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De souvenance immémoriale, l’architecture qui préside à l’établissement des représentations cosmiques a été fondée sur une organisation à deux dimensions marquée par une segmentation quadripartite de l’univers. Les points cardinaux servent souvent de références quasi absolues dans ce type de figuration et sous-tendent l’établissement d’un monde ordonné. Pourtant, se greffe parfois à ces conceptions un plan à trois dimensions où le haut et le bas, représentés respectivement par le paradis et les enfers, évoquent des directions alternatives qui ouvrent l’individu à des perceptions singulières. Cette « verticalisation » permet d’établir un centre, qu’historiens des religions et mythologues ont relevé comme constitutif de l’imaginaire.

L’écrivaine québécoise Anne Hébert, dans son roman Kamouraska (paru aux Éditions du Seuil en 1970), a visiblement misé sur une représentation de ce type pour conférer à son intrigue une portée symbolique. Son personnage principal, Élisabeth Rolland, revit par la pensée les déplacements purement horizontaux de son amant parti assassiner son premier époux, le Seigneur de Kamouraska. Simultanément, des mouvements verticaux imaginaires permettent au personnage d’évoluer entre des espaces superposés et des temps annexes, où les effets du malheur sur le présent semblent s’atténuer. L’auteure a-t-elle pressenti que cette figuration archétypale traduit une propension naturelle de l’être humain à la recherche de la félicité ? Ou n’a-t-elle pas plutôt établi des superpositions, et spatiales et temporelles, simplement afin de complexifier la structure de son récit ? Il s’agira ici de déterminer comment Anne Hébert recourt à des conceptions architecturales traditionnelles, qu’elle subvertit toutefois pour inscrire son roman dans la modernité, ce qui dote l’oeuvre d’une originalité certaine[1]. Comme nous le verrons incessamment, le projet d’écriture hébertien, novateur et transgresseur, demande de son lectorat qu’il se plonge dans une appropriation symbolique de l’oeuvre pour en saisir les nuances.

L’architecture cosmique

Les communautés humaines vivent d’ordinaire dans un lieu qu’elles ordonnent, une espèce de centre constitué à partir d’un foyer où toutes les facettes de l’existence (lois, règles morales, positions sociales, etc.) sont hiérarchisées, un Ici protégé de l’Ailleurs, espace sacré qui définit le champ de perception de la réalité du groupe. Les mythologues parlent généralement de centre du monde pour définir ce lieu qui, une fois conceptualisé dans les écrits sacrés des grands systèmes religieux, se trouve souvent associé au paradis terrestre[2]. Mircea Eliade réfère à un texte rabbinique d’après lequel « [t]out comme l’embryon croît à partir du nombril, de même Dieu a commencé à créer le monde par le nombril et de là il s’est répandu dans toutes les directions[3] ». Ce point est celui où une ou des divinités seraient descendues pour créer l’être humain. Dans la tradition biblique, on pense au mont Golgotha, où YHWH s’abaisse pour façonner Adam (lieu où mourra le second Adam, Jésus, de sorte qu’un cycle se trouvera complété). En Grèce, musiciens et poètes se rendaient sur le mont Parnasse, source jaillissante de vie inépuisable, pour trouver l’inspiration et se livrer aux plus imposantes créations.

Comprenons d’entrée de jeu que, sur le plan de l’imaginaire, le monde est conçu comme un microcosme, un espace clos[4]. Le monde se divise toujours d’abord en deux : le dedans et le dehors.

À l’intérieur du cercle, tout est lumière, légalité et harmonie, espace repéré, réglé, distribué ; au milieu l’arche d’alliance ou l’autel figure le foyer matériel et actif de la sainteté qui rayonne jusqu’à la circonférence. Au-delà, s’étendent les ténèbres extérieures, le monde des embûches et des pièges, qui ne connaît ni autorité ni loi, et d’où souffle une constante menace de souillure, de maladie et de perdition[5].

La mappemonde mésopotamienne reproduite à la page suivante illustre cette conception du monde[6]. Cette carte géographique, l’une des plus anciennes à nous être parvenue, présente la Mésopotamie sous forme d’une sphère plate — un contenant, littéralement — à l’intérieur de laquelle sont grossièrement évoqués le fleuve Euphrate (sous forme du rectangle vertical), Babylone, la cité céleste (le rectangle horizontal), ainsi que quelques autres villes de moindre importance (Urartu, Assyria, Der, Suse : les cercles situés de part et d’autre de l’Euphrate). Ce disque repose sur une seconde sphère qui, elle, figure la mer (ou les eaux primordiales).

Mappemonde babylonienne datant du sixième siècle avant J. C. (voir texte).

B. Meissner, Babylonien und Assyrien, 1925.

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Ensuite, disséminés autour de cet ensemble, de petits triangles (huit à l’origine ; il n’en reste que quatre, le bloc de pierre sur lequel est gravée la carte s’étant érodé avec le temps) correspondent aux régions inconnues peuplées de dragons marins ou autres hommes-scorpions, créatures dont Eliade dit qu’elles

s’efforcent de réintégrer ce microcosme dans l’état chaotique, c’est-à-dire de le supprimer. La destruction d’un ordre établi, l’abolition d’une image archétypale [...] équiva[ut] à une régression dans le chaos, dans le pré-formel, dans l’état non différencié qui préc[ède] la cosmogonie. [...] Toutes ces expressions, on le sent bien, signifient l’abolition d’un ordre, d’un Cosmos, d’une structure, et la ré-immersion dans un état fluide, amorphe, en fin de compte chaotique[7].

Rien de surprenant, dans ce cas, à ce que des ennemis humains soient associés tout de go à ces créatures issues des confins de l’imaginaire, le souvenir qu’ils laissent sur leur passage étant celui de la désintégration, de la ruine.

Une telle carte propose une vision plus esthétique que géographique du monde. Elle ne donne à voir, au VIe siècle avant notre ère (à un moment où les grandes voies de navigation fonctionnent déjà à plein régime et où des aventuriers intrépides se sont chargés de déblayer les premières routes de communication entre les principaux États), qu’une petite superficie de la Mésopotamie. C’est dire que l’activité de l’artiste consiste davantage à décrire le monde tel qu’il le conçoit qu’à le reproduire comme il est vraiment, si bien que ce travail satisfait aux impératifs de l’imaginaire avant de contenter ceux de la réalité[8]. Autrement dit, l’action de l’imagination est omniprésente dans l’entreprise de saisie du réel, qui caractérise l’espèce humaine. Et le microcosme étant une structure inscrite dans l’imaginaire de l’individu, celui-ci appellera le centre où qu’il se trouve, chaque microcosme ayant son centre, lieu sacré, point où tout a commencé, nombril de la terre.

On le constate, une telle conception, en tant que produit de l’imagination, surgit sous forme de symboles propres à rendre compte du champ imaginaire dans lequel sont investis les processus en cause. Les images le plus souvent transmises par les traditions mythologiques et religieuses évoquent l’idée d’un espace ordonné sur un plan vertical. La plupart des traditions considèrent le centre comme un axe facilitant la communication entre régions hautes et régions basses. Pour la pensée archaïque, ce lieu représente plus qu’une simple image abstraite ; il est un espace géographique réel où se noue le contact avec le sacré matérialisé, point d’intersection entre le Ciel, la Terre et ce qui réside sous cette Terre, zone à laquelle sera éventuellement donné le nom d’Enfer(s). À cet endroit s’établit, selon un plan axiologique vertical, la communication d’une région cosmique à l’autre, véritable rupture de niveau. Dans les sociétés archaïques, les figures récurrentes sont celles de la Montagne cosmique, point le plus haut du monde, épargné par le déluge (j’ai mentionné ci-haut le mont Golgotha et le mont Parnasse), et de l’Arbre cosmique, qui soutient comme un axe les trois zones cosmiques — ce à quoi on peut ajouter tout autre moyen permettant de « monter » : échelles, escaliers, cordes tendues à la verticale, etc. Chez les Germains, Yggdrasil, arbre ancestral, supporte et réunit entre eux les niveaux cosmiques. Dans la mythologie grecque, le Titan Atlas remplit un rôle équivalent, lui qui, selon Eschyle, « debout, aux rives du couchant, soutient sur ses épaules la colonne qui sépare le ciel et la terre, fardeau pénible à porter[9] ». La tradition biblique parle de l’échelle de Jacob, laquelle relie le bas et le haut. Quant au chamanisme du nord et du centre de l’Asie, il enseigne que l’ascension d’un arbre symbolique mène le chamane au royaume des êtres surhumains. Se substituera à ces conceptions celle du temple, lorsque l’humanité atteindra un certain degré de civilisation (c’est-à-dire au moment où les constructions de l’être humain remplaceront celles de la nature). La similitude des images frappe : le temple, représentation symbolique du Cosmos, est l’équivalent de la Montagne cosmique — lieu où a pris place l’acte de création originel, et où est passible d’être reproduit artificiellement cet acte — dont l’ascension mène au sommet de l’univers.

Ces images se calquent sur celle du Cosmos, certes, mais l’artiste investit en elles une part de lui-même, si bien que le monde prend peu à peu la forme que les structures de l’imaginaire lui imposent. Le passage de l’être humain d’une condition profane à un état sacré le pousse à forger les symboles lui assurant de vivre dans le concret ce qu’il vit dans l’abstrait, au fond de son imaginaire. Au dire de Mircea Eliade :

L’escalade ou l’ascension symbolise le chemin vers la réalité absolue ; et, dans la conscience profane, l’approche de cette réalité provoque un sentiment ambivalent de peur et de joie, d’attraction et de répulsion, etc. Les idées de sanctification, de mort, d’amour et de délivrance sont impliquées dans le symbolisme de l’[ascension]. En effet, chacun de ces modes d’être représente l’abolition de la condition humaine profane, c’est-à-dire une rupture de niveau ontologique : à travers l’amour, la mort, la sainteté, la connaissance métaphysique, l’homme passe [...] de l’« irréel à la réalité[10] ».

De tout temps et en tous lieux, l’être humain aurait donc accordé préséance à sa perception du monde sur la réalité brute, concrète, souvent fade du monde phénoménal, d’où la présence de ces centres du monde à peu près partout où des communautés se sont établies : de quelque côté qu’on regarde, quelque tradition qu’on consulte, toujours apparaît cette image d’un pilier central autour duquel le monde tourne, pilier situé au point où toute vie, où toute énergie culmine, à l’ « endroit précis où le mouvement et l’immobilité, c’est-à-dire le temps et l’éternité, s’unissent[11] », explique Joseph Campbell. Comme une faute rituelle, survenue à l’aube des temps, a fait en sorte d’interrompre la communication avec les êtres divins, certains humains (chamanes, prêtres, rois ou princes) tentent de temps à autre de restaurer momentanément le lien rompu, exploit dont les récits mythologiques de toutes les traditions (mais aussi la littérature) rapportent à foison les traces.

Kamouraska entre l’Ici et l’Ailleurs

Les espaces ne sont donc pas tous semblables. Il y aurait des points d’ancrage où le passage entre divers ordres de réalité s’avère possible. D’après Eliade,

[c]’est la rupture opérée dans l’espace qui permet la constitution du monde, car c’est elle qui découvre le « point fixe », l’axe central de toute orientation future. Lorsque le sacré se manifeste par une hiérophanie quelconque, il n’y a pas seulement rupture dans l’homogénéité de l’espace, mais aussi révélation d’une réalité absolue, qui s’oppose à la non-réalité de l’immense étendue environnante. La manifestation du sacré fonde ontologiquement le Monde[12].

Les arbres et montagnes dits cosmiques, les temples et les églises ou même les chambres protégées de l’extérieur figurent des endroits où peut se produire une rupture de niveau entre monde profane et monde sacré : l’individu se trouve dès lors tiré de lui-même, il devient « autre » que celui qu’il est dans la vie quotidienne. Il est important pour les êtres humains de se constituer l’un de ces centres du monde symboliques, lieux de quiétude et d’équilibre, où devient possible la réintégration d’une sorte d’état originaire, les interférences du monde extérieur se réduisant au minimum.

Sur le plan de l’espace, le roman Kamouraska se caractérise d’abord par des oppositions de lieux déterminés : à un Ici s’oppose un Ailleurs, et le passage entre ces deux univers s’effectue difficilement. Cet Ici et cet Ailleurs sont rattachés à des points géographiques précis, mais ils revêtent aussi une valeur symbolique dans l’esprit des protagonistes du roman. L’Ici correspond au lieu d’où s’effectue la narration, il constitue le point de repère premier pour le lecteur. D’une part, cet Ici est situé dans la maison de la rue du Parloir à Québec, où Élisabeth Rolland vit au milieu du XIXe siècle l’agonie de son second mari. D’autre part, la métadiégèse intervenant souvent et la narration s’effectuant dès ce moment à partir de Sorel, ville où Élisabeth a passé sa jeunesse, une vingtaine d’années plus tôt (époque du meurtre de son premier époux), cet autre lieu fait aussi office d’Ici. Ces deux espaces ne sont pas opposés, dans la mesure où ils servent de refuge à Élisabeth, à des moments distincts de sa vie.

L’Ici apparaît d’emblée caractérisé par l’ordre, témoin la maison de la rue du Parloir, qui figure un modèle de rangement, et ce, jusque dans les moindres détails : « Depuis le premier jour du mariage d’Élisabeth d’Aulnières avec Jérôme Rolland. Ainsi pour le sel, la farine, l’huile, les oeufs. Des provisions sûres, l’une suivant l’autre, selon les saisons, comme les phases de la lune. L’ordre impeccable[13]. » D’ailleurs, il n’y a rien qu’Élisabeth redoute autant que le désordre, comme elle le proclame çà et là dans le roman : « Vite ! Vite ! Il faut conjurer le danger. Empêcher à tout prix que l’ordre du monde soit perturbé à nouveau » (K, 18). Même situation pour la vie passée à Sorel : Élisabeth y a connu dans son enfance un environnement ordonné.

Sorel. Ses rues de quelques maisons à peine. Maisons de bois. Maisons de briques. Square Royal. Rue Charlotte. Rue Georges. Coin des rues Augusta et Philippe. Le fleuve tout près coule entre des rives plates. Les longues îles vertes, propriété de la commune, là où paissent les vaches, les chevaux, les moutons et les chèvres.

La vie est paisible et lumineuse. Pas une âme qui vive. Je sens que je vais être heureuse dans cette lumière. Le fleuve lisse, la lisière des pâturages sur l’eau. Cette frise de bêtes placides broutant à l’infini. Je m’étire. Je soupire profondément (K, 50).

Voilà un contexte qui respire le calme et la tranquillité. Les rives plates, la lumière, le fleuve lisse, l’infini : rien ici qui menace le personnage, aucune discordance dans ce décor enchanteur.

En face de l’Ici ordonné se trouve l’Ailleurs, lieu du chaos, où des créatures malfaisantes se terrent. La contrée de Kamouraska représente une région néfaste, d’où ne provient que le malheur. Il s’agit d’un territoire où, lorsqu’elle s’y est rendue, peu après son premier mariage, Élisabeth a remarqué la désolation :

Les collines émergent des bas taillis. La blancheur abrupte, tachetée de noir, du gneiss piqué d’arbres nains, clairsemés. La forêt toute proche. Les prairies de grèves ! Joncs, rouches, herbes à bernaches et foins de mer livrés au vent. Comme une eau moutonnante, en bordure du fleuve.

[…]

Paysage d’été, bleu de brume chaude. Les longues étendues des grèves vaseuses. L’odeur de la marée basse emplit l’air lourd. La ligne de l’eau se perd sur le ciel. On ne voit pas l’autre rive du fleuve.

[…]

Il y a trop de vent ici. Non, je ne m’habituerai pas à ce vent. La nuit, le vent siffle tout autour de la maison, il secoue les volets. Le vent me fait mourir.

On dit que la voix des morts se mêle au vent, les soirs de tempête .

K, p. 73-75

Le blanc accolé au noir, les prairies appariées aux grèves, la vase, l’air lourd, l’animalisation du paysage, l’eau et le ciel confondus, le vent et la mort qui rôdent : tout rend compte d’une régression dans l’indifférenciation. Bientôt apparaissent des images chaotiques. Il est dit dans le roman que Kamouraska se trouve de « l’autre côté du monde » (K, 186), au-delà de « toutes les frontières humaines » (K, 194), qu’il est situé « [l]à où l’horizon bascule sur le vide » (K, 187). Aurélie Caron, la servante d’Élisabeth, parle de Kamouraska comme d’un « maudit pays qu[’elle] voudrai[t] n’avoir jamais connu » (K, 190). Pour Élisabeth elle-même, Kamouraska est une région apocalyptique. Ses tantes disent que « [l]’air de Kamouraska lui est contraire » (K, 95). Revenue par la pensée dans ce lieu horrifique, la femme résume ainsi ses impressions : « Un désert de neige chaste, asexué comme l’enfer » (K, 194). L’allusion au royaume souterrain du Malin n’aura ici rien pour surprendre. Et c’est justement dans cette contrée que l’amant d’Élisabeth a dû se rendre en 1839 pour y assassiner le premier époux, pendant qu’elle patientait et parcourait par l’imagination le trajet dangereux — entreprise qui l’obsédera pour le reste de sa vie.

Vers l’établissement d’un centre du monde

Le meilleur moyen de contrer les effets du chaos, nous l’avons vu, consiste à se constituer un centre, à adjoindre une troisième dimension au plan bidimensionnel, de manière à ériger un haut lieu protégé de ce qui se trouve à l’extérieur. Élisabeth Rolland se construit un centre à la fois réel et onirique. Étendue sur un lit dans une chambre de la rue du Parloir, dix-huit ans après le meurtre de son premier mari, elle a l’impression d’investir ce qu’elle nomme un « centre lumineux » (K, 51), espace lui permettant de se projeter dans les souvenirs du passé, ce qui la ramène dans « la zone calme qui existe à l’intérieur des typhons » (K, 170). Précisément à partir de cet endroit situé au coeur de l’univers profane, le personnage réussit, en renouant avec le passé, à élaborer un foyer sacré fermé au reste du monde :

Apprendre à vivre en soi. Dans un espace restreint, mais parfaitement habitable. Éviter de regarder à plus de deux pas devant soi. George, Aurélie et moi, nous nous exerçons à ramener les quatre coins cardinaux sur nous. Les réduisant à leur plus simple expression. Moins que les murs d’une chambre. Une sorte de coffret hermétique. Une bouteille fermée. Nous apprenons à respirer le moins profondément possible .

K, 179

À Sorel, Élisabeth s’acharne à ériger en compagnie de George Nelson un lieu sacré assimilable à un centre du monde. Là, les deux amants, se coupant du reste du monde, renouvellent la vie à leur façon :

Une sorte de rituel entre nous. Chaque fois que nous sommes ensemble dans le bois de pins et qu’il fait encore trop clair pour… Nous jouons aux gisants de pierre. Nos deux corps étendus. Simulant la mort. L’étirement de la mort, sa longueur définitive. La rigidité de la mort, son insensibilité parfaite. Faire le vide absolu. Tout ce qui n’est pas nous doit s’écailler de nous. […] Tout lien autre que nous deux doit mourir. Le corps se glace. Le coeur s’évide. Silence. Vertige .

K, 148

À l’opposition Ici / Ailleurs s’ajoute celle qui sépare la vie de la mort. La mort feinte devient en définitive un refuge contre la vie injuste réservée aux deux amants. Les deux Élisabeth, celle du passé et celle du présent, s’amalgament le temps que dure ce rêve et le lien qui les unit ravive la possession du lieu sacré. Que va vivre cette Élisabeth double dans le centre (ré)actualisé ? Peut-être l’action sacrée ultime : le sacrifice originel, la mise à mort du mari par l’amant (voilà d’ailleurs ce que raconte le roman : le retour aux sources du sacré d’une femme qui n’est pas heureuse dans le présent).

S’il y a deux ensembles d’espaces dans le roman, un seul centre y est toutefois présent, mais qui relie ces espaces. Gabriel-Pierre Ouellette affirme que

[l]es lieux de l’“histoire” du roman, qui se passe surtout ailleurs que dans la maison de la rue du Parloir, se greffent et se fusionnent souvent à la chambre [dans laquelle repose Élisabeth], qui devient ainsi le lieu central du texte[14].

Joints par un foyer unique, ces lieux paraissent superposés, et par là nous rejoignons l’architecture cosmique. La fusion des lieux passés (Sorel et Kamouraska) et présent (Québec) entraîne la création d’un espace sacré, d’un non-espace qui débouche sur une réalité autre, qu’Eliade qualifierait probablement de « réel par excellence, à la fois puissance, efficience, source de vie et de fécondité[15] ». Élisabeth conquiert ainsi l’Ailleurs à partir de l’Ici. Cet espace devient pour elle le lieu où elle vit rétrospectivement avec son amant le seul bonheur possible, celui du passé. Le personnage ne vit plus, à partir de ce moment, parmi les individus normaux. « Hors de ce monde, si vous le désirez. C’est là que je vous donne rendez-vous. Telle qu’en moi-même, absolue et libre. Étrangère à tout ce qui n’est pas vous » (K, 121). L’absolu : seule valeur pour laquelle il convienne de lutter et d’ériger un centre.

Kamouraska entre le haut et le bas

Élisabeth Rolland est donc cloîtrée dans la maison de son second mari à Québec, dans une petite chambre située au deuxième étage d’une maison qui en comporte trois. À l’étage au-dessous, la femme redoute que sa servante, dont elle prétend qu’elle est « le diable » (K, 32), soit en train de préparer une « cérémonie démoniaque » (K, 31) visant à la passer « à la casserole comme un lapin qu’on fend au couteau dans toute sa longueur » (K, 32). À l’étage du haut, les nombreux enfants qu’Élisabeth a eus de ses deux mariages se livrent à un chahut abominable qui empêche Monsieur Rolland de se détendre. Seule la petite chambre dans laquelle la femme se repose peut servir de refuge — le chaos menaçant d’annihiler le microcosme. Dans cet endroit, Élisabeth a la possibilité de jouer avec le temps, de se couper du présent pour revivre le passé, car le temps y est malléable. L’impression d’emprisonnement qui émane du roman dans les premières pages est vite remplacée par le sentiment de libération qui habite la femme. Celle-ci se complaît dans la chambre au point d’en devenir partie intégrante (K, 79), et de l’extérieur uniquement — notamment du niveau inférieur, assimilable aux Enfers — proviendront les dangers. Tant que la chambre résiste à l’extérieur, Élisabeth demeure en sécurité. Comme elle le dit elle-même : « Le monde est en ordre. Les morts dessous. Les vivants dessus » (K, 83). Seul problème : Élisabeth est attirée vers le bas et elle risque à tout moment d’être contrainte à la chute. Le désir de se jeter par la fenêtre (K, 114) la prend et, malgré qu’elle se sente à l’abri de tout inconfort, étendue sur le lit de la bonne Léontine, sans cesse elle craint de chuter : « Je vais tomber ! Fixer le mur. M’y accrocher en rêve. Je glisse. Le sol se dérobe sous mes pieds. Ma vie chavire » (K, 136). Maurice Émond a relevé la récurrence des images d’abîme dans Kamouraska. Il indique que

[l]e rêve et la mémoire prennent racine dans [l]e vide, attirent Élisabeth. Extirper ses souvenirs du fond de la mémoire, c’est risquer d’être entraîné dans le vide par leur poids. […] Il ne […] reste plus [à Élisabeth] qu’à éprouver la sensation de chute dans les gouffres aux formes multiples : « Impression de chute dans le vide. Vertige. » Elle « plonge dans le noir », est basculée « en enfer », roulée « dans des fondrières énormes » ; elle imagine des « couloirs sous terre » et tente désespérément de remonter à la surface pour ne pas atteindre « sa lourdeur muette, définitive » qui est la mort elle-même[16].

Ainsi la verticalité, rassurante du moment qu’elle convie à l’établissement d’un lieu médian pourvoyeur de sécurité, devient-elle source de troubles dès que cet espace s’ouvre à ce qui l’entoure. Élisabeth, étendue sur le lit, se croit bientôt placée au milieu de sa chambre, surélevée, comme si elle se trouvait sur un piédestal la protégeant de tout danger, haut lieu qui risque à tout moment de se transformer en son contraire :

Il me semble que mon lit est plus haut que d’habitude. On dirait qu’il se trouve placé sur une sorte d’estrade. La lumière, de plus en plus violente, tombe maintenant en faisceaux du plafond, au-dessus de mon lit. Je pourrais me croire sur une table d’opération. Ma mère me tient par le poignet, solidement. Pourvu que l’on ne m’opère pas pour de vrai. Ce mal en moi, comme une fleur violette, une tumeur cachée. Le silence est vraiment insupportable. Je ferme les yeux .

K, 105

Si, dans ce centre, l’unité est vécue, et qu’en périphérie se trouve le désordre, ledit centre n’en manque pas moins d’être constamment sur le point de s’écraser, les Enfers attirant Élisabeth de manière irrésistible, ainsi qu’elle l’indique elle-même : « Ah ! quel cri d’agonie étrange me fera basculer en enfer. Consentante et résignée » (K, 164).

Kamouraska entre le passé et le présent

Il n’est pas surprenant, dans un tel contexte, que les distances spatiales aient valeur symbolique : cette segmentation de l’espace a des effets précis notamment sur l’architecture du temps. Dans la possibilité de retour en arrière offerte à l’individu par le recours à la mémoire, l’anthropologie de l’imaginaire nous apprend qu’il faut voir la chance véritable d’échapper au temps qui passe, tout en modelant l’espace selon des présupposés imaginaires[17]. Revenir en arrière donne sens à la vie de l’être humain qui peut dès lors se situer par rapport à certaines bornes. Et c’est dans le centre du monde que ce processus est le plus apte à se produire.

Dans Kamouraska, les retours en arrière foisonnent. Que fait Élisabeth Rolland, cloîtrée dans son centre du monde, lors de son grand rêve fantasmatique qui occupe presque la totalité du roman ? Elle revit sa jeunesse, revient dans le passé. Cela dit, une opposition entre présent et passé prévaut et accentue le clivage déjà repéré entre l’Ici et l’Ailleurs. L’histoire racontée par Élisabeth connaît son point culminant le 31 janvier 1839. L’événement qui s’est déroulé ce jour-là justifie la narration de l’ensemble du récit. Dans le passé, Élisabeth croit trouver l’accord avec le présent et résoudre les conflits actuels. En revivant le passé, redevenant celle qu’elle était jadis, elle se rend toutefois compte de la difficulté de faire coïncider présent et passé. Le retour dans le passé ne s’effectue que dans la mesure où il transgresse le cours du présent. Katharine Gingrass explique :

Élisabeth’s interior doubling blurs the temporal distance between present and past in her dream-state, undercutting the ostensibly healing effects of time. Since none of the selves associated with either the pronoun je or elle is fixed in time or place, there is no relief for Élisabeth[18].

Les deux temps se superposent pour favoriser la constitution d’un centre où devrait s’avérer possible la transcendance des souffrances actuelles, et dans cet acte Élisabeth croit pouvoir racheter les fautes passées. Pourtant, malgré l’ascendant exercé par le passé sur l’esprit d’Élisabeth, celle-ci, ancrée dans un présent situé dix-huit ans plus tard, n’est pas en paix avec ses souvenirs, la preuve en étant qu’ils l’assaillent et lui projettent au visage sa culpabilité ancienne, d’où un conflit entre présent et passé. Renouer avec le passé signifie en fin de compte pour elle revivre tous les malheurs déjà vécus : « Le temps retrouvé s’ouvre les veines. Ma folle jeunesse s’ajuste sur mes os. Mes pas dans les siens. […] Le meurtre et la mort retraversés. Le fond du désespoir touché » (K, 113). Le personnage en arrive bientôt à vouloir se débarrasser du passé, qui lui est un poids trop lourd à porter : « La mémoire se cultive comme une terre. Il faut y mettre le feu parfois. Brûler les mauvaises herbes jusqu’à la racine. Y planter un champ de roses imaginaires, à la place » (K, 74). Une ambivalence persiste, semblable à celle qui déjà était observable dans l’organisation des espaces, et cette ambivalence semble devoir conduire à l’éclatement du centre.

Si ce centre entraîne Élisabeth Rolland loin du présent, il la pousse simultanément hors de l’Ici, si bien que la femme finit par devenir prisonnière de l’Ailleurs, un Ailleurs reconstitué en son for intérieur, qui la ronge : « J’habite ailleurs. Un lieu précis. Un temps révolu. Aucun prestige de la mémoire ne pourrait réussir cela » (K, 160). Par-delà l’action bénéfique de la mémoire, l’imagination prend le contrôle et forge à même le réel un temps onirique « détemporalisé » catalyseur de culpabilité :

Le temps. Ce temps-là. Un certain temps de ma vie, réintégré, comme une coquille vide. S’est refermé à nouveau sur moi. […] Je m’entraîne à vivre dans cet espace réduit. Je m’enracine dans la maison de la rue Augusta [à Sorel, dans le passé]. […] Je mets mes pas dans mes pas. Mme Rolland n’existe plus. Je suis Élisabeth d’Aulnières, épouse d’Antoine Tassy [son premier époux, qu’elle tient en aversion] .

K, 98

Temps et espace se conjoignent donc pour créer un centre qui, cela dit, emprisonne davantage Élisabeth Rolland qu’il ne la libère, et la contraint de se re-culpabiliser. « [P]assé, présent se redoublent, se confondent, s’évanouissent dans l’onirique que le retour au présent absorbe, résout sans le dissoudre[19] », selon Fernand Dorais. Si, au début de son récit, Élisabeth disait qu’ « [i]l est des instants si fulgurants que la vérité se précipite à une vitesse folle » (K, 18), c’est que des points de rupture existent, temps et espace étant discontinus, et ces points vers lesquels l’individu se dirige en croyant trouver la paix peuvent le surprendre et causer sa perte. Du moins est-ce le point de vue qu’Anne Hébert semble transmettre dans son roman Kamouraska. Le retour dans le passé, que rend possible la constitution du centre, actualise l’Ailleurs dans l’Ici, rendant quasi impossible l’accord avec soi-même et le monde.

Au-delà des oppositions… ?

Anne Hébert a-t-elle délibérément et consciemment choisi dans Kamouraska de jouer avec les points de repère dont l’être humain semble de tout temps s’être servi pour fixer le réel qui l’entoure ? S’est-elle laissée inspirer par des archétypes de facture immémoriale, qu’elle aurait réinscrits dans son texte afin de lui donner une portée symbolique et, ainsi, créer une espèce de fantastique transcendantal ? Difficile d’être partial à ce propos. Toujours est-il que, si l’architecture cosmique transparaît dans l’oeuvre de l’auteure québécoise, les termes en sont quelque peu subvertis. L’on trouve très peu d’allusions au paradis dans cet univers étouffant. Le haut semble ne plus avoir valeur de transcendance, ce qui peut probablement s’expliquer par le fait que l’écrivaine, provenant d’un milieu judéo-chrétien écrasant dont elle a voulu se distancier sa vie durant, a préféré imposer sa marque aux valeurs traditionnelles. Le centre, dans ces circonstances, ne signifie plus tout à fait sécurité ni sauvegarde, distendu qu’il est entre deux enfers spatiaux et temporels. Coincée entre l’Ici et l’Ailleurs, entre le présent et le passé, victime d’une « verticalisation » de l’horizontalité, redoutant en somme la chute qui la conduirait ou dans les bas-fonds infernaux de la maison ou dans les hauts lieux chaotiques lui rappelant sa culpabilité (sous forme de l’enfant qu’elle a eu dans l’adultère), Élisabeth Rolland est destinée à souffrir de l’architecture du monde qui l’entoure plutôt que d’y trouver le répit attendu. Là se trouve manifestement l’originalité d’Anne Hébert : avoir conféré à l’architecture spatiale et temporelle un traitement singulier, en renversant les valeurs traditionnelles.