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Les Notes de chevet (en japonais Makura no sôshi, littéralement « livre-oreiller »), datant approximativement de l’an 1000, sont une suite d’environ trois cents courts textes divers dans leur forme et leur contenu. On y trouve notamment des listes, de petits récits rétrospectifs et des réflexions. Certaines listes regroupent des éléments de la nature (arbres, fleurs, rivières, etc.) ou des constructions humaines, tandis que d’autres ont des titres semblant plus subjectifs : « choses agaçantes », « choses qui font battre le coeur », « choses délectables ». L’auteure en est Sei Shônagon, dame de cour au service de l’impératrice Teishi, l’une des deux impératrices de l’époque, toutes deux épouses de l’empereur Ichijô (règne 986-1011).

Cette oeuvre singulière a inspiré de nombreux écrivains et artistes, notamment français, qui y ont puisé la possibilité d’une écriture fragmentaire et discontinue, ou d’une expression sensible et spontanée de l’intime. Ainsi, la possibilité d’écrire sous forme de listes a inspiré Roland Barthes dans Roland Barthes par Roland Barthes[1] en 1975, Georges Perec dans Penser / Classer [2] en 1985, François Bon, qui s’en sert dans des ateliers d’écriture[3], ou encore Charles Dantzig, qui lui dédie son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien[4] en 2009. Perec, encore, y puise un modèle dans sa recherche d’une écriture rendant compte de ce qu’il nommait l’« infra-ordinaire[5] ». Chris Marker s’empare de la forme fragmentaire pour construire sur ce modèle son long-métrage Sans soleil[6] (1982). Pascal Quignard lui consacre son quarante-quatrième « petit traité[7] » en 1982 et s’en sert comme hypotexte pour écrire Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia[8] en 1984.

Le texte de Sei Shônagon est lu la plupart du temps comme étant une confession intime à la portée universelle. Citons par exemple Jean-Claude Carrière, qui, pour inviter les auditeurs de France-Culture à se laisser émouvoir par les Notes de chevet, disait : « Une femme japonaise de l’an mille vous parle, et vous êtes touché. » Il expliquait que le génie de cette oeuvre résidait dans son raffinement, et dans la capacité de son auteure à « s’adresser au monde entier » en quelques mots, sans même savoir elle-même qu’elle parle « en chuchotant » à tout lecteur[9].

L’idée selon laquelle les Notes de chevet seraient un cahier intime devenu public à la suite de circonstances plus ou moins fortuites s’appuie sur deux éléments de poids : tout d’abord, un récit placé en épilogue des Notes de chevet, dans lequel la narratrice raconte que les cahiers sur lesquels elle écrivait lui ont été dérobés ; ensuite, la forme de l’oeuvre, fragmentaire, décousue et semblant de ce fait ne pas avoir été apprêtée pour être offerte à des lecteurs.

Cette façon d’envisager l’oeuvre a été amplifiée par les savants japonais de la fin du XIXe siècle, qui en ont fait l’archétype d’un genre littéraire, les « écrits au fil du pinceau » (zuihitsu), définis comme des écrits qui seraient des réactions immédiates — non médiées — aux stimuli extérieurs : choses vues, entendues et vécues[10]. Elle fut reprise en français dans la première anthologie de la littérature japonaise, publiée par Michel Revon en 1905, qui classe les Notes de chevet dans les « livres d’impressions ». Enfin, la traduction en français de l’ouvrage, recourant plus que nécessaire au pronom personnel « je », accentue l’impression qu’il s’agit d’un écrit personnel[11].

Pourtant, depuis les années 1980, les historiens japonais de la littérature insistent à l’inverse sur le caractère officiel et quasiment public de ce texte. Selon Ishida Jôji[12], qui le premier renouvela l’interprétation de l’oeuvre en ce sens, Sei Shônagon serait en quelque sorte la porte-parole d’une communauté de femmes extrêmement cultivées, d’un brillant salon placé sous le patronage de l’impératrice Teishi. Le texte serait selon lui la mise par écrit des discussions et jeux savants qui avaient lieu à la cour. Ainsi, les listes contenues dans les Notes de chevet seraient des sortes d’aide-mémoire pour la composition poétique, laquelle était au centre des relations sociales ; les digressions réflexives en seraient le prolongement ; quant aux récits, ils seraient non pas centrés sur la narratrice, mais seraient avant tout la transcription des joutes oratoires et discussions impliquant les femmes entourant l’impératrice.

Le registre de l’écriture de Sei Shônagon — intime ou tournée vers le cercle collectif ; spontanée ou reposant sur des référents culturels construits — est donc un point nodal pour l’interprétation des Notes de chevet. Nous voudrions ici présenter quelques-uns des éléments qui permettent d’appréhender cette question, en commençant par le récit placé à la fin de l’oeuvre.

L’épilogue : un récit qui légitime l’oeuvre

Les Notes de chevet, telles que nous les lisons aujourd’hui, se terminent par un récit de la genèse de l’oeuvre et des circonstances dans lesquelles elle est devenue publique. Depuis le XXe siècle, on désigne comme un épilogue (batsubun) ce récit, ce qui le place sur un autre plan, quasiment métatextuel, que le reste de l’oeuvre. L’importance de ce court récit réside dans l’éclairage qu’il apporte sur l’oeuvre dans son ensemble. Constituant un point central pour toutes les interprétations et toutes les spéculations concernant l’origine du texte, il mérite pour commencer une lecture la plus littérale possible. Voici l’intégralité de ce texte, dans la version donnée par les manuscrits de la branche Sankan, aujourd’hui considérée comme correspondant à la plus ancienne version[13] :

Dans ce livre (sôshi), que j’ai écrit lorsque j’étais retirée chez moi et désoeuvrée, j’ai noté tout ce que j’avais vu ou ressenti, pensant que personne ne le verrait. Or, tandis que je croyais le tenir bien caché, car il contient plusieurs passages qui, même si cela est insignifiant et de peu d’intérêt, pourraient sembler désobligeants, ce livre en est venu à être lu dans le monde, bien malgré moi.

L’impératrice, qui venait de recevoir [des liasses de papier] de la part du ministre du centre [Korechika, son frère], dit : « Que pourrions-nous écrire là-dessus ? Chez l’Empereur, ils ont copié les Chroniques historiques (Shiki). » Alors, je répliquai : « Il convient d’en faire un oreiller (makura). » Sur quoi l’impératrice déclara : « Soit, il est à vous. » Aussi, pour remplir cette colossale quantité de papier, j’ai noté toutes sortes de choses, des bizarreries ; si bien qu’on y trouve quantité d’inepties.

Si j’avais écrit en sélectionnant des choses plaisantes de ce monde, ou des choses que les gens trouvent merveilleuses, ou bien si j’avais écrit à propos des poèmes, mais aussi des arbres, des herbes, des oiseaux, des insectes, cet écrit aurait attiré certainement des critiques, car les gens auraient dit : « Ce n’est que cela ? On voit bien ce qu’elle a dans le coeur ! » Mais je n’ai fait qu’écrire pour m’amuser toutes les pensées qui spontanément me venaient à l’esprit, si bien que, ai-je pensé, ce livre ne devrait être compté parmi les livres appréciables ni être jugé comme tel. Or voilà que l’on entend certains qui l’ont lu dire : « Ceci appelle le respect », ce qui me semble fort étrange. Après tout, c’est évident : ceux qui louent ce que d’ordinaire on n’aime pas, et déprécient ce que d’habitude on admire révèlent ce faisant ce que vaut leur coeur. Quoi qu’il en soit, je suis bien contrariée que ceci puisse être vu par d’autres que moi.

À l’époque où le général en second de la section de gauche des gardes du corps [Minamoto no Tsunefusa] n’était encore que le gouverneur de la province d’Ise, et tandis que j’étais chez moi, je lui tendis pour l’accueillir une natte située près du bord extérieur de la pièce où j’étais, mais voilà que ce livre était sur la natte ! Je me dépêchai de le reprendre, mais il finit pourtant par l’emporter avec lui, et ne le rapporta que très longtemps plus tard. À partir de ce moment, le livre commença de circuler de par le monde. Ainsi est-il écrit[14].

Le texte de l’épilogue fournit des justifications à la forme de l’oeuvre, à sa tonalité et à son existence même. Il contient une forme d’intention d’écriture et des explications quant au caractère disparate et mal fini des Notes de chevet. Ce faisant, il semble anticiper le mécontentement du lecteur face à un texte atypique, et avoir été placé là pour attirer son indulgence.

Concernant le caractère intime ou public de l’oeuvre, le texte de l’épilogue est tissé de contradictions, et tiraillé entre deux directions incompatibles. D’une part, le premier et le troisième paragraphe insistent certes sur le caractère intime de l’écriture. Le lieu est la résidence privée de la narratrice (satoi) : lieu de retraite temporaire à l’écart de la cour, c’est aussi le lieu du désoeuvrement (tsurezure). Il y a là l’affirmation qu’un tel écrit n’était pas destiné à être lu. Et d’ailleurs, nous dit le texte, il est au mieux sans intérêt, au pire de nature à blesser la susceptibilité des personnages qui y sont évoqués. Dans le troisième paragraphe, répondant à l’oisiveté évoquée dans le premier paragraphe, l’acte d’écriture est présenté comme un moyen de divertissement (tawabure ni), dont le but premier était d’utiliser la « colossale quantité de papier » reçue de façon inattendue.

Mais d’autre part, à l’inverse des premier et troisième paragraphes, le deuxième et le quatrième évoquent la cour et la relation au monde. Le monde extérieur intervient dans la genèse de l’oeuvre en amont et en aval des moments d’écriture intime : le don du papier par l’impératrice rend possible son existence même ; l’emprunt accidentel du manuscrit le fait sortir du statut privé. Ainsi, l’épilogue nous fait-il osciller entre intime ou privé d’une part, entre collectif ou public d’autre part. Pour que l’oeuvre naisse, semble expliquer l’épilogue, il a fallu les effets conjugués de la démarche intérieure et de l’incitation extérieure.

Le deuxième paragraphe constitue à proprement parler le récit de ce qui a suscité l’écriture de l’oeuvre : la narratrice reçoit de l’impératrice qu’elle sert une grande quantité de papier afin d’en faire un « makura » (littéralement « oreiller »). Le sens de l’emploi de ce terme ici n’est pas clair, et a donné lieu à de multiples spéculations[15], mais l’hypothèse la plus généralement admise aujourd’hui est qu’il s’agit d’un jeu de mots : l’oreiller est évoqué par opposition aux Chroniques historiques (chinois : Shǐjì ; japonais : Shiki) de Sīmǎ Qiān[16] copiées chez l’empereur, dont l’homophone est « la couche » (shiki). Si l’oreiller s’impose pour compléter le couchage, ce n’est pas seulement parce que le sens commun associe ces deux objets par la proximité de leur usage concret : l’association des deux mots est immédiate pour qui est versé dans la culture poétique. En effet, shikitae no, désignant littéralement un drap de fibres de mûrier utilisé comme couche, est l’épithète conventionnelle annonçant l’utilisation du mot « makura » dans les poèmes anciens[17]. Le recours aux épithètes conventionnelles était l’une des plus fréquentes contraintes formelles dans les waka, surtout au VIIIe siècle, mais c’est encore le cas aux siècles ultérieurs. Aussi, s’agissant de la cour de Teishi, où la pratique poétique est au coeur de la vie sociale, il est possible d’envisager que l’évocation des deux syllabes shiki, début de shikitae, appelait immanquablement l’association avec makura. Si l’on suit cette interprétation, le jeu de mots en référence aux Chroniques historiques, doublé de l’utilisation de l’épithète conventionnelle, aurait été jugé suffisamment brillant pour susciter en récompense le don du papier. C’est précisément ce passage qui a donné à l’oeuvre le titre par lequel elle est désignée depuis la fin du Moyen Âge : Makura sôshi ou Makura no sôshi. Ce titre, qui ne dit rien d’autre que « livre-oreiller », est bien rendu par la traduction anglaise The Pillow Book. Le titre français, Notes de chevet, suggérant qu’il s’agirait d’une sorte de journal intime placé près du chevet de l’auteure, est donc fortement interprétatif.

Dans le titre japonais, rien n’indique que ce seraient des cahiers personnels destinés à être couverts d’écriture dans l’espace intime du lieu de repos. Makura n’est en aucun cas le « chevet », mais bien l’appui-tête, et n’a pas ici de signification possible si l’on fait abstraction du jeu de mots présenté dans l’épilogue. Par ailleurs, contrairement à « notes » en français, sôshi n’est pas une référence au style ni au registre du texte, mais bien à son support matériel, un sôshi étant un cahier de feuilles brochées, par opposition au rouleau. Il n’y a pas non plus, dans la version du texte que nous traduisons, les phrases « Le soir tombe, et je ne puis plus tracer les caractères. D’ailleurs, mon pinceau est usé[18] ». Ces deux phrases, présentes uniquement dans les manuscrits de la branche Nôin (considérée comme moins ancienne que la branche Sankan), mais reprises dans la traduction française, ainsi que les traductions anglaises antérieures à 2006[19], ont indéniablement exercé une influence décisive sur la réception de l’oeuvre dans les langues occidentales[20].

Telle qu’elle est définie par l’ensemble de l’épilogue, et plus particulièrement par les deuxième et quatrième paragraphes, la motivation qui a suscité l’écriture de l’oeuvre est un peu paradoxale : l’écriture s’est imposée à l’auteure, qui a un rôle passif. Les ressources en papier et en temps libre suscitent la recherche d’une destination pour ce papier et ce temps. Les moyens sont premiers, le but d’écrire un livre est second. Mais surtout, ce que nous raconte ce récit est que les liasses de papier sont tout autant une récompense qu’une forme de commande. Le papier, ressource précieuse, ne saurait être envisagé comme étant destiné à un usage uniquement privé. D’autant plus qu’il est ici offert à une impératrice par son frère, lui-même haut dignitaire. L’impératrice, en posant la question « Que pourrions-nous écrire là-dessus ? » et faisant référence au travail des copistes attitrés de l’empereur, semble demander à ses suivantes une suggestion. La réponse de la narratrice lui permettant de remporter la mise, le don du papier équivaut à une subvention rendant possible l’acte d’écrire, et place l’impératrice en position de mécène. Ceci amène à remettre en cause l’affirmation selon laquelle il s’agirait d’une écriture pour soi, mais aussi la signification de la seconde anecdote, selon laquelle l’écrit de Sei Shônagon aurait été emporté puis rendu public sans le consentement de l’auteure.

Les affirmations contenues dans l’épilogue ne sauraient servir de base à l’interprétation de l’oeuvre que si on estime que celui-ci est authentique — c’est-à-dire écrit intégralement, dans la forme que nous lui connaissons, par un individu qui serait également l’auteur unique de la totalité du reste de l’oeuvre. Dans un contexte de transmission manuscrite, et a fortiori pour une oeuvre dont les manuscrits sont remarquablement différents entre eux, tous ces éléments peuvent faire l’objet d’un doute au moins théorique. D’ailleurs, la présence à la fin d’une oeuvre d’un texte métadiscursif de la main de l’auteure est totalement inhabituelle dans la littérature japonaise de l’époque de Heian. En effet, lorsqu’un texte de cette époque contient en lui-même des commentaires relatifs à sa forme, son contenu ou l’intention dans laquelle il a été écrit, cela se situe toujours au début de ce texte[21]. Ajoutons que, d’un point de vue purement pratique, il y a une contradiction entre l’affirmation que ce texte a échappé à l’auteure contre sa volonté et le fait que cet épilogue existe : s’il est authentique, cela suppose qu’il y ait eu une première phase de circulation de l’oeuvre, puis un retour vers l’auteure, qui aurait alors ajouté cet épisode. À titre d’hypothèse, il n’est pas à exclure que ce texte conclusif ait été ajouté par un lecteur et copiste qui résoudrait par là sa propre insatisfaction face au texte déroutant qu’il a entre les mains. Il est également possible, si l’épilogue est authentique, que ce texte affirme qu’il est à but privé alors qu’il était en réalité destiné à circuler publiquement, conformément à une convention rhétorique attestée dans certains journaux féminins de la même époque[22]. Aussi, si l’affirmation du caractère privé de l’oeuvre dans l’épilogue a indéniablement influencé la façon dont les Notes de chevet ont été lues, il est difficile de considérer cela comme le seul biais d’interprétation possible.

Le salon poétique de l’impératrice Teishi

L’épilogue n’est pas le seul extrait des Notes de chevet mettant en lumière les relations de l’impératrice avec les suivantes de sa cour. Mais avant de présenter quelques-uns de ces passages de l’oeuvre, il convient de s’arrêter pour prendre le temps d’une présentation du contexte historique.

L’époque de Heian (IXe-XIIe siècle) se caractérise par la mise en place d’un gouvernement bureaucratique inspiré de la Chine, établi autour de l’empereur en la capitale de Heian-kyô (l’actuelle Kyôto). Cela va de pair avec le développement d’une culture aristocratique, un mode de vie raffiné où sont pratiquées la poésie chinoise et japonaise, la musique, les danses. C’est donc un âge d’or des arts et des lettres, dont l’apogée se situe autour des Xe et XIe siècles : le Recueil de poèmes anciens et modernes (Kokinshû), première anthologie compilée sur ordre impérial, date du premier tiers du IXe siècle, de même que le recueil de récits à poèmes Les Contes d’Ise ; le Roman du Genji date approximativement de 1008. Ces oeuvres constitueront pour les siècles ultérieurs le coeur du canon classique. C’est une littérature essentiellement féminine, les femmes étant les garantes de la culture poétique et de la prose en langue vernaculaire, tandis que la langue écrite des hommes était le chinois, langue du pouvoir et de la bureaucratie. Les femmes qui furent les auteures de ces oeuvres sont pour la plupart issues de la moyenne ou basse noblesse. Ce sont des filles de gouverneurs de province ou de fonctionnaires occupant à la capitale des fonctions subalternes. Elles étaient placées en service à la cour lorsqu’elles s’étaient distinguées par leur esprit et leur bonne éducation.

La vie politique est à cette époque dominée par le clan des Fujiwara, dont les chefs de famille font en sorte que leurs filles épousent des empereurs. Ces derniers étant placés sur le trône à un très jeune âge, les chefs de famille des Fujiwara, en leur qualité de grands-pères ou de beaux-pères des empereurs, deviennent les régents (sesshô), fonction qu’ils cumulent avec celle de grand chancelier (kanpaku), gagnant la mainmise sur le pouvoir réel puisque l’empereur n’a qu’un rôle rituel et un pouvoir symbolique. Les femmes avaient dans ce jeu de pouvoir un rôle central : elles étaient les pièces maîtresses du grand échiquier matrimonial déterminant qui serait au sommet.

Or l’époque à laquelle ont été écrites les Notes de chevet est une période d’intrigues de cour, qui voit s’affronter deux branches collatérales du clan des Fujiwara. L’impératrice Teishi[23] (976-1000), au service de qui est Sei Shônagon, est l’une des filles du grand chancelier Fujiwara no Michitaka (953-995). En 990, âgée de quatorze ans, elle épouse l’empereur Ichijô (lui-même âgé de dix ans environ). Michitaka, en position de régent, occupe le pouvoir réel, mais il meurt prématurément, en 995, sans avoir eu le temps de mettre en place les conditions nécessaires pour permettre la transmission du pouvoir à son fils, Korechika — l’homme qui fait le don des liasses de papier à l’impératrice dans l’épilogue. En 995, à la suite du décès de Michitaka, le pouvoir passe dans les mains de son frère Michikane (961-995) qui meurt onze jours plus tard, si bien que c’est finalement un autre frère de Michitaka, Fujiwara no Michinaga (966-1027), qui obtient la plus haute fonction de la cour. Il y demeurera jusqu’à sa mort en 1027, à une période qui coïncide avec l’apogée de la puissance des Fujiwara[24]. Bénéficiant du soutien de sa soeur, l’impératrice douairière, Michinaga put évincer ses neveux, les fils de Michitaka — Korechika et Takaie —, qui furent envoyés en exil en 996. En outre, Michinaga avait habilement marié sa fille, Shôshi (988-1074), à l’empereur Ichijô. Inaugurant le système de deux épouses pour un empereur, Shôshi devient épouse principale (chûgû) à la place de Teishi en 1000, tandis que Teishi devient seconde épouse (kôgû). Teishi meurt des suites de couches à la fin de l’an 1000, juste après avoir donné naissance à son troisième enfant[25]. Nous retiendrons ici que la rivalité entre deux familles du clan des Fujiwara se noue autour de la rivalité entre deux impératrices, Teishi et Shôshi, celle que sert Sei Shônagon étant dans le camp des perdants de cette histoire.

Comme indiqué au début du présent article, les Notes de chevet se composent de listes, de réflexions et de récits. Ces récits mentionnent la mort de Michitaka et la gloire de Michinaga[26], mais ne font pas directement allusion aux événements funestes que sont la mise à l’écart des fils de Michitaka puis la mort de Teishi. Pour la plupart, les récits sont à l’inverse des évocations lumineuses du faste de la cour de Teishi, notamment de tous les jeux poétiques et des échanges galants qui y ont lieu, ce qui donne de cette cour l’image d’une sorte de salon où s’épanouissait la culture poétique. Pour Ishida Jôji et tous les commentateurs des Notes de chevet depuis lui, il ne fait aucun doute que ce contexte historique constitue le substrat implicite de l’oeuvre. La vocation première des Notes de chevet serait de montrer la supériorité de la cour de Teishi sur celle, rivale, de Shôshi. Au demeurant, il semble bien que la rédaction des Notes de chevet s’arrête au moment de la mort de Teishi. Cet élément corrobore l’hypothèse selon laquelle l’oeuvre fut rédigée par Sei Shônagon dans le cadre de ses fonctions au service l’impératrice. Si les Notes avaient été un écrit intime, le travail de l’écriture aurait pu se poursuivre après, en d’autres lieux. Il semble bien plutôt que l’existence de l’impératrice est la raison d’être et la condition nécessaire de l’écriture de cette oeuvre.

Sei Shônagon, dame de cour

Nombre des récits contenus dans les Notes de chevet semblent avoir pour but la glorification de la narratrice elle-même, l’acmé en étant un mot d’esprit de sa part, ou un poème. Ceci est la cause d’une image d’arrogance traditionnellement associée à Sei Shônagon. Mais une lecture attentive montre que c’est moins l’individu Sei Shônagon qui est ainsi vanté, que Sei Shônagon en sa qualité de dame de compagnie de l’impératrice. Ce qui nous est présenté comme digne d’admiration est la relation dialectique entre la dame et sa suivante, l’impératrice ayant su s’entourer de dames de qualité et la suivante sachant utiliser sa culture et son esprit à bon escient.

Ainsi en est-il dans l’anecdote du poème sur les fleurs. L’impératrice et ses dames d’honneur sont au palais, en présence de l’empereur accompagné de sa propre suite, dans une pièce ornée de branches de cerisier en fleurs d’une exceptionnelle beauté et disposées dans un grand vase. C’est alors que l’impératrice lance une sorte de défi à ses dames de compagnie : elle leur demande de noter au pinceau une « parole ancienne », c’est-à-dire un poème célèbre :

À peine les hommes en charge du service de l’Empereur avaient-ils été appelés pour desservir que Sa Majesté l’Empereur vint. L’Impératrice me dit : « Frottez le bâton d’encre dans l’écritoire. » Mais comme j’étais les yeux levés vers le ciel, absorbée dans la contemplation de la présence de Sa Majesté (l’Empereur), je faillis laisser le bâton d’encre se détacher de la pince par lequel je le tenais. L’Impératrice prit une feuille de papier teint en blanc, qu’elle plia, et dit : « Écrivez là-dessus la première parole ancienne qui vous vient à l’esprit. » Comme je demandais au sous-secrétaire Korechika, qui se tenait à l’extérieur, ce qu’il convenait d’écrire, il répondit : « C’est à vous autres de répondre promptement. Les hommes ne doivent pas s’en mêler », et me rendit le papier en le faisant passer par-dessous les stores. Sa Majesté l’Impératrice nous passa l’encrier, en nous pressant : « Plus vite, plus vite, ne réfléchissez point ; même “Naniwazu[27]” ou n’importe quoi, écrivez ce qui vous vient à l’esprit. » Pourtant, et pourquoi donc n’arrivions-nous pas à nous souvenir plus vite, nous étions toutes rouges de honte.

Un poème du printemps, un poème sur le sentiment que suscitent les fleurs ; voilà qui serait bien se disait-on pourtant, et tandis que deux ou trois nobles dames avaient écrit quelque chose, on me tendit la feuille : « Écrivez ici. »

Je notai le poème suivant :

« Les ans ont passé
Or me voici tant vieillie.
Et cependant,
Quand je contemple les fleurs,
Je n’ai plus aucun regret. »

Mais je remplaçai « Quand je contemple les fleurs » par « Quand je contemple ma Dame ». Quand Sa Majesté eut lu les poèmes, elle dit : « Je ne voulais rien d’autre que sonder vos coeurs. »[28]

L’impératrice veut ici faire devant l’empereur la démonstration de l’esprit de ses suivantes. La frayeur décrite par la narratrice n’est autre que la crainte de se retrouver sans inspiration, ce qui crée un suspens dans ce récit. Le poème cité est issu du Recueil de poèmes anciens et nouveaux. Son auteur est le régent Fujiwara no Yoshifusa (804-872), père de l’impératrice Meishi, épouse de l’empereur Montoku (827-858 ; règne 850-858). Ce poème fut composé par Yoshifusa lorsqu’il vit de magnifiques branches de cerisier en fleurs disposées devant l’impératrice. Les fleurs épanouies sont évidemment une métaphore pour évoquer sa fille, dans sa gloire d’impératrice, et le poème un chant de satisfaction de l’homme d’âge mûr ayant acquis le pouvoir pour lui-même et ses descendants. En citant ce poème, qui plus est en en modifiant un vers, Sei Shônagon montre tout à la fois sa connaissance parfaite des poèmes contenus dans la première anthologie poétique compilée sur ordre impérial, le Recueil de poèmes anciens et nouveaux (Kokin waka shû, v. 905) et sa capacité à les choisir à bon escient. Écrivant « ma Dame » au lieu de « les fleurs », non seulement elle montre qu’elle comprend la métaphore du poème d’origine, mais elle fait de l’impératrice l’objet de l’admiration. Il y a un double effet de superposition du sens : les fleurs et l’impératrice d’une part, l’impératrice Teishi et l’impératrice Meishi d’autre part, tout cela étant rendu possible par la présence des fleurs devant Sei Shônagon comme dans l’anecdote qui a donné naissance au poème d’origine.

On ne saurait mieux illustrer le rôle de faire-valoir qu’est celui de Sei Shônagon, rôle qu’il ne faut surtout pas réduire ici à de simples flatteries. L’impératrice est grande, certes parce que ses suivantes la vantent comme telle, mais surtout parce qu’elle a su s’entourer d’une assemblée spirituelle et cultivée.

Plusieurs anecdotes des Notes de chevet permettent d’entrevoir l’existence, entre les femmes de l’entourage de Teishi et les hommes de la haute aristocratie, d’une forme de compétition dont l’enjeu est le maniement habile des références poétiques et savantes. Ainsi en va-t-il de l’anecdote du poème de « la chaumière ». Dans ce passage, le capitaine de la garde du corps et sous-chef des chambellans, Fujiwara no Tadanobu, a acquis une opinion négative au sujet de Sei Shônagon, car il s’est fié à des rumeurs circulant à son sujet. Un soir, il lui fait parvenir par lettre un vers tiré d’un poème en chinois et lui demande d’en donner la suite. Il s’agit d’un poème du célèbre poète de la Chine des Tang, Bái Jūyì (772-846), dans lequel le poète s’adressant à des amis demeurés à la capitale déplore d’être seul, logé dans une simple chaumière, dans la pluie et la nuit. Tadanobu compare donc Sei Shônagon aux amis restés dans les fastes de la capitale, tandis qu’il est dans la solitude. Au lieu de se contenter de citer le vers suivant du poème en chinois, Sei Shônagon compose une fin de poème en japonais. Reprenant le mot chaumière qui est dans le vers manquant du poème original, elle écrit : « […] qui rendra visite à la chaumière ? » (kusa no iori o tare ka tazunen). Ce faisant, elle montre qu’elle a bien reconnu le poème, qu’elle en connaît la signification, mais qu’elle choisit de créer un nouveau poème en accord avec la situation présente de sa relation avec Tadanobu. Alors que Tadanobu, en expédiant le poème, se plaçait dans la position de celui qui est à l’écart de la capitale, Sei Shônagon inverse le rapport à la citation ; elle se présente elle-même comme étant isolée dans la chaumière, et dans l’attente d’une réconciliation. En outre, en recourant à la langue japonaise (langue des échanges privés, connotée comme féminine) au lieu de poursuivre en chinois (langue des hommes et des actes publics), elle tire parti de la double culture linguistique des nobles de cour. Enfin, en créant une fin de poème, elle demande implicitement que Tadanobu en compose à son tour le début. Ce défi s’avérant impossible à relever, la victoire de Sei Shônagon est totale. Cette réplique brillante lui vaut par conséquent des éloges appuyés de la part de Tadanobu et de plusieurs autres hommes de la cour, pour finir par attirer des louanges de la part de l’impératrice et même de l’empereur :

Quand je fus auprès de ma maîtresse, je vis que c’était pour me parler de cette affaire qu’elle avait désiré me voir. « L’empereur, me déclara-t-elle, est venu par ici, et m’a raconté que tous les hommes de son palais avaient votre distique écrit sur leur éventail. »[29]

On voit très clairement ici que le trait d’esprit de Sei Shônagon contribue au prestique de l’impératrice auprès de l’empereur. C’est bien pour exprimer sa satisfaction à cet égard que l’impératrice convoque Sei Shônagon.

Dans une autre anecdote encore, le contrôleur et chef de la chancellerie, Yukinari[30], et la narratrice échangent des poèmes galants dont le thème est la Barrière des rencontres (Ôsaka no seki), toponyme utilisé de façon conventionnelle dans la poésie classique pour évoquer une relation amoureuse. Sei Shônagon dit que cette barrière ne s’ouvrira pas (c’est-à-dire qu’elle ne cédera pas aux avances de son interlocuteur), ce à quoi Yukinari répond en disant qu’il a entendu dire que cette barrière laissait passer beaucoup de monde (ce qui est donc une accusation terriblement directe de légèreté). Interloquée devant une telle attaque, la narratrice ne peut répondre, et devrait donc être considérée comme la perdante de cet échange, car l’absence de réponse équivaut à déclarer forfait. Or elle tourne les choses à son avantage en prétendant avoir fait disparaître le poème du contrôleur dans l’intérêt de ce dernier, parce que son poème était trop mauvais. Le contrôleur fait à la cour les louanges de l’esprit de la narratrice, ce qui est rapporté à celle-ci par Minamoto no Tsunefusa. Enfin, les lettres où ont été tracés ces poèmes sont avidement récupérées par les plus hauts dignitaires — en l’occurrence l’impératrice et l’évêque Ryûen[31].

Ces anecdotes montrent que le badinage entre un homme et une femme, dont les échanges poétiques étaient le vecteur privilégié, avait une forte valeur sociale. Et quand bien même l’échange se présente comme intime, il fait immédiatement l’objet d’une publicité au sein de la cour, la gloire de la personne ayant montré le plus d’esprit se répandant également aux personnes qui lui sont liées.

Plusieurs anecdotes montrent par ailleurs une forme très poussée de connivence entre la narratrice et l’impératrice :

Alors que nous demeurions dans le palais où sont les bureaux de l’impératrice, par une nuit de lune claire, passé le 10e jour du 8e mois, Sa Majesté avait demandé à dame Ukon no naishi de lui jouer du luth, et se tenait près des parois de la galerie extérieure. Tandis que les autres dames bavardaient et riaient, je restai en silence entre les piliers. Alors Sa Majesté dit : « Pourquoi donc ce silence ? Dites quelque chose ! Je me languis. » Ce à quoi je répondis : « Je me contente de contempler l’âme de la lune », et l’impératrice de rétorquer : « C’est précisément ce qu’il fallait dire ! »[32]

La réponse de Sei Shônagon est une probable allusion à un extrait de la Ballade du luth de Bái Jūyì. Répondant à la requête de l’impératrice, elle sait mobiliser sa connaissance, son talent et surtout son sens de l’à-propos pour trouver la seule réplique qui soit pertinente dans les circonstances offertes. C’est cette vivacité d’esprit de la narratrice qui lui vaut la satisfaction exprimée par l’impératrice.

Ce même esprit de l’à-propos se retrouve dans l’anecdote du « pic de Kôro ». Un jour de neige, alors que l’impératrice et ses suivantes discutent dans une pièce dont les stores sont baissés, l’impératrice interpelle Sei Shônagon en lui demandant comment est la neige sur le pic de Kôro, allusion à un sommet situé dans le massif du Lú shān, en Chine. Il était bien connu au Japon du fait de sa présence dans un autre célèbre poème de Bái Jūyì, dans lequel le poète dit qu’en levant le store il voit la neige sur ce sommet. Pour toute réponse, Sei Shônagon fait relever les treillis des fenêtres et lève le store très haut, montrant par ce geste ostensible qu’elle a compris l’allusion de l’impératrice. Ce geste lui vaut l’admiration des autres suivantes, qui s’exclament : « Shônagon est bien la personne qui doit être au service de notre maîtresse[33]. » Ce passage met en scène non seulement la satisfaction de l’impératrice, mais la satisfaction des dames de sa suite, heureuses que la plus brillante d’entre elles puisse répondre aux attentes de leur souveraine, dans une forme de circularité de la connivence savante.

Le poème évoqué était extrêmement célèbre dans le Japon du milieu de l’époque de Heian. Aussi, le mérite de Sei Shônagon ne consiste pas dans le fait de pouvoir reconnaître la référence implicitement contenue dans la question de l’impératrice, mais dans celui d’y répondre immédiatement et de façon ostensible quoique non explicite. Comme dans l’anecdote de la lune, Sei Shônagon répond par une attitude corporelle. Il faut donc que la connivence soit impeccable, entre l’impératrice, la narratrice et les autres suivantes, pour que chacune puisse deviner que l’autre a compris de la même façon les circonstances et les références poétiques impliquées.

De tels récits ne s’inscrivent pas dans un registre intime ou personnel : ils n’ont de sens que lus comme éloge du collectif, célébration de la communauté d’esprit, de la culture partagée. Ces deux anecdotes sont indubitablement la mise en scène de jeux poétiques pratiqués collectivement à la cour. Aussi, les Notes de chevet peuvent être lues comme un éloge du bon goût et de l’à-propos, ici érigées en qualités suprêmes.

En guise de conclusion : vertiges de l’interprétation des textes anciens

Les éléments contextuels et les extraits ici évoqués convergent tous pour appuyer l’hypothèse, dominante aujourd’hui parmi les chercheurs japonais, selon laquelle Sei Shônagon était une sorte de porte-parole officielle du salon de l’impératrice Teishi. Loin d’être un cahier intime, les Notes de chevet seraient alors une oeuvre dont la genèse est liée à une sorte de commande officielle, offrant à la cour et à son entourage un miroir flatteur.

Nous avons centré la démonstration sur des extraits de type narratif, pour lesquels ce constat est remarquablement aisé à établir. Mais qu’en est-il des listes et des digressions réflexives ? Ne sont-elles pas le lieu de la pure subjectivité ?

Les recherches des quarante dernières années ont mis en lumière la portée sociale et collective de ces parties du texte. Il est en effet avéré que toutes les listes de toponymes contiennent des « oreillers de poésie » (uta-makura)[34], ces noms de lieux acceptés en poésie et associés de façon conventionnelle à des sentiments ou à des éléments naturels ; que la liste des « fleurs des arbres » contient des références aux classiques chinois, et la liste des « arbres sans fleurs » des citations de poèmes japonais. La première partie de la liste des « insectes » ne contient aussi que des insectes abondamment présents dans les anthologies poétiques compilées sur ordre impérial. Toutes ces listes ne sont donc pas le produit des choix capricieux ou arbitraires d’une femme extravagante, mais la mise par écrit de ce qui constituait les références communes pour une culture de cour codifiée, structurée autour des références poétiques, et organisée autour de deux pôles que sont « ce qui est à propos » et « ce qui ne l’est pas ».

Là encore, le caractère officiel, public, tourné vers le collectif de l’écriture ne fait aucun doute. Ce constat n’annihile pourtant pas toute possibilité de lire aussi certains passages des Notes de chevet dans une dimension intime ou personnelle. Pour toutes les listes évoquant des sentiments ainsi que pour les digressions réflexives, il est très souvent possible d’hésiter sur la portée de l’interprétation : les listes telles que les « choses qui font battre le coeur » ou les « choses détestables » ne sont-elles établies que pour vérifier la connivence des autres femmes de la cour, unies par des valeurs partagées ? Ou bien est-il possible d’y lire aussi l’affirmation d’une singularité ? Sans doute faut-il ici éviter de chercher à tout prix une interprétation univoque, mais accepter la possibilité d’un texte jouant tantôt sur un registre personnel et subjectif et tantôt sur le registre du pluriel et du bon goût collectif.

La difficulté de l’interprétation est ici liée au contexte de réception. Écrite pour ses contemporains, l’oeuvre repose sur le présupposé d’une culture commune entre l’auteure et les lecteurs. Seul un ensemble de références partagées peut permettre de démêler ce qui est de l’ordre du bon goût (le collectif) de ce qui est de l’ordre de la sensibilité singulière (l’intime ou le personnel). Quand nous lisons cette oeuvre aujourd’hui, elle est détachée de son contexte d’écriture et donc lue par des lecteurs n’ayant plus les clés de cette culture commune. De l’absence d’une sensibilité collective commune englobant l’auteur et ses lecteurs naît l’absence de repères pour situer la ligne de partage entre collectif et intime. Là se loge pour le lecteur, l’exégète ou le traducteur un vertige interprétatif, la gageure étant de savoir où placer le critère de l’interprétation : en rattachant l’oeuvre à la société qui l’a produite ou à l’individu qui l’a écrite — ou que la postérité associe à l’oeuvre. Il semble que l’on touche ici à la nature même de l’interprétation de tout texte ancien, au carrefour de l’archéologie textuelle et de l’analyse des thèmes et du style.