Résumés
Résumé
Dans son autobiographie, vers la fin de sa vie, Heiner Müller (1929-1995) reproche à la civilisation occidentale d’être fondée sur les principes de la délégation et de la figuration symboliques. Comme ce sont aussi les principaux mécanismes de la représentation dans les démocraties modernes, on pourrait voir dans cette mise en cause l’équivalent d’une prise de position anarchiste, « un refus d’accorder quelque légitimité que ce soit à la représentation politique » (Uri Eisenzweig). Le principal écrivain de théâtre en RDA depuis la mort de Brecht serait-il donc un anarchiste dans le communisme ? C’est l’examen de ses pièces qui permet d’amorcer une réponse : elles partent souvent de situations d’urgence (guerre ou révolution) dans lesquelles un individu ou un groupe se voit (ou se croit) chargé de tuer d’autres hommes au nom d’une cause, d’un parti ou d’un camp. La « représentation » de l’Autre, la possibilité d’être son mandataire, est alors mise à la question : déléguée à un homme ou à un groupe par un acteur collectif, la violence peut-elle s’exercer d’une manière équilibrée et contrôlée en même temps qu’efficace ? N’a-t-elle pas plutôt immanquablement partie liée à l’aveuglement, à la brutalité, voire à la barbarie ? Et quelles « fins de partie » s’offrent à ceux qui refusent cette délégation : l’« asocialité » ? la trahison ? le sacrifice ? Toutefois, ces textes ne se réduisent pas à illustrer, de façon didactique ou tragique, une casuistique révolutionnaire : la figure de l’auteur y est aussi mise en jeu. Elle tente de se soustraire à la fonction de « porte-parole », de représentant, d’une classe ou d’une cause, mais sans personnifier pour autant un pouvoir propre à la littérature, qui permettrait à celle-ci de redessiner le monde à sa fantaisie. L’auteur est toujours impliqué dans — et divisé par — cette critique de la « représentation », qui a finalement plus à voir avec la dimension totalitaire de la politique qu’avec l’idéologie anarchiste.
Abstract
Towards the end of his life, Heiner Müller (1929-1995) complained in his autobiography about the reliance of Occidental civilisation on the principles of delegation and symbolic figuration. Since these principles are also the main underpinning of the concept of representation in modern democracies, one could construe Müller’s complaint as the expression of an anarchistic viewpoint, “the refusal to acknowledge any legitimacy whatsoever to political representation” (Uri Eisenzweig). Was the DDR’s foremost playwright since Brecht’s demise a communist anarchist? A study of his plays gives a glimpse of an answer: often set in emergency situations (be it a war or a revolution), they showcase a (self delusional) person or group tasked with killing others in the name of a cause, a movement or a side. One can therefore question the validity of “depicting” another or acting on his behalf: can violence, whether delegated to a person or a group by a collective source, be inflicted in a way that is all the while balanced, controlled and efficient? Instead, is violence not always synonymous with blindness, brutality or even barbarism? And would he who declines such a mission end up being cast away from society, branded a traitor or forced to sacrifice himself? However, those writings are not merely didactically or tragically illustrative of a revolutionary case mix, for they also compromise the author’s representation. While this mix may skirt its obligation to speak on behalf of a representative, a class or a cause, it does not embody literature’s particular power to redraw our world according to its own whim. The author is always part of – and torn by – this criticism of “representation”, which ends up dealing more with the totalitarian aspect of politics than with anarchistic ideology.
Parties annexes
Bibliographie
- Eisenzweig, Uri, Fictions de l’anarchisme, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2001.
- Müller, Heiner, Werke 2 : Die Prosa, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999.
- Müller, Heiner, Werke 3 : Die Stücke 1, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2000 ; Philoctète, Paris, Éditions de Minuit, 2009 (trad. Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil).
- Müller, Heiner, Werke 4 : Die Stücke 2, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2001 ; Hamlet-machine, Horace, Mauser, Héraclès 5 et autres pièces, Paris, Éditions de Minuit, 1985 ; Manuscrits de Hamlet-Machine, Paris, Éditions de Minuit, 2003 (trad. Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger) ; Ciment (d’après Gladkov), suivi de La correction, Paris, Éditions de Minuit, 1991 (trad. Jean-Pierre Morel).
- Müller, Heiner, Werke 5 : Die Stücke 3, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2002 ; La bataille et autres textes, Paris, Éditions de Minuit, 1988 (trad. Jean-Pierre Morel) ; Quartett, La mission, Prométhée, Vie de Gundling, Paris, Éditions de Minuit, 1982 (trad. Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger).
- Müller, Heiner, Werke 6 : Die Stücke 4, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2004 ; Bertolt Brecht, Fatzer, fragment. Montage de Heiner Müller, Paris, L’Arche, 1992 (trad. François Rey).
- Müller, Heiner, Werke 9 : Krieg ohne Schlacht. Leben in zwei Diktaturen. Eine Autobiographie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2005 [1992] ; Guerre sans bataille. Vie sous deux dictatures. Une autobiographie, Paris, L’Arche, 1996 (trad. Michel Deutsch).
- Müller, Heiner, Werke 10 : Die Gespräche, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008 ; Erreurs choisies, Paris, L’Arche, 1988 (trad. Jean Jourdheuil et al.).
- Müller, Heiner, Werke 11 : Die Gespräche, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2008 ; Fautes d’impression, Paris, L’Arche, 1991 (trad. Jean Jourdheuil et al.).
- Rancière, Jacques, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 1998.
- Rancière, Jacques, Les noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Éditions du Seuil, 1992.
- Rancière, Jacques, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette Littératures, 1998.