Débat

Mathieu Bélisle, Le drôle de roman. L’oeuvre du rire chez Marcel Aymé, Albert Cohen et Raymond Queneau, Montréal, Presses de l’Université de Montréal (Espace littéraire), 2010.[Notice]

  • Alain Vaillant

En un sens, tout est dit dans le titre, avec ce « drôle de roman », dont Mathieu Bélisle emprunte de manière très heureuse la formule à Henri Godard. Le « drôle » est en effet la notion la plus précieuse qui soit pour réfléchir au comique, puisqu’il est la forme francisée du néerlandais « drolle » ou du scandinave « troll », de ce petit lutin mi-comique mi-fantastique, à l’allure biscornue mais doté de pouvoirs surnaturels. Le « drôle » pose donc le problème crucial du lien entre l’énergie du rire et les processus imaginatifs (qui incluent à la fois la fiction en tant que telle et, de façon plus spécifique, le recours au merveilleux et à la pensée irrationnelle). Le comique est romanesque en proportion de son aptitude à la drôlerie : du moins est-ce la conclusion implicite à laquelle nous sommes insensiblement conduits, à mesure que nous avançons dans la lecture du Drôle de roman. Mais, avant d’en arriver à ce constat, Bélisle se livre à un réexamen critique de deux lieux communs de l’histoire du roman : le premier, selon lequel la naissance du roman moderne, incarné par les deux figures de Rabelais et de Cervantès, aurait aussi inauguré notre ère du désenchantement et du scepticisme ironique ; le deuxième, qui veut que le renoncement au comique, par les grands réalistes du XIXe siècle (Balzac, Flaubert, Zola…), ait joué un rôle décisif dans la reconnaissance du roman comme genre sérieux et digne de considération. Le livre de Bélisle prouve en lui-même que la mise en quarantaine du rire (d’ailleurs partielle) par les romanciers classiques français ne fut que provisoire, et que celui-ci a bien vite été rétabli dans ses prérogatives romanesques — même si, il est vrai, il a été depuis constamment sous-estimé et méprisé, par les critiques en tout premier. Quant à la notion si séduisante et si commode de « désenchantement », Bélisle a parfaitement raison de souligner qu’elle doit être manipulée avec prudence. Que le sentiment d’une hiérarchie verticale de l’être et d’une transcendance effective se soit estompé dans nos sociétés modernes, c’est une évidence. Il me semble d’ailleurs que la culture chrétienne n’est pas la cause de cette évolution, selon l’idée que Bélisle reprend à Marcel Gauchet, mais plutôt la conséquence d’une plus vaste dynamique historique, dont l’origine se trouve dans l’émergence de sociétés urbaines constituées, autour d’un espace public marchand relativement autonome, quels que soient le ou les dieux révérés : car ce « désenchantement », on le retrouverait aussi bien dans les cités prospères de la Méditerranée antique (d’où va naître le roman hellénistique ou le Satyricon de Pétrone) que dans l’Europe chrétienne (où le « désenchantement » ne commence d’ailleurs qu’avec le progressif embourgeoisement des villes, à partir du XIIe siècle). Mais peu importe la thèse de Gauchet, que Bélisle ne reprend à son compte qu’en passant. En revanche, il a parfaitement raison de souligner que cet affaiblissement de la transcendance religieuse provoque moins une disparition de l’enchantement que sa dissémination pour ainsi dire horizontale, que la sécularisation du merveilleux (du besoin de merveilleux, des plaisirs d’imagination et d’émotion qu’il procure). Or le roman, terre d’élection de la fiction, est naturellement le premier bénéficiaire de cette humanisation du merveilleux, le rire servant alors à harmoniser au mieux les relations que sont désormais obligés d’entretenir le réel prosaïque et le surnaturel : cette idée, qui sous-tend tout le travail de Bélisle, me paraît non seulement très séduisante, à coup sûr, mais d’une importance capitale dans la mesure où elle dépasse largement le corpus qu’il s’est fixé et …

Parties annexes