Corps de l’article

Romulo :

C’est un homme d’âge indéfini. Son corps est usé, il est plutôt petit, les yeux enfoncés derrière des traits sortants, ses cheveux blancs ne sont ni longs ni courts. Il porte des lunettes. Il est vêtu d’un pantalon noir fripé et un peu trop grand. Il porte aussi une chemise blanche à manches longues très usée. Le premier bouton du col est serré. Il ne porte pas de souliers, mais seulement une paire de gros bas de laine usés d’une couleur grisâtre.

Courte description scénographique :

L’espace scénique est exigu. Le plafond est très bas, comme s’il s’agissait d’un sous-sol vieux et humide. On ne voit ni fenêtres ni portes. Très près du plafond, le recouvrant en grande partie, des tuyaux sont oxydés. Dans la chambre, un petit coffre, deux chaises en vieux bois défraîchi, deux caisses faites de lattes de bois et une vieille horloge accrochée sur un des murs.

Dans un coin de la pièce, jetés par terre et en désordre, quelques vieux livres. Dans un autre coin s’accumulent quelques boîtes de conserve vides et des cuvettes de métal ou de porcelaine comme celles utilisées anciennement pour faire sa toilette dans la chambre. Ces cuvettes serviront à recueillir l’eau qui dégoûte des tuyaux. Au fond de la pièce, sur une autre caisse en lattes de bois, un vieux tourne-disque à aiguille.

L’endroit n’est éclairé que par une ampoule. La représentation théâtrale peut se faire uniquement à la lueur de cette ampoule. Toute autre source de lumière décidée pour la représentation scénique doit être utilisée pour créer des clairs-obscurs, des contrastes et des coins d’ombre jaunâtres. Romulo est assis presqu’au milieu de cet espace.

Tout l’espace paraît brumeux, comme si une légère couche d’humidité s’était approprié toutes les choses. Au milieu de l’espace, Romulo apparaît par moments comme une image figée dans le temps, comme un désenchantement programmé de rester si longtemps dans la routine des choses qui n’ont plus conscience du présent.

Note aux metteurs en scène

Dans cette oeuvre, il y a de nombreuses didascalies qui suggèrent les mouvements et les actions des personnages, tout comme des indications scénographiques. Il faudra prendre en compte que d’aucune manière ces indications dépassent la simple intention de proposer au metteur en scène autre chose qu’une approximation, une idée de l’univers virtuel de l’auteur.

Pour autant, le créateur théâtral devra se positionner face à ce texte dramatique tout en sachant que les didascalies ne sont rien d’autre qu’une proposition de lecture. La création scénique lui appartient, dans les limites idéologiques que le texte propose[1].

Romulo :

Sur le tourne-disque tourne en vain un vieux 45 tours rayé. L’aiguille laisse dans le haut-parleur ce son rugueux et désagréable d’un disque qui tourne à la fin de l’enregistrement. Romulo se lève très lentement, comme si tout le poids du monde reposait sur ses épaules, s’approche du tourne-disque et soulève le bras. Lentement et dans un grand silence, il retourne s’asseoir.

Les villes sont des lieux étranges. Elles sont pleines de choses, mais en même temps elles sont vides. Je suis passé plusieurs fois au même endroit, sur le même trottoir, j’ai marché dans les mêmes rues, tous les jours. Je pense que j’ai vu souvent les mêmes personnes, mais elles ne m’ont jamais parlé.

Chacun marche avec son propre monologue, la tête pleine de paroles vides, usées. Parfois, les gens se regardent comme s’ils se connaissaient. Comme ça, ils se sentent moins seuls. Les gens sont bêtes. Ils croient qu’on ne sait pas ce qu’ils pensent. Moi, j’ai appris à penser à rien. C’était mon truc pour ne pas être vu, tu penses à rien et tu passes inaperçu. Un jour, une femme s’est arrêtée juste en face de moi, comme ça, collée.

Il met la main en face de son visage.

Elle avait un regard vieux, ses yeux avaient un regard vieux… ses lèvres étaient serrées comme si elle allait me cracher quelque chose, un cri… un mot. Son visage m’était totalement inconnu… Je l’ai contournée, comme ça…

Il fait un mouvement avec le corps.

… elle était là et moi, je suis passé juste à côté d’elle et j’ai continué mon chemin. Elle n’existait plus.

J’ai appris à les tuer un à un. Je transformais chaque corps en statue froide…

— un mort, deux morts, trois morts

et je déambulais entre les statues et toute la ville était à moi.

Ça fait longtemps que je suis ici. Évidemment, être ici, ça sert à rien. N’importe qui peut être ici, il faut juste un peu d’espace. Mais être là, dans un lieu précis, à une heure précise avec un but précis, ça, c’est différent, il faut se préparer, il faut être capable de se contrôler, d’être émotivement stable, avoir des objectifs précis et surtout, il faut du temps pour préparer les moindres détails qui font qu’une personne puisse être dans un lieux précis, à une heure précise, avec un but précis.

Pause. Il regarde comme s’il se trouvait face à un auditoire devant qui il ferait une conférence. Puis, il se dirige vers le coffre et sort un petit brûleur à l’alcool. Il s’exprime à l’aide de gestes grandiloquents et se donne des airs d’importance.

Je travaillais dans un bureau, donc, il fallait être dans un lieu précis et à une heure précise… mais avec le temps tout change, on n’est plus obligé de penser aux détails pour se trouver toujours au même endroit, à la même heure et avec la même intention. On y est, c’est tout. On crée des habitudes, les gens font des choses et les répètent des milliers de fois, ils les répètent tellement qu’ils ne portent plus attention à ce qu’ils font. Puis un jour, la routine s’installe. Le routinier. Autrement dit, ce qui se fait par habitude.

Pause. Avec une grande obsession, il déplace le brûleur pour le placer juste au milieu du coffre, au millimètre près. Ses mots se remplissent d’un profond sentiment de malaise qu’il n’arrive pas à contrôler.

Le mot « routine » vient de « route ». La définition est : « habitude prise de faire quelque chose toujours de la même manière, sans y réfléchir ». L’idée du « sans réfléchir » est très importante, parce que c’est elle qui donne le vrai sens au mot « routinier ». Il y a quelque chose de vraiment stupide dans le routinier, de là l’importance du « sans réfléchir ».

Pause. Il arrête de s’occuper du brûleur. Il sort un morceau de pain de la poche de son pantalon. Il le mange sans s’en rendre compte, tout en continuant à parler, mais le pain mouillé reste collé à son palais.

Travailler dans un bureau, c’est totalement différent, ce n’est pas comme travailler dans un cimetière. Dans les cimetières, les clients se présentent une seule fois. On y trouve uniquement de l’espace, on vend aux gens de l’espace : le rêve du propriétaire terrien !

Il s’arrête de manger. Il avale avec difficulté le pain qu’il lui reste dans la bouche et range le reste dans sa poche. À partir de ce moment, il parle comme un « vendeur sympathique ».

Il y a plusieurs types de cimetières. Il y a les cimetières des États-Unis avec des arbres et de la pelouse. On dirait des parcs avec des terrains de football. Bien sûr, on est en train de les imiter partout. On trouve aussi des cimetières pleins de croix blanches, des milliers et des milliers de croix blanches. Mais ces cimetières-là, personne ne veut les imiter, ça ne serait pas très bien, ils sont pleins de petits soldats, tous morts de la même maladie… les héros inconnus ! Par contre, les généraux, eux, sont enterrés dans des tombes bien visibles, pleines de plaques commémoratives. Les tombes des généraux, il faut qu’elles soient plus importantes. Avec le nombre de petites médailles et de petits miroirs qu’ils ont sur leur poitrine, ils ressemblent à des sanctuaires ambulants. Leurs tombes doivent servir à garder tous les miroirs et les rubans de couleurs et toutes les petites médailles, sinon ce serait une énorme perte.

Soudainement son ton change. Avec des gestes brusques, il sort du coffre une poupée de chiffon et l’installe dans l’autre chaise. Il lui parle avec violence, parfois en criant.

Ce genre de cimetière ne vous convient pas. Ces cimetières pleins de croix blanches cachent tous les souvenirs qu’on préfère oublier. Le genre de souvenir qui nous rappelle que beaucoup de jeunes sont morts en faisant la même chose. Il y aura toujours quelqu’un qui voudra que tout ça soit glorieux, mais c’est de la merd…

Pardon maman…

Il se lève terrifié de ce qu’il allait dire. Il marche dans l’espace exigu de la pièce comme s’il cherchait une sortie.

Pardon maman…

Petite pause. Il s’assoit. Au bout d’un moment, il donne la main à la poupée comme s’il saluait un client. Il a le sourire forcé.

Il y a d’autres pays où les cimetières sont comme des villes pleines de maisons avec des petits anges et des sculptures de ciment.

Dans un geste violent, il jette la poupée dans un coin de la pièce. Il respire fortement. Au début, il parle calmement, mais son rythme augmente régulièrement. Au fur et à mesure, il transforme sa façon de parler. Il devient froid et détaché.

Les anges de ciment ne sont pas délicats, ils sont lourds. Mais les anges sont supposés être légers, non ? Ils devraient être éthérés, sans poids, ils devraient flotter comme une bonne idée… mais les anges de cimetières sont de béton, lourds. Ils ont le même poids que les idées stupides, ces idées que les gens gardent toute leur vie. Les anges des cimetières sont la réincarnation des idées stupides, c’est pour ça qu’ils sont lourds.

Très courte pause.

Il y a aussi les anges de marbre, mais ils coûtent cher.

Pause. Il parle le plus simplement possible, en souriant.

Les cimetières des États-Unis ne sont pas vides, ils sont pleins, mais ils semblent vides. Ailleurs, les cimetières, sont pleins de petites maisons élégantes, avec des portes imposantes et de beaux vitraux. On se croirait dans une ville de nains. On pourrait voir passer un laitier nain, ou voir sortir de sa petite maison, un monsieur nain, qui irait à son travail. Et les voitures noires dans les ruelles sont les limousines de nains riches. Les cimetières des États-Unis sont différents. Beaucoup d’herbe. Ils sont endormants. Si au moins il y avait des vaches…

Ses yeux restent fixés sur l’horizon. Sa main griffe sa jambe droite. Progressivement le geste devient obsessif et violent.

Il s’agit d’espace et comment on l’utilise. Prenons par exemple ceux qui travaillent dans un hôpital. Là, l’espace est plein d’odeurs… l’odeur d’alcool mélangée à l’odeur des médicaments et à la puanteur des malades…

L’espace des hôpitaux est divisé en fonction des maladies.

Très violent.

— Non, je ne suis pas malade. Je veux rentrer… Non, je ne vais pas me calmer ! Je ne vais pas me calmer ! Je veux rentrer chez moi !

Il se calme.

D’un côté, on trouve les patients qui viennent d’arriver, les urgents. Les espaces sont petits, les gens courent, ils sont pressés. Les infirmières parlent tout bas, les médecins donnent des ordres et, autour, les gens sont morts de peur.

Il se lève et marche dans l’espace comme s’il poussait un lit sur roulettes.

— Pardon…Excusez-moi… Où se trouve la morgue ?

Il s’arrête au milieu de la scène. Il tend ses bras vers l’avant.

De l’autre côté, il y a les malades qui sont là depuis longtemps. Il y a des longs couloirs, pleins de portes, toutes pareilles… mais elles ne sont pas pareilles.

Il y a celles qui mènent aux chambres des presque morts, ceux qui sont branchés partout, avec des écrans qui montrent des petites lignes qui bougent tout le temps. Des fois, un médecin sort, il secoue la tête et ceux qui attendent dans le couloir entourent le médecin et ils se mettent à pleurer et le médecin dit qu’il est désolé…

Il commence à pleurer.

Mensonge ! Il s’en fiche !

Quand on sent quelque chose de vrai, ça dure longtemps, mais le médecin, lui, ne le sent pas aussi vrai. Quand il s’en va manger avec des amis, il ne sent plus rien. Les autres, eux, doivent commencer à s’occuper des papiers pour sortir le mort.

Pause. Il arrête de pleurer et se dirige à l’endroit où est tombée la poupée. Il la prend, la pose sur une caisse qu’il pose ensuite sur une chaise. Il parle normalement, puis commence une autopsie sur la poupée.

Mais dans les hôpitaux, il y a aussi les maternités. Bistouri ! On y trouve surtout des gens heureux qui arrivent avec des fleurs et des cadeaux. Ils regardent par la fenêtre de la pouponnière et ils sont persuadés que le bébé qu’ils regardent est le plus beau bébé du monde… mais ce n’est pas vrai, ils ne sont pas beaux. Tous les bébés ont un visage de douleur, rouge et enflé, plein de sang… Pinces ! ils sortent au milieu des cris de la mère et du bruit des ciseaux qui coupent les cordons. Je ne sais pas pourquoi ils sont tous si contents. Quand quelqu’un vient au monde, il doit vivre comme tout le monde, ou presque, en faisant ce qu’on va lui dire de faire.

Toutes les vies sont pareilles. Chacun s’imagine que sa vie est spéciale et différente et qu’elle est importante, même si elle est pareille à toutes les autres. Et après, les gens oublient que tu as existé…

Courte pause.

Les gens croient que si on se souvient d’eux, c’est comme s’ils n’étaient pas morts.

Il parle de plus en plus vite.

Ciseaux ! Mais en réalité, on se souvient des morts seulement quand on s’ennuie, Pinces ! Ou quand on n’a rien de mieux à faire. Ciseaux ! Parce que quand on essaye — Pinces ! — d’être intéressant aux yeux de quelqu’un d’autre, l’unique chose qu’on a en tête c’est le moment où on va coucher avec, sexe sexe sexe… et là plus personne ne se souvient des morts… Ciseaux ! Aiguilles ! Pinces ! Aiguilles ! ! !

D’un geste sec et imprévu, il jette la poupée dans le coin où il l’avait ramassée. Pause. Il enlève la caisse de la chaise et se dirige vers le coffre, sort une bassine, il va derrière la caisse, baisse ses pantalons et s’assoit sur la petite bassine. Il parle fort, comme s’il parlait avec quelqu’un qui se trouve dans une autre salle. Il change uniquement de ton, et non de voix, lorsqu’il donne les répliques des personnages fictifs de son histoire d’hôpital.

Il y a également les couloirs des malades ordinaires.

— Bonjour, Monsieur…

Ce sont les plus ridicules. Ils se promènent dans leurs camisoles bleues ouvertes dans le dos, en laissant voir leur c…

Pardon maman…

— Vous vous sentez bien aujourd’hui ? on s’est réveillé avec le ventre gonflé ?

— Ça va mieux, Docteur, la pilule m’a fait beaucoup de bien. Ce matin, je suis allé aux toilettes et j’ai tout évacué d’un seul coup.

oui… comme les vaches dans une exposition agricole.

Après, ils marchent dans les couloirs comme s’ils faisaient une promenade. Ils poussent un petit trépied métallique avec le sac de sérum, comme si tout était normal.

— Bonjour, Docteur…

Ce ne sont pas des docteurs, ce sont des médecins.

D’autres personnes se promènent en pyjama, comme si elles étaient chez elles. Elles marchent et elles ne se rendent pas compte qu’elles sont ridicules. Je n’aurais pas aimé travailler dans un hôpital, moi. J’ai l’impression qu’ils finissent tous avec une tête de malade. C’est sûr que les gens qui travaillent dans les hôpitaux, ils ont droit à un traitement de faveur. On appelle ça « trafic d’influences ».

Il se relève, relève ses pantalons, cherche dans le coffre un sac de plastique et y verse le contenu de la petite bassine. Il ferme le sac avec un noeud et le laisse dans un coin où il y a plein d’autres sacs. Ensuite, il range la petite bassine dans le coffre et il va s’asseoir sur une chaise. Dans ses vieux yeux apparaît une grande fatigue.

Il y a des choses bien pire que de travailler dans un hôpital. Par exemple, il y a ceux qui tuent des vaches toute la journée, au milieu de la bouse qui sort des bêtes quand on leur fracasse le crâne.

Il y a aussi l’odeur du sang quand on leur enlève le cuir, presques vivantes, et qu’on les coupe en deux et qu’on les envoie ailleurs sur les crochets. Le sang se transforme en boue et les gens marchent dans cette boue et finissent par avoir le même air stupide qu’ont les vaches juste avant de mourir. Quand les vaches entrent dans le couloir, elles savent que rien de bon ne les attend et elles crient, désespérées, ou plutôt elles meuglent, parce qu’une vache, ça meugle.

Petite pause.

Meugler est un mot laid. Je préfère dire qu’elles crient, c’est plus juste, parce que quand on sait qu’on va mourir, on crie, on ne meugle pas, on crie. Les vaches entrent dans le couloir de la mort le regard fixe, en avant, mais ça ne sert à rien, parce que le gros marteau ne vient pas d’en face, il vient d’en haut et il leur casse la tête en deux et les vaches tombent dans la boue pleine de sang et puis, elles deviennent un tas de cuir, de poils et d’os mélangés dans la boue et leurs yeux restent ouverts, mais ils ne leur servent plus à rien parce qu’elles sont mortes. Mais elles continuent d’avoir le même regard stupide qu’elles ont dans les champs.

On entend des bruits dans la tuyauterie. Au début, les bruits sont presque inaudibles, puis ils se font de plus en plus forts. Pause très longue. Romulo se dirige vers le coin où se trouve la poupée et l’assoit sur une chaise. Il sort du coffre une pile de vieux papiers et les jette sur la poupée. Ensuite, il s’assoit et commence à parler avec une grande fatigue. Sa respiration est difficile.

Travailler dans un bureau, c’est très différent. Dans le bureau j’étais seul, entouré de papiers.

Presque en criant.

— J’ai dit que j’étais seul… !

Il y avait des classeurs, une lampe avec une lumière jaune et un fauteuil défoncé. Dans le bureau où j’ai travaillé, le fauteuil était défoncé…

Dans les classeurs, les papiers sont rangés par ordre alphabétique. La seule chose importante, c’est l’ordre.

Vous ouvrez le tiroir d’un classeur…

et à l’aide de… l’index… et du majeur de… la main droite… vous passez tous les dossiers pour trouver celui qui a l’en-tête dont vous avez besoin.

En une seule respiration et sans pause.

Alors vous sortez le dossier, vous rangez un papier et vous remettez le dossier dans le classeur en faisant bien attention de le remettre à l’endroit précis où vous l’avez pris.

Pause.

Les dossiers restent des années à la même place…

Les interruptions de son dialogue prennent peu à peu l’allure d’une routine, comme s’il se trouvait dans un bureau.

Le dossier vert se range à l’endroit numéro quatre… et si vous n’avez pas de nouveaux papiers ou de documents à ranger, vous n’ouvrez pas le classeur ! Les en-têtes sont classés par ordre alphabétique. On doit vérifier que l’ordre alphabétique coïncide avec l’ordre numérique.

Des années et des années passent et personne n’utilise ces dossiers. De toute façon, ce qui est important, c’est qu’ils soient dans un classeur. Les dossiers sont importants pour ça, pour être dans un classeur.

Pause. Il continue en parlant normalement…

Mon bureau a quatre tiroirs plein de vieux papiers blancs, des morceaux de crayons, des encriers vides et beaucoup de petits papiers d’emballage de chocolats et de bonbons.

Il rit. Il revient à l’énumération en respirant avec difficulté.

Un jour, le téléphone sonne… le téléphone… noir, comme tous les téléphones…

Pause. Il reste immobile un long moment, comme s’il pensait à quelque chose d’important. Son regard est intense, avec la même intensité qu’ont les souvenirs des absents au fond de la mémoire, des distances inatteignables ou de la simple nécessité d’être quelqu’un parmi les autres, comme une chose durable.

Il prend la poupée, la jette au sol et pose son pied dessus.

— Allô…

Les téléphones ne servent à rien. Les gens parlent au téléphone et pensent avoir une vie active et très sociale. Mais de l’autre côté de la ligne, les gens mentent tout le temps.

—Allô… oui, bien sûr, c’est très important ! Évidemment que ce doit être fait de cette façon… ne vous inquiétez pas, je m’en occupe.

Il rit très fort.

Aujourd’hui, il y a des messageries vocales avec tous les petits messages joyeux et une musique de fond et des phrases tellement originales que tout le monde les dit. Des messageries à trois neurones…

— Bip bip bip… après la tonalité… je regrette de ne pas pouvoir répondre à votre appel, je regrette beaucoup, je regrette énormément… bip bip bip… euh…. hmm…

Parler à une messagerie vocale, c’est comme parler dans un confessionnal. On parle à une planche pleine de petits trous et de l’autre côté, personne ne répond. Puis la messagerie vocale fait du bruit et te coupe la phrase en plein milieu. Dans les confessionnaux, on ne vous écoute pas non plus, le curé sort toujours la même comptine… deux Notre Père, trois Notre Mère…

Courte pause.

Moi, personne ne m’appelle. De toute façon, je n’ai pas de téléphone.

Il parle de plus en plus vite, sans couper les phrases.

Dans le bureau, j’avais un téléphone. S’il n’y a pas de téléphone dans un bureau, ça vaut plus la peine d’appeler ça un bureau.

Des fois, je répondais comme ça automatiquement, d’autres fois je le laissais sonner. J’aimais ça, le laisser sonner, ça me donnait l’impression qu’on avait besoin de moi.

Il prend une grande respiration.

Je disais que le téléphone a sonné. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai décroché automatiquement et sans attendre que la personne commence à parler, j’ai dit quatre mots sans réfléchir, quatre mots qu’en trente ans, je n’avais jamais dits. Pire que ça… je pense que je ne pouvais même pas les imaginer. Je ne sais pas pourquoi je les ai dits, mais je les ai dits… et depuis ils résonnent dans ma tête comme un cauchemar. Je ne travaille plus… c’est ça que j’ai dit, et j’ai raccroché sans même savoir avec qui je parlais. Je ne travaille plus, c’est ça que j’ai dit, je ne travaille plus…

Il rit presque en silence. On entend de nouveau les bruits des tuyaux. Ce sont des bruits secs et violents. Le son métallique résonne dans l’espace. Romulo prend rapidement les papiers, sur la poupée et autour de la chaise, et les range dans le coffre. Une lumière faible sur la poupée lui confère un air encore plus pathétique. Romulo revient avec une caisse en carton. Il ramasse la poupée et la met dans la caisse. Il se promène ensuite dans la salle avec la caisse entre les mains. Les bruits dans les tuyaux se font menaçants. Romulo se sent traqué par ces bruits.

J’ai ramassé toutes mes affaires, je les ai rangées dans une boîte en carton, j’ai éteint la lumière du bureau, je suis sorti, j’ai fermé la porte derrière moi, j’ai fermé à double tour, j’ai pris la boîte que j’avais posée par terre près de la porte et je suis allé vers l’escalier.

Il parle à la poupée.

Toi tu ne bouges pas, on sort…

Il y avait trois étages. Je n’aimais pas prendre l’ascenseur. Je n’aime pas les ascenseurs.

Quand je suis arrivé au rez-de-chaussée, j’ai ouvert les portes, des vieilles portes de métal noir avec des vitres sales et des barreaux noirs avec des décorations comme il y en avait sur toutes les portes des édifices, il y a longtemps.

Il s’assoit avec la boîte sur ses genoux. Ses bras pendent à côté de son corps.

J’ai descendu l’escalier sale, en marbre, j’ai laissé la porte ouverte, j’ai fait quelques pas et j’ai posé la boîte sur le bord du trottoir.

Les boîtes, c’est comme les bureaux, vous pouvez les ouvrir ou les fermer, mais on dirait qu’elles sont toujours fermées…

Ensuite, je suis parti en marchant, j’ai passé le coin et j’ai oublié pour toujours le nom de la rue et le numéro de l’édifice. Il faisait froid, cette nuit-là il faisait très froid. Je suis passé devant le café où je mangeais. Tous les jours, à la fin de la journée, je prenais une soupe, toujours la même soupe, juste avant de me coucher.

Il se relève. La boîte avec la poupée tombe au sol. Romulo se dirige vers une vieille horloge et avance les aiguilles d’une heure. Dans les tuyaux, on entend trois coups violents.

Comme ça… ça finira plus vite…

Il retourne s’asseoir. Il parle tout en essayant d’entendre d’autres coups, mais le silence emplit la chambre.

Je n’aimais pas la soupe, mais je ne savais pas quoi demander d’autre. C’était toujours la même soupe, des légumes coupés en petits morceaux, avec quelques spaghetti, dans un bouillon de tomates. Je n’ai jamais aimé ça. La première fois que je l’ai mangée, j’ai eu l’impression de manger une soupe faite avec les restants de la veille.. Mais comme je l’avais demandée une fois, le lendemain je l’ai demandée de nouveau, de peur que si j’essayais autre chose, ce soit encore pire.

Une goutte tombe d’un des tuyaux. Romulo se lève très vite, regarde vers les tuyaux, les coups redeviennent violents. Romulo ramasse une cuvette et la pose à l’endroit où était tombée la goutte. Les coups s’arrêtent. Il regarde tomber chaque goutte.

Je me suis finalement habitué à la soupe de légumes avec quelques pâtes à moitié perdues dans l’assiette et le bouillon à saveur de tomate… et je l’ai mangée pendant 30 ans.

D’autres gouttes tombent, de plus en plus vite. Un léger sourire de soulagement apparaît sur le visage de Romulo. Il reste un moment silencieux.

Les villes sont pleines de rues, et les rues ont toujours des trottoirs, et les trottoirs sont pleins de gens qui marchent. Il y en a qui vont dans un sens, et d’autres qui vont dans l’autre sens, et les trottoirs et les rues restent au même endroit. Les rues et les trottoirs me menaient toujours au même endroit.

Il s’agenouille face à la poupée.

Un jour, sur le trottoir, j’ai vu un chien par terre. Les gens se tassaient à peine pour ne pas lui marcher dessus… Je me suis arrêté un moment pour le regarder, je me suis arrêté un long moment, je pense, le chien ne bougeait plus. Le soir, en revenant, le chien était toujours là, immobile. C’est comme ça que j’ai su qu’il était mort. Je suis certain qu’après, ceux qui ramassent les poubelles l’ont amené, parce que le lendemain il n’était plus là… mais il y avait une tache sur le trottoir, comme une tache de chose pourrie. C’était une tache de chien mort.

Il se lève, se dirige vers la cuvette, met un doigt et calcule la quantité d’eau tombée. Puis il se dirige vers le coffre, l’ouvre, sort une boîte d’allumettes, va vers le vieux brûleur à alcool et l’allume. La flamme bleue illumine son visage. Il ramasse la cuvette et l’installe sur le brûleur. Il la regarde un instant et retourne s’asseoir. C’est là qu’il réalise que l’eau continue de tomber. Il prend une autre cuvette et la place au même endroit où se trouvait l’autre. Il prend la chaise, la rapproche du brûleur et s’assoit. Il recommence à respirer avec difficulté. Il parle machinalement.

L’asthme se caractérise par une difficulté d’inspirer et d’expirer. Ce n’est pas une maladie, c’est un symptôme. Le passage de l’air dans les poumons crée une respiration sifflante. Dans son aspect le plus courant, l’asthme provient du spasme du muscle lisse de l’arbre bronchique sur lequel s’accroche la sécrétion excessive de mucosité des poumons.

Il attrape une corde et l’accroche à un pied de la poupée, puis il prend la poupée et la lance contre le mur, sans violence.

Le chien n’est pas mort d’asthme, sinon il aurait eu les yeux ouverts, grands ouverts, mais les yeux du chien étaient fermés.

Il mélange le discours avec la voix de sa mère. Le résultat en est presque confus.

— Laisse ça !

Oui maman.

Le facteur émotionnel… c’est important. L’asthme psychophysiologique se manifeste par l’attachement de l’enfant à la mère. Il redoute inconsciemment que l’intimité ne cesse et que sa mère l’abandonne.

— Laisse ça !

Oui maman.

Lorsque l’enfant ressent des impulsions intrapsychiques que la mère désapprouve…

— Laisse ça ! !

Oui maman.

… il subit une crise.

— Laisse ça ! ! !

Oui maman.

— Laisse ça ! ! !

— Au clair de la lune… Au clair de la lune…

Pause.

Moi, je n’ai pas d’asthme. Il s’est arrêté il y a longtemps.

— Laisse ça !

Mais j’aime bien forcer ma respiration. De cette façon, je me souviens de ma mère.

— Laisse ça ! !

Oui maman.

— Laisse ça ! ! !

Oui maman.

Pause. Il détache la poupée et la laisse tomber par terre. Il prend la caisse en bois et la pose sur la poupée qui se retrouve prisonnière. Les bras de la poupée sortent entre les planches, comme s’il s’agissait d’une prison.

Cette dame vivait très lentement et ses mains étaient presque toujours serrées. Une fois, je l’ai vue pleurer… Elle ne pleurait jamais, elle était toujours sérieuse, son corps était maigre et ses yeux regardaient toujours au loin. Quand je rentrais de l’école, elle m’attendait toujours à la porte. La table était mise, mais elle ne s’asseyait jamais, elle allait et venait de la cuisine à la salle à manger, elle me regardait manger et au bout d’un moment, que je trouvais toujours angoissant, elle me demandait…

— Comment s’est passé ta journée ?

… c’était comme un rituel. Elle n’attendait pas ma réponse.

Il s’assoit sur la caisse en bois.

Elle s’en allait tout de suite dans la cuisine et restait là-bas un long moment. Alors, je lui contais mes affaires en chuchotant.

Il joue avec les bras de la poupée, qui sortent au travers les planches. À partir de ce moment, il parle avec la poupée.

Je savais qu’elle ne m’écoutait pas, parce que je parlais très doucement. Elle entendait seulement le murmure de ma voix. Quand je finissais, elle revenait, s’asseyait un moment sur la chaise en face de moi et me regardait avec des yeux froids et secs. On restait comme ça, dans le silence, jusqu’à ce qu’elle dise tout bas

— Tu dois étudier !

Sa voix résonnait sur les murs. Elle allait dans la cuisine, j’ouvrais mon sac d’école et je travaillais très tard. Puis elle restait sous le cadre de la porte de la cuisine et d’une voix presque inaudible me disait

— bonne nuit…

Elle restait là jusqu’à ce que je finisse de ramasser mes affaires et que j’aille me coucher. Mais je ne dormais pas.

Il sort la poupée et la sert contre lui.

Dans l’obscurité de ma chambre, je voyais défiler des armées d’ombres et d’anges noirs avec de longues capes et les arbres se penchaient sur moi, j’entendais le bruit de galops qui se rapprochaient et je savais qu’ils allaient passer sur moi et les ombres criaient dans mes oreilles et je voyais leurs bouches et leurs langues qui voulaient m’envelopper… Je ne bougeais pas, non, je restais sans bouger en regardant le plafond, je forçais mes yeux pour que mes pupilles s’ouvrent comme des trous immenses pour voir dans l’obscurité de ma chambre. Les yeux me faisaient mal, mais je les laissais ouverts et les ombres se défaisaient entre mes dents serrées. Il y avait un grand silence autour de moi. Un silence très long.

On entend trois coups dans la tuyauterie, très violents. Longue pause.

Un jour, j’ai vu ma mère pleurer. Il y avait un monsieur qui venait à la maison tous les dimanches. Il s’asseyait sur une chaise, proche de la table de la salle à manger et me regardait avec ses petits yeux noirs. Je ne savais pas quoi faire. J’essayais de penser à des choses étranges, comme des avions sous-marins, des bateaux volants ou des ballons énormes, pleins de nuages jaunes, des nains avec des jambes très longues…

Pause. Il allonge la poupée sur ses genoux et la caresse distraitement.

Le monsieur me regardait en silence. Je ne savais pas quoi faire, je ne savais pas s’il fallait le regarder ou pas. Puis, je me suis habitué. Avec le temps, sa tête est devenue grise, ses mains avaient des taches brunes et son dos était courbé. Il venait tous les dimanches. Pendant toutes ces années, il n’a pas manqué un dimanche. Il restait assis, ma mère partait dans la cuisine et me laissait seul avec lui. Je ne parlais pas. Lui non plus.

Pause très longue. Il remet la poupée dans la prison en bois.

Des fois, ma mère lui apportait une tasse de café, la déposait sur la table et retournait dans la cuisine. Lui, il ne la buvait pas, il disait merci, tout bas, et ma mère retournait à la cuisine. Des fois, avec un doigt, il faisait tourner la tasse sur la soucoupe. Le monsieur disait merci, ma mère faisait un mouvement de la tête, s’en allait dans la cuisine et nous laissait seuls.

Il prend un bras de la poupée qui sort d’entre les barreaux de bois et l’étire dans un geste presque violent.

Le monsieur me regardait. Moi, je le regardais à peine. Lui, il me regardait tout le temps. Le temps ne finissait plus. Puis enfin, il se levait.

Il fait des pauses prononcées, laissant écouler le temps de chaque action.

Le monsieur se levait, toussait, ma mère revenait et le monsieur lui donnait une enveloppe. Ma mère baissait les yeux, le monsieur partait, ma mère ramassait la tasse de café froid, allait dans la cuisine, fermait la porte et je restais seul.

Longue pause.

Un jour, il m’a parlé. Il m’a dit que je ne le verrais plus. Il avait le regard sombre. Il a pris son mouchoir dans la poche de son veston et l’a mis sur ses yeux. Puis il a posé sa main sur ma tête et il est parti. Je ne l’ai jamais revu.

J’ai vu ma mère pleurer. Il était mort.

Il se lève, il allume le tourne-disque. Il met un disque. C’est un vieux disque rayé, La valse triste de Sibelius. Il retourne près de la chaise. Il écoute les premières notes, graves, jusqu’à ce que l’air de la valse emplisse l’espace. Il retourne vers le coffre. Il prend une petite nappe et une cuillère, il dépose la nappe sur l’autre chaise, il laisse la cuillère sur la nappe, il prend la cuvette qui se trouve sur le brûleur, la dépose sur la chaise, s’assoit sur l’autre chaise et d’un geste lent, il commence à boire l’eau tiède. Il mange la soupe pendant que la valse s’accélère. Puis, il se lève, éteint le brûleur, traîne la chaise vers un coin de la pièce et s’assoit. Le disque continue de tourner sans musique, avec le bruit répétitif du bras qui tourne sans cesse à la fin du disque.

Je ne dors pas. Je ne dors jamais. Ça fait longtemps que je ne dors pas. Je n’ai plus de temps pour dormir.

Ma mère se promenait dans l’obscurité de la maison, ses pas ressemblaient à de longs murmures. Elle allait d’un côté et de l’autre comme une obscurité à l’intérieur d’une autre obscurité. Je ne dormais pas. Des fois, ma mère entrait dans ma chambre et restait là, à me regarder, je faisais semblant de dormir et j’écoutais sa respiration. Elle sortait et me laissait seul. Je comptais les marches de l’escalier. Dans mon imagination, je marchais. J’évitais chaque ligne du sol, j’essayais de ne pas toucher les joints, je sortais dans la rue, je posais un doigt sur les murs des maisons pour ne pas me perdre et je déambulais dans la ville remplie de chiens. Je comptais les lampadaires, je m’éloignais de chaque porte, je comptais les fenêtres jusqu’à ce que les numéros soient toujours impairs…

— … deux, quatre, six.

— … deux, quatre, six.

… et quand il n’y avait plus de fenêtres et que le dernier numéro était toujours pair, je me perdais au milieu de la ville…

— … deux, quatre, six

— … deux, quatre, six, sept

— Non ! Pas sept !

… et tous les chiens me poursuivaient et je courrais, et mes jambes ne me permettaient pas d’échapper aux chiens, et les chiens m’encerclaient, tous les chiens de la ville me regardaient avec les yeux fixes, je me collais à un mur et je ne bougeais plus, ne respirais plus, jusqu’à ce qu’ils s’en aillent. Mais je ne savais plus comment rentrer à la maison… Alors, la lumière de l’aube commençait à se glisser par la fenêtre de ma chambre et je savais que j’étais dans ma chambre et qu’il n’y avait plus de chiens.

Dans un autre coin de la pièce commence une nouvelle fuite d’eau. Romulo se lève, prend une autre cuvette et la dépose à l’endroit où tombent les gouttes. Il relève le bras du vieux tourne-disque pendant que le disque continue de tourner en silence. Il va vers le coffre et sort une petite boîte de métal. Il va au brûleur et l’éteint, puis il va s’asseoir. De la boîte, il sort un mouchoir de femme.

Elle s’appelait Laura.

Il sent le mouchoir et le passe doucement sur son visage.

Je ne lui ai jamais rien dit. Elle non plus. Dans la cour d’école, elle était toujours assise dans un coin. J’essayais de deviner son odeur, j’imaginais ses pensées, je la regardais de loin, comme un nuage qui passe entre les nuages.

Il commence à respirer avec difficulté. Il se lève, va vers une cuvette et se lave les mains de façon obsessive.

Elle jouait avec sa longue tresse blonde qui tombait sur son épaule. Ses lèvres disaient des choses que je ne pouvais pas entendre. Un jour, je me suis approché. Elle m’a regardé avec ses grands yeux bleus, comme si j’allais lui faire du mal. Elle a baissé les yeux et j’ai vu son corps trembler sous ses vêtements. Je ne savais pas quoi faire, quoi dire, et je suis resté là, paralysé. J’aurais voulu partir, mais mes pieds étaient vissés au sol et je ne pouvais pas bouger. Elle s’est levée et elle est partie en courant.

Il serre le mouchoir dans son poing et ses bras se croisent autour du corps, comme une protection.

Tout le monde me regardait. Ils riaient de plus en plus fort, puis ils se sont arrêtés. Le silence m’empêchait de respirer. Je suis resté là, debout, sans pouvoir bouger. J’ai fermé les yeux très fort. Quand je suis revenu à la réalité, il n’y avait plus personne. Je me suis approché de l’endroit où elle était assise et j’ai remarqué un mouchoir au sol. Je l’ai ramassé et je l’ai gardé dans la poche de mon pantalon. Les lumières de la cour étaient allumées, la rue était vide, les portes du collège étaient entrouvertes.

Il sent intensément le mouchoir.

Le gardien de l’école est arrivé et m’a dit de m’en aller. Il a fermé les portes derrière moi. Le lendemain, je ne suis pas allé à l’école, ni l’autre, ni celui d’après…

Pause. Il regarde de tous les côtés, comme s’il avait fait quelque chose de mal.

— Maman… ?

Je restais à marcher dans les rues de la ville.

— Je ne manque jamais l’école, maman. Je ne manque jamais l’école, maman. Je ne manque jamais l’école, maman…

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je ne manque jamais l’école, maman.

Pause. Il cache ses mains avec le mouchoir derrière son dos.

Le lundi, quand je suis arrivé aux portes de l’école, tous les étudiants étaient là, debout dans la cour, en silence. Le directeur est arrivé et il a dit qu’il n’y aurait pas de cours ce jour-là.

— Pourquoi ? Pourquoi, il n’y a pas de cours, Monsieur ?

— Silence !

Pause.

L’asthme est un symptôme…

Après, il a dit que quelque chose s’était produit, il a dit que Laura Vic, elle s’appelait comme ça, Laura Vic, avec un v… il nous a dit qu’elle ne reviendrait plus. Il nous a dit de prier. J’ai sorti le mouchoir de la poche de mon pantalon. Il était froissé.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Le directeur nous a dit que non, qu’elle n’était pas malade, mais qu’elle ne reviendrait plus. Que nous, on était pas coupables de ce qu’elle avait fait, et qu’on allait tous aller à la messe.

— Pourquoi ? Pourquoi il n’y a pas de cours ?

— Pourquoi on doit aller à la messe ?

— Silence !

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Maman… ?

Je n’ai pas compris. Au retour, je l’ai vue plein de fois. Elle apparaissait derrière un arbre et elle me regardait avec ses yeux bleus. Ses cheveux étaient détachés et dépeignés, sa robe était sale et déchirée…

— Attention !

… ses mains écrasaient un bout de papier. Ensuite…

— Attention !

… je l’ai vue passer devant une porte…

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Attention ! !

… je marchais de plus en plus vite…

— Attention ! ! !

— Attention ! ! !

— Attention ! ! !

Son corps était par terre au milieu de la rue, mais elle marchait derrière moi. Alors, je me suis mis à courir. Les fenêtres étaient toutes fermées et les trottoirs étaient vides et les rues étaient vides et il n’y avait pas un seul bruit dans la ville.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je n’ai rien fait maman ! ! !

Il mouille le mouchoir et se frotte les mains et les bras.

Quand je me suis arrêté de courir, j’étais devant les portes de l’école. Je suis resté un moment, puis lentement, je suis rentré à la maison.

Il dépose le bras du tourne-disque sur le disque qui tourne toujours. Les notes graves de La valse triste emplissent de nouveau l’espace étroit. Romulo s’assoit sur la chaise et reste silencieux.

La musique s’éteint petit à petit, jusqu’à disparaître. Pause. Il parle à la poupée.

Les pensées, quand elles restent en silence, elle s’évanouissent et les gens se transforment en statuettes de boue ou en images lointaines, qui se font de plus en plus petites et deviennent infiniment minuscules. Et elles ne mentent plus.

Il prend la poupée et commence à la laver. Il l’enfonce dans l’eau avec toute sa force.

— Tu ne peux plus parler…

Il laisse la poupée dans l’eau.

… tu t’es perdue dans le temps, dans le passé. Avec la parole, les hommes se sont créés eux-mêmes, ils se sont inventés eux-mêmes. Et quand ils ne peuvent plus parler, ils disparaissent. Toi, tu n’existes plus. Les savants parlent de la nature primitive et mythique de la parole. Ha ! C’est le plus beau mensonge de l’histoire… Comme le mensonge de Dieu !

Avec un bras levé, dans une position menaçante, il rentre en transe, jusqu’à arriver à une violence qu’il ne peut contenir.

« Renati e semine certe haud corruptibili sed incorruptibili, diuino uerbo. […] Omne enim corpus sicut herba, omnia humana gloria sicut herbae flos est. » (S.J. P. 23)

Avec une voix grave. Peu à peu, on a l’impression que la voix se multiplie en se perdant dans des milliers de grottes. Romulo, les yeux grands ouverts, crie le plus fort qu’il peut pendant qu’il se bouche les oreilles de ses mains crispées.

« Et turibulum cepit angelus, igne impleuit, terraeque iecit ; et fuerunt tonitrua, et uoces, et fulgures, et terrae motus. » (S.J. P. 5)

Pause longue.

Ma mère m’emmenait à l’église. L’odeur de l’encens me donnait la nausée, les gens chantaient et j’avais des vertiges. Quand arrivait le moment de la communion et des anges rouges avec des yeux de feu m’ouvraient la bouche et le curé mettait sa main et il poussait l’hostie au fond de la gorge et les anges rouges riaient de moi et me jetaient vers l’avant et me mettaient à genoux et le curé disait que le monde tomberait sur mes épaules et un ange jouait de la trompette et une montagne brûlante de feu est tombée sur la terre et une autre partie est tombée dans la mer et la mer s’est transformée en sang du Christ et le curé a posé sa main sur ma tête et m’a crié coupable ! coupable ! coupable ! et les anges rouges ont commencé à m’emmener et on a descendu un escalier de pierres grises et ils m’ont poussé dans les escaliers et je suis tombé dans un puits qui n’avait pas de fond et l’escalier tournait et le curé criait des psaumes de feu et il riait et son rire s’accrochait au mur et rebondissait dans les coins de l’escalier et je continuais de tomber et le rire du curé traversait mon corps comme des aiguilles brûlantes et les anges rouges sont arrivés et ils m’ont étiré la langue et le curé criait repens-toi pécheur, car le Christ est mort par ta faute ! et je savais que je n’avais rien fait de mal, mais quatre anges rouges tiraient sur mes mains et mes pieds et mon corps a commencé à se démembrer et ma mère continuait à prier et à chanter avec les autres pendant que les anges rouges défaisaient mon corps et le jetaient au fond du puits et je continuais à tomber et le feu de l’enfer me brûlait et le puits n’avait pas de fond…

Et je ne suis plus jamais retourné à la messe.

Il va s’asseoir. D’autres fuites apparaissent. Les gouttes, en tombant, résonnent dans l’espace. Le son devient assourdissant. Romulo sort d’autres cuvettes du coffre et les pose sous les fuites, mais il y en a chaque fois plus et malgré l’urgence, il n’arrive pas à les contrôler. Il court d’un côté puis de l’autre, tout en disant des phrases incohérentes très rapidement.

Les matins sont blancs, non, ils ne sont pas blancs, ils sont noirs. Les matins sont noirs. L’eau n’arrête pas de tomber. Elle tombe sur le lit, je n’aime pas les lits, ni les fenêtres. Le vent passe et la porte est fermée. Les matins sont rouges parce que le sang monte et il descend. L’eau aussi tombe et les murs ont des bras et les lits ont des bras. Personne ne respire, les bouches sont ouvertes, mais personne ne respire. Moins, beaucoup moins, c’est-à-dire… seulement ce qui ne se dit pas, se tait, la bouche se tait, elle est fermée, la bouche est fermée. On murmure, on dit que les gens qui se taisent dans les lits, c’est parce qu’ils sont en train de mourir…

Il s’arrête. Ses yeux, exorbités, se remplissent de larmes. Il va s’asseoir. Il reste un long moment sans parler et sans bouger. Il retient son souffle jusqu’à se calmer.

Le jour où j’ai fini l’école secondaire, je suis rentré à la maison et tout était silencieux. Les lumières des couloirs étaient fermées. Je suis rentré, j’ai monté l’escalier, j’ai traversé les deux mètres du couloir sombre et je me suis arrêté devant la porte de l’appartement. Je me suis demandé pourquoi ma mère ne m’attendait pas, la porte ouverte, comme toujours. Mais la porte était fermée. Ma mère ne sortait presque jamais. Elle sortait seulement pour aller à l’église. Une fois par mois, elle allait à la banque pour déposer l’argent que lui donnait l’homme qui venait me voir le dimanche.

Il se lève et étire sa main comme s’il attrapait la poignée de la porte imaginaire.

J’ai posé ma main sur la poignée, mais je ne l’ai pas tournée. Je suis resté là, sans bouger. J’ai essayé d’entendre un bruit à l’intérieur de l’appartement, mais on entendait seulement le bruit des voisins.

« Vuelvo cansado a la casita… de mis viejos[2]  ».

Les voisins aiment bien le tango.

Sa respiration se fait difficile.

Plusieurs heures sont passées. Je voulais partir, partir en courant et ne jamais plus revenir. Mais je ne pouvais pas bouger. Mes pieds étaient cloués au sol. Je pensais au Christ cloué sur cette horrible croix en bois et je sentais que les colonnes de l’église s’inclinaient et que le sol se levait derrière moi et que mes pieds étaient cloués au bois. Ma main s’agrippait à la poignée de la porte et tout tournait autour de moi et les marteaux frappaient les clous dans mes pieds et ils m’ouvraient les mains et ils les clouaient et tous les habitants de la ville criaient qu’on me tue…

Il ouvre les bras en croix et lâche un long cri, comme si tous les anges de l’enfer criaient à l’unisson. Puis, il laisse tomber ses bras à côté du corps. Il parle lentement.

… mes pieds voulaient partir en courant, mais ils étaient cloués au sol et les escaliers s’allongeaient et les murs tournaient autour de moi et derrière la porte, le silence me disait que j’étais coupable et mes pieds et mains qui étaient cloués au bois et moi qui voulais courir, courir tout le reste de ma vie, courir jusqu’à ce que mes pieds soient usés et que mon corps s’enfonce dans la terre comme un marteau et que plus personne ne puisse me voir, mais dans ma tête, les gens criaient et de l’autre côté de la porte, le silence continuait à tourner et me frappait les tempes.

Il respire comme s’il avait couru très vite, puis il se bouche les oreilles. Presque en criant.

Mon poing a frappé une première fois la porte et puis une deuxième fois et une autre fois et mes mains ont commencé à se mouiller du sang qui sortait de la jointure de mes doigts et le sang coulait sur mes bras et ma chemise était pleine de sang et je me suis étouffé pendant que mes mains tapaient sur la porte…

Il émet un cri aigu et douloureux. En même temps, il ramène ses poings à son visage, mais, sans le toucher. Les coups contre la porte résonnent dans l’espace comme un galop de chevaux qui se rapproche. Le bruit devient assourdissant, puis s’éloigne pour disparaître au loin.

… et la porte était toujours fermée. Éternellement fermée.

Courte pause. De l’autre côté de la porte, rien ne bouge. Le son des coups se promène entre les meubles de l’appartement, il enveloppe chaque forme, éteint chaque couleur, se traîne sur le plancher, tache les murs comme une suie immonde et durable.

Il étire sa main ensanglantée comme s’il attrapait une nouvelle fois la poignée de la porte. Le geste de la main ne suit pas la description. La main reste fixe. Ses yeux sont grands ouverts et regardent un horizon terriblement lointain.

J’ai tourné la poignée, mais la porte ne s’est pas ouverte. J’ai collé mon oreille droite contre la porte pour entendre quelque chose de l’autre côté.

Il retient sa respiration. Sa mâchoire inférieure, comme dans un désespoir incontrôlable, commence à trembler.

J’ai dit, tout bas, pour ne pas déranger les voisins…

Il serre les yeux.

— Maman, je suis rentré… Maman, j’ai eu le diplôme que tu voulais… Maman… Tu es là… ? Si tu veux, je reviens plus tard…

Courte pause.

De l’autre côté de la porte, le silence était de plus en plus intense, j’entendais le vide. Le vide absolu.

J’ai pris le diplôme et j’ai essayé de le glisser sous la porte et mes mains l’ont taché de sang et mes doigts l’ont serré fort et le diplôme s’est défait comme des petits bouts d’ailes de papillons secs.

Il ouvre les yeux.

Je suis tombé à genoux contre la porte et je n’ai rien dit. Des heures et des heures sont passées. Les bruits du matin sont rentrés par la fenêtre et se sont glissés jusqu’à moi par la porte de l’appartement.

Dans la ville, c’était l’heure où les gens allaient travailler.

Courte pause.

Ils prennent un café, ils se rasent, ils sortent, ils prennent un autobus, les portes des bureaux s’ouvrent comme tous les autres jours de la vie et se remplissent de papiers et on jette les papiers et on écrit d’autres papiers avec des phrases qui se répètent…

Il se lève, enlève sa chemise et la lave dans une des cuvettes. Il l’essore et encore un peu mouillée, il la remet. Il va vers la valise, sort une cravate et la met. Il se met à genoux, puis au bout d’un moment se relève et commence à marcher dans la pièce. Il met sa main dans chaque récipient comme si c’était de l’eau bénite et fait de façon répétée un signe de croix, sans jamais faire une croix complète.

Au cimetière, il y avait un monsieur avec le visage sombre. Ils ont déposé le cercueil de ma mère dans le puits et ils ont commencé à jeter de la terre. Ils ont déposé une petite croix en bois parce que le monsieur a dit que ma mère était une femme religieuse. Il y avait aussi un curé qui me parlait comme si je l’écoutais. Il n’y avait personne d’autre. Le curé m’a donné la main, ses yeux étaient tristes. Il m’a dit que ma mère était quelqu’un de bien et que maintenant elle était avec Dieu…

— Votre mère est avec Dieu.

J’ai failli rire. Le monsieur a déposé la croix, puis il m’a dit qu’il était désolé et il est parti. Je me suis demandé pourquoi il était désolé, il ne la connaissait pas. Les gens disent des choses apprises par coeur et ils les répètent sans y penser. Ils croient que c’est bien comme ça.

Pause.

Quand je suis parti il faisait noir. J’ai ouvert la porte de l’appartement et je suis entré sans faire de bruit pour ne déranger personne.

J’ai enlevé ma cravate, je l’ai mise dans un tiroir et je me suis assis au pied du lit. Le lendemain matin, les gens allaient travailler, ils marchaient. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu que la rue était pleine de gens. J’ai essayé d’entendre un bruit ou une conversation, mais personne ne disait rien. Les gens marchaient dans la rue comme dans un film muet. Je me sentais bien. Puis, les jours se sont écoulés dans le silence.

Longue pause.

J’ai pris mes affaires, je les ai mises dans un coffre, je suis sorti. J’ai fermé la porte sans faire de bruit et je suis descendu dans la rue. Ce soir-là, j’ai lu une annonce qui disait « Chambre à louer ». Je suis entré, j’ai déposé mon coffre, je me suis assis sur le lit en métal. Je suis allé jusqu’à la cuvette qui se trouvait dans le coin de la chambre, et je me suis mouillé le visage. J’ai pris le savon et j’ai lavé mon visage. Je me suis regardé dans le miroir et je me suis rasé avec une petite lame de rasoir. J’étais un homme. Je devais travailler, faire comme tous les autres…

Pause. Il parle avec assurance. Les gouttes résonnent dans l’espace. Ce bruit se mélange avec celui de tambours lointains.

Dynamique du travail opérationnel. Devoir. Disposition au travail. Devoir. Pratique du travail. Contenu caché du travail. Devoir. Devoir. Devoir. L’expectative du groupe est le système de relations sur lequel se construit la relation du groupe. Le travail est la solution à tous les problèmes, le travail est la solution à tous les problèmes…

Les gouttes arrêtent de résonner. Il va s’asseoir. Il commence à trembler. On entend une cloche. Il va vers le coffre, sort une paire de souliers sans semelle et les met sur les bas mouillés.

C’est mieux, comme ça il fait moins froid.

Il tousse. Puis il reste un moment à regarder l’horloge et murmure un poème.

« La parole dans la bouche du mort

Rien de plus inutile

[…] Hors du temps une rumeur

Quand ils sont tous partis

[…][3] ».

L’eau tombe du plafond de plus en plus fort.

Il n’y a rien de plus inutile… qu’un poème.

Il va vers la cuvette où la poupée est noyée. Il la ramasse, va vers le coffre, il prend des clous et un marteau. Il va vers le mur et commence à crucifier la poupée.

Un jour, j’ai lu une annonce dans un journal. Il y en avait beaucoup d’annonces, mais j’en ai lu une seulement. J’ai écrit l’adresse sur le bord du journal, je suis allé dans la rue, j’ai sonné à une porte, j’ai monté des escaliers et je suis arrivé à la porte d’un bureau sale. Un vieil homme a ouvert la porte du bureau. Il est sorti avec une caisse pleine de papiers, il m’a donné les clés et il m’a montré le fauteuil défoncé qui se trouvait derrière le bureau.

On entend les dernières notes de La valse triste, puis le bruit de l’aiguille qui tourne à la fin du disque. La lumière s’éteint lentement sur Romulo. Dans la pénombre, on entend l’eau qui inonde l’endroit, comme un torrent immense qui se mélange au bruit des marteaux sur les tuyaux.

FIN