La littérature comme bouteille à la mer, ou que reste-t-il de la communauté ?[Notice]

  • Frédérik Detue et
  • Christine Servais

La question de la « communauté » est au travail en philosophie depuis le début des années 1980 — ouverte alors par la « fin du communisme ». Posant cette question dans un article intitulé « La communauté désoeuvrée », en 1983, Jean-Luc Nancy lançait en quelque sorte une bouteille à la mer, et il n’est pas indifférent d’observer qu’elle n’a cessé depuis lors d’atteindre et de toucher divers destinataires, comme en témoigne le nombre croissant de réponses que son appel a reçues : de Maurice Blanchot à Roberto Esposito en passant par Giorgio Agamben et d’autres — et en repassant par Jean-Luc Nancy —, c’est un dialogue à plusieurs voix qui se nourrit et se relance constamment, dans le souci de penser ce qui reste de l’idée de « communauté », dans un temps où « l’histoire, les mécomptes grandioses de l’histoire nous […] font connaître [les mots de “communauté” et de “communisme”] sur un fond de désastre qui va bien au-delà de la ruine ». Cette question de la « communauté » est également au travail en littérature, cependant, et si les auteurs que nous venons de citer y sont spécialement sensibles, c’est qu’elle est même au travail là d’abord et qu’ils sont bien les derniers à l’ignorer : que, depuis le premier romantisme, la littérature s’est déterminée comme le lieu — ou le non-lieu — de cette question, et que donc, elle a de facto toujours un temps d’avance. Or, c’est sur cette détermination de la littérature — et sur son temps d’avance — que nous voudrions nous interroger dans ce dossier. Le problème qui nous apparaît est le suivant : si la littérature est par définition le lieu qui met en jeu l’idée de « communauté », qu’advient-il de la littérature quand l’histoire nous fait connaître ce mot de « communauté » sur un fond de désastre ? On peut estimer à cet égard qu’historiquement, le verdict d’Adorno suivant lequel, — ce verdict a valu spécialement pour la littérature. Car, suivant la détermination de la littérature par le romantisme d’Iéna, être le lieu où se trouve mise en jeu l’idée de « communauté », c’est précisément être le lieu où doit se réaliser la communauté. Il faut se rappeler ce qu’indiquait Walter Benjamin quand il parlait du « messianisme » comme du « coeur du romantisme » et même comme son « essence historique » ; la littérature s’invente dans une visée de l’âge d’or, c’est-à-dire que, contre les divisions et autres scissions du monde moderne, elle doit faire advenir une nouvelle époque ontologique, comprise comme un âge de l’unité et de l’harmonie universelle, un règne de la belle totalité. Tel est le mode de réalisation de la communauté, et c’est dans ce sens que Friedrich Schlegel en appelle à une « nouvelle mythologie » : l’exemple de l’Antiquité montrant que « mythologie et poésie, toutes deux, ne sont qu’un et sont inséparables », seule une nouvelle mythologie en littérature peut faire que, comme chez les Anciens, « [t]out se tien[ne] étroitement et [que] partout règne un seul et même esprit, dont seule diffère l’expression » ; ainsi, précise-t-il, « tous les livres de la littérature accomplie doivent n’être qu’un seul livre, et c’est dans un tel livre, éternellement en devenir, que se révélera l’évangile de l’humanité et de la culture » — la littérature doit être l’oeuvre de la communauté pour la communauté. Or, au XXe siècle, il est apparu que le projet, inédit en politique, de faire advenir une nouvelle époque ontologique — par et pour une entité mythique (le peuple, …

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