléments d’une dramaturgie à grand spectacle présente tout au long du XVIIe siècle, comme une tentation constante du classicisme. Ce n’est pas toujours le cas, et il existe bien un ballet comique, un ballet burlesque, un ballet satirique, qui procèdent d’une représentation désacralisante au même titre que la comédie, et sont donc naturellement appelés à se fondre avec elle dans un spectacle unifié. Quelques intermèdes du Bourgeois gentilhomme appartiennent à cette catégorie : ainsi la chanson de Monsieur Jourdain sur Jeanneton ou le prologue du ballet des Nations, avec la dispute des spectateurs réclamant un programme. Mais dans la plupart des cas, le ballet est une ouverture sur l’espace du beau et du merveilleux, un espace sacralisé, à l’inverse de celui de la comédie, prosaïque et lesté du poids de sa réalité. La comédie-ballet représente une ouverture de l’espace comique, ouverture délibérée et qui ne cherche pas de justification dramaturgique. Il s’agit d’abord de faire de la comédie un grand spectacle, un spectacle de cour, apte à ravir les yeux et les oreilles, comme le disait Corneille à propos de la tragédie en musique[6]. Les ponts établis ensuite entre ces deux spectacles aux univers si différents construisent une unité du sens, sans altérer la singularité des deux espaces et de leur réception. Contrairement à ce qui se passe dans une comédie comme Les visionnaires, l’espace de la comédie, figurant symboliquement l’espace limité du réel, n’est pas relégué au second plan par le discours, mais par un autre espace. Au lieu de l’outrance et de la « grimace comique[7] », pour reprendre les termes de Patrick Dandrey, se substitue un espace dévolu à la grâce du mouvement et de l’harmonie sonore. Il s’agit bien de deux espaces distincts et alternés, l’un nous invitant à regarder vers le bas et l’autre vers le haut, l’un prosaïque et l’autre déréalisant. Mais tous deux sont également présents aux yeux des spectateurs (alors que dans la comédie des fous, l’espace rêvé n’est convoqué qu’indirectement, et se présente uniquement à l’imagination des spectateurs).

II. Espace et dramaturgie

1. La mise en scène de l’espace

La comédie s’approprie l’espace, le met en scène, en fait une donnée malléable. On peut en cela l’opposer à la tragédie : si le genre sérieux entretient un rapport étroit et essentiel au temps, il peut en revanche s’abstraire de l’espace et tendre vers le sens pur, l’affrontement symbolique de l’homme avec son destin, quelle que soit la force qui l’incarne. La comédie, à l’inverse, est fondamentalement étrangère à la notion de temps, donnée abstraite dont elle peut faire l’économie. En effet, le comique, qui reste bien le trait définitoire essentiel du genre, se nourrit de l’instant, de la rupture, du contraste, et se trouve fragilisé par la durée. Pour qu’une comédie dure cinq actes, il faut d’ailleurs la construire sur une histoire dont les enjeux ne sont en rien comiques : la trame galante de la quasi-totalité des comédies du XVIIe siècle sert de support à des effets comiques qui ne lui sont pas essentiellement liés.

À l’inverse de ce rapport lâche voire contradictoire au temps, la comédie entretient avec l’espace des rapports privilégiés. Car l’espace se prête à une figuration, et les éléments visuels sont des auxiliaires précieux de la dramaturgie comique, justement parce qu’ils ont la propriété de faire sens immédiatement. Le moyen le plus simple de rappeler la présence de l’espace est d’insister sur sa délimitation contraignante, avec des portes ouvertes au mauvais moment, des glissades, des échelles enlevées alors que le galant est encore sur le balcon, des seaux malodorants versés sur le même galant, des sacs dans lesquels on est enfermé puis copieusement bâtonné, etc. Plus qu’un espace déterminé, c’est en effet une relation à l’espace que la comédie représente. Le personnage comique n’est pas tant une voix qu’un corps, et le jeu scénique lui rappelle durement son inscription dans un espace contraignant et réducteur. Sganarelle ou Angélique passant de l’intérieur à l’extérieur, Éraste subissant la sociabilité d’un lieu de promenade à la mode, et Alceste « enfermé » dans le salon de Célimène où il doit subir les petits marquis[8], sont autant d’illustrations de cette exploitation du lieu, figuration des limites du réel auxquelles se heurte le personnage de comédie.

Mais à l’intérieur même de l’espace scénique, la comédie figure des lieux distincts, trace des frontières. Ainsi se trouvent matérialisés, grâce à l’exploitation matérielle du plateau, les tensions et les rapports de force qui font le coeur des intrigues comiques. Les petites comédies en un acte, qui voisinent parfois avec l’esthétique de la farce, montrent bien ce rôle essentiel de l’espace scénique dans la dynamique de l’intrigue. Par exemple, dans La jalousie du barbouillé comme dans George Dandin de Molière, la porte clause matérialise l’affrontement des époux, délimite deux espaces irréconciliables : d’un côté l’extérieur, espace des errances coupables de l’épouse (Angélique est allée au bal rencontrer Valère, échappant ainsi à son barbon acariâtre de mari ; et la même Angélique[9] conte fleurette à Clitandre sur le pas de sa porte) ; de l’autre, l’espace clos, légitime et désormais interdit de la maison matrimoniale. On connaît la suite des mésaventures conjugales du barbouillé : Angélique ayant fait mine de se tuer, il descend voir si elle n’a pas été « assez sotte pour avoir fait ce coup-là[10] » ; la rusée se faufile dans la maison et s’enferme à son tour . Voilà le rapport à l’espace, et donc le rapport de force, inversé. Le père d’Angélique et Villebrequin arrivant comme il se doit à ce moment inopportun, c’est Gorgibus qui est convaincu d’ivrognerie… Molière reprend la situation dans George Dandin.

Venons-en à la question du décor qui s’avère singulièrement important dans la comédie. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le tréteau nu n’est pas le cadre qui s’accorde le mieux avec l’esthétique de la comédie, notamment dans la définition qu’elle adopte au fil du XVIIe siècle. Le décor minimal est plutôt le lieu de la parade ou du théâtre de la foire ; celui de la farce également, mais plutôt de la « fausse farce[11] », pour reprendre la terminologie de Bernadette Rey-Flaud, cette pièce sans intrigue véritable qui tient plus de la fantaisie à la Bruscambille, du prologue comique chargé d’ouvrir les représentations théâtrales et de servir de hors-d’oeuvre à la tragédie.

Le décor de comédie est au contraire un décor déterminé. Certes, les conditions matérielles de la représentation ne permettent pas toujours de construire un décor important. Mais on remarquera que dès que les chefs de troupe en ont l’occasion, ils plantent un décor sur la scène. Les gravures du traité de Sabattini permettent ainsi de constater que les comédiens dell’arte utilisent, dès leur apparition, des plantations de scène « à l’italienne » comme en conçoivent Serlio ou Sabattini, avec les trois plans du décor et un premier plan relativement construit. Ils utilisent ce que le père Ménestrier appellera une « décoration civile » (Des représentations en musique, 1682), représentant des habitations particulières ou échoppes encadrant une place. La caractérisation de ce décor reste imprécise, car il doit être polyvalent : les troupes itinérantes ne peuvent transporter qu’un décor. Le principe est donc celui du « carrefour » à volonté, pendant du « palais à volonté » de la tragédie ; mais c’est déjà une manière de circonscrire l’espace, d’associer aux personnages et à l’intrigue des éléments déterminatifs.

L’évolution de la comédie au XVIIe siècle va consacrer l’importance du décor. En effet, le genre tend de plus en plus nettement vers une esthétique du portrait. L’intérêt se porte donc progressivement sur le héros comique, à la fois source de rire et objet d’une peinture psychologique supposée vraisemblable, donc « instructive » selon les principes classiques. Dans un tel système, le décor acquiert un statut d’auxiliaire : construit en harmonie avec le personnage, il devient — plus ou moins directement selon les mises en scène — signifiant. Et cette nouvelle dimension du décor passe par son pouvoir caractérisant. D’où le problème d’une tentation moderne persistante : celle du décor épuré, qui renvoie au sens (supposé être l’essence) de la comédie plus qu’aux particularismes du personnage et au ridicule qui s’y associe, donc au rire.

2. Vers l’unité de lieu

La comédie suit le mouvement du théâtre et son évolution, relativement brutale, vers le respect des unités. Elle le fait d’abord par adhésion à une mode et par un sens de l’adaptation qui traduit, une fois encore, sa volonté de reconnaissance littéraire. Les auteurs comiques ne s’inscrivent pas en faux par rapport à des principes dramatiques déjà dominants ; ils suivent également le goût du public, qui apprend à goûter les charmes de la densité et de la cohérence classiques. Mais le respect des règles reste marqué, dans la comédie, par une certaine désinvolture. Inutile de dire que les dramaturges s’en tiennent à l’unité de lieu général, et que l’on est loin, dans la dramaturgie de l’« avant Molière », du lieu « particulier », unique et limité. Le salon bourgeois, équivalent du palais à volonté de la tragédie, ne s’imposera qu’à la fin des années 1650, et définitivement avec Molière. Ainsi, dans L’héritier ridicule de Scarron (1649), on passe de la rue et du pas de porte d’Hélène aux appartements de celle-ci et à la maison de Dom Diègue. Le spectateur peut ainsi suivre Léonor dans sa poursuite amoureuse, se laisser entraîner par le mouvement de l’intrigue qui imprime à la pièce un ton aussi enlevé que son rythme. Schématiquement, on pourrait dire que dans une telle dramaturgie, le spectateur s’intéresse moins aux personnages qu’aux événements, le mouvement contribuant à créer chez lui une condition essentielle au rire : ce détachement affectif que Bergson qualifiait d’« anesthésie momentanée du coeur ». Avec l’usage de l’unité de lieu particulier et l’enfermement de l’intrigue de comédie dans un salon bourgeois ou aristocratique, la relation de la comédie au mouvement change profondément. En effet, celui-ci n’est plus qu’extérieur au monde de la scène. Il fait irruption dans l’univers des personnages, le déstabilise, l’anime, mais eux-mêmes sont en quelque sorte frappés d’immobilité, et le spectateur avec eux. Lorsque le dramaturge veut conserver le mouvement comme ressort comique majeur, il en confie alors l’expression à un personnage, sorte de trublion virevoltant qui fait le lien entre l’espace clos de la scène et un ailleurs dont il maîtrise seul les potentialités : le cas de Scapin est à ce titre exemplaire. Mais le plus souvent, lorsque le lieu se resserre, le rythme de l’intrigue tend à ralentir, à s’arrêter sur les personnages, sur un état, une situation. L’espace scénique devient lieu de discours, d’analyse, de débat : les raisonneurs de Molière ou l’ouverture du Misanthrope traduisent bien cette évolution de l’espace comique qui n’est plus parcouru, mais investi d’une présence. Dans les scènes de raisonneurs ou de débats, il tend même à s’effacer, se réduisant à un cadre offert au discours. Les personnages acquièrent alors cette capacité de s’abstraire de l’espace qui, fondamentalement, leur fait défaut dans une comédie : le lieu unique peut donc faire oublier l’espace.

3. Le jeu avec le quatrième mur

Dans un système que l’on dira classique, la comédie du XVIIe siècle construit un espace apte à faire illusion, à passer pour vrai. D’où un travail sur la cohérence des caractères, la vraisemblance des événements, le naturel du dialogue qui doit renvoyer au réel plus qu’au discours. Mais le jeu avec le quatrième mur, avec la présence de ce public que l’on faisait mine d’oublier, apparaît comme une tentation constante des dramaturges. La dramaturgie du reflet développée par Corneille et ses contemporains peut ainsi devenir un jeu avec l’univers culturel des spectateurs. Il arrive ainsi que les personnages évoquent des modes vestimentaires[12] ou citent des ouvrages et des auteurs contemporains. Du Ryer évoque par exemple L’Astrée par la voie du volage Philémon, qui en fait un instrument de stratégie galante[13]. Corneille évoque pour sa part la comédie, et même sa production : dans La galerie du palais, Lysandre affirme que « Beaucoup font bien les vers, mais peu la comédie », ce à quoi Dorimant réplique : « Ton goût, je m’en assure, est pour la Normandie[14] ? » Chez Molière, Béralde conseille à Argan d’aller « voir […] quelqu’une des comédies de Molière[15] ». On voit que ce procédé concerne autant la mimèsis que la réception du spectacle, puisqu’il conduit à une connivence fugace avec le public, en brisant le fameux « quatrième mur[16] » censé séparer, dans l’espace et le temps, le monde de la salle de celui de la scène.

Ici apparaît la dimension hautement ludique de la comédie. Elle fait tout pour « faire croire » le spectateur à quelque chose, pour dissoudre la frontière entre réel et fictif, puis en un instant et un clin d’oeil au public, elle défait ce qu’elle a si soigneusement construit. Au clin d’oeil de l’espace reflet peut se substituer un procédé moins subtil et plus ludique : l’allusion à la présence des spectateurs. Ainsi, Gorgibus prend à témoin de son innocence, dans La jalousie du barbouillé, « ces messieurs qui sont là-bas, dans le parterre[17] », et suggère au père d’Angélique de leur demander confirmation de ses dires. La comédie peut ainsi rappeler au spectateur l’irréductible différence entre le vrai et ce qu’elle lui présente — et qu’elle ramène du même coup au statut d’un jeu. Et aussitôt la construction brisée, elle lui demande d’oublier le clin d’oeil du comédien à sa réalité, pour croire à nouveau à ce monde fictif qu’elle construit sur scène. On est bien loin de la continuité avec laquelle le spectateur adhère au spectacle tragique. À la représentation d’une comédie, la réception est, par nature, contradictoire puisque oscillant entre participation jubilatoire aux fantaisies des héros et recul conscient.

III. Espace et valeurs dans la représentation comique

1. Le symbolisme de l’espace

Patrick Dandrey l’a montré dans un article sur Les contens d’Odet de Turnèbe[18] : l’espace de la comédie se divise volontiers entre l’intérieur et l’extérieur, chacun étant chargé d’un symbolisme assez marqué, et cette opposition d’espaces est l’un des moteurs de l’intrigue. La comédie du XVIIe siècle exploitera ce jeu d’opposition dans la dramaturgie dite « à l’espagnole », qui fleurit entre 1640 et 1660 sous la plume de Scarron, d’Ouville, Boisrobert, Thomas Corneille ou encore Quinault.

Ainsi, dans L’héritier ridicule de Scarron, la scène d’exposition montre une jeune fille « courant la rue » à la recherche d’un galant, flanquée d’une Béatris protestataire, qui porte mieux que jamais son nom de « suivante ». C’est elle qui prononce les premiers vers de la pièce dans lesquels elle demande à sa maîtresse de « regagner la maison ». Dès l’ouverture de la comédie est établie une distinction entre l’extérieur, espace qui n’est pas naturel aux jeunes filles, et l’intérieur, gardien de l’honneur et de la tranquillité des pères ou des frères. La suite des reproches de Béatris explicitera cette partition : l’extérieur est un espace dans lequel une femme ne contrôle plus son image sociale, fondamentalement liée à son honneur, à son honorabilité précisément. Béatris évoque, pour en convaincre sa maîtresse, les « langues de vipere » qui « tondent sur un oeuf » et « de tout font mystere[19] ». L’extérieur est dès ce moment signalé comme un espace de liberté, de quête amoureuse, mais aussi un espace dangereux. Statut qui sera d’ailleurs confirmé dès la scène suivante, avec l’arrivée de l’importun Dom Juan (le nom ne renvoie pas ici au mythe), lequel poursuit Léonor de ses assiduités. La jeune fille se réfugie alors chez Hélène, qu’elle ne connaît pas, mais chez qui elle pense « rencontre[r] à propos un lieu de seureté[20] ». Nombre de pièces de cette époque jouent d’une telle opposition, liée à un imaginaire héroïque et galant qui vient enrichir le monde de la comédie.

2. L’espace et la norme

Dans sa volonté de peindre le monde avec justesse et vérité, la comédie est naturellement amenée à projeter, au gré de ses intrigues, une vision du monde social. Or, le discours sur la société du temps est un discours fortement normé, et qui établit cette norme en fonction des espaces. La répartition est simple : il y a la cour, la ville, et le reste du monde. La comédie qui, avec ses valets, ses marchands et autres maquerelles, semblait exclue de la réflexion mondaine sur le goût et la raison, s’engouffrera au contraire avec enthousiasme dans cette petite porte lui permettant d’accéder à un statut littéraire honorable : elle va donc à son tour reproduire une partition des espaces répondant, de façon harmonieuse ou contradictoire, à la délimitation sociale.

2. a L’éloignement ou la disgrâce

Dans les années 1640-1660, les auteurs de comédies, qui sont des gens de lettres et non des gens de théâtre, fréquentant les salons et parfois la cour, tendent bien évidemment à reproduire les valeurs du monde poli. Apparaît ainsi nettement, dans les comédies de cette période, une séparation entre un « ici » des honnêtes gens et un ailleurs, celui des ignorants de la politesse et de l’air galant. L’ignorant peut avoir deux statuts : ceux de pédant et de provincial.

Dans de nombreuses comédies du XVIIe siècle, le personnage ridicule ne semble devoir son statut qu’à son extraction provinciale. Comme souvent dans le genre comique, le procédé se fige en « truc » et revient à la scène sous diverses plumes pour un succès assuré. On peut citer, dans l’emploi du campagnard mal dégrossi, peu au fait des usages de la cour et du parisianisme : Dom Japhet d’Arménie dans la pièce de Scarron (1647), Dom Blaize Pol, marquis de la Victoire dans L’héritier ridicule (1655) du même Scarron, le héros éponyme du Campagnard de Gillet de la Tessonnerie[21] (1656), Monsieur de Pourceaugnac chez Molière ou encore Monsieur de Spadagnac dans Les trois Gascons de Boindin (1701). Dans toutes ces pièces, l’opposition des espaces induit la norme entre raison et extravagance, élégance mondaine et grossièreté du malappris.

Le pédant donne à voir, quant à lui, une belle continuité de traitement. Le fait s’explique par sa double nature : figure actuelle dans la mesure où elle incarne le désaveu de la société mondaine, le pédant est aussi un emploi comique, solidement ancré dans une tradition (on le trouve déjà dans les farces). On ne s’étonne donc pas de le retrouver chez Molière, souvent habillé en médecin, mais péchant toujours par une incapacité à relier le savoir au monde.

2. b Espace et bienséance

Autre aspect de ce discours normatif appuyé sur une délimitation des espaces : l’idée d’une bienséance des lieux. Cette fois, la séparation n’est pas établie entre les bons et les mauvais espaces sociaux, mais entre ceux qui tiennent compte de la nature de l’espace dans lequel les personnages évoluent et les autres. Outre le procédé comique éprouvé du ridicule investissant un espace raffiné (Jodelet ou Philipin chez Scarron et Thomas Corneille, Moron dans La princesse d’Élide de Molière…), la comédie use d’un jeu plus subtil sur la confusion des mondes. On retrouve là une critique, déjà présente dans le roman et l’histoire comiques, contre les personnages confondant l’espace littéraire et l’espace du réel. On voit ainsi très clairement, dans Le berger extravagant de Thomas Corneille (1652), que le rôle normatif que s’assigne la comédie l’amène à séparer radicalement les espaces du réel et de la fiction. Et l’erreur de Lysis, qui lui acquiert le statut de ridicule dans la représentation comique, est justement de confondre ces espaces, comme le faisait avant lui Don Quichotte. Dans le discours d’Adrian, le cousin de l’extravagant Lysis, est très nettement rappelée cette répartition des lieux du réel et de la fiction, redistribués en l’occurrence comme espaces de la raison et de la folie par la confusion qu’en a faite Lysis[22].

Ce qui est important, c’est que ce cas extrême d’une comédie fondant son comique sur une confusion des espaces n’est pas un cas unique. De façon plus discrète, mais récurrente et par là signifiante, la comédie des années 1640-1660 met en scène ce type de personnages. Ainsi, dans L’héritier ridicule de Scarron, un personnage secondaire comme Dom Juan commet le même type d’erreur que Lysis, même s’il n’est pas explicitement fasciné par un espace mythifié. Son discours confond bien un espace idéal, dans lequel le sentiment amoureux serait toujours couronné de succès, et l’espace réel, qui lui oppose la résistance de Léonor. Hélène lui ayant signifié « qu’aimer sans agrément » revenait à « dépenser son bien très inutilement », Dom Juan réplique :

Je veux suivre un advis au vostre tout contraire
Et, que je plaise ou non, servir jusqu’à la mort
Cette ingratte beauté de qui dépend mon sort :
Le temps pourra changer son humeur de tygresse[23].

Ce à quoi Léonor répond, le ramenant brusquement à la réalité :

N’esperez rien du temps, qu’une triste vieillesse,
La cheute des cheveux, et la perte des dents ;
Et parce qu’avec vous je passe mal le temps
Et que Madame en est sans doute importunée,
Allez pester plus loin contre la destinée[24].

De même, dans Le bourgeois gentilhomme, l’erreur de Monsieur Jourdain est de confondre les espaces, sociaux cette fois, de la bourgeoisie et de la noblesse. Il veut sortir de son monde pour entrer dans celui de la cour, et la comédie qui le met en scène assimile ce refus d’une délimitation stricte des espaces à une erreur. Erreur qui contrevient au sacro-saint principe de bienséance, que la comédie de cette époque a pleinement repris à son compte.

2. c Les dangers du discours normatif

Le problème du discours normatif développé par la comédie dès les années 1640, c’est qu’il est consensuel. Les dramaturges font chorus avec le beau monde de la cour et surtout des salons pour railler les mauvaises pratiques galantes ou l’ignorance des codes établis en matière d’élégance par un microcosme dominant. Or, ce trop bel ensemble, quelque peu lénifiant, risque fort de mettre en péril la liberté iconoclaste de la comédie. Il n’est donc pas surprenant de constater un progressif éloignement des deux espaces du salon et de la scène comique à partir des années 1650. Ce rafraîchissement des rapports entre les deux mondes se devine dans la représentation de la galanterie par la comédie. Les mauvais galants sont, jusqu’en 1655 à peu près, ceux qui ne maîtrisaient pas le code galant : cette incompétence fonde le ridicule du campagnard de Gillet de la Tessonnerie, qui manie avec délectation le compliment « scientifique », hérité du roman baroque (on en trouve notamment des exemples dans Le cabinet de Minerve de Béroalde de Verville et dans La Caritée de Gomberville). Malheureusement, en 1656, la mode n’est plus ni à la magie naturelle ni à la pointe… On trouve bien des avatars plaisants de ces fautes de galanterie dans la comédie « à l’espagnole » et dans la production moliéresque : Thomas Diafoirus descend de cette lignée de galants ridicules. Mais un imperceptible changement manifeste cette scission progressive entre le monde des salons et celui de la scène. Le galant ridicule deviendra en effet progressivement, non celui qui ignore les codes mondains et courtisans, mais celui qui les connaît trop bien. Cet habitué du cénacle, tout imbu de son statut, transforme les usages en recettes, les dégrade par une application systématique et caricaturale. Du campagnard de Gillet de la Tessonnerie, de Scarron (avec Dom Blaize dans Le marquis ridicule) et de Molière avec Pourceaugnac, on passe aux petits marquis du Misanthrope

En se démarquant du monde poli, la comédie s’est réappropriée un espace dans lequel elle maîtrise son discours critique. Retrouvant la verve et la liberté de la satire, elle entretient, à partir du milieu du siècle, des rapports complexes avec les espaces sociaux qu’elle représente, ou qu’elle touche par ses représentations. Partageant une des valeurs clés du monde poli, elle peut aussi en stigmatiser les dérives (affirmant ainsi son discours éthique) et les ridicules, son éternel fonds de commerce. C’est par ce repli sur un espace propre que peut s’élaborer cette philosophie subtile de la comédie moliéresque que Patrick Dandrey appelle « l’humanité comique de Molière[25] ».

Ajoutons enfin que le discours normatif de la comédie, même indépendant et dégagé des influences mondaines, reste problématique dans la mesure où il s’établit à l’aune de la raison, valeur suprême et guide des « honnêtes gens ». Certes, la comédie décide désormais elle-même de ce qu’elle entendra par « honnêtes gens », mais ce seront toujours des gens raisonnables… potentiellement ennuyeux, par conséquent. C’est pourquoi il peut être intéressant de revenir sur le cas du Bourgeois gentilhomme. En effet, les aventures de Monsieur Jourdain donnent peut-être à voir la relation contradictoire de la comédie à la raison. Car le non respect de la bienséance, sanctionné par le caractère hautement ridicule conféré au bourgeois gentilhomme, est aussi chez lui aptitude à transcender les bornes étroites du réel, à inventer un espace poétique qui s’impose par l’enthousiasme de son créateur à tous les autres personnages et au spectateur. Certes, Monsieur Jourdain est fou, mais il est moins triste que sa femme, et il suscite ce rire « euphorique » dans lequel la dimension normative s’efface, laissant place à une participation jubilatoire du spectateur aux « phantasmes de triomphe enfantins » du héros. Peut-être aussi faut-il comprendre le développement de la comédie-ballet dans la production moliéresque comme une réflexion sur les limites d’une comédie au discours normatif et consensuel.

3. L’ambivalence de l’espace comique

La relation de la comédie à l’espace est en fait particulièrement complexe, parce qu’elle repose sur un jeu — et donc sur des codes. Le jeu consiste, comme toujours au théâtre, à faire croire. Faire croire à la réalité de l’espace, en l’occurrence, puisque la comédie affiche hautement l’inscription de son intrigue dans un cadre réaliste. Mais en même temps, l’espace de la comédie est, dans son fonctionnement, un espace du jeu et surtout, du non droit.

Espace du jeu tout d’abord, dans lequel un valet ou une suivante habile noue et dénoue, au mépris de toute vraisemblance, les fils des intrigues les plus compliquées. Un espace, aussi, dans lequel on cultive l’impression d’innocuité de toute mésaventure : la dimension ludique de l’intrigue comique est essentielle dans la réception du spectacle. En effet, le spectateur doit toujours avoir l’impression que tout cela n’est qu’un jeu, que la misère psychologique d’Argan ou les errances d’Orgon peuvent prêter à rire. Et cela n’est possible que si l’espace de la comédie est défini, implicitement mais clairement, comme celui du jeu.

À l’innocuité des événements, la comédie ajoute l’impunité. La scène comique est un espace de non droit, cultivant une inconséquence parfaite, une ignorance délibérée de ce qui fait la dure réalité des espaces sociaux : leurs règles. Règle d’autorité parentale ou fraternelle en matière matrimoniale, d’honorabilité pour les femmes et les jeunes filles, d’obéissance pour les valets, d’honneur pour les « cavaliers »… Le lieu est donc subverti par l’intrigue, et au réalisme affiché du cadre se substitue bientôt une transformation de celui-ci en « monde renversé », dans lequel sont abolies les règles de vraisemblance et aussi de bienséance morale. La fameuse insensibilité dont on sait qu’elle est implicitement requise chez le spectateur-rieur invite à considérer l’espace comique comme un « ailleurs » dont la principale caractéristique est la liberté qu’il prend avec le réel, avec ses contraintes précisément. Il y a donc bien déréalisation de l’espace scénique, et c’est une condition essentielle à la construction de cette « franche gaîté[26] » qui fonde l’identité du genre. La comédie entretient en fait une relation double — et contradictoire — avec le lieu scénique. Elle en fait un cadre « réaliste », chargé de donner l’illusion du réel par un effet de ressemblance ; mais elle subvertit cet espace dès qu’elle y déploie ses intrigues, et remplace les règles du monde réel par celles d’un jeu qui s’affiche comme tel.

Conclusion

L’histoire de la comédie au XVIIe siècle apparaît donc bien comme celle de la définition d’un espace. Ce travail s’est fait par la conjugaison et l’alternance subtile de deux mouvements contradictoires : l’un expansif, mouvement d’élargissement et de conquête ; l’autre restrictif et réflexif, incitant les auteurs à définir la singularité du genre.

Le mouvement d’expansion commence par une transgression des limites de l’espace comique hérité de la tradition antique : celui du « bas » — corporel, social, moral. Corneille s’autorise un champ du réel non déprécié et cultive un registre moyen ; puis, la comédie « à l’espagnole » se délecte de la bigarrure du monde social et porte à la scène des valet balourds, des suivantes pleines d’esprit, de parfaits amants et des galants ridicules, des jeunes filles prudes ou effrontées, des courtisans et des hobereaux de campagne ; l’étendue de la palette moliéresque montre enfin l’importance de cette conquête des espaces comiques les plus variés.

L’identité de la comédie se trouve ainsi dégagée de tout déterminisme spatial, et on s’aperçoit qu’elle se fonde moins sur la définition d’un espace que sur son traitement. Auxiliaire précieux des ambitions du genre, l’esthétique du reflet permet à la comédie de revendiquer une place dans le paysage dramatique du temps. Elle sera le genre du vrai, loin de l’idéalisation pastorale et de la grandeur sublimée du tragique ; Molière restera fidèle à cette ambition, clairement exprimée dans les célèbres propos de La critique de l’École des femmes[27].

Par le jeu des valeurs qu’elle met en scène, la comédie se dégage également d’une dangereuse osmose avec la société polie, laquelle tend à imposer un discours convenu sur le goût et les valeurs sociales. Se comprenant comme un espace distinct de celui du salon ou de la cour, la comédie en vient à construire son propre discours esthétique et moral sur la galanterie, la raison, l’honnêteté, les plaisirs et la vertu. Elle adopte désormais un point de vue singulier, et son ancrage dans l’espace se confondra désormais avec la singularité de ce regard.

Et c’est à partir de cette relation critique singulière à l’espace du monde que la comédie peut à nouveau songer à la variété, à la fantaisie, à la transgression des bornes qu’elle-même s’est assignées. La comédie-ballet peut ainsi être interprétée comme un jeu virtuose sur les espaces : le lieu de la comédie est celui de la norme et de la critique du ridicule ; celui du ballet, l’espace de la fantaisie poétique du fou, de la variété esthétique et du monde renversé. Entre définition normée des espaces à l’aune de la raison et transgression jubilatoire de ces mêmes limites, la comédie entretient donc, avant tout, une relation ludique à l’espace.