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Dernière pièce d’un recueil de monodrames intitulé Le tragique dans l’homme, Le fumier est dédié à Henry de Groux, peintre symboliste et anarchiste belge dont Saint-Pol-Roux admirait Le Christ aux outrages — l’un des deux « diamants[1] » découverts au printemps 1892 à l’exposition du pavillon des « Arts libéraux ». Bien accueilli par des revues telles que L’art social qui, selon un rapprochement alors relativement banal, faisait de Jésus le premier martyr de la cause libertaire, Le Christ aux outrages avait en revanche été refusé à la Société Nationale des Beaux-Arts au motif que le peintre eût alors fait figure de « Ravachol de la peinture[2] ». Hautement significative des liens établis a priori entre les événements contemporains et l’oeuvre — si le sujet du tableau, religieux, ne présentait pas de réel rapport avec un quelconque esprit libertaire, sa facture manifestait une nette inobservance des normes académiques — l’expression eût pu être appliquée à juste titre à l’auteur des « fresques » allégoriques du Fumier.

Cette pièce de Saint-Pol-Roux conte le désespoir et la révolte des Petits — les paysans, littéralement dépouillés, « squelettes sur lesquels persistent des yeux, un peu de viande et de la peau[3] » — avec à leur tête Guillaume, héros du drame — contre les Grands, opulents et corrompus, nourris du « fumier » de la terre grâce auquel ils se sont enrichis. Le combat contre la Ville s’achèvera par la récupération de cet or, qui seul peut rendre de nouveau la Terre féconde.

Publié à La revue blanche, périodique sympathique aux idées anarchistes et objet, de ce fait, d’une étroite surveillance[4], ce drame constitue une véritable diatribe anarchiste dont l’allégorie voile la virulence. Usant de la personnification pour garantir la dimension à la fois visuelle et dynamique de l’oeuvre, l’allégorie y est d’abord narrative. Mais s’agissant d’un drame, la figure tend à exhiber l’artifice dont elle joue. Au principe même du leurre, de la mystification, la théâtralité sert la duplicité de l’allégorie, en brouillant les niveaux de signification. L’allégorie ne se limite pas à narrer ; elle montre avec ostentation, déploie jusque dans le titre de l’oeuvre une dimension symbolique complexe, qu’on pourrait qualifier d’euphémistique : l’incarnation (la lutte des Petits contre les Grands) dévoile, pour mieux cacher — tant l’image allégorique tend à recouvrir son référent — la signification politique profonde du Fumier. C’est donc sur cette ambivalence constitutive que mise le dramaturge, et sur le double sens qu’elle implique, pour faire de la lecture une élucidation. Bien que fondée sur des représentations peu conventionnelles — les personnages, par exemple —, l’allégorie du Fumier demeure éloquente, mais elle impose une distance suffisante pour que la pièce ne puisse pas être déchiffrée littéralement. Elle laisse la possibilité de demeurer au seuil, en jouant seulement son rôle plastique d’icône. N’est-ce pas précisément sur cette indécidabilité de l’allégorie que les frères Natanson comptaient lorsqu’ils décidèrent de publier de telles pages dans leur revue ?

Ainsi que d’autres textes parus simultanément dans les colonnes de La revue blanche, Le fumier se fonde donc sur une figure composite, instrument de pensée ambigu, que son caractère polysémique transforme en instrument proprement politique.

Saint-Pol-Roux et La revue blanche : de la métaphore à l’allégorie

Avant la publication du Fumier à partir de mai 1894, le nom de Saint-Pol-Roux apparaît à plusieurs reprises dans les pages de La revue blanche. Les Tablettes de voyage, en octobre 1892, sont suivies d’un fragment inédit du second tome des Reposoirs de la procession en décembre 1893. Puis Saint-Pol-Roux donnera d’autres « Tablettes » en septembre 1894, jusqu’à une dernière contribution le 1er septembre 1900, sous le titre de « Verlaine, le pâtre ». Alors que les Éditions du Mercure de France viennent de publier l’Épilogue des saisons humaines, Lucien Muhlfeld, critique littéraire en titre de La revue blanche, consacre une large part de sa chronique d’octobre 1893 à l’auteur qu’il évoque sous les traits de l’un de ces « symbolistes, c’est-à-dire, n’est-ce pas, des poètes bizarres[5] », par ailleurs classé par lui au nombre des « prosateurs somptueux et discrets », tout comme Gide dont le Voyage d’Urien vient de paraître chez le même éditeur. Le critique se dit conquis « absolument » par « le bonheur du verbe » de l’Épilogue et insiste sur l’habileté de ce drame « tout de psychologie plastiquement déployée » : « Cela est précieux comme l’or plein sculpté et ciselé, lourd parce que massif, somptueux et magnifique[6]. » En février 1894, la parution des Reposoirs de la procession donne lieu à une nouvelle manifestation d’admiration : Muhlfeld mentionne les « belles métaphores », dignes de celles d’un Joris-Karl Huysmans ou d’un Léon Bloy, ainsi que les « belles phrases » et surtout les « images, des images riches » ; jusqu’aux « esquisses où il s’amuse, ajoute le critique, Saint-Pol-Roux met toute sa palette[7] ».

C’est sur la dimension esthétique, picturale de l’écriture que Muhlfeld insiste ici[8]. Il souligne, ce faisant, le versant métaphorique de l’oeuvre, qui constitue un premier mouvement de la présence de Saint-Pol-Roux à La revue blanche. Si la métaphore n’échappe pas à l’hermétisme — Muhlfeld mentionne le « seuil obscur » du Liminaire des Reposoirs — elle ne possède cependant pas l’ambivalence complexe de l’allégorie. De fait, la rhétorique classique la range au nombre des « tropes par ressemblance[9] », théoriquement « non équivoques ». La critique de Muhlfeld est représentative des préoccupations littéraires de La revue blanche à cette période ; jusqu’en 1894, c’est sur la dimension esthétique de la littérature et les raffinements du style que se porte l’attention de ses rédacteurs. Fascinés par l’oeuvre de Maurice Barrès, ceux-ci exaltent toutes les formes d’expression du Moi, qu’ils accompagnent d’un certain culte de l’art pour l’art. La parution du Fumier, en 1894, correspond à un nouveau temps de l’histoire de la revue, plus critique et plus politique, qui passe progressivement « du dilettantisme égotiste et cérébral à l’exigence d’action et de responsabilité[10] ». La nature double de l’allégorie, « à sens littéral et à sens spirituel tout ensemble[11] », selon les termes de Fontanier, y trouve alors son cadre ; les « fresques » du Fumier sont le lieu où sourd la vérité du réel, où s’exhibe, sur le théâtre, ce qui menace l’organisation de la société.

Le paratexte porte ce double niveau de signification[12]. Le titre s’attache, par métonymie, à un élément central de la pièce ; le « Squelette sur lequel persistent des yeux, un peu de viande et de la peau », personnage principal de celle-ci, ne cesse de réclamer le « fumier », « la pourriture et la vermine », pour « réveiller les beautés endormies », car « sans fumier rien ne germe, rien ne lève, rien ne fleurit, rien ne mûrit[13] ». Thématiquement pertinent, puisque le fumier se trouve bien au centre de l’évocation, le titre est investi d’une valeur symbolique que le lecteur pressent dès lors qu’il prend connaissance du sous-titre rhématique « fresques ». Le terme, on l’a dit, possède une charge sémantique fortement iconique, mais il est surtout moins symboliquement marqué que le titre ; ce que Saint-Pol-Roux se propose de faire est un tableau de la société moderne. La fonction descriptive de la formule titulaire, à la fois thématique et rhématique, donne ainsi a priori un indice interprétatif au destinataire, porté à émettre des hypothèses sur les motifs de l’auteur. Cependant, à cette fonction descriptive s’ajoute ici la valeur connotative, le titre ayant, comme l’écrit Genette, sa « manière d’être[14] », son « style » ; volontiers relevée par les critiques de l’époque, la dimension métaphorique apparaît clairement à la fois dans le titre et dans le sous-titre, évoquant la facture de Saint-Pol-Roux. Or, cette dernière fonction devient essentielle à la perception du drame lui-même ; le lecteur de La revue blanche, associant la plume du poète à la métaphore, est susceptible d’arrêter l’interprétation au seuil de l’allégorie pour ne saisir que le « tableau ». L’indication générique, destinée à faire connaître le statut du texte qui va suivre, fait partie d’une stratégie : le sous-titre « fresques », par le sens qu’il met en avant, risque en effet de faire obstacle à l’acte de décryptage que le destinataire, qui ne saurait échapper aux suggestions générées par l’idée de « fresques », s’apprête à faire. Le lecteur, de plus, n’a sous les yeux que le texte de ce second volet d’une trilogie dont le premier, intitulé « Les moutons » — titre précisé par une note de La revue blanche au bas de la première page du monodrame en mai 1894, le troisième étant « L’ogresse » — n’a pas été publié. Le lecteur se trouve donc face à un texte singulier, avec pour seuls référents une décidace à Henry de Groux et une épigraphe de La Bruyère.

La dédicace, justement, sert de relais à l’ambiguïté de l’appareil titulaire. Si l’on peut considérer qu’il s’agit d’une dédicace privée, d’ordre amical, Saint-Pol-Roux a de toute évidence cherché aussi à manifester publiquement une relation d’ordre intellectuel et politique. De fait, souligne Genette, la dédicace d’oeuvre « vise toujours au moins deux destinataires : le dédicataire, bien sûr, mais aussi le lecteur, puisqu’il s’agit d’un acte public dont le lecteur est en quelque sorte pris à témoin[15] ». En outre, la parution en revue restreint le cercle des lecteurs à un type particulier, tendant à rendre la relation dédicateur / dédicataire encore plus étroite. La dédicace, poursuit Genette, « relève toujours de la démonstration, de l’ostentation, de l’exhibition », et « cette affiche est toujours au service de l’oeuvre[16] ». La dédicace à Henry de Groux, « Ravachol de la peinture », refusé du Salon dont l’oeuvre était trop visiblement anarchiste, n’est-elle pas particulièrement significative d’un aveu de solidarité, et partant, d’une décision manifeste de rendre le texte du fumier consubstantiel à l’oeuvre du dédicataire ? L’« effet de caution publique » s’en trouve inversé par rapport à ce qui se produit habituellement ; c’est le dédicateur qui apporte son soutien au dédicataire mis en cause, en une sorte d’aveu oblique de ses propres sympathies anarchistes. La dédicace, toutefois, porte la même ambiguïté que l’appareil titulaire ; si elle peut être lue comme un hommage à l’ami et un acte d’allégeance à l’inspirateur, elle n’est pas dépourvue d’effet euphémistique. Faire du peintre le dédicataire de l’oeuvre peut revenir à insister sur la dimension purement métaphorique, poétique du drame, et désamorcer ainsi toute lecture politique.

L’épigraphe de La Bruyère joue en ce sens un rôle hautement significatif quant à la réception du drame lui-même. Sa fonction de commentaire, d’éclaircissement et donc de justification du titre, la conduit en effet à constituer l’un des termes de l’ambivalence déjà remarquée à propos de l’ensemble titre / sous-titre. La référence aux « animaux farouches[17] », « attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent », fait simplement écho au « fumier » comme s’il s’agissait d’une image longuement filée, cette précision suggérant la résonance métaphorique du texte. Mais si l’on considère l’épigraphe comme un commentaire du texte lui-même, seconde fonction de l’épigraphe selon Genette, le texte de La Bruyère viendrait souligner en partie et indirectement la signification même du Fumier. Saint-Pol-Roux cherche à établir une identité entre sa pièce et l’oeuvre de La Bruyère, et pour ce faire suit une double stratégie ; mettant à l’épreuve la capacité herméneutique du lecteur, le poète propose un épigraphé dont l’oeuvre s’appuie elle-même sur une stratégie littéraire — le lecteur éclairé auquel s’adresse la revue n’ignorant pas que les Caractères de La Bruyère exposaient les thèses extrêmement subversives de leur auteur sur l’égalité et la justice sociale, à travers une satire apparemment légère. L’épigraphe joue donc en premier lieu un rôle de signal, que seul un texte classique rend possible, et dont l’ensemble titulaire était dépourvu, incitant à lire l’allégorie comme les lecteurs avertis du XVIIIe siècle avaient lu les satires anonymes de La Bruyère. Mais l’épigraphe classique est également un moyen de détourner les soupçons éventuellement éveillés par la mention du nom du dédicataire. L’essentiel n’est plus alors ce que dit l’épigraphe, mais l’identité de son auteur ; la filiation littéraire permet d’inscrire l’oeuvre dans une tradition culturelle, le nom de l’auteur classique à l’ouverture du texte produisant un « effet de caution indirecte », selon l’expression de Genette, qui rend l’épigrapheur insoupçonnable.

Les « seuils » du texte soumettent donc le lecteur à un vacillement sémantique que la liste des personnages, à la suite de l’épigraphe, ne fait qu’accentuer : « Le pèlerin du Ciel », « La Terre », « Un Squelette sur lequel persistent des yeux, un peu de viande et de la peau », « Un polichinelle nouvelle manière », entre autres désignations, suggèrent une longue théorie de créatures étranges, les noms correspondant d’abord à une définition ontologique. Alors que la création des personnages devrait se fonder sur l’effet de réel, la pièce étant destinée à être jouée[18], Saint-Pol-Roux donne naissance à des êtres de pur langage, monstrueux ou hybrides, faits de collocations de signifiants insolites : comparaison clichéique (« Un Serpent vieux comme le monde »), rapprochement incongru à la manière du collage, préfigurant les techniques surréalistes (« Deux anges de contrebande ») ou encore composition hypertextuelle, le « Fagot de douleurs » suggérant significativement le bûcheron de La Fontaine pliant de douleur « sous le faix du fagot aussi bien que des ans », de même que le « Squelette sur lequel persistent des yeux, un peu de viande et de la peau[19] » évoque les « muscles dépouillés » du « Squelette laboureur » de Baudelaire. Cette dernière référence livre d’ailleurs une clé pour entrer dans le texte. Comme Baudelaire évoquant, dans les « planches d’anatomie », les « Dessins auxquels la gravité / Et le savoir d’un vieil artiste, / Bien que le sujet en soit triste, / Ont communiqué la Beauté », tout en rendant « plus complètes / Ces mystérieuses horreurs[20] », Saint-Pol-Roux donne à voir et à penser, la figure du squelette devant être lue comme le reflet poétique de l’être social exploité et opprimé. L’allégorie crée alors ce que Patrick Labarthe nomme « l’image allégorique », accomplissement d’une dramatisation de l’image et du verbe qui « en s’exhibant comme un personnage de théâtre, […] autorise un dynamisme de la pensée[21] ».

L’allégorie, en ce sens, est moins un trope qu’une vision du monde, que vient éclairer le dialogue poursuivi avec d’autres auteurs, en inscrivant la singularité rhétorique de chaque oeuvre dans une poétique collective de la pensée anarchiste.

Imaginaires anarchistes : de Camille Mauclair à Saint-Pol-Roux

L’allégorie est un « discours », ainsi que l’expliquait Dumarsais, « dont tous les mots […] forment d’abord un sens littéral qui n’est pas celui qu’on a dessein de faire entendre[22] ». En ce sens, l’allégorie du Fumier est au moins aussi narrative que figurative, dans la mesure où elle ravive la dimension temporelle ; les personnages, qui ont perdu jusqu’à leur nom, sont saisis dans leur dénaturation : Marion, de « Blonde vaillante et jolie[23] », est devenue le « Fagot de Douleurs », « caricature de brave femme » qui sort de sa « cabane » en se traînant « à quatre pattes » pour annoncer à Guillaume qu’elle va mourir. Celui-ci, autrefois « Brun robuste et beau », est désormais une « carcasse », « épouvantail de toutes les ailes du pays », « Squelette sur lequel persistent des yeux, un peu de viande et de la peau », la surenchère périphrastique servant ici à actualiser un processus de dégradation qui s’opère sous le regard du spectateur. L’allégorie fonde une esthétique de la fragmentation, visant à rendre compte d’une totalité du réel dont l’harmonie a été brisée. Les ravages visibles dans l’apparence des personnages expriment la dévastation d’une société corrompue, dont est mise en avant la part la plus répugnante ; la rhétorique de la décomposition traduit la dislocation des êtres soumis à un labeur qui les réduit progressivement à néant. En exhibant ainsi la putréfaction de l’être, l’allégorie réalise sa propre ambivalence ; elle propose la représentation littérale sur le théâtre et place en même temps le sujet à distance, condition nécessaire à l’avènement du sens.

La dimension narrative de l’allégorie s’inscrit en outre dans un mouvement caractéristique des textes de fictions publiées à La revue blanche à cette époque. Le Fumier paraît à un moment particulièrement critique pour les anarchistes ; le 24 juin 1894, le Président Sadi Carnot est assassiné par Caserio et une note de police datée du 11 juillet précise que « M. Thadée Natanson a refusé l’article de Saint-Pol-Roux concernant l’attentat[24] ». Tenant à une certaine discrétion, La revue blanche ne se fera pas l’écho de l’événement. Les positions libertaires de Saint-Pol-Roux, de plus, étaient connues ; le poète avait collaboré à L’Endehors et protesté contre la condamnation de Jean Grave, auteur de La société mourante et l’Anarchie en février 1894. La parution du Fumier, dans les numéros de mai, juin et août 1894, s’effectue dans un climat de répression et d’intimidation ; la troisième des « lois scélérates » est votée en juillet 1894, la dernière livraison du Fumier a lieu en plein procès des Trente[25]. Les idées anarchistes, à La revue blanche, prennent donc des formes transversales, ce qui n’est pas en désaccord avec la profession de foi des collaborateurs qui avaient annoncé, dès sa fondation, qu’elle ne serait « guère une revue de combat[26] » : « Les débats politiques nous laissent hautement indifférents[27] », pouvait-on lire en novembre 1891. Placée au bas d’un article de Ludovic Malquin intitulé précisément « L’An-archie », la note visait à justifier la publication de celui-ci, selon toute apparence aux antipodes de leurs intérêts du moment : si l’article était accueilli dans les pages de La revue blanche, c’était moins pour sa teneur politique que pour le raisonnement qu’il proposait, autrement dit pour sa « valeur d’humanité » et plus encore pour sa « valeur de logique ». De fait, l’article de Ludovic Malquin est plus barrésien que véritablement anarchiste[28], défend un individualisme plus proche du « culte du Moi » que des doctrines libertaires. Pas une seule occurrence du mot « anarchie » n’y apparaît, si l’on excepte le titre, dans lequel le signifié se trouve altéré par le trait d’union.

Jusqu’en 1894, l’anarchisme est avant tout, à La revue blanche une attitude intellectuelle, que résume une formule de Pierre Veber : « Rester dans l’expectative, se garder également de violence et de mollesse, ne se montrer ni trop barre de fer, ni trop glycérine[29]. » Malgré une déclaration collective en décembre 1893, dans laquelle les collaborateurs annonçaient leur intention de donner un souffle nouveau à leur revue, aucun texte ouvertement anarchiste n’y sera alors publié. Le passage du « joli jeu de jeunesse » à l’« oeuvre d’hommes » s’y manifeste néanmoins de façon tangible en premier lieu par une prolifération critique, un grand nombre de chroniques nouvelles paraissant à partir de janvier 1894, et en second lieu par l’apparition d’une dynamique inhabituelle dans les textes de création, emblématique de cette volonté d’implication dans le monde contemporain : l’imaginaire de l’énergie, récurrent en cette période de la revue, devient le motif littéraire grâce auquel les auteurs travestissent leur pensée anarchiste. Le théâtre de Saint-Pol-Roux, dans lequel les personnages sont conçus précisément comme des « sommes d’énergie[30] », entre alors en résonance avec les textes d’auteurs tels que Camille Mauclair, Romain Coolus et Paul Claudel[31].

Le numéro de février 1894 s’ouvre sur Ainsi cria le sang de l’esprit, texte de Camille Mauclair dans lequel un « cri passionnel[32] » est adressé directement au lecteur violemment apostrophé, un « je » prophétique lui adjurant de s’« éveiller ». Après avoir « coll[é] [s]a bouche à la vieille plaie sanglante de la Vie », cette entité se propose de toucher les consciences des hommes, en y écrasant « [s]es lèvres pourprées ». Construit sur la métaphore filée du jardin, emblématique du développement harmonieux et libre de l’individu (« Hommes, déclare le narrateur, j’ai découvert que j’étais un grand jardin[33] »), le texte annonce le règne végétal au commencement d’une ère nouvelle. Associée à la référence au corps, l’assimilation au végétal aboutit au thème essentiel : « Le sang de mon esprit fleurit comme les grains du sorbier[34]. » La couleur rouge, fondamentale, explicite la fonction divinatoire du discours ; le locuteur déclare en effet ne pas pouvoir supporter plus longtemps « ce qui est grisâtre » et incite à l’action : « Je ne prospère pas comme un vibrion dans les globules du sang des autres, je viens invraisemblablement verser le mien dans votre vraisemblance abjecte[35]. » Le grisâtre, chez Mauclair, équivaut à la situation des Petits du Fumier, et poursuit une image déjà présente dans Tristesse de la pourpre, autre texte de Mauclair publié à La revue blanche en avril 1892, qui évoque un univers où « toutes les choses étaient devenues grises[36] ». La Pourpre, dont le rôle fondamental est mis en évidence par l’allégorie, y représente « la couleur du bien parmi la grisaille du mal » ; les hommes n’ont pas eu le courage de se révolter, de proférer des « paroles persuasives », et comme « toutes les forces terribles et latentes ne voulaient pas devenir tangibles et terribles, tous soupirèrent vers des choses grises et débonnaires[37] ». Le texte s’achève donc là où commence Ainsi cria le sang de l’esprit ; enfin apparaît celui que les hommes attendaient pour mener leur révolte, symboliquement associé au rouge solaire, « vêtu du rouge émerveillant » et « dépositaire du rouge sang incomparable ». La thématique sanguinaire (« dévoré », « saigne », « assassiner », « égorgeais »), associée par le terme pivot « sang » à celle de la vie, suggère toutefois le versant meurtrier du soulèvement, pourtant salvateur :

Que le sang s’épande dans le terreau secret de vos muscles, qu’il gonfle les arbres de vos poumons, qu’il pénètre en vos veinules, qu’il vienne comme une source chaude se tapir sous votre peau, afin que vous puissiez par lui régénérer votre sensibilité aveulie[38] !

Le fumier s’inscrit dans une perspective semblable. Le décor oppose « une campagne, ici, lamentable[39] » et « là-bas, vaste corbeille de joie, la Ville[40] en ses murailles d’égoïsme » ; d’un côté la Terre devenue stérile, de l’autre les Grands qui ont réduit les Petits à la misère. Le Squelette se lamente sur le désastre qui a retiré ses forces à « la très chère et la très sainte Terre », mais au lieu de réclamer, comme d’autres, la gloire ou la beauté (« un lac de cygnes », des « tours d’ivoire » ou encore des « escaliers de paon »), il demande ce que tous exècrent, le fumier, « les lèpres d’ici-bas », « la pourriture et la vermine » d’où il fera renaître « les beautés endormies » : « Alors jetez, sur ma fourche, jetez toutes les misères de ce monde, et l’on verra mûrir le royaume des cieux parmi les branches de mes arbres[41] !… » L’image de la Terre rappelle la grande métaphore végétale développée par Camille Mauclair, de même que le fumier renvoie à « toutes les formes désolées de l’ancien chaos », d’où se levait le « je » porteur du sang de la révolte ; c’est en effet « un chargement énorme de dégoût » qu’il déverse sur les hommes, car il arrive « du fond vaseux des siècles[42] ». Au plus profond du désespoir, le Squelette voit cependant apparaître le « Pèlerin du Ciel » qui, comme l’annonciateur d’Ainsi cria le sang de l’esprit, s’avance « magnifiquement vêtu d’écarlate ». La suite de la scène, parue le mois suivant à La revue blanche, évoque le dialogue entre cet « universel ami[43] » venu apporter la lumière, et Guillaume, le Squelette, qui continue à réclamer le fumier sans lequel « rien ne germe, rien ne lève, rien ne fleurit, rien ne mûrit[44] ». Le Pèlerin l’éclaire donc d’abord sur son sort, il n’est pas « l’unique à souffrir », car « l’univers grouille de squelettes sur lesquels persistent des yeux, un peu de viande et de la peau[45] ». Leur chair sert à construire la « Tour de l’Injustice » qui ne tient en équilibre qu’au moyen de l’empilement de leurs os. Le Pèlerin stigmatise le Squelette, coupable d’une lâcheté qui « permet à l’insolence de construire un cauchemar avec les matériaux de [s]on rêve détruit[46] ». C’est donc la faiblesse des Petits, selon le Pèlerin, qui fait la force des Grands, et transforme le fumier en or. Car la Ville corrompue à force de magnificences, a cherché « une essence digne de son esprit, un élément compatible avec ses sens, dût-elle trouver cet idéal au tréfonds d’un marécage[47] ». Pour les Grands, choisis par la Ville, dérober le fumier des Petits constituait donc encore une preuve de leur domination. Ainsi, « tout est fumier » entre les murailles de la Ville, comme le répète le Squelette imitant le Pèlerin qui l’exhorte à agir, en lui faisant prendre conscience de sa responsabilité :

Il te faudra, cariatide d’une époque, répondre autant d’autrui que de toi-même, car si ton épaule droite portera la responsabilité de tes erreurs particulières, ton épaule gauche portera celle des forfaits exécutés dans l’incommensurable rayon de ta personne[48].

La métaphore corporelle, comme dans le texte de Mauclair, emblématise la force, tandis que les Grands ne sont qu’un symbole, « le côté mauvais de votre âme : vous peinez dans la campagne, mais vos reflets impurs jouissent dans la Ville ». « Je ne demande qu’à corriger ma page noire », déclare le Squelette, qui prend le parti de lutter « pour la fleur et pour le fruit[49] », collectivement, avec ses « frères », en vue de reprendre, par l’action, ce qui appartient aux faibles. La dernière partie du Fumier, dans le numéro d’août, met en scène la rébellion et la victoire contre les Grands, qui symbolise le rétablissement de la justice, ainsi que le formule le Squelette : « C’est, ayant dormi des siècles, que je désire compenser par un actif éclair d’inexorable tempête la stupide passivité de l’incommensurable étang[50] », dans laquelle s’étaient complus aussi les résignés, les « traînards grotesques[51] » de Tristesse de la Pourpre. Comme la métaphore chez Camille Mauclair, l’allégorie véhicule l’idée de responsabilité à travers l’image récurrente de la force.

Paraboles teintées de décadentisme signées Romain Coolus, Le prince Herbert et Étoiles crevées mettent en scène la figure du souverain pour emblématiser respectivement la révolte de l’être et le pouvoir des Grands. Convaincu très tôt « qu’il constituait un absolu[52] », le prince Herbert est lui aussi un être de « pourpre » auquel s’oppose sa soeur Ylaine, incarnation de tous les individus ployant silencieusement sous le joug. Être du non-vouloir, « ses désirs étaient blancs, effacés et timides », elle ne peut souffrir le moindre bruit, « parce qu’il est la traduction véhémente d’un fait », tandis qu’Herbert affirme exagérément sa volonté : « J’ai la haine de toutes les servitudes ; si blanches que fussent les mains, je les briserais et je les ferais sanglantes qui voudraient incliner mon front ; je désire et je prends, mais moi je me garde[53]. » En proie à l’ennui, le roi des Étoiles crevées se plaît d’abord à faire énucléer ses sujets puis, jugeant le plaisir insuffisant, il les rend aveugles, afin de se sentir « Maître de pouvoir irrévocablement peser sur une destinée et murer une conscience humaine en une tour éternelle de données ténèbres[54] ». À l’inverse, dans l’une des scènes de Tête d’or publiée à La revue blanche en mai 1895, c’est la « puissance inerte[55] » du roi que Paul Claudel place sur le théâtre. Convaincus que « la nuit est noire et [qu’]il n’y a point d’espérance », les « Veilleurs » font part au roi de leur désir de mourir. Le mépris dont il fait preuve (« vous m’êtes un petit soutien / Dans ma vieillesse et dans ma nécessité et vous m’êtes un faible réconfort ») entraîne un discours révolté des Veilleurs (« Maudit sois-tu, et tout homme qui tient le pouvoir dans ses mains[56] ») dont la plainte constitue un écho à celle des personnages du Fumier : le Cinquième Veilleur maudit ses « maîtres », qui lui « ont donné de la terre à manger[57] ». À l’égal du « Squelette », il a perdu toute humanité, réclame la mort :

Moi, parce que je suis infâme, perdu, déshonoré, 

Diminué au-dessous de tous les êtres et le plus lâche entre les abaissés ! 

Et je m’enfoncerai les dents dans le bras et je me labourerai la figure avec mes ongles !

Viens donc, ô mort ! Viens[58] !

Qu’ils relèvent de la métaphore, processus « par lequel le discours libère le pouvoir que certaines fictions comportent de redécrire la réalité[59] », selon les termes de Paul Ricoeur, ou qu’ils se fondent sur l’allégorie, ces différents textes emblématisent une forme éloquente et originale d’engagement politique. De fait, l’allégorie du Fumier est étroitement liée à une poétique dans laquelle le mouvement de déshumanisation opéré par la société se trouve compensé par la vigueur expressive de la figure, qui restitue à l’homme son humanité et l’affiche, conférant toute sa portée à l’idée de « fresques ». C’est en ce sens que le théâtre allégorique de Saint-Pol-Roux se présente comme l’espace privilégié de la pensée anarchiste, avant tout préoccupation de l’homme et de son épanouissement ; en écho à d’autres figures de textes contemporains, l’allégorie parachève ainsi la fonction que le poète avait assignée au drame : « s’incorpor[er] à l’humanité en cours, pour ne plus s’en détacher, même dans l’avenir le plus lointain[60] ».