Corps de l’article

À l’aube du XVIIIe siècle, les grands voyages se multiplient de façon spectaculaire[1]  : la stabilité classique, l’idéal de convergence autour d’un centre intellectuel et politique se trouvent ébranlés. Le besoin s’accroît d’une ouverture sur le monde, d’une rupture de l’horizon géographique et mental, et les vaisseaux font voile, de plus en plus nombreux, vers un ailleurs fascinant. Voyages officiels, ambassades, missions religieuses, équipées marchandes ou voyages suscités par la seule curiosité intellectuelle, annonciatrice de l’esprit des Lumières, ils donnent lieu à d’innombrables relations, qui connaissent un succès considérable auprès du public cultivé. Inévitablement, ces récits mettent en scène la rencontre avec l’étranger et la découverte de l’altérité, et, faisant le pari de décrire objectivement l’inconnu, ils se font aussi l’écho implicite ou explicite d’une réaction subjective, qui filtre et informe le discours impartial. Même si cette rencontre avec l’étranger apparaît bien souvent, dans les récits de voyage, comme un « rendez-vous manqué », elle est l’occasion, à l’école de la diversité du monde, d’un ébranlement des consciences, d’un questionnement, et d’une reconnaissance parfois douloureuse de l’altérité.

Le chevalier Laurent d’Arvieux (1635-1702), gentilhomme originaire de Marseille, excellent connaisseur du Proche-Orient et des langues orientales (il parle couramment l’arabe, le turc, le persan et l’hébreu), fut employé à plusieurs reprises par Louis XIV comme ambassadeur auprès des cours musulmanes de la Méditerranée (il fut ainsi chargé d’une mission à Tunis en 1668, à Constantinople en 1671, avant d’être nommé consul d’Alger en 1674, puis consul d’Alep en 1679). Ses mémoires[2] furent publiés en 1735. Auparavant, en 1717, paraissait la relation de son voyage en Palestine à la cour des Bédouins (voyage effectué de 1664 à 1665), sous le titre Voyage fait par ordre du roy Louis XIV dans la Palestine, vers le grand Émir, Chef des Princes Arabes du désert, connus sous le nom de Bédoüins, ou d’Arabes scenites, qui se disent la vraïe postérité d’Ismaël, fils d’Abraham. L’édition est établie par de la Roque, qui est aussi, si l’on en croit « l’Avertissement », le véritable auteur du récit.

La rencontre avec l’autre (ici les Arabes du désert, ou Bédouins), comme dans d’autres relations de voyage de cette époque, est évoquée à la fois dans le texte et les illustrations. L’ambition du récit, comme dans la plupart des relations de voyage de cette période, est d’abord de nature « documentaire ». Il s’agit d’instruire avec précision et justesse un public de curieux et de savants. Le regard tend donc vers l’observation et l’inventaire, image et texte enregistrant conjointement, de manière à la fois redondante et complémentaire, détails visuels et descriptifs. Sur ce chapitre, le chevalier d’Arvieux se révèle un apprenti ethnologue particulièrement perspicace. Mais insensiblement, l’image, en relation avec certains éléments du texte, a tendance à styliser la représentation de l’autre par quelques traits saillants, à focaliser l’intérêt du lecteur sur le vêtement, signe frappant mais superficiel de l’altérité. La représentation de l’autre glisse donc vers le pittoresque et génère des types. Au-delà, l’image semble avoir une troisième fonction, plus originale : toujours insérée dans une séquence narrative, elle semble se rattacher étroitement au récit, à l’histoire proprement dite, contée par d’Arvieux (son séjour, son histoire personnelle). Par cette insertion dans le récit, l’image contribue à personnaliser fortement les figures représentées, les faisant glisser imperceptiblement de l’évocation d’un type à celle d’un « personnage », et à activer des topoï romanesques. Présente en apparence pour servir l’ambition pédagogique, l’image dans cet ouvrage est aussi mise au service du glissement du récit de voyage vers le récit d’aventures, et c’est bien par l’articulation au texte que l’image acquiert ici une sorte de polysémie. La représentation de l’autre oscille donc entre intention descriptive et tentation romanesque. Ce caractère hybride, relevé ici par un détail (l’image et son rôle dans le texte), est précisément une empreinte forte des relations de voyage du début du XVIIIe siècle.

Les récits de voyage, une mode littéraire

Pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, les voyages se développent considérablement en France, développement encouragé, du reste, par le pouvoir, puisque c’est en 1664 que Louis XIV, sous l’impulsion de Colbert, qui souhaite concurrencer la Hollande sur les mers, crée la Compagnie des Indes orientales. Par ailleurs, le champ d’investigation des voyageurs s’élargit sans cesse : on connaît mieux l’océan Indien, l’océan Arctique, les côtes africaines et sud-américaines, les routes terrestres qui conduisent vers l’Asie, et certains mondes restent à explorer : ainsi, à la fin du XVIIe siècle et pendant la première moitié du XVIIIe siècle, le fantasme grandit autour d’une hypothétique « terre australe ». Dans son ensemble, cette période se révèle donc un contexte favorable au départ.

Avec les voyages se multiplient les relations qui en sont faites. Dès la première moitié du XVIIe siècle, elles s’étaient déjà beaucoup développées, mais, fait nouveau, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, les voyageurs sont de plus en plus souvent des érudits, des savants ou des gens de lettres : ainsi Chardin[3], fin connaisseur de l’histoire antique et des langues orientales, philologue avant la lettre, ou Challe[4], écrivain cultivé, ou le botaniste Tournefort[5]. Le chevalier d’Arvieux, polyglotte et « orientaliste » reconnu, se situe dans cette mouvance. Jusqu’alors, le récit de voyage était souvent un simple recueil d’observations sans ordre ou incomplètes ; avec ces nouveaux voyageurs, il devient le lieu d’une confrontation des cultures et le reflet d’une érudition toujours en devenir. Au début du XVIIIe siècle, le voyage n’est pas encore devenu un passage obligé pour la formation de l’esprit, mais savants et philosophes ne dédaignent pas désormais de faire l’expérience du monde. Lentement, l’enquête succède à la conquête.

Au début du XVIIIe siècle, les relations de voyage connaissent un très grand succès auprès du public cultivé. De nombreux indices le révèlent, et avant tout, l’importance des publications. Le nombre des relations de voyage publiées en France avait doublé subitement aux alentours de 1660 et ne cesse de croître jusqu’en 1745, certains libraires s’en faisant même une spécialité (ainsi Barbin à Paris ou Benoit-Rigaud à Lyon). Pierre Martino nous apprend qu’il en paraissait environ deux par an au début du XVIIIe siècle[6]. Datée de 1663, une lettre célèbre de Chapelain à Carrel de Sainte-Garde nous confirme cette spectaculaire popularité : « Notre nation a changé de goût pour les lectures et au lieu des romans qui sont tombés avec La Calprenède, les voyages sont venus en crédit et tiennent le haut bout dans la Cour et dans la Ville […][7]. » Quelques années plus tard, en 1719, dans la préface de son troisième récit de voyage, Paul Lucas témoigne de la permanence de cette « mode » littéraire : « Quelque grand que soit le nombre de voyages qui ont été imprimés dans les deux derniers siècles, on peut assurer que la curiosité du public n’est pas rassasiée[8]. » Ces témoignages concernant le succès des relations de voyage sont nombreux, même si, de loin en loin, est soulignée aussi, dans les textes liminaires, au début du XVIIIe siècle, l’usure progressive du genre.

Ce succès se traduit également par une très grande diversité du lectorat. Les lecteurs de relations de voyage appartiennent à tous les milieux : lettrés (Furetière et Bayle par exemple citent souvent les voyageurs), simples curieux avides de s’instruire, mais aussi gens du monde qui recherchent tout autant le frisson de l’aventure que le plaisir de l’érudition.

Cet aspect disparate du lectorat se ressent dans le texte des relations de voyage : à la fin du XVIIe siècle, comme au début du XVIIIe siècle, le récit de voyage se présente avant tout comme une oeuvre documentaire, voire utilitaire, au service de la réflexion scientifique du temps. Sans cesse, les voyageurs disent travailler à l’élargissement du champ du savoir, vaste défi à la classification, visant à compléter la connaissance encore incertaine du monde et anticipant sur l’entreprise encyclopédique. On retrouve donc, dans ces textes, de manière récurrente, le champ lexical de la sincérité et de l’objectivité, la multiplication des signes d’authenticité (ainsi cartes et gravures), le refus de l’éloquence, la méfiance envers le « style », la réticence envers le « romanesque ». Mais parallèlement, on relève régulièrement, dans ces mêmes textes, l’intention de distraire le lecteur, le parti pris d’une écriture plaisante, la tentation d’une littérature de divertissement. Les récits de voyage s’inscrivent nettement, à cette période, dans un courant qui affirme le goût pour l’authenticité, mais paradoxalement, alors que le romanesque s’essouffle, ils semblent répondre à une frustration d’imaginaire. Vaste réservoir d’images, de rêves lointains, de fantasmes, ils déclinent à l’infini une multitude de virtualités romanesques, mettant en avant courage, péripétie et hasard. Cette diversité du lectorat, cette bigarrure du genre expliquent que l’intention documentaire exprimée dans les relations de voyage soit volontiers trahie, gauchie ou contredite par la tentation romanesque. Le discours sur l’autre en particulier ainsi que les représentations visuelles de l’altérité sont profondément empreints de cette ambiguïté intrinsèque.

Une iconographie lacunaire

On est surpris, dans les relations de voyage de la fin de l’âge classique, par la relative pauvreté de l’iconographie, par comparaison à la masse des textes. Présentes, mais peu nombreuses, les illustrations demeurent dans ces textes un outil secondaire. On en relève par exemple une dizaine à peine dans les 1 300 pages des trois volumes des Voyages de Thévenot[9], une dizaine également dans les 800 pages du deuxième Voyage de Paul Lucas[10], une vingtaine dans la première édition du Voyage de Chardin[11], qui comporte 350 pages, une douzaine dans le Voyage de François Leguat[12], qui comprend 180 pages, et quatre dans le Voyage du chevalier d’Arvieux[13], qui compte 300 pages. Pour « faire voir » lieux, paysages ou indigènes, les voyageurs donnent largement la préférence aux mots et multiplient les descriptions longues et minutieuses, voire fastidieuses, délaissant la rapidité synthétique d’une illustration. Ainsi, dans son récit de voyage, Thévenot décrit la ville du Caire en allant jusqu’à estimer précisément périmètres et diamètres : « Je comptai aussi les pas que je fis en chemin, mettant une fève dans ma poche à chaque cent pas, et je trouvai à la fin dans mes poches cinquante et une fèves, qui sont cinq mille cent de mes pas, à environ deux pieds et demi chaque pas[14]. » La littérature viatique privilégie la quantité descriptive et l’inventaire textuel. Peut-être cette présence minime du matériau visuel s’explique-t-elle d’abord par des raisons pratiques : les voyageurs n’ont pas nécessairement le savoir-faire indispensable pour représenter la réalité observée, et la reconstitution de cette réalité a posteriori apparaît sans doute délicate. À cet égard, ce n’est pas un hasard si les voyageurs qui agrémentent leur récit d’un nombre d’illustrations plus important que la moyenne sont assistés pour cette tâche au cours du voyage par un homme de l’art : c’est le cas par exemple de Tournefort, dont la relation[15] intègre une quarantaine de documents visuels, réalisés en chemin par le peintre Claude Aubriet.

Sans doute aussi l’expérience du voyage est-elle le lieu d’une infinie complexité sensible, marquée par la diversité et l’hétérogénéité : l’image, par son caractère sommaire, rapide et synthétique, échoue à rendre compte de cette expérience multiple et additionnelle, fondée sur la superposition parfois sans cohérence de sensations. Le texte rend bien compte, par l’accumulation souvent embarrassée de notations descriptives, de cet effort d’enregistrement de données successives et d’exhaustivité. Les récits de voyage participent d’un rêve de recensement des choses terrestres et d’un effort de classement ; ils expriment de manière récurrente un vertige d’information, comme si le monde, dans sa multiplicité, échappait à l’esprit humain. Le texte, qui tend vers « l’article », plus souvent que l’image, mal maîtrisée par le voyageur et trop synthétique, tente de mettre en ordre ce vertige.

Au-delà, les sujets sont inégalement représentés dans les illustrations qui accompagnent le texte des récits de voyage à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle. Ainsi, l’iconographie la plus abondante concerne d’une part les cartes et plans de villes ou lieux traversés et, d’autre part, les représentations de la faune et de la flore. Les cartes sont en effet nombreuses dans la littérature viatique. Le genre affirme ici sa dimension pédagogique et utilitaire : il s’agit d’apporter au lecteur savant, dans une période où la cartographie est encore lacunaire (des expressions comme « Levant », « les Indes », utilisées de manière habituelle, expriment par exemple le flou terminologique qui règne), un surcroît de connaissances géographiques.

De la même façon, les illustrations concernant la faune ou la flore des lieux traversés abondent. Lions, serpents, crocodiles, insectes et animaux marins font souvent l’objet d’une représentation visuelle. Quant aux représentations des plantes, très présentes dans les relations de voyage, elles illustrent le souci d’inventaire qui anime les voyageurs savants de la fin de l’âge classique. Ce processus d’enquête méthodique et de classification annonce et prépare la démarche encyclopédiste des Lumières. Le voyage est ici l’occasion de récolter et de fixer des renseignements, utilisés ensuite à des fins scientifiques : le Voyage[16] du botaniste Tournefort illustre particulièrement bien cette ambition. Le récit de voyage en ce domaine oeuvre à la démystification des croyances ; le voyageur, transformé en botaniste ou en entomologiste, prend le parti d’instruire, utilisant généralement l’image comme un outil au service de la précision descriptive. Il n’en va pas de même dans les récits de voyage pour tous les thèmes.

Ainsi, deux sujets sont particulièrement sous-représentés dans l’iconographie des relations de voyage de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle : le thème du paysage, du reste généralement peu présent dans la littérature et dans l’art pictural de cette période, et le thème humain. Le plus souvent, les voyageurs semblent en effet aveugles aux paysages qu’ils parcourent, qui sont comme gommés de leurs observations, absents du texte au point de n’être pas même un décor. Le « paysage », par un effet d’ellipse, est réduit à une succession de repères topographiques. La nature est perçue comme un ensemble de données à étudier, une matière à consigner et à classer, le découpage naturaliste et la vision segmentée des choses terrestres l’emportant sur le sentiment esthétique.

De même, la réalité humaine est très peu présente dans l’iconographie des récits de voyage de cette période et l’indigène y est, statistiquement, fort peu représenté. Une illustration sur une douzaine dans le Voyage de François Leguat[17] figure un indigène (un Hottentot du Cap), une sur une dizaine dans le deuxième Voyage de Paul Lucas[18] (des Égyptiens effrayés par un crocodile), aucune dans la première édition du Voyage de Chardin[19], aucune dans les Voyages de Thévenot[20]. Dans ces deux derniers récits, la seule personne représentée en illustration, précédant le texte liminaire, est… le voyageur lui-même.

Cette relative absence de la figure de l’indigène dans l’iconographie des récits de voyage peut s’expliquer de plusieurs manières : tout d’abord, bien souvent, la rencontre avec l’indigène, lors du voyage, n’a purement et simplement pas lieu ; l’autre n’est perçu qu’indirectement ou subrepticement. C’est le cas particulièrement dans les voyages par mer : l’escale, seul temps possible de la « rencontre », ne permet pas de véritable contact. La rencontre brève et surprenante, apparaît souvent comme un rendez-vous manqué, une confrontation muette qui se termine sur un double malentendu, le voyageur européen subissant le choc d’une altérité à laquelle il n’est guère préparé. Ajournée pendant le temps du voyage, la rencontre l’est encore à son terme, renvoyée à un futur improbable, le voyage se présentant alors comme une boucle, trajet qui ramène au port d’origine, du même au même.

Le voyage par terre autorise davantage le contact, parce qu’il suppose nécessairement la lenteur du trajet, donc la familiarisation progressive avec l’altérité, l’adoption de certains usages et un séjour prolongé. Les voyageurs qui traversent par terre l’espace étranger et résident de longs mois dans « l’ailleurs » voient leur regard sur l’autre s’affiner, s’accommoder insensiblement. C’est le cas d’un Chardin, d’un Tavernier, d’un Tournefort. C’est le cas également du chevalier d’Arvieux, qui séjourne plus de quinze ans dans le Levant. Ces voyageurs, à force d’être en contact avec l’autre, en arrivent à le comprendre un peu et à l’admettre, sans néanmoins se départir totalement d’un regard subjectif, moralisant, voire franchement dépréciatif.

C’est sans doute aussi pour cette raison que les illustrations faisant référence aux indigènes sont rares dans les relations de voyage : la représentation par l’image suppose un minimum d’observation et de mise à distance des faits observés. Or, le discours sur l’autre, dans les récits de voyage, est volontiers péjoratif, restrictif ou violemment affectif. « Ces gens-ci sont, aussi bien que les sauvages du Canada […] des animaux amphibies[21]  », dit par exemple Robert Challe. Ce discours de la répulsion et du dénigrement s’accompagne d’une adhésion assez passive aux idées reçues, qui révèle la limite du projet d’objectivité. C’est que l’observation scientifique, l’idéal d’impartialité ne s’appliquent qu’à la matière, les sujets humains n’entrant pas au même titre, en cette période, dans le champ d’investigation des voyageurs. On est encore loin du regard « ethnologique », présent seulement de loin en loin et de façon marginale. L’illustration dans ces récits, essentiellement au service du projet scientifique, néglige la réalité humaine et indigène, qui n’est pas encore au centre de ce projet. L’immense enquête sur le monde, engagée depuis la Renaissance, demeure partielle (partiale ?), sélective et porte de préférence sur ce qui échappe à la morale, à la culture ou à la religion.

Dans cette perspective, le récit du chevalier d’Arvieux, publié en 1717, est singulier à plus d’un titre : non seulement le narrateur, excellent connaisseur du Moyen-Orient (il séjourne lors de son premier voyage, évoqué dans son récit, 12 ans dans cette région, de 1653 à 1665, en compagnie de son mentor, monsieur Bettandier, alors consul de France à Seyde), s’efforce de présenter les moeurs du peuple qui l’accueille (les Bédouins du désert) avec méthode, objectivité et bienveillance, mais encore, dans son récit, sur les quatre illustrations trois représentent des indigènes. Cette proportion et le ton qu’il emploie confèrent à sa relation une place assez atypique, parmi celles qui sont publiées au début du XVIIIe siècle. On y perçoit l’embryon d’une démarche de type ethnologique, et, à maintes reprises, la séduction de l’altérité.

Le récit de voyage du chevalier d’Arvieux est composé de deux parties distinctes. La première, récit du voyage proprement dit (pages 1 à 106), relate la visite qu’il fit au camp du grand Émir, chef des princes arabes de la Palestine, en 1664, et son séjour de plusieurs mois parmi les Bédouins. En cette occasion, il remplaça le consul de Seyde, « qui n’étoit plus en état de monter à cheval[22]  », pour une mission confiée par le roi Louis XIV « pour s’emploier efficacement envers les Puissances du Pais pour faire rétablir les Religieux carmes déchaussés dans leur ancienne résidence du Mont Carmel[23]  ». Le narrateur livre peu de détails sur la mission en elle-même, évoquée avec discrétion. Cette première partie, à dominante franchement narrative, inclut quelques histoires imbriquées, insiste sur l’aventure individuelle et raconte le déroulement chronologique du séjour. Une seconde partie, à dominante descriptive, intitulée « Les moeurs et les coutumes des Arabes du désert » (pages 109 à 316), se présente comme une série de 23 « articles » ( « Des Arabes en général » ; « De la façon de manger des Arabes » ; « Du respect que les Arabes ont pour la barbe », etc.) présentant les usages et caractéristiques principales de ce peuple. Dans cette partie, l’aventure individuelle n’est plus évoquée qu’en sourdine.

Cette séparation assez rigoureuse du narratif et du descriptif est significative de l’évolution du genre viatique : longtemps, les auteurs de récits de voyage avaient recherché de manière plus ou moins habile, plus ou moins artificielle, le moyen de lier l’évocation de l’aventure individuelle et les digressions explicatives. Ici, la description n’est plus une excroissance dans le récit ; elle en est extraite, et l’épisode événementiel fonctionne de manière également autonome. La littérature viatique, genre hybride, glisse insensiblement d’un côté vers le récit d’aventure et, de l’autre, vers l’exposé scientifique. Cette séparation souligne aussi sans doute la divergence entre les deux types de lectorats principaux des relations de voyage : l’amateur de romans, las des digressions descriptives, et le savant, qui se méfie des voyageurs pour leurs écarts d’imagination. « Instruire » et « plaire » sont ici dissociés.

Les trois illustrations représentant des indigènes sont réparties dans l’ouvrage de la manière suivante : la première, située dans les toutes premières pages du récit, représente un cavalier arabe (la légende indique « Cavalier Arabe »), en armes, plein de noblesse, montant un cheval dressé sur ses pattes arrière[24]  ; la seconde, quelques pages plus loin, montre le grand Émir Turabeye, interlocuteur principal de d’Arvieux lors de sa mission[25]. Il est représenté assis en tailleur sur un tapis, fumant la pipe et sculptant un bâton avec son couteau, dans l’attitude où d’Arvieux le vit lors de leur première rencontre[26]. Ces deux illustrations se situent dans la première partie de l’ouvrage et sont placées en regard d’un texte décrivant, dans un parallélisme étroit, vêtements et posture représentés par l’image. La troisième illustration, enfin, placée au contraire vers la fin de la deuxième partie de l’ouvrage, nous donne à voir l’épouse du grand Émir (la légende précise « La Princesse, épouse du grand Émir ») vêtue à la manière décrite dans le chapitre situé quelques pages auparavant et intitulé « Des habits des Arabes[27]  ». Dans les trois cas, textes et illustrations sont strictement en rapport et ont d’abord, à l’évidence, une visée informative, descriptive et documentaire.

Le texte et l’image comme documents : faire voir 

Dans les trois cas, en effet, description textuelle et image conjuguent leurs atouts pour « faire voir » à un public qui la découvre le spectacle de l’altérité. Cette dimension informative est d’autant plus marquée que le récit de d’Arvieux porte sur un peuple jusqu’alors fort peu connu des Occidentaux. En effet, lorsque cet ouvrage paraît, les lecteurs de relations de voyage se sont familiarisés avec l’évocation des Turcs ou des Persans, mais les Bédouins, en revanche, ont rarement été au centre d’un récit de voyage. D’Arvieux lui-même, à maintes reprises, ne manque pas d’insister sur l’originalité de son propos et l’audace de son expérience, qui contraste avec celle des « Voyageurs ordinaires[28]  ».

Le texte qui décrit l’apparence des hôtes étrangers (vêtements, postures, attitude), parallèlement aux illustrations, déploie un luxe de détails visuels, rares dans les relations de voyage de cette période. Il s’agit de donner à voir, le texte visant l’hypotypose, de restituer un tableau, un spectacle et de parler aux sens du lecteur. Ainsi, la description du « cavalier arabe » évoque avec précision les couleurs, les matières, les effets de mouvement (« je pris un Turban, qui consistoit en une calote de drap rouge, entourée d’un voile, ou écharpe de soie noire, raiée d’or […] dont la frange torse […] pendoit sur le front[29]  » ; « J’étois vêtu d’une longue Robe de toile couleur de verd de mer[30]  » ; « j’avois des bottines de maroquin jaune, et une manière de manteau barriolé de blanc et de noir, avec de petites fleurs[31]  »). Même expressivité colorée, même aspect plastique dans les descriptions qui accompagnent les deux autres illustrations : ainsi, l’Émir est assis « sur un tapis de Turquie, appuïé sur un carreau de velours cramoisy […] ; il avoit aussi une espece de manteau à la Turque, de drap de Hollande couleur de feu, doublé d’un taffetas verd[32]  ». On remarque la même précision minutieuse dans les notations spatiales (« la frange torse […] longue d’un demi pied[33]  » ; « une écharpe de deux aunes en quarré[34]  » ; « un des bouts de cette écharpe pendoit sur le devant de mon épaule gauche[35]  ») ainsi que dans les indications relatives aux matériaux et aux accessoires (« Ma ceinture étoit de cuir ornée de plaques d’orfèvrerie, avec des boucles et des agrafes qui s’accrochoient à une chaîne d’argent[36]  »).

Le narrateur, non seulement décrit, mais, endossant un rôle de pédagogue, « traduit » au lecteur le spectacle de l’altérité. On le voit par exemple dans la façon qu’il a d’introduire dans sa description, en italique, les mots indigènes, en donnant leur équivalence en français : « Un des bouts de cette écharpe, appellée Bustmani, pendoit, et par-dessus le tout, une manière de manteau, appellé Aba[37]. » De même, il multiplie les formules comparatives, qui tendent à rapprocher l’inconnu et le connu : « Une écharpe faisant à peu près le même ornement que les cheveux font au visage[38]. »

Ce travail de pédagogue s’enrichit et s’affine au fil de l’ouvrage par un système de résonances complexes : en effet, les éléments des passages descriptifs qui accompagnent les deux illustrations du début du récit sont repris et approfondis point par point vers la fin de l’ouvrage, dans l’exposé sur les moeurs, dans le chapitre 16 intitulé « Des habits des Arabes ». Ainsi, ce détail présent dans la description du début de l’ouvrage : « au côté gauche, il y avoit une autre chaîne pour y attacher un couteau[39]  », réapparaît sous la plume de d’Arvieux, enrichi de précisions complémentaires :

Ils y pendent un petit couteau garni d’argent et de pierreries. Ils ont de petits poignards longs d’un pied et demi, un peu courbés […] ; le fourreau est de chagrain, garni d’or ou d’argent, et le manche fait comme la moitié d’une croix[40].

De la même façon, la plupart des éléments de la description initiale donneront lieu ensuite, dans la seconde partie du récit, à un chapitre particulier. Ainsi, on lit au début de l’ouvrage, dans le texte qui accompagne la première illustration : « Mon premier soin fut, après avoir laissé croître ma barbe, de m’habiller à l’Arabesque[41]. » Ce détail, en apparence anodin, sera développé longuement au chapitre 7 de la seconde partie, intitulé « Du respect que les Arabes ont pour la barbe[42]  ». Tout se passe comme si certains thèmes descriptifs étaient donnés dans la première partie, consacrée au récit de voyage, détails présents discrètement dans le texte, puis déclinés et prolongés dans la seconde partie, par un système d’échos et d’effets d’annonces. Les deux parties de l’ouvrage, en apparence distinctes, sont ainsi liées par de nombreuses correspondances. Pour celui qui lit l’ensemble, l’effet de reprise, d’anaphore, permet la familiarisation progressive avec les motifs exotiques et la mémorisation. D’Arvieux prend soin, en outre, de réemployer au fil du récit les mots indigènes, introduits dans les descriptions initiales, sous forme de traductions ou d’équivalences lexicales, mais cette fois, sans les traduire et sans utiliser l’talique : ainsi, la phrase du début « une manière de manteau, appelé Aba[43]  », devient dans la seconde partie de l’ouvrage : « Ils ont aussi des Abas de drap rouge, verd, ou d’autre couleur[44]. » Ce glissement progressif vers l’adoption du lexique étranger mime et accompagne l’apprentissage du lecteur.

Les illustrations qui accompagnent les descriptions des indigènes, placées exactement en regard du texte, invitent à une lecture parallèle d’autant plus qu’elles reproduisent point par point, sous forme visuelle, chaque détail énoncé par le texte, à quelques précisions près. Ainsi, l’illustration représentant l’Émir[45] donne à voir de manière synthétique ce que le texte énonce de manière successive : chaque élément vestimentaire (chemise aux longues manches, caleçon, turban, manteau), chaque accessoire (tapis, pipe, couteau, bâton), chaque détail de la posture (jambes croisées, air rêveur) se retrouvent identiquement, comme en écho, dans le texte et dans l’image. De la même manière, l’illustration représentant l’épouse de l’Émir[46] renvoie rigoureusement à la description vestimentaire des femmes que l’on peut lire au chapitre 16. Il y a donc là, à la fois par le parallélisme descriptif et, pour les deux premières illustrations, par la présentation en face à face du texte et de l’image, un effet de redondance et de soulignement. Image et texte convergent vers une précision « documentaire », au service d’un regard déjà « ethnologique », fruit d’une observation approfondie et d’un séjour prolongé chez les hôtes étrangers. L’un et l’autre renseignent les lecteurs occidentaux sur l’usage et l’apparence du peuple observé, même si parfois le discours est marqué par une discrète modalisation (« les manches étoient extraordinairement larges[47]  »), incompatible avec une authentique démarche ethnologique, et même si l’image est, dans l’ensemble, plus lacunaire que le texte qui l’accompagne (ainsi, les notations de couleurs et de matières n’apparaissent pas dans l’illustration).

L’image semble là pour distraire le lecteur au milieu d’une longue description (on sait la réticence croissante d’une partie du lectorat envers ce type de discours dans les récits de voyage), dont elle est la déclinaison simplifiée. Elle joue sans doute également un rôle mnémotechnique et aide à fixer la représentation de la réalité exotique. Enfin, le texte étant plus détaillé que l’image, le lecteur est encouragé à projeter sur cette image les détails manquants et à l’investir par l’imagination : dans un système d’échange fécond, le texte apporte un matériau imaginaire riche, détaillé et coloré, et l’image fixe la représentation dans la mémoire, par quelques traits simples, quitte à générer un stéréotype.

De la description à l’interprétation : faire croire

Si texte et image, dans le récit de d’Arvieux, ont prioritairement une fonction documentaire et sont mis au service du projet d’objectivité, ils sont aussi marqués par un glissement interprétatif, qui révèle, ici encore, les limites de l’ambition ethnologique. Malgré l’effort d’exactitude et d’honnêteté dans l’observation, le narrateur projette sur la réalité décrite une certaine vision des indigènes côtoyés et bon nombre de fantasmes, qui agissent comme un prisme déformant. Ainsi, les trois illustrations représentant les indigènes ont la particularité, par rapport au texte, de figer les personnages dans une pose ou une expression unique, qui reflète les principaux traits psychologiques que d’Arvieux prête aux Bédouins, non qu’ils n’existent pas réellement, mais l’image, en les grossissant et en les isolant, leur donne une importance toute particulière et les rend emblématiques. La première illustration par exemple, montrant le « cavalier arabe[48]  », le représente clairement dans une pose spectaculaire (l’homme maîtrisant, lance dressée, port de tête fier, un cheval dressé et cabré), connotant prestance, noblesse, sang-froid, alors que le texte en regard n’évoque que le vêtement et l’équipage de ce personnage. La deuxième illustration, quant à elle, montrant le grand Émir[49], ajoute à la description textuelle parallèle, qui porte uniquement sur le vêtement et la posture, la connotation véhiculée par l’expression du visage. Cette expression reflète une attitude méditative, paisible, calme, et une certaine sagesse. Enfin, la troisième illustration, relative à la « Princesse, épouse de l’Émir[50]  », la représente dans une pose franchement théâtrale, le personnage étant dessiné de trois-quarts, les bras écartés, tenant ouverts les pans du voile qui l’encadre, le port de tête altier. Cette attitude évoque la noblesse et la grandeur, alors que l’expression du visage connote la douceur. Ici encore, le texte auquel se rapporte l’illustration (chapitre XVI, « Des habits des Arabes »), plus strictement descriptif, se limite à l’évocation des vêtements, des parures, des usages. Dans les trois cas, l’image met en évidence, par un effet de grossissement, un trait de caractère, un aspect moral, qui, parce qu’il est isolé et stylisé, fait glisser la représentation vers le type, voire le stéréotype. Cette tendance est accentuée dans les illustrations par le fait que les personnages sont représentés seuls. Alors que le texte les présente au lecteur en les inscrivant dans leur environnement, en situation, en décrivant leur entourage (les domestiques, le guide et les gens en armes entourant le « cavalier arabe[51]  », les nombreux valets de l’Émir, lors de l’arrivée de d’Arvieux au camp — « Je connus par les gens qui étoient debout devant luy, et par les valets qui chassoient les mouches […] plutôt que par sa figure, que c’étoit l’Émir[52]  » —, les suivantes de la princesse, et les femmes qu’elle reçoit en visite), l’image les isole artificiellement, leur donne un relief singulier. Dans l’illustration, la communauté indigène n’est pas représentée dans son ensemble ; elle est limitée à quelques personnages saillants, ou représentatifs, créant ainsi un effet de stylisation. Par l’image, la création du « type » est à l’oeuvre.

D’Arvieux (ou son éditeur) fait un travail remarquable de pédagogie et d’explicitation, mais ne résiste pas, par l’image, à la tentation de la simplification pittoresque et de la projection interprétative. Par ailleurs, il existe clairement ici un certain déséquilibre entre le texte et l’image, le premier, plus détaillé, plus nuancé et plus neutre, contrastant avec la seconde, plus schématique et fantasmatique.

Cela dit, les traits représentés dans les illustrations, et les connotations positives qui s’y rattachent, trouvent un écho de loin en loin dans le texte au fil de l’ouvrage. En effet, à la lecture de l’ensemble du récit de d’Arvieux, on est frappé, au-delà du travail descriptif, par l’insistance à communiquer de ses hôtes étrangers une image résolument positive, voire idéalisée. Ainsi, derrière le tableau des usages des Bédouins du désert se dessine un portrait psychologique de ce peuple, marqué par une interprétation favorable et un regard sélectif (si l’on excepte les rares marques de condescendance relevées ici et là dans le récit et quelques réactions de dénigrement — « les femmes du commun sont extrêmement hâlées, outre la couleur brune et bazannée qu’elles ont naturellement ; je les ai trouvées fort laides dans toute leur figure[53]  »).

Ce regard bienveillant est sensible tant dans la première partie du récit que dans la seconde. D’Arvieux insiste ainsi successivement, au fil de l’ouvrage, sur l’hospitalité des Bédouins qui l’accueillent (il est traité, pendant tout son séjour, comme un invité de marque au camp de l’Émir) ; sur leur frugalité et leur tempérance (« Ils vivent sans façon et sans contrainte, peu de chose leur suffit pour vivre[54]  » ; « Les Arabes mangent souvent sans nécessité […] et la sobriété qui est chez eux un point d’honneur doit sans doute les délivrer de toutes les indispositions qu’on attribue avec raison à notre intempérance[55]  ») ; sur leur simplicité et leur moralité (« Ils suivent […] la Loi de Nature, dans laquelle ils vivent moralement bien[56]  » ; « l’Émir avoit l’âme belle[57]  ») ; sur leur tolérance et leur charité (« Les Chrétiens sont fort bien traités sous la domination de ces Arabes ; ils les laissent dans une entière liberté, et ne se mêlent aucunement de notre Religion[58]  ») ; sur leur refus d’une attitude belliqueuse (« Le bruit de la poudre les épouvante ; ils abhorrent les armes à feu[59]  ») ; sur leur courage devant la mort et leur stoïcisme (« Il mourut quelques jours après sans se plaindre, remerciant Dieu dequoi il avoit permis cet accident[60]  ») ; sur leur souci d’équité et de justice, ainsi que sur leur modération dans les châtiments (« Ils plaident doucement et civilement […] sans criailler et sans s’interrompre[61]  ») ; sur leur sensibilité et la tendresse de leurs sentiments paternels (« Les Arabes, comme les autres Orientaux, aiment beaucoup leurs enfants[62]  ») ; enfin sur leur fierté et leur refus d’allégeance (aux Turcs), ainsi que sur leur réputation d’invincibilité (« Ils n’obéissent point au Grand Seigneur, ne reconnoissent ni ne craignent, aucun Prince des lieux où ils demeurent[63]  »).

La volonté de présenter les Arabes du désert sous un jour favorable conduit d’Arvieux jusqu’à excuser certaines pratiques plus critiquables, comme le vol systématique et le pillage (« Quoique ce ne soit pas un crime parmi eux de voler, et de dépouiller les passans, non plus qu’aux Européens d’aller à la chasse, et aux Armateurs de prendre sur mer les vaisseaux à leurs ennemis[64]  ») ou la pratique de l’esclavage atténuée par la représentation d’un Émir protecteur et paternaliste (« Mes enfants, vous êtes mes esclaves[65]  »). L’idéalisation pointe parfois (« La médisance ne règne jamais parmi eux. Ils disent naturellement du bien de tout le monde[66]  »). Derrière l’apparente démagogie se dessinet la critique à peine voilée du comportement européen, la mise à mal des certitudes, et la comparaison défavorable à l’Europe est discrète mais récurrente (« Mais quand on va chès eux de bonne foi, on y remarque des choses qui peuvent faire honte aux Nations de l’Europe, où l’on ne sçauroit, pour ainsi dire, vivre qu’à force d’argent[67]  »). Le voyage ici, occasion d’un éloignement, permet de regarder avec distance le lieu d’origine. Tout se passe comme si l’éloignement physique, non seulement favorisait, mais aussi figurait, comme une sorte de métaphore, le recul pris par rapport à un système de valeurs et de pensée. Reflet de la « crise de la conscience européenne[68]  », pour reprendre l’expression de Paul Hazard, le récit de voyage s’inscrit dans le vaste courant critique et intellectuel qui aboutira aux Lumières, exerçant une influence sur les idées, en présentant l’altérité comme séduisante et relative, ainsi qu’en alimentant le rêve utopique.

Texte et image, au-delà du contenu purement informatif et descriptif, véhiculent donc aussi des fantasmes et participent, dans un échange de sens complexe, à la construction de types imaginaires, supports futurs pour le lecteur à la rêverie et à l’idéalisation. Les voyageurs, capables de « faire voir » ce qui n’est pas accessible, ne se privent pas de « faire croire » : les philosophes, parfois pourtant eux-mêmes dupes des récits de voyage, auront raison de se méfier, de loin en loin, de leurs discours séducteurs.

L’image au service du récit : la tentation du romanesque

L’image, dans le récit de d’Arvieux, en liaison avec le texte qui l’accompagne, contribue donc également à activer l’imaginaire du lecteur, en faisant glisser la représentation vers le pittoresque. Mais il y a plus : les illustrations, dans cet ouvrage, systématiquement insérées dans une séquence narrative, sont toujours liées étroitement au récit proprement dit. De manière significative, les deux premières illustrations, même si elles sont à lire en parallèle avec un passage descriptif, sont intégrées à la partie de l’ouvrage à dominante narrative (le récit de voyage, du séjour, de l’aventure personnelle) ; quant à la troisième illustration, si elle est présente dans la seconde partie à dominante descriptive (l’exposé sur les moeurs), et donc à ce titre exception apparente, elle est pourtant bien, elle aussi, associée au récit : en effet, à l’extrême fin de cette seconde partie, l’ambition descriptive est largement négligée, la narration revenant insensiblement au premier plan. C’est en fait, dans la partie sur les moeurs, le thème féminin et sexuel qui amène la réapparition du récit, délaissé pendant près de deux 100 pages. Déjà, le chapitre 18 de cette seconde partie (« Des Amours des Arabes et de leurs mariages[69]  »), sous prétexte de décrire les usages de façon neutre, active discrètement le mythe de la passion et de la violence orientale : « On void des Arabes les bras marqués par des coups de coûteau qu’ils se donnent quelquefois, pour témoigner à leurs maîtresses ce que la rigueur et la violence de l’amour leur fait souffrir. Nous contentons de chanter : je me meurs, je languis, je soupire[70]. » Le chapitre 19, prétendument descriptif (« De la jalousie des Arabes[71]  »), non seulement insiste exagérément sur le thème amoureux, romanesque par excellence, mais encore intègre une histoire enchâssée, présentée comme authentique, propre à faire frémir un lecteur occidental (« Histoire tragique de la fille d’Abou Rebieh, Arabe, habitant de la Ville d’Alep[72]  »). Il y est question d’un père maladivement jaloux, dont la fille, devenue fille-mère, a trahi la confiance. En guise de châtiment, il lui coupe la tête et la présente dans un plat, comme une offrande expiatoire, à tous ses amis qu’il a réunis pour un grand festin. L’aspect extraordinaire et violent de l’anecdote joue sur l’imaginaire morbide et romanesque (on songe aux Mille et une nuits et autres contes orientaux) et incite le lecteur à une participation affective, très étrangère au projet « pédagogique » du récit de voyage. Naturellement, les termes d’« histoire tragique », ainsi que l’aspect clos de ce récit, à l’apparence d’une nouvelle, révèlent le clin d’oeil à l’univers fictionnel et disent la tentation du romanesque. Enfin, le chapitre 21 (« De la manière dont les Princesse Arabes se visitent[73]  »), non seulement décline encore le thème féminin, décidément largement exploité, mais encore constitue bien, au sein de la seconde partie de l’ouvrage, une mini-séquence narrative (d’Arvieux assiste à la visite de dames de qualité chez la princesse). C’est à l’intérieur de cette séquence que s’intègre la troisième illustration. 

Ainsi, dans les trois cas, les illustrations sont inscrites dans le tissu narratif. Par là-même, elles sont mises au service du récit, leur apparence statique étant contredite, et participent à une dérive fictionnelle : la troisième illustration, venant après l’histoire scabreuse d’Abou Rebieh, se charge tout naturellement de connotations romanesques. De même, la pose théâtrale du personnage le déréalise, renvoyant ainsi à un univers fictif et codifié. L’image présente par ailleurs une représentation féminine édulcorée (douceur, beauté, séduction), aux antipodes de l’évocation franchement répulsive des femmes bédouines par d’Arvieux. D’un côté (dans le texte), la perception affective d’une esthétique inhabituelle, de l’autre (dans l’image), sa transposition en une image acceptable, idéalisée, mythifiée. Enfin, d’Arvieux avoue lui-même à maintes reprises n’avoir pu véritablement approcher les femmes bédouines, dissimulées sous des voiles ou confinées à leurs tentes (voir par exemple le passage où, à la manière d’un « paparazzi », il les aperçoit clandestinement : « Les Princesses et les autres Dames Arabes, qu’on m’a montrées par le coin d’une tente[74]  »), alors que l’illustration représente la princesse visage découvert, dans une posture assez ostentatoire. L’image est ici la traduction fictionnalisée et fantasmée d’une réalité.

L’Émir quant à lui, représenté dans la deuxième illustration, de manière isolée et, comme nous l’avons dit, très « typée », saisi par quelques traits psychologiques saillants, est ici traité à la manière d’un « personnage » : fortement individualisée, sa figure est représentée au milieu d’une séquence narrative (l’arrivée de d’Arvieux au camp et leur première rencontre). Par là-même elle s’anime et fonctionne comme l’illustration d’un épisode.

Enfin, le cas de la première illustration est particulièrement intéressant : censée représenter un « cavalier arabe », elle est insérée dans le récit des préparatifs de d’Arvieux avant son départ au camp de l’Émir et dans la description du déguisement qu’il adopte par précaution et respect envers ses hôtes (« En cet équipage, tout à fait semblable à celuy d’un Cavalier Arabe, je montai à cheval[75]  »). L’image se charge donc d’ambiguïté et de polysémie : sa fonction est à la fois celle d’une description générique (un cavalier arabe) et celle d’une description personnalisée (d’Arvieux déguisé en cavalier arabe). De même, l’image change de sens, si elle est regardée isolément, accompagnée de sa légende (« Cavalier Arabe »), ou en rapport avec le texte (d’Arvieux). L’image seule a plutôt une vocation documentaire ; intégrée au texte, elle devient un outil narratif et contribue à la construction du « personnage » du narrateur. Ainsi, la prestance de la posture, spectaculaire dans l’illustration, retentit sur la figure du narrateur et participe au processus d’autohéroïsation à l’oeuvre tout au long du récit : héroïsation liée à l’audace et à l’originalité de l’aventure, à la prise de risque et au courage physique, à la supériorité intellectuelle (la maîtrise parfaite des langues orientales par d’Arvieux maintes fois soulignée). L’image amplifie donc l’effet de mise en scène de soi, perceptible de manière récurrente dans le texte.

Par ailleurs, le thème du déguisement, topique, est riche de virtualités romanesques et renvoie par intertextualité à la littérature romanesque, en particulier picaresque (tout comme les thèmes de l’imposteur et de la route, présents ici également). La seule présence de ce motif, que ce soit dans le texte ou dans l’image, suffit donc à solliciter dans l’esprit du lecteur des réminiscences romanesques et participe au glissement du récit de voyage vers l’univers de la fiction.

En outre, le thème du déguisement, présent dans l’illustration, renvoie en écho, tout au long de l’ouvrage, au récit du processus de transformation du narrateur au contact de l’étranger. L’aventure individuelle est à lire aussi sur ce plan : elle chemine du même à l’autre, fait éclore une personnalité neuve, ébranle l’identité première. Cette dynamique qui traverse tout le récit se communique également à l’image, par une lecture en miroir.

Le processus de transformation (voire d’assimilation) se déroule en plusieurs étapes symboliques, dont le déguisement (pur artifice de l’apparence) n’est que le commencement. Ce déguisement, au début simple commodité prudente, est ensuite reconnu par l’étranger lui-même comme authentique. À l’arrivée au camp de l’Émir, celui-ci dit en effet à d’Arvieux : « Il n’y a personne qui ne vous prenne pour un véritable Bédouin[76]. » L’identité usurpée est désormais admise par l’autre, et légitimée. Plus tard, d’Arvieux remplacera auprès de l’Émir son secrétaire malade, grâce à sa parfaite maîtrise de la langue indigène (« Je pris une plume dans son écritoire, et j’écrivais devant lui quelques lignes en Turc et en Arabe, que ce Prince lut, et trouva fort à son gré[77]  »). La relation ici n’est plus basée sur la simple ressemblance, mais sur l’identification. Enfin, au moment du départ définitif de d’Arvieux du camp, non seulement l’Émir lui manifeste son attachement (« nous nous séparâmes avec mille témoignages d’amitié[78]  »), mais il lui remet aussi une sorte de passeport « perpétuel », sur lequel est porté le nom arabe qui lui est attribué (« Dervich Nasser le Franc (c’étoit le nom qu’on m’avoit donné)[79]  »). Ce geste revêt la signification d’un « baptême », voire d’une « adoption » symbolique (le document remis pas l’Émir ordonne de protéger d’Arvieux contre tous ceux qui pourraient attenter à sa personne, « tout de même que vous seriez obligé », écrit l’Émir, « de le faire pour un de nos enfants[80]  »).

Apparence, langue, rôle et nom : la métamorphose, malgré le départ, est accomplie. Au retour du voyage, cette identité seconde sera reconnue également par le pays d’origine. L’avertissement rédigé par de la Roque rappelle le don pour les langues orientales de d’Arvieux, mais, dans un éloge paradoxal, souligne aussi le glissement troublant vers l’altérité : évoquant les maladresses relevées dans le manuscrit, de la Roque déclare : « Peut-être que son grand commerce avec les Langues étrangères l’avoit rendu moins attentif à polir la sienne[81]. » Le voyageur, admiré mais oublieux des usages de son pays d’origine, est à tout jamais marginalisé par le contact de l’altérité et ce « je ne sais quoi » de différent que le retour met en évidence.

Image et texte conjugués racontent donc l’aventure de cette transformation identitaire, qui est l’un des fils possibles que le lecteur peut suivre au cours de l’ouvrage. Parallèlement, ils déclinent aussi le paradigme de l’apparence trompeuse, là encore fil conducteur du récit depuis l’imposture initiale du voyageur (d’Arvieux vêtu en Arabe) jusqu’à la destruction des idées fausses (le narrateur impose une image favorable du peuple indigène, contre le préjugé simplificateur) et à la découverte de soi dans l’altérité.

La représentation de l’altérité, dans le récit de d’Arvieux comme dans beaucoup de relations de voyage publiées au début du XVIIIe siècle, oscille entre précision ethnologique, enquête rigoureuse et construction imaginaire. Tour à tour sujet d’étude, objet intellectuel (modèle idéalisé prétexte à la critique des moeurs européennes ou à la comparaison) et motif littéraire (les romanciers au XVIIIe siècle puiseront largement dans le matériau imaginaire des récits de voyage), la figure de l’indigène est complexe et contrastée. Texte et image tantôt se répondent en écho et tendent vers le même objectif, dans un dialogue fécond et complémentaire, tantôt véhiculent des connotations contradictoires : cette légère dissonance, relevée par endroits, reflète probablement d’abord les divergences entre intention du narrateur et stratégie éditoriale, d’autant que la date de publication de cet ouvrage est éloignée de la date de rédaction du manuscrit et du voyage lui-même. Au-delà, elle reflète aussi la perception contradictoire de l’altérité par le voyageur occidental, tiraillé entre répulsion et séduction et passant de la plus grande finesse de jugement à la plus surprenante superficialité (voir la focalisation exagérée dans le récit de d’Arvieux sur les signes extérieurs de l’altérité, le vêtement, par exemple). Enfin, le récit et les illustrations qu’il contient mettent en scène un jeu de miroir complexe entre le voyageur et l’autre, tantôt à travers la ressemblance, tantôt à travers le travestissement, tantôt à travers l’inversion des rôles (d’Arvieux souligne à maintes reprises l’étonnement qu’il provoque chez les Bédouins : « Tout le monde étoit curieux de venir me voir[82]  »). D’un rôle à l’autre, d’une identité à l’autre, d’illusion d’optique en désillusion intellectuelle, l’expérience du voyage est, de manière vertigineuse, une école du regard.

Figure 1

« Cavalier Arabe », dans Laurent d’Arvieux, Voyage fait par ordre du roy Louis XIV dans la Palestine, vers le grand Emir, Chef des Princes Arabes du désert, connus sous le nom de Bédoüins, ou d’Arabes scenites, qui se disent la vraïe postérité d’Ismaël, fils d’Abraham, Paris, André Cailleau, 1717, Bibliothèque nationale de France.

« Cavalier Arabe », dans Laurent d’Arvieux, Voyage fait par ordre du roy Louis XIV dans la Palestine, vers le grand Emir, Chef des Princes Arabes du désert, connus sous le nom de Bédoüins, ou d’Arabes scenites, qui se disent la vraïe postérité d’Ismaël, fils d’Abraham, Paris, André Cailleau, 1717, Bibliothèque nationale de France.

-> Voir la liste des figures

Figure 2

« Le Grand Emir des Arabes du Désert », dans Laurent d’Arvieux, Voyage fait par ordre du roy Louis XIV dans la Palestine, vers le grand Emir, Chef des Princes Arabes du désert, connus sous le nom de Bédoüins, ou d’Arabes scenites, qui se disent la vraïe postérité d’Ismaël, fils d’Abraham, Paris, André Cailleau, 1717, Bibliothèque nationale de France.

« Le Grand Emir des Arabes du Désert », dans Laurent d’Arvieux, Voyage fait par ordre du roy Louis XIV dans la Palestine, vers le grand Emir, Chef des Princes Arabes du désert, connus sous le nom de Bédoüins, ou d’Arabes scenites, qui se disent la vraïe postérité d’Ismaël, fils d’Abraham, Paris, André Cailleau, 1717, Bibliothèque nationale de France.

-> Voir la liste des figures

Figure 3

« La Princesse Épouse du Grand Emir », dans Laurent d’Arvieux, Voyage fait par ordre du roy Louis XIV dans la Palestine, vers le grand Emir, Chef des Princes Arabes du désert, connus sous le nom de Bédoüins, ou d’Arabes scenites, qui se disent la vraïe postérité d’Ismaël, fils d’Abraham, Paris, André Cailleau, 1717, Bibliothèque nationale de France.

« La Princesse Épouse du Grand Emir », dans Laurent d’Arvieux, Voyage fait par ordre du roy Louis XIV dans la Palestine, vers le grand Emir, Chef des Princes Arabes du désert, connus sous le nom de Bédoüins, ou d’Arabes scenites, qui se disent la vraïe postérité d’Ismaël, fils d’Abraham, Paris, André Cailleau, 1717, Bibliothèque nationale de France.

-> Voir la liste des figures