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La consonance derridienne[1] du titre de cette contribution n’est ni pur hasard ni simple emprunt. Elle renvoie l’ensemble de cette analyse à la manière dont l’oeuvre de Bataille et le travail de Jacques Derrida se nouent autour des questions de la performativité du langage, de sa « force différentielle[2] », en l’occurrence ici de cette force qui, parce qu’elle s’adresse au lecteur de manière toujours singulière, le dessaisit de toute identité et de tout savoir pour l’inscrire dans une communauté sans nom, qui est une communauté d’expérience.

Je souhaite montrer en quoi L’abbé C. « barre » l’idéalité du sens et de la norme partagée, précipite le lecteur dans une instabilité, une « indécidabilité » de lecture confirmant l’adage de Barthes selon lequel « une lecture “vraie” […] serait une lecture folle[3] », et néanmoins inscrit le lecteur dans une forme de partage. Il s’agira alors de s’entendre sur ce qui est susceptible dans ces conditions de faire l’objet d’un partage et de fonder une communauté. L’analyse du rôle que Bataille donne à la fiction et à la dramatisation nous y aidera.

La question de la lecture est au demeurant si compliquée qu’il semble nécessaire, au vu des différentes approches existantes, de s’entendre sur ce dont il s’agit : de quel lecteur parle-t-on ? Du lecteur que se représente l’auteur ? D’un lecteur représenté dans le texte — mais de quelle manière ? Du lecteur réel — et quel rapport entretient-il dès lors avec les deux autres ? Ces questions sont difficiles. Et il convient, avant de s’engager dans la lecture du texte de Bataille, de clarifier aussi brièvement que possible les instances qui sont en jeu.

Scripteur, interscripteur, destinataire

Je partirai des deux postulats suivants : premièrement, quelque chose a lieu dans la lecture qui peut n’être pas seulement l’accomplissement d’un programme ou d’un « menu », aussi variés, raffinés ou incomplets soient-ils. Je souhaite donc ne pas réduire la lecture à la seule sphère symbolique mais y intégrer le procès de lecture réelle, le jeu que se joue ou à quoi joue le lecteur, la scène de lecture et son épreuve. Lorsque je parle du lecteur, c’est donc le lecteur réel que je vise, en tant qu’il est pris dans son activité symbolique de lecture. Ce lecteur, je l’appelle destinataire. Il n’est pas le simple récepteur, qui désigne pour sa part, traditionnellement, la seule dimension empirique (statistique, parfois) du lectorat.

Second postulat : il est nécessaire, à la suite des travaux de Jacques Derrida sur la manière dont la destination infléchit le sens[4], de réarticuler écriture et lecture en inscrivant la présence, dans la scène d’écriture et par voie de conséquence dans le texte, de l’ « autre » du scripteur. Notre lecteur n’est donc pas un lecteur absent, idéal, à venir, ainsi qu’on le conçoit parfois[5], mais il est d’abord l’autre du scripteur se présentant à lui, et avec lequel celui-ci entretient différents rapports. Ce qui figure en conséquence dans le texte, ce n’est pas tant une image ou une représentation de cet autre (bien que cela soit parfois le cas), mais c’est d’abord le rapport que le scripteur entretient avec cet « autre de lui » ou « autre que lui » auquel le texte et l’écriture le confrontent. J’ai appelé interscripteur ce rapport à l’autre que le texte produit et qui affecte le scripteur.

Le terme scripteur quant à lui est repris à Barthes pour désigner le sujet écrivant tel qu’il naît dans le texte. Il n’est pas la personne de l’auteur ni une simple instance énonciative. Il correspondrait plutôt au « sujet d’énonciation énoncé » de Todorov[6]. Il est affecté par le texte et cette affectation y est lisible. En particulier, il est affecté par l’interscripteur, par ce rapport à l’autre (réel ou non) qui le divise, le sépare, le scinde. Car être lisible signifie pour le scripteur se manquer, mentir, dire le faux, tromper, et l’écrit pose comme originelle cette altération de l’identité à soi, cette différance. D’un même mouvement le scripteur s’absente et se divise ; il se diffracte en une présence multiple qui indique son absence à sa place de sujet. Ainsi, ce que le texte constitue du scripteur n’est que rarement un nom, parfois un sujet, parfois pure dispersion sans retour. Là s’inscrit le jeu de la lecture, car cette distanciation, sous ses différentes formes, rend possible pour le lecteur le rapport au texte et au scripteur. C’est bien ce rapport à l’autre qui, en introduisant la distance et l’intervalle, rend possible une position de lecture pour les destinataires que nous sommes. De ce point de vue, si « je est un autre » de différentes manières possibles (selon que l’autre du scripteur se présente par exemple comme réel, comme idéal de soi, ou comme idéal collectif, norme), l’interscripteur peut prendre différentes formes, et ceci suppose pour nous, lecteurs, différents types de rapports possibles à l’interscripteur et, bien entendu, de lecture.

On peut donc dire que le rapport du scripteur à l’autre dessine la figure d’interscripteur qui, à son tour, détermine la position possible du destinataire et rend la lecture lisible pour un critique. Devenir scripteur, c’est toujours faire les frais de la dispersion, expérimenter la dissémination. Mais c’est aussi par là établir un interscripteur et contribuer à tracer le destin d’un destinataire.

Si, en conséquence, le texte rend sa lecture lisible, ce n’est pas par la simple mise en abyme de ses procédés ou du lecteur, c’est par la figuration d’un rapport à l’autre qui donne au texte ses voix, ses thèmes, ses structures. Ce qui est figuré n’est ni le texte ni le lecteur, mais le rapport que le scripteur entretient avec son autre.

La démarche décrite ici a l’ambition de suivre dans les textes le mouvement qui, par la figuration d’un interscripteur, est, pour un lecteur réel, le mouvement de la lecture. Une telle approche critique doit en conséquence assurer ce lien entre la fiction d’un texte telle qu’elle se révèle dans une lecture réelle et sa théorisation. Elle doit soutenir le double trajet du texte en direction du réel (la lecture) et de l’idéal (la théorie). Ce projet ne s’inscrit pas dans le cadre d’une vérité, qu’elle soit celle du texte ou celle de sa lecture. Mais il est néanmoins tenable et cohérent, parce que le texte est le produit de sa propre division, qu’il se supplée en sa propre fiction, qu’il n’est jamais que le fragment d’un idéal manqué. C’est ainsi par exemple que le texte de Bataille, parmi d’autres bien entendu, peut nous apprendre quelque chose de la lecture dans le même temps qu’il m’assigne un rôle à moi, sa lectrice. Dès lors est possible cette double posture, où l’on se tient dans l’espace ouvert par le « comme si » de la fiction, où l’on se situe à la fois « dans » le texte et « hors » de lui, double posture qui requiert l’incessant passage entre un « intérieur » du texte qui cependant ne lui appartient pas et un « extérieur » qui lui est pourtant intime. Cette position est quelque peu inconfortable dans la mesure où elle condamne toute velléité de maîtrise ; il n’y a pas en effet de position de surplomb possible, sauf à négliger le travail de la lecture elle-même : la structure du texte, objet de la lecture, participe également au fonctionnement de la médiation, c’est-à-dire de la lecture. Un thème, par exemple ici celui du glissement, extrêmement présent dans le texte de Bataille, décrit aussi le procès de la signification, et est mis en oeuvre par un lecteur dans la lecture. Cette double posture porte, notons-le, la marque de la duplicité et de la trahison sans lesquelles, si l’on en croit Derrida, il n’y aurait pas fidélité. Elle signale enfin les bases d’une redéfinition des rapports entre théorie et fiction.

L’urgence, la fiction

L’urgence se caractérise par la présence du réel : catastrophe, imprévu, événement, etc. C’est le moment, toujours au présent, de l’action, celui où les choses n’ont plus — ou pas encore — de sens, le moment du « sauve-qui-peut ». L’urgence bloque la médiation symbolique, elle interrompt le sens, le savoir, l’identité, s’oppose l’idéalité du sens comme horizon. Dans un texte l’urgence survient de la présence de l’autre réel, c’est-à-dire de l’autre en tant qu’il oppose une altérité irréductible à l’échange symbolique.

Un certain rapport à l’expérience, proche de notre concept d’urgence, est au coeur de l’oeuvre et du travail de Bataille. C’est pourquoi la lecture de ses textes doit nous permettre, mieux que d’autres, de théoriser ce qui, de la lecture, échappe à la seule dimension symbolique. De ce point de vue, les textes de Bataille relèvent probablement des textes de jouissances que Barthes oppose aux textes de plaisir, car ils « déconfortent », « mettent en crise le rapport du lecteur au langage[7] ». L’« expérience » de Bataille se définit par son rapport au savoir et au sens, qui se dérobent[8] sans fin, sans fond. Elle est avant tout vécue par le corps (celui-ci se dénude, tremble, est malade, fuit de toutes parts en larmes, urine, sueur, etc.). C’est une expérience de la mise en jeu de l’être quand celui-ci est confronté à l’absence d’idéal salvateur (Dieu, sens, savoir), et ce, y compris dans l’écriture. C’est donc d’une certaine manière l’expérience d’un réel qui résiste au sens, une expérience du réel que l’impossibilité de lui donner un sens rend intenable. Pour Bataille l’expérience touche à une forme de réel dénudé, privé de signification.

Et ce rapport à l’impossible comme réel ne peut, selon Bataille, que se figurer. Pour lui seule la fiction, telle qu’elle est mise en oeuvre par une lecture, peut témoigner de l’expérience du « sujet », et est susceptible d’être éprouvée à son tour par un lecteur. Mieux : la fiction ne peut témoigner de l’expérience du sujet que si elle est à son tour éprouvée dans la lecture. Il écrit par exemple, à propos de Nietzsche : « Tenter, comme il le demandait, de le suivre, est s’abandonner à la même épreuve, au même égarement que lui[9]. » Il s’agit, avec les textes de fiction de Bataille, de textes qui ne peuvent être résumés mais peuvent seulement être lus, dont il faut faire l’expérience à son tour. On voit donc que si pour Bataille l’expérience s’oppose au savoir et à la médiation, elle dispose cependant, à travers la fiction et ce qu’il appelle « dramatisation », à une forme de communication[10] : « Me servant de fictions je dramatise l’être : j’en déchire la solitude et dans le déchirement je communique[11] ». L’expérience ne peut être communiquée que figurée, à travers une fiction, et à condition que celle-ci soit lue sous la forme de la dramatisation, d’un drame, d’un jeu où l’être serait, pour reprendre ses termes, à la fois mis en jeu et joué, trompé. C’est ce rapport entre expérience (urgence), fiction et dramatisation qui nous intéresse, car il est directement lié au statut, dans ce texte de Bataille, du scripteur, de l’interscripteur et du destinataire : « J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait plus[12]. » Qu’est-ce que cela suppose quant au texte et au lecteur ? Comment de tels textes se lisent-ils , alors même qu’ils « offrent une capacité proprement inouïe de résistance à la lecture[13] » ? Je vais m’arrêter sur la structure du texte et sur une figure particulière, celle du double, pour tenter de décrire le lien qui unit ici lecteur et scripteur dans la dramatisation et la fiction. Ceci devrait nous aider à comprendre quel partage, qui ne soit pas partage d’un sens ou d’un savoir, de tels textes engagent, quel commun de quelle communauté ils appellent et, en somme, comment ils se lisent.

L’abbé C.[14]

L’abbé C. est le récit de la relation entre deux frères jumeaux, Charles et Robert, depuis le moment où ils se retrouvent au village natal (Robert étant entre-temps devenu prêtre) jusqu’à leur mort. Le récit est successivement pris en charge par plusieurs énonciateurs, et selon différentes formes : avant-propos de l’éditeur publiant les manuscrits des deux frères, récit de Charles, avant-propos de Charles aux notes de Robert, notes de Robert, postface de l’éditeur.

L’avant-propos de l’éditeur revient sur les conditions dans lesquelles il publie les manuscrits : Charles, lors de leur dernière entrevue, lui avait demandé d’éditer les textes et d’en écrire la préface, afin, avait-il dit, que le récit « échappe à la fausseté ».

Suit le récit de Charles qui couvre la période des retrouvailles entre Charles, Robert et Éponine, auxquelles se mêlent quelques personnages secondaires, deux amies d’Éponine et Henry, le boucher, principalement. Ces retrouvailles sont orageuses et tragiques, notamment parce que l’histoire ne peut se répéter : Robert est devenu prêtre, et ne peut plus coucher avec Éponine, ce dont Charles tente néanmoins de le convaincre. Cette impossibilité de la répétition — indexée par la soutane qui fait de Robert un prêtre — constitue en quelque sorte l’inachèvement inaugural du récit ; elle signale déjà un processus sémiotique marqué par le glissement, par la défaillance du sens propre, par un échange symbolique interrompu. Ce récit s’achève par l’arrestation de Robert (c’est la guerre).

Il se poursuit par un avant-propos de Charles aux notes de son frère, sorte de journal illisible que Charles dit avoir recopié bien avant de le comprendre, et qu’il avait trouvé chez son frère le jour de son arrestation. Charles établit dans cet avant-propos certains rapprochements qui modifient radicalement les perspectives de leur histoire, notamment en ce qui concerne les rapports entre lui-même, Robert, Éponine et Henry (le boucher). Il s’interroge longuement sur le caractère énigmatique des notes de son frère et de son propre texte, reconnaissant que son récit escamote l’objet qui en est la fin, car l’essentiel en est moralement indicible. Il engage le lecteur à chercher dans les notes de son frère une voie possible.

Les notes de Robert s’intitulent « Journal de Chianine » et sont composées de six fragments non structurés, où l’on trouve des pages sur le crime et le mensonge, sur le rapport à Dieu, ainsi que quelques scènes avec Rosie, une amie d’Éponine avec laquelle Robert avait fui. Ces scènes font écho au récit de Charles, et on y retrouve à la fois l’exaspération d’Éponine (s’agissant de Rosie) et l’angoisse de Charles (s’agissant de Robert).

L’éditeur reprend enfin la parole pour nous avouer sa stupéfaction devant le manuscrit. Parlant au nom des deux frères, il revient sur les raisons de l’inachèvement du récit de Charles. Enfin, il donne à nouveau la parole à son ami en citant le récit que celui-ci lui avait fait de la visite d’un compagnon de cellule de Robert, déporté et témoin de sa mort. L’homme, décrit comme un spectre, avait appris à Charles la trahison de son frère (Robert, immédiatement après son interrogatoire, avait en effet affirmé avoir « donné » son frère et Éponine — « ceux qu’il aimait le plus » —, ce que l’arrestation d’Éponine avait confirmé). Le déporté avait voulu, rencontrant le frère de Robert, tirer le fin mot de l’énigme, mais la ressemblance entre les deux frères l’avait confondu. Charles n’avait pu achever son récit et, quelques semaines plus tard, l’éditeur avait appris sa mort. Comme pour Charles, s’en remettre au sens, à travers l’écriture et la publication, est pour lui une tentative de sauver sa peau, d’où l’urgence de ce texte écrit au « plus que présent[15] » et marqué par l’échec de ses fragments successifs : l’urgence s’oppose à toute médiation.

Je vais examiner ici la figure du double, pour tenter ensuite, à travers la notion d’affectation, et la structure de « déboîtement », étroitement liées au double, de lire le type de rapport à l’autre que le texte met en place. Ensuite, je m’attacherai à comprendre à quel type de communauté le destinataire est finalement convié. Nous sommes ici à revers de l’utopie, loin de toute patrie, dans le renversement produit par une « amitié » bouleversante.

Le double

L’urgence est dans ce texte liée à la thématique du double (jumeaux vrais), laquelle n’est pas sans conséquence : elle déjoue toute possibilité d’identification à n’importe quelle voix et introduit dans le texte un rapport particulier au temps et au scripteur. Le double signale l’impossibilité de la singularité. Il menace la question de la filiation et de l’origine, car aucun des deux ne précède l’autre ou n’en est la copie. Cette thématique introduit à une autre logique de la représentation, qui n’est plus fondée sur la mimesis, celle-ci supposant toujours qu’on ait d’abord le réel (l’original) puis la copie, d’abord le pur puis l’impur, etc. Elle introduit du coup une autre logique de l’écriture, que Derrida appelle par exemple « parasitisme » et qui suppose que « la possibilité de la fiction ne se dérive pas[16] », qu’il faille tenir compte de cette « pluralisation qui fracture, en le faisant arriver, l’événement même de l’unique[17] ». Dans ce texte, le double indique qu’il faut renoncer à toute possibilité, fût-elle théorique, de l’en-soi, que « l’être de la communication, l’être-communiquant (et non le sujet représentant) […] est avant tout être-hors-de-soi[18] ». Il indique que ce qui est propre est dès l’abord exposé, et ceci sans fin possible. Le double ne s’ajoute pas au simple mais le divise et le supplée.

C’est un tel rapport à l’autre marqué par l’urgence qu’expérimentent les deux frères, chacun étant placé de ce fait dans une position intenable de duplicité, de double jeu, de trahison, dont l’aveu ne peut constituer une confession (ce qui rendrait une consistance symbolique à son auteur), et dès lors n’absout rien.

Ce rapport à l’autre que figure le double instaure un rapport paradoxal à soi, où chacun se trouve être le fragment de lui-même : chacun ressemble à l’autre en ce que l’autre lui ressemble : « Nous étions l’un à l’autre inadmissibles […]. Je devais à la fin savoir que cette opposition absolue avait le sens d’une identité parfaite » (p. 291) ; « Mon frère avait toujours été, il restait un autre moi-même, j’éprouvais comme sa cruauté mes moqueries » (p. 273) ; « Malheureusement j’ai parlé de mes hantises, alors que j’aurais dû parler seulement de mon frère. Mais je n’aurais pu, sans parler de moi, parler de lui à sa mesure. » (p. 327). Ainsi la frontière qui les sépare les partage l’un comme l’autre ; cette fracture qui devrait les départager (l’un n’est pas l’autre), ils la partagent (ils sont quatre). À cette ressemblance s’ajoute une série de redoublements des personnages l’un par l’autre : Robert par exemple était à l’époque de son adolescence devenu l’ombre d’Henry, le boucher, et suscite à nouveau la confusion avec lui lorsqu’il sort le soir. (Dans la nuit, les bouchers ont l’air de prêtres, remarque Éponine.) Éponine est dite être « la même chose que Robert », Rosie, qu’Éponine ; le messager de la mort de Robert est confondu avec Robert, dont il est aussi le spectre ; etc. L’éditeur lui-même n’a pas la position du tiers que devrait lui conférer l’acte de publication, mais est pris par une contagion qui se joue des limites textuelles. Dans la postface par exemple, il se dit avoir été pris de mutisme à son tour, après que Charles se fût montré dans l’impossibilité d’achever son récit. En réalité, si les personnages de Bataille vont toujours par trois, comme on l’a souvent remarqué, ce n’est pas que le tiers introduise le sens et la médiation, mais à l’inverse qu’il reconduit sans fin cette duplicité. C’est en ce sens que Bataille infléchit la dialectique hégélienne[19].

Ce rapport à l’autre marqué par la duplicité, par la reconduction d’une limite qui ne distingue pas les personnages mais au contraire les partage en les redoublant, est responsable de ce mouvement de glissement sans fond qui saisit le lecteur, lui-même pris, emporté dans cette forme de communication « déchirante ».

L’affectation

Le fait est que « la répétition dérobe le centre et le lieu[20] ». Du coup, le double instaure un univers de mensonge, de fausseté, de trahison :

Je le savais : mes angoisses ou les mines de Robert étaient un jeu. Mais comme je dormais à demi je cessai de faire une différence entre une simplicité qui me renversait et la conscience d’une immense trahison. Je l’apercevais soudain : l’univers, l’univers entier, dont l’inconcevable présence s’impose à moi, était trahison — trahison prodigieuse, ingénue.

p. 322

Les notes de Robert elles-mêmes sont dites par Charles « à mi-chemin d’une aisance affectée et du silence », truffées de « faux-fuyants », « d’entourloupettes », de « mensonges bègues », à travers lesquels Charles ne voit plus en son frère que « le faiseur qu’il voulait être au temps où il s’efforçait à la piété. » (p. 335-336) Et ceci, sans fin possible (« À l’avance je savais que l’explication n’en finirait plus, fût-elle possible » (p. 296)), dans la « fatalité d’un glissement, où j’ignore si je mens ou si je suis fou[21] ». Les renvois à la fausseté, au mensonge ou à la comédie sont si fréquents que je n’en citerai pas davantage. Il faut néanmoins s’arrêter sur la notion d’affectation. L’affectation, terme récurrent chez Bataille, est le mensonge du mensonge ; elle est un jeu, un semblant, une comédie, un déguisement qui disent le faux du personnage tout en disant le vrai de son rôle : qu’il est impossible d’être « soi ». Car le semblant renvoie toute opposition des contraires, toute lutte dialectique, à cette glissante fausseté qui n’est pas plus fausse que le vrai n’est le vrai. Ce qu’affecte le personnage, c’est le rôle qu’il joue dans sa relation à l’autre, c’est ce qui, dans sa relation à l’autre, vient l’affecter comme un autre lui-même. L’identité des personnages ne dépasse pas le rôle que la présence de l’autre, caractéristique de l’urgence, requiert. Ce que chacun d’eux affecte, c’est l’autre qu’il est aussi : son masque ne lui est pas extérieur ; ce qui s’expose est l’intime. C’est pourquoi dans ce texte les masques ne cessent de tomber. Robert, après avoir été démasqué et avoir avoué sa « fausse position » (c’est lui qui rôde la nuit sous les fenêtres d’Éponine, et non pas Henry), se démasque encore et encore dans la scène de la grand-messe, dans son journal, dans la révélation de sa trahison, etc. On voit donc que le double instaure un rapport à l’autre marqué par l’impossibilité d’accéder au sens, et qui se traduit par un inachèvement en cascade. Cette forme de feintise, et le thème du glissement et du renversement, omniprésents, sont également liés à une structure textuelle que l’on peut identifier comme déboîtement.

Le déboîtement

L’affectation tient lieu d’être, et elle nous permet de comprendre comment la présence de l’autre (urgence) se figure dans un texte par un travail qui affecte le scripteur. Ce travail se caractérise par le fait que toute constitution d’un sujet de l’écriture est impossible : rien ici, pour reprendre un mot de Sollers, « ne peut être dit en corps propre[22] ». « Ce que je rapporte ne pouvait d’aucune façon être écrit, mais seulement rapporté[23] », dit ailleurs Bataille. Aucun des scripteurs de L’abbé C. n’en détient le fin mot. Chacun est d’une certaine manière le spectre, l’ombre, la fiction, le masque ou le survivant de l’autre, dans un jeu dont la seule règle est la répétition, inexorable et impossible.

En d’autres termes, la fiction ne survient pas après l’expérience pour la dire, mais elle lui est constitutive dans ce jeu, ce semblant, cette feinte où il n’est plus question de sujet : « J’écris pour oublier mon nom » ;

Le moi n’importe en rien. Pour un lecteur je suis l’être quelconque […]. Il [lecteur] est quelconque et je (auteur) le suis. Il et je sommes sans nom sortis du… sans nom, pour ce… sans nom comme sont pour le désert deux grains de sable ou plutôt pour une mer deux vagues se perdant dans les vagues voisines[24]

Bataille pose un sujet en dehors du langage ; un sujet altéré, fracturé, rendu fictif par son rapport à l’autre : un simulacre. « Je suis le résultat d’un jeu », écrit-il encore[25].

La dissémination du scripteur a pour conséquence que ce texte prend la « forme » d’une spirale ou d’un déboîtement plutôt que d’un simple enveloppement ou d’une mise en abyme. L’abbé C. est cette « enfilade déboîtée de ces couples (déboîtés faute de point de fuite : la boîte perspective est fermée) », écrit D. Hollier[26]. Ainsi les scènes se redoublent-elles, elles aussi, de même que les manuscrits seront repris, recopiés, etc. Dès le début du texte, par exemple, « il est trop tard et tout est joué » (p. 278). C’est donc également sur le plan de l’intrigue que le texte renvoie au principe d’itérabilité derridien, qui lie répétition et altérité : l’ensemble du texte est pris dans cette temporalité différante puisque le début n’est qu’une suite des péripéties vécues jadis par les personnages et ne peut cependant en constituer la poursuite ou le retour qu’Éponine attendait. Il y a deux départs[27] dans ce début : la première partie de l’histoire n’est pas la cause de la seconde, mais le récit s’inscrit dans l’intervalle entre ces deux situations, dans cette relation entre les deux qui n’est pas temporelle : « [J]e viens le traquer chez lui et il est déjà traqué », note Charles (p. 267).

Le processus de fiction est clairement figuré : elle ne cesse de se redoubler, sans retour du texte : impossible de rejoindre dans l’écrit le moment d’avant l’écrit. Aucun fragment en effet ne dit le vrai des autres (ce qui caractériserait la simple mise en abyme) : « Nul moment ne peut se mettre à la place de la vérité, ce n’est pas sa place[28] ». Chacun est au contraire une tentative d’effacement : « J’éprouvais comme un remords l’impossibilité de jamais annuler mes affirmations[29] » ; « C’est ainsi que Robert mort, parce qu’il laissait ces écrits ingénus, il me fallut détruire le mal qu’il avait fait, il me fallut encore et par le détour de mon livre, l’anéantir, le tuer » (p. 336). Bataille révèle aussi que le concept, au même titre que le sujet, est sans noyau. Le texte est de cette manière « désinauguré » ; les fragments sont détachables les uns des autres ainsi que de leurs scripteurs. Et le récit chemine ainsi, ajoutant l’énigme à la fausseté, ne pouvant effacer pas plus que révéler un mensonge qu’il constitue.

Seule la fiction, la feinte, peuvent témoigner de ce « non-sujet ». Le langage — et le texte — ne sont plus dès lors que le support de cette déchirure que partagent en la reconduisant scripteur et destinataire. Le destinataire, confronté à cette apparence sans essence, ne peut à son tour que s’investir dans le rôle que requiert la posture d’interscripteur, et se livrer à la feinte, au jeu, à la mise en jeu sans perspective, sans idéal comme horizon de sens, sans fin possible, de sa propre identité de sujet symbolique, c’est-à-dire en l’occurrence de sujet lecteur : « Un principe fondamental est exprimé comme suit : la “communication” ne peut avoir lieu d’un être plein et intact à l’autre. Elle veut des êtres ayant l’être en eux-mêmes mis en jeu, placé à la limite de la mort, du néant[30] ».

La communauté du partage

Il est clair que dans ce texte notre identité symbolique de lecteur est menacée ; si nous ne pouvons nous arrêter à aucun point de vue ou perspective[31], si l’effacement augmente l’obscurité, si se débarrasser du double pour faire émerger le sens constitue une trahison qui va immanquablement prendre elle aussi la forme du double ou de la doublure, et si enfin nous nous retrouvons toujours hors de ce texte, c’est qu’il ne propose aucune forme de sens ou de savoir qui tienne. On ne s’y retrouve pas.

Pour Bataille, ce qui « tient lieu » de savoir est l’expérience, non le sens. C’est l’expérience qui fait l’objet d’une forme de communication. Elles sont même étroitement liées : « L’extrême n’est atteint que communiqué » ; « si je devais être seul à l’avoir atteint, il en serait comme s’il ne l’avait pas été[32] ». En réalité, l’expérience est « impersonnelle[33] », et ne peut dire ni « je » ni « tu » : « L’expérience intérieure est conquête et comme telle pour autrui ! Le sujet dans l’expérience s’égare […] ; se faisant conscience d’autrui […] il se perd dans la communication humaine, en tant que sujet se jette hors de lui, s’abîme dans une foule indéfinie d’existences possibles[34]. » C’est donc la présence de l’autre en moi qui signe la simulation de l’expérience : « [C]’est par le simulacre que la conscience sans suppôt (soit une vacance du moi) vient s’insinuer dans la conscience d’autrui[35] ».

Dans L’abbé C., et généralement d’ailleurs dans l’oeuvre de Bataille, le simulacre passe par le corps, car c’est cette ressemblance entre les jumeaux qui ici, dès l’origine, fausse le rapport à soi et impose au texte cette logique du supplément originaire. Le simulacre donne au corps (et non seulement au langage ou au texte) le rôle faux et affecté qui est la marque de l’urgence, de l’expérience. Le fait que l’expérience, elle-même simulacre, se reconduise de scripteur en scripteur et jusqu’au lecteur, c’est ce que Bataille appelle « dramatisation ». Charles se dit par exemple emporté lui-même par le torrent qui entraîne la vie défaite de Robert : « En cette matinée malheureuse, je sentis que je perdais pied. La vie de mon frère ne me semblait pas seulement menacée, mais la mienne » (p. 311) ; « Ce mort me mettait un pied dans la tombe en ceci qu’au vêtement près Robert était mon image dans la glace. » (p. 272) L’angoisse le saisit à la vue du corps nu et criant de son frère, « comme si la mort inévitable de mon frère était le dédoublement — et l’emphase — de ma propre mort. » (p. 302) Charles souffre de cet autre corps qui est le sien dans les cris et tremblements de Robert. Quelque chose arrive à Robert dont il souffre comme n’arrivant pas à lui ; quelque chose arrive à Charles dont il souffre comme n’arrivant pas à lui ; « quelque chose arrive à Bataille dont il parle comme n’arrivant pas à lui. Le simulacre est celui de l’expérience même », écrit Klossowski[36]. Ainsi le corps de chacun des frères figure ce rapport à l’autre, qui est un rapport à son corps ; l’interscripteur (le rapport à l’autre) est ici cet « inter-corps » requis par le rôle de la simulation.

Lire ce texte suppose la « contagion », l’imitation involontaire, l’« imitation dramatique », disait-il à propos de lui-même et de Nietzsche : « Bataille est le “nous autres” de Nietzsche[37] ». Et le destinataire est avec « nous autres », Charles et Robert, à qui il advient ce qui ne leur advient pas en propre, Charles étant avec Robert ; Robert, avec Charles ; Charles, avec l’éditeur ; Robert, avec Éponine ; etc. Et nous, destinataires, éprouvons dans la lecture de ce texte la place d’interscripteur comme un rôle simulant, rejouant plus faussement encore l’expérience du scripteur, lui-même autre interscripteur éprouvant celle d’un autre scripteur (par exemple Nietzsche), lui-même éprouvant, etc : « C’est d’un sentiment de communauté me liant avec Nietzsche que naît en moi le désir de communiquer, non d’une originalité isolée[38] ». Ainsi, répéter Bataille, qui lui-même répétait Nietzsche, c’est aussi le trahir dans une expérience simulée qui n’est pas la nôtre plus qu’elle ne fut la sienne. Cette « contagion » de l’expérience ne se symbolise pas, mais elle a lieu dans l’inter-corps figuré ici par un corps dédoublé, un corps imaginairement quoique réellement éprouvé par une transe, transe qu’à son tour va imaginairement mais sensiblement éprouver le corps d’un destinataire.

La contagion n’est pas l’imitation, elle se soustrait au vouloir comme à l’intention et naît dans la « chance » du contact (« Qui que tu sois qui me lis : joue ta chance, disait Bataille. Comme je le fais sans hâte, de même qu’à l’instant où j’écris, je te joue[39] »). Il ne s’agit pas non plus d’une fusion ; la continuité dont parle Bataille n’est pas la plénitude du sens ou de la présence, car elle comprend la rupture. Aucun sujet ne s’y constitue, mais nous devons à notre tour être avec le scripteur et l’interscripteur redoublés, simulés :

[C]es êtres singuliers sont eux-mêmes constitués par le partage, il sont distribués et placés ou plutôt espacés par le partage qui les fait autres : autres l’un pour l’autre et autres […] « communiquant » de ne pas « communier ». Ces « lieux » de communication ne sont plus des lieux de fusion bien qu’on y passe de l’un à l’autre. […] Ainsi, la communication du partage serait cette dis-location elle-même[40].

La contagion est la reprise simulée de l’expérience de l’autre en nous : « Il ne peut y avoir […] d’expérience intérieure sans une communauté de ceux qui la vivent […][41] ».

Cette communauté d’écriture et de lecture où se tient Bataille et à laquelle il se soustrait, cette communauté qui doit se tenir « à hauteur de mort », il la nomme aussi « amitié ». Car l’autre fraternel s’interroge dans le péril, dans le travail et non dans la paix[42].

C’est donc en définitive à son propre réel (à sa mort[43]) que le lecteur est renvoyé. Il se retrouve toujours hors d’un texte qui cependant l’a compris, mis en mouvement par ce texte vers sa finitude, dérobé à lui-même. La répétition de l’expérience a lieu dans la fiction (elle n’est donc ni authentique ni inauthentique mais feinte, simulée[44]). Elle a lieu dans l’inter-corps figuré par un corps dédoublé[45].

Ainsi, dans la situation décrite par nous comme « urgence », la médiation ne se rend possible que sur la limite que nous partageons, comme contagion imaginaire mais sensible.

S’interroger sur la lecture, c’est, pour le critique, faire paraître l’historicité du texte, c’est-à-dire non pas son passé, mais « l’impossibilité de son présent[46] ». « Le discours est projet, mais il est davantage cet autre, le lecteur, qui m’aime et m’oublie (me tue), sans la présence insistante duquel je ne pourrais rien, n’aurais pas d’expérience intérieure[47]. »Christine Servais est docteur en Sciences de l’information et de la communication de l’Université Lyon 2 et enseigne à l’Université de Liège (Belgique). Après avoir mené des recherches sur le processus de la lecture, elle travaille actuellement sur une approche de la réception médiatique dans les termes de la destination derridienne et, d’une manière plus générale, sur une saisie des médias par le point de vue esthétique, tout en continuant à publier quelques textes relatifs à la lecture littéraire.