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Rien n’est plus douloureux que cette opposition entre l’altération des êtres et la fixité du souvenir, quand nous comprenons que ce qui a gardé tant de fraîcheur dans notre mémoire n’en peut plus avoir dans la vie, que nous ne pouvons, au dehors, nous rapprocher de ce qui nous paraît si beau au-dedans de nous, de ce qui excite en nous un désir, pourtant si individuel, de le revoir, qu’en le cherchant dans un être du même âge, c’est-à-dire dans un autre être.

Marcel Proust, Le temps retrouvé

À la recherche du temps perdu est un récit d’apprentissage, puisqu’il s’agit d’un livre qui raconte la vocation littéraire de son narrateur. Cependant, cet apprentissage du héros proustien s’effectue d’une curieuse manière : sa formation d’homme de lettres passe davantage par les déceptions que par les succès. Les déceptions sont partout dans la Recherche[1], elles en sont le leitmotiv, elles en tissent le fil rouge. La seule réelle réussite, là où le succès du héros sera irréversible, est au Temps retrouvé, lors du passage du « Bal de têtes », tout juste après « L’adoration perpétuelle ». À la fin du roman, le narrateur comprend enfin la nature de sa vocation. Il sait maintenant quoi écrire et, surtout, comment l’écrire. Son « salut » ne passera ni par le souvenir, ni par le monde, ni par l’amour, ni par le voyage, mais bien par la littérature. Et encore, par une nouvelle forme de littérature, une autre façon d’écrire. La grande fête qu’est le Temps retrouvé annonce l’écriture du livre à venir, ce livre que nous pouvons présumer être celui que nous venons de terminer alors que son narrateur vient tout juste de comprendre comment l’écrire.

Dans cet article, il sera question de quelques scènes célèbres de la Recherche qui, croyons-nous, constituent d’importants moments de déception pour la vocation littéraire du narrateur : la séquence de la « petite madeleine », l’ascension sociale dans le cercle des Guermantes, l’idylle avec Albertine, le voyage à Venise, puis celle de la lecture du Journal « inédit » des Goncourt, pastiche des frères écrivains que Proust intègre au début du Temps retrouvé. Ce sera la dernière grande déception du narrateur, avant son exil dans quelques maisons de santé, avant la guerre et, surtout, avant son retour à l’hôtel Guermantes pour l’ultime séquence mondaine du roman. Parallèlement, à la lumière du rôle central que jouent les déceptions dans l’apprentissage de l’écrivain, et en ayant recours aux hypothèses d’Anne Henry dans La tentation de Marcel Proust[2], nous analyserons le rapport que l’esthétique proustienne entretient avec la crise identitaire moderne, puis avec la banalité, pour voir comment le romancier convoque, avant la lettre, ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’autofiction. Les affinités électives entre Proust et l’autofiction, déployées par la crise identitaire de son narrateur, l’amèneront finalement à solliciter un procédé d’emblée cinématographique, le montage, suivant ce que Sophie-Jan Arrien et Jean-Pierre Sirois-Trahan nomment le « montage des identités[3] ». En somme, l’autofiction proustienne est une réponse aux déceptions, à la banalité et à l’impasse existentielle qui hantent le narrateur de la Recherche. Une nouvelle façon de dire « je ».

Autofiction — des choses comme ça

Il faut commencer par un rappel théorique sur l’essence poétique de l’autofiction pour mieux juger de sa manifestation précoce au sein de l’esthétique proustienne. La matrice de la notion d’« autofiction » est née sous la plume de l’écrivain et critique Serge Doubrovsky, en 1977, qui l’utilise pour la quatrième de couverture de son roman Fils (ces lignes explicatives seront reprises pour la réédition de Fils chez Gallimard, cette fois pour la préface). Bien que le néologisme, suivant l’évolution de l’oeuvre doubrovskienne, ait connu plusieurs altérations sémantiques, on peut encore aujourd’hui se référer à la définition première du terme : « Autobiographie ? Non, c’est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style[4] ». Entre les lignes, on comprend que l’autofiction serait une sorte d’autobiographie des inconnus : nous sommes tous des inconnus, c’est-à-dire des êtres fictifs, en comparaison avec un Jean-Jacques Rousseau qui écrit ses Confessions. S’ensuit la définition à proprement parler : « Fiction, d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau[5] ». Par la suite, le terme tomba dans l’oubli pour mieux réapparaître lors du débat entourant la parution du Livre brisé, l’ouvrage le plus important de Doubrovsky, au début des années 1990. Parallèlement, Gérard Genette et Vincent Colonna proposent une autre définition du néologisme doubrovskien, faisant passer la fiction — qui naît de la forme chez l’auteur de Fils — du côté du contenu. Colonna, par exemple, invente le concept de « fictionnalisation de soi » pour le renommer a posteriori coupant alors l’herbe sous le pied à Doubrovsky. Autofiction :

La fictionnalisation de soi consiste à s’inventer des aventures que l’on s’attribuera, à donner son nom d’écrivain à un personnage introduit dans des situations imaginaires […] il faut que l’écrivain ne donne pas à cette intention une valeur figurale ou métaphorique, qu’il n’encourage pas une lecture référentielle qui déchiffrerait dans le texte des confidences indirectes[6].

D’une part le style et de l’autre le contenu, la poétique moderne oscille toujours entre ces deux pôles de l’autofiction.

Proust, avec sa Recherche, est peut-être l’auteur qui incarne le mieux ce que serait une autofiction avant la lettre. D’ailleurs, Doubrovsky, Genette et Colonna se sont tous questionnés sur Proust et sur son rapport à l’autofiction[7]. D’abord Doubrovsky, dans certaines pages de critiques littéraires (pensons à l’article portant sur le début du Côté de chez Swann, « Corps du texte / texte du corps[8] »), mais plus précisément, sous la forme d’une filiation, dans l’ouvrage Un amour de soi[9], titre qui reprend, voire qui réécrit Un amour de Swann. Ensuite Genette, dans Palimpsestes, à partir d’un échange de lettres entre Proust et Mme Scheikévitch : Proust y fait une sorte de sommaire — à la première personne — du livre à venir, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, confirmant l’identification onomastique entre l’auteur et le narrateur de la Recherche. Pour définir ce contrat de lecture, Genette dit que « le meilleur terme serait sans doute celui avec lequel Doubrovsky désigne son propre récit : autofiction[10] ». Finalement, Colonna, vers la fin de sa thèse, affirme que « c’est évidemment à la Recherche […] que nous devons la plupart des autofictions contemporaines[11] », pour conclure avec ceci : « Du centre Proust, essaiment ainsi la plupart des autofictions modernes[12] ».

Or, nous croyons que le rapport de Proust avec l’autofiction dépasse le duel entre la forme et le contenu, comme le laissent croire ces pourparlers entre Doubrovsky, Genette et Colonna. Pour sa Recherche, Proust avait besoin de l’autofiction. C’est-à-dire que son écriture novatrice revendique une forme d’énonciation personnelle qui, quelques décennies plus tard, sera nommée autofiction. Du coup, elle lui permettra de combattre le nihilisme des Temps modernes dont son héros est affligé.

Les déceptions proustiennes : à la recherche de l’autofiction

Il est clair que la thématique des déceptions structure l’anatomie de la Recherche, à travers l’apprentissage littéraire du héros-narrateur. Mais ce qui nous interpelle particulièrement, c’est que cet apprentissage aboutit, d’une manière certes anachronique, au néologisme doubrovskien. En d’autres mots, la vocation littéraire du narrateur nous entraîne, de déception en déception, vers la découverte de ce qui sera bientôt la nébuleuse autofictionnelle. C’est ce que nous tenterons d’exemplifier ici, en suivant les grandes lignes de ce devenir-écrivain du protagoniste proustien.

Sur quelques déceptions : l’expérience de la madeleine, une soirée chez les Guermantes, la vie avec Albertine, le séjour à Venise et le pseudo-Journal des Goncourt

Si l’expérience de la madeleine en est une de déception, c’est parce qu’elle souligne l’insuffisance de la mémoire, même involontaire. Et si elle déclenche quelque chose, ce n’est pas l’idée encore vague d’un temps perdu qu’il faut retrouver, mais bien la longue série de déceptions que devra parcourir le narrateur de la Recherche. Cette expérience représente une étape dans l’apprentissage du narrateur, il doit apprendre à travailler et, surtout, à profiter de sa mémoire involontaire. Il faut la convertir en un équivalent littéraire. Néanmoins, il manquera toujours quelque chose à la mémoire et à ses réminiscences, comme a pu l’écrire Gilles Deleuze dans Proust et les signes : « Les réminiscences dans la mémoire involontaire sont encore de la vie : de l’art au niveau de la vie, donc de mauvaises métaphores[13] ». La madeleine renvoie toujours à Combray, soit à quelque chose de matériel. On devine alors que l’apprentissage du narrateur n’est pas matériel, mais bien immatériel : l’apprentissage de la littérature, d’une autre forme de littérature. Pour Proust, ce sera la recherche d’une analogie nouvelle entre l’art et la vie. La mémoire involontaire, dont l’expérience de la madeleine nous offre un des exemples les plus significatifs, n’est qu’un fragment de cette recherche.

Fil conducteur de la représentation de la mondanité, les Guermantes unissent les premières images de « Combray » avec les derniers moments du « Bal de têtes ». Après avoir traversé plusieurs cercles de la mondanité (rencontre avec Norpois, visite du salon d’Odette et de celui de Mme de Villeparisis), le narrateur est finalement invité à une soirée chez les « mystérieux Guermantes ». Ce passage, capital pour l’apprentissage du narrateur, est une des plus grandes scènes mondaines de la Recherche. Néanmoins, on y remarque un étrange phénomène : le narrateur, malgré toute l’appréhension qu’il avait envers cette soirée, ne semble pas du tout ravi de la tournure des événements. L’exaltation fait place à la déception, le succès à l’échec. Les illusions deviennent des illusions perdues :

À plusieurs reprises déjà j’avais voulu me retirer, et, plus que pour toute autre raison, à cause de l’insignifiance que ma présence imposait à cette réunion, l’une pourtant de celles que j’avais longtemps imaginées si belles, et qui sans doute l’eût été si elle n’avait pas eu de témoin gênant. Du moins mon départ allait permettre aux invités, une fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration desquels ils s’étaient réunis[14].

Sur cette déception du narrateur lors de la soirée chez les Guermantes, Gaëtan Picon est très juste : le narrateur

fréquente maintenant tous ces héros mythologiques qu’il croyait d’une autre espèce. Ils lui apparaissent comme des hommes ordinaires, poursuivant de banales conversations. Déception si forte que le soupçon lui vient que sa présence les empêche de se comporter comme ils le feraient sans lui, c’est-à-dire surnaturellement[15].

Les Guermantes, malgré eux, ont appris au narrateur une grande leçon : son salut ne passe pas par le monde, la vanité de la mondanité lui a au moins enseigné à mieux régir ses ennuis et à analyser plus lucidement ses désillusions. Le héros poursuit son chemin vers la révélation finale.

La relation avec Albertine, débouchant partiellement sur une vie à deux, est un autre moment capital de l’apprentissage du narrateur. Il est possible d’en observer et d’en relever les motifs dans les amours proustiens. Les lois de l’amour. Or, chez Proust, bonheur et félicité ne sont pas synonymes d’amour : « Je sentais que ma vie avec Albertine n’était, pour une part, quand je n’étais pas jaloux, qu’ennui, pour l’autre part, quand j’étais jaloux, que souffrance. À supposer qu’il y eût du bonheur, il ne pouvait pas durer[16] », dit par exemple le héros. Pour le narrateur la vie à deux finira toujours mal, se clôturera par un échec. Si l’amour apporte quelque chose à l’écrivain, c’est seulement après la rupture : la ligne d’apprentissage de l’amour, maintenant accomplie, doit céder sa place à une autre — transversale. S’il ne pouvait écrire lors de son idylle avec Albertine, la mort de la jeune orpheline, au contraire, alimentera son oeuvre. Si l’amour, son expérience mais surtout son échec, est primordial dans l’apprentissage du protagoniste proustien, c’est que le sentiment amoureux jumelé au deuil devient littéralement un observatoire. Comme l’a souligné le critique Louis Bolle, la souffrance est un « point de vue » névralgique de la Recherche proustienne :

La souffrance offre un point de vue dominant qui permet de mesurer l’amour et l’être aimé. […] La douleur, plus que le souvenir, ou le clocher de Saint-Hilaire ou le Jardin de la Raspelière, fournit un observatoire privilégié[17].

Par sa relation avec Albertine et au prix de grandes déceptions, le narrateur prend conscience de certaines lois primordiales. Ensuite, il tentera de les traduire. C’est l’une des finalités de sa vocation littéraire.

Le passage du séjour à Venise, dans l’apprentissage d’homme de lettres du narrateur proustien, suit immédiatement celui de l’amour d’Albertine. Mais encore, il en devient le contrepoint, le reflet :

Ce désir de Venise, omniprésent dans la Recherche, se trouve peu à peu lié et plus précisément en rivalité avec le personnage d’Albertine. […] Sa vie avec Albertine l’empêche de voyager et d’aller à Venise ; il se le répète à plusieurs reprises et même après le départ d’Albertine qui marque le début d’Albertine disparue, il ne se sent pas libre pour aller à Venise. Il est trop aliéné et obsédé par Albertine. La ville et la femme apparaissent dans un rapport de forces : le narrateur doit choisir entre les deux, ce qui place la ville de Venise du côté de la féminité car elle apparaît comme une autre femme, une rivale d’Albertine[18].

Or, le choix du narrateur se fera tout seul : après la mort d’Albertine, il n’a plus vraiment de raison de refuser d’aller à Venise, surtout que sa mère l’invite à y passer quelques semaines. Cette ville alimente son désir tout en étant un des rouages du livre à venir. Tout semble d’abord « parfait », l’imagination du héros sur cette ville fabuleuse et fabulée n’est pas en contradiction avec la réalité ; elle va même la nourrir. C’est que la subjectivité de Venise prendra d’emblée le dessus sur son objectivité. Par après, revirement de situation : la Venise rêvée devient un « lieu médiocre », plein de « fictions menteuses[19] ». Comment la joie, voire l’ivresse, s’est-elle transformée en déception ? Par l’habitude et par l’impuissance du réel devant l’imagination et, surtout, l’art. Par sa monotonie, le réel déçoit. Point final. Cette idée, le narrateur l’avait énoncée, quoique rapidement, dans la Prisonnière, pour la reprendre et la développer plus tard dans le Temps retrouvé : « Le monde des différences n’existant pas à la surface de la terre, parmi tous les pays que notre perception uniformise, à plus forte raison n’existe-t-il pas dans le monde[20] ». La Venise perçue ne pourra jamais être la Venise rêvée. Dans l’univers proustien, cette logique vaut pour tout lieu — et tout être — que nous pouvons un jour désirer.

Lors du fameux passage du Journal des Goncourt en ouverture du Temps retrouvé, le narrateur confirmera une autre déception, latente cette fois. Celle qui concerne ses orientations littéraires (avec lesquelles il flirte depuis déjà bien trop d’années, sans succès, excepté celui d’un mince article paru dans Le Figaro). Y est aussi soulignée une déception nouvelle : celle de l’« impuissance » de la littérature[21]. Néanmoins, les lignes qui suivent le passage du Journal renversent la situation. Le héros, après réflexion, acquiert une distance critique envers les Goncourt ; et le narrateur, en vue de sa vocation d’homme de lettres, garde espoir. Ce sera bientôt « l’adoration perpétuelle ». Cela dit, après la scène du Journal, le narrateur remarque qu’il ne sait ni écouter ni observer, contrairement aux auteurs de ce « prestige de la littérature[22] ». Les Goncourt et lui ont pourtant fréquenté les mêmes gens — les Verdurin, les Cottard, Brichot… Mais alors que les deux frères écrivains les considèrent comme fins et ingénieux, le narrateur remarque « les vulgarités sans nombre dont chacun était composé[23] ». La vision avec laquelle les Goncourt perçoivent le monde pour le représenter n’est pas la même que celle du narrateur ; leurs manières de faire fonctionner la machine littéraire ne peuvent également que diverger. Cette conclusion déplaît d’emblée au narrateur, puisque les Goncourt sont de grands écrivains. Puis, il souhaite revoir ses anciennes fréquentations mondaines pour y déceler leur soi-disant richesse individuelle, telle que présentée par le Journal. Toutefois, ce désir est de courte durée. Heureusement, le héros proustien arrivera à se rassurer. Cela va sans dire, il s’agit alors d’un moment capital de l’oeuvre proustienne. C’est un des passages les plus éloquents — à la fois sur le plan métatextuel et autoréflexif — du roman. C’est bien de cela qu’il est question ici : du pouvoir et du style de la littérature. De la littérature pour elle-même. Le narrateur y laisse poindre l’idée d’une conception nouvelle de la littérature, et c’est de cette manière (une fois peaufinée) qu’il devra bâtir son oeuvre, au-delà ou en dépit des déceptions qu’il a rencontrées jusqu’à maintenant. Il faut le citer longuement, car c’est le fer de lance de sa recherche :

Je résolus de laisser provisoirement de côté les objections qu’avaient pu faire naître en moi contre la littérature les pages de Goncourt. […] Même en mettant de côté l’indice individuel de naïveté qui est frappant chez ce mémorialiste, je pouvais d’ailleurs me rassurer à divers points de vue. D’abord en ce qui me concernait personnellement, mon incapacité de regarder et d’écouter, que le journal cité avait si péniblement illustrée pour moi, n’était pourtant pas totale. Il y avait en moi un personnage qui savait plus ou moins bien regarder, mais c’était un personnage intermittent, ne reprenant vie que quand se manifestait quelque essence générale, commune à plusieurs choses, qui faisait sa nourriture et sa joie. Alors le personnage regardait et écoutait, mais à une certaine profondeur seulement, de sorte que l’observation n’en profitait pas. Comme un géomètre qui dépouillant les choses de leurs qualités sensibles ne voit que leur substratum linéaire, ce que racontaient les gens m’échappait, car ce qui m’intéressait, c’était non ce qu’ils voulaient dire mais la manière dont ils le disaient, en tant qu’elle était révélatrice de leur caractère ou de leurs ridicules ; ou plutôt c’était un objet qui avait toujours été plus particulièrement le but de ma recherche parce qu’il me donnait un plaisir spécifique, le point qui était commun à un être et à un autre. Ce n’était que quand je l’apercevais que mon esprit — jusque-là sommeillant, même derrière l’activité apparente de ma conversation dont l’animation masquait pour les autres un total engourdissement spirituel — se mettait tout à coup joyeusement en chasse, mais ce qu’il poursuivait alors — par exemple l’identité du salon Verdurin dans divers lieux et divers temps — était situé à mi-profondeur, au-delà de l’apparence elle-même, dans une zone un peu plus en retrait. Aussi le charme apparent, copiable, des êtres m’échappait parce que je n’avais pas la faculté de m’arrêter à lui, comme un chirurgien qui, sous le poli d’un ventre de femme, verrait le mal interne qui le ronge. J’avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais[24].

Tout est clair. Et c’est rassurant. Le narrateur, quoi qu’il en pensait auparavant, sait écouter et sait regarder. Seulement, il écoute et il regarde autrement. La déception provoquée par la lecture naïve du Journal n’est donc pas totale, puisqu’une lumière illumine l’horizon. C’est aussi une attaque en règle contre la littérature de notation, en même temps qu’une guerre du goût visant la théorie naturaliste qui ne s’intéresse que trop à la surface des choses. La vérité est ailleurs, on peut en être sûr. En profondeur, ou enfouie de l’autre côté du miroir. Le renvoi à la radiographie témoigne de la folle entreprise proustienne, celle de voir au-delà de la surface de l’être, là où les Goncourt se bornent à la copie des apparences. C’est dire aussi toute la modernité de la démarche, quand on sait que la première radiographie (que l’on doit au scientifique Wilhelm Röntgen) n’est vieille que de 1901. Voici alors la suite et la fin du passage, qui valide les constats que nous venons d’évoquer :

Il en résultait qu’en réunissant toutes les remarques que j’avais pu faire dans un dîner sur les convives, le dessin des lignes tracées par moi figurait un ensemble de lois psychologiques où l’intérêt propre qu’avait eu dans ses discours le convive ne tenait presque aucune place. Mais cela enlevait-il tout mérite à mes portraits puisque je ne les donnais pas pour tels ? Si l’un, dans le domaine de la peinture, met en évidence certaines vérités relatives au volume, à la lumière, au mouvement, cela fait-il qu’il soit nécessairement inférieur à tel portrait ne lui ressemblant aucunement de la même personne, dans lequel mille détails qui sont omis dans le premier seront minutieusement relatés —deuxième portrait d’où l’on pourra conclure que le modèle était ravissant tandis qu’on l’eût cru laid dans le premier, ce qui peut avoir une importance documentaire et même historique, mais n’est pas nécessairement une vérité d’art[25].

Métadiscours littéraire pour une métaphysique de la sociabilité et du vivre-ensemble. Or, en dépit de la déception d’abord provoquée par le pseudo-Journal Goncourt, Proust révèle ici, sous la forme d’une épiphanie, une grande part de la vocation littéraire de son narrateur (puis on sait que ce crescendo autoréflexif se poursuivra pour culminer lors de la séquence du « Bal de têtes ») : l’éventualité d’une analogie nouvelle entre l’art et la vie, un rapport original allant à l’encontre de l’« importance documentaire et même historique » qu’orchestre la littérature anecdotique ou réaliste, flambeau du XIXe siècle romanesque français. La déception première du narrateur devant le Journal se change ainsi en ce qui deviendra une théorie sur l’art et sur la vie, sur le style et sur le vécu. Ce passage nous laisse deviner que l’art a bel et bien « besoin » de la vie et de ses déceptions pour arriver à tisser des lois générales, les « vérités d’art » dont parle Proust. La déception éprouvée à la suite de la lecture du Journal transformera le narrateur en voyant (d’où, encore une fois, la « radiographie » qu’il évoque) : il sait maintenant que le monde possède quelque chose de trop grand et de caché, et que ce quelque chose ne peut se traduire et se transmettre que par l’art — plutôt, par une forme nouvelle de l’oeuvre d’art, « rapport unique » qu’il devra décrypter. Éloge de l’infinie complexité du réel. Proust critique l’observation des Goncourt par ce procédé qu’il nomme la traduction ou la transcription. L’écrivain doit ainsi transcrire la richesse surréelle de sa propre vie en donnant un équivalent artistique à ses déceptions ; traduire le seul livre qu’il peut écrire, à savoir celui qu’il porte en lui-même[26]. Et Proust n’est-il pas l’homme d’une seule oeuvre… Ce sera l’engrenage essentiel de l’esthétique autofictionnelle.

Les déceptions et après : étrange histoire d’une vocation

L’autofiction, contrairement à l’autobiographie, aux Mémoires et aux Souvenirs n’est pas l’affaire du détail, aussi scrupuleux soit-il. Le critère de base n’est plus la ressemblance, l’observation ou la flatterie. Proust est peut-être le premier à affirmer si fortement que la littérature dite personnelle doit rejeter le réalisme d’observation ou d’anecdote, la perfection d’un beau style comme celle d’une vie modèle. Comme on a pu le lire d’entrée de jeu, l’apprentissage du narrateur proustien fonctionne d’une manière pour le moins curieuse. Peu importent la matérialité du souvenir involontaire, la futilité de la vie mondaine, les horreurs de l’amour, comme les fabulations erronées du désir ou de l’exotisme. Les déceptions de la vie font partie intégrante de la conversion épiphanique qui est celle du futur homme de lettres. C’est une déhiérarchisation totale, un « dérèglement de tous les sens » dirait Rimbaud. Et voilà ce qu’en écrit Proust :

tous ces matériaux de l’oeuvre littéraire, c’était ma vie passée ; je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur, emmagasinés par moi, sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante[27].

Même si Proust utilise à l’excès ce genre de métaphores végétales, celle-ci n’en est pas moins éloquente. L’art, on le voit bien, est en étroite relation avec la vie. La vie, toute vie, est un roman ; c’est-à-dire une autofiction. Écoutons à nouveau l’auteur :

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision[28].

Or, la « grandeur de l’art véritable », ajoute-t-il, c’est

de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie[29].

On notera également les commentaires de Walter Benjamin qui, dès 1929, arrive brillamment à cerner les principaux enjeux de la poétique proustienne. Entre les lignes, et par un heureux hasard, on peut croire qu’il est aussi question de la place qu’occupe la Recherche dans ce que l’on nommera plus tard autofiction :

Les treize volumes de la Recherche sont le produit d’une inconstructible synthèse où se rencontrent, pour former un ouvrage autobiographique, l’oubli de soi du mystique, l’art du prosateur, la verve du satiriste, le savoir de l’érudit et le parti pris du monomane. On a dit avec raison que toute grande oeuvre littéraire inaugure un genre, ou le dissout, en un mot est un cas spécial. Mais parmi ces cas spéciaux, celui-ci est l’un des plus insaisissables. À commencer par la structure, qui unit la fiction, les mémoires et le commentaire, jusqu’à la syntaxe avec ses phrases sans rivages (ce Nil du langage qui déborde ici, pour les fertiliser, sur les plaines de la vérité), tout ici échappe à la norme. Que ce grand cas singulier de la littérature en constitue en même temps la plus importante réussite des dernières décennies, c’est la première constatation, fort instructive, qui s’impose à l’observateur. Et malsaines au plus haut point sont les conditions qui lui ont servi de base. Une maladie rare, une richesse peu commune, des penchants anormaux. Tout dans cette vie n’est pas parfait, mais tout y est exemplaire. À cette réussite littéraire de premier ordre, tout cela assigne son lieu au coeur de l’impossible, au centre, et certes en même temps au point d’indifférence, de tous les dangers, et caractérise la grande réalisation de cette « oeuvre d’une vie » comme la dernière avant longtemps. L’image de Proust est la plus haute expression physiognomonique que pouvait atteindre l’écart croissant entre la littérature et la vie[30].

Expliquons-nous. Une vie, même « malsaine », peut devenir une oeuvre d’art, car l’autofiction ne cherche pas la même chose que l’autobiographie : non plus le sens d’une vie, mais son usage. La vocation du narrateur proustien est justement d’apprendre l’usage de cette « machine » ou de cet « instrument » nommé autofiction. Avec Proust, à travers la vocation littéraire de son narrateur en proie aux déceptions de la vie, la vérité ne doit plus être racontée, observée ou annotée, mais bien créée, produite ou traduite. Cette nouvelle conception de l’oeuvre d’art octroie au personnage proustien un regard neuf sur sa propre vie qui, du coup, n’est plus décevante, un regard tout en profondeur. On ne peut pas le dire mieux que Proust lorsqu’il insiste sur l’analogie entre la Recherche et un instrument, apostrophant au passage ses lecteurs :

Ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes, mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes[31].

En d’autres termes, qu’est-ce donc que l’autofiction, telle que l’avait prévue Proust sans pour autant la nommer, sinon l’apprentissage d’un instrument permettant une nouvelle lecture de soi ?

Du côté de l’autofiction : par delà bien et mal

Toutefois, cet apprentissage du narrateur proustien n’est pas « gratuit ». C’est-à-dire qu’il ne se fait pas ex nihilo : pour avoir une révélation sur la vie, à la fin du parcours, il faut avoir vécu, et avoir vécu quelque chose de « particulier » (non pas dans le sens d’« unique » ou d’« exemplaire », mais quelque chose de précis). Tout est là. Cette chose « particulière », Anne Henry la nomme crise du sujet sur laquelle il faut maintenant faire la lumière.

La crise (moderne) du sujet ou le problème proustien par excellence

Avec La tentation de Marcel Proust, Henry illumine ce qui est selon nous l’enjeu primordial de la Recherche :

La tentation de Marcel Proust n’est autre que celle d’un acquiescement à la crise du sujet, ce fleuron du nihilisme moderne. Sous le velours de ses phrases et l’amabilité de ses anecdotes, À la recherche du temps perdu n’est pas un livre paisible. Un drame majeur s’y déroule, qu’aucun romancier n’avait imaginé jusque-là et pas davantage n’aurait su conter, en lui assurant, sans le nommer, une telle crédibilité, en l’inscrivant, pour plus de pureté, dans une existence quotidienne si peu menacée au-dehors. […] Dès la première page, […] une défiance se dessine, gâte la spontanéité des gestes les plus simples. Elle cristallise autour d’un point précis : bien que le protagoniste soit cloué au centre de sa propre histoire, il ne peut la gouverner à son gré. […] Cette opacité décourageante provoque en lui la tentation par excellence, le désaveu de la vie[32].

Or, cette notion de crise du sujet ne peut qu’être en profonde correspondance avec l’esthétique et l’essence de l’autofiction, telles que nous venons de les développer. En fait, à relire l’oeuvre proustienne, on remarque dès les premières pages un sujet littéralement en pleine crise. Il est tourmenté par un curieux malaise, celui de la fragmentation de son être dans le « kaléidoscope de l’obscurité[33] ». Fragmentation, mais aussi multiplication de lui-même : « Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse[34] ». En somme, morcellement identitaire et corporel, mêlé d’une incompréhension du monde extérieur. Ce passage célèbre de la Recherche gagne à être relu avec un point de vue différent, celui de la crise du sujet propre à la modernité et qui deviendra un des « moteurs » de l’autofiction :

Quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres[35].

On pourrait être tenté d’expliquer cette petite crise du sujet de façon narrative, en évoquant l’insomnie ou les troubles qui habitent le sommeil du protagoniste. Néanmoins, il faut investiguer davantage pour arriver à faire ressortir l’inquiétante étrangeté qui traverse cette scène. Dans ce qui est le véritable drame du coucher de la Recherche, le personnage proustien se remémore, divague sur son être, sur le monde et sur le temps. Voilà une première manifestation de sa « folie » ou de sa « crise », les premiers signes de son malaise et le premier accroc dans le fonctionnement de son être-au-monde. C’est pourquoi la symbolique qui entoure cette scène, comprise dans toute la modernité qu’elle revendique, est significative pour l’esthétique globale de la Recherche. Elle souligne le problème proustien par excellence.

L’apprentissage du narrateur répond à un problème aussi grave que moderne, celui de la crise du sujet : l’identité n’est plus fixe, elle est maintenant en mouvance, en constant devenir-autre. Proust, par sa nouvelle conception du « sujet » (et des « sujets », comme on dit des « histoires »), ferme la porte des grandes fresques historiques et romanesques du XIXe siècle, et fait entrer la littérature française dans sa modernité. Avec l’autofiction, plus besoin d’avoir un bon sujet ou même d’être un bon sujet, car la vérité est ailleurs.

Comme l’écrit Henry, « [i]l est impossible d’évoquer le moindre aspect du récit proustien si on le sépare du perfectionnement d’une impasse existentielle[36] ». Mais quel est le résultat de cette « impasse existentielle », ce sens unique que semble avoir pris le narrateur dans son long trajet rythmé par une pléiade de déceptions ? C’est qu’elle bouleverse l’économie du récit en y introduisant la tentation du nihilisme. L’impasse existentielle dans laquelle se trouve le héros-narrateur de la Recherche ne lui permet plus de croire au monde. Pour le dire autrement, le personnage principal du roman proustien paraît condamné à vivre dans un monde plat auquel il ne peut s’agripper, un monde asignifiant. Un exemple suffira, celui d’Albertine. On a pu le constater plus haut, le narrateur, pris d’une jalousie maladive, ne serait jamais heureux avec elle. Les déceptions sont omniprésentes. Albertine, il la suspecte, il la traque. Il devient enquêteur. Obsessif. Perte de temps manifeste, sans parler du vide existentiel provoqué par un tel mode de vie. Une vie de mensonges, plongée dans le vertige des puissances du faux. Le monde de l’être aimé est inaccessible à l’amoureux proustien. Puis, le narrateur croit tenir la solution à ses problèmes, l’issue qui lui permettra de retrouver une vie normale : il doit enfermer Albertine, la priver de ses mystères, de ses fréquentations, de son imaginaire, de son monde. Chose faite, le problème persiste. Albertine est bien prisonnière, captive. Le héros, enfin, peut remonter à la surface, goûter à la vie. Qui sait, peut-être même arriver à aimer cette belle captive, puisqu’elle ne peut plus lui faire du mal. Pourtant, il en est étrangement incapable. Lorsqu’il sort, c’est une déception continue : il pense toujours à Albertine qui l’attend, dans une curieuse solitude. Et lorsqu’il est avec elle, il ne la reconnaît plus : elle a perdu tout son éclat, sa spécificité. Il ne l’aime plus. C’est, à juste titre, une impasse : le narrateur proustien ne peut vivre avec l’être aimé, comme il ne peut vivre sans lui. Après la mort mystérieuse de la jeune fille, puis à travers le deuil, Albertine tel un fantôme continuera à hanter le héros en altérant son rapport au monde. Du coup, il devra trouver un moyen de se débarrasser de cette apparition envahissante. Albertine disparue est probablement le tome de la Recherche qui permet le mieux de démontrer la thèse d’Henry sur la crise existentielle proustienne. Rarement l’auteur est aussi radical, puisque le héros repose uniquement sur un triste espoir, oublier :

Je n’avais plus qu’un espoir pour l’avenir — espoir bien plus déchirant qu’une crainte —, c’était d’oublier Albertine. Je savais que je l’oublierais un jour, j’avais bien oublié Gilberte, Mme de Guermantes, j’avais bien oublié ma grand-mère. Et c’est notre plus juste et plus cruel châtiment de l’oubli si total, paisible comme ceux des cimetières, par quoi nous nous sommes détachés de ceux que nous n’aimons plus, que nous entrevoyions ce même oubli comme inévitable à l’égard de ceux que nous aimons encore. À vrai dire nous savons qu’il est un état non douloureux, un état d’indifférence. Mais ne pouvant penser à la fois à ce que j’étais et à ce que je serais, je pensais avec désespoir à tout ce tégument de caresses, de baisers, de sommeils amis, dont il faudrait bientôt me laisser dépouiller pour jamais. L’élan de ces souvenirs si tendres, venant se briser contre l’idée qu’Albertine était morte, m’oppressait par l’entrechoc de flux si contrariés que je ne pouvais rester immobile ; je me levais, mais tout d’un coup je m’arrêtais, terrassé ; le même petit jour que je voyais au moment où je venais de quitter Albertine encore radieux et chaud de ses baisers, venait tirer au-dessus des rideaux sa lame maintenant sinistre dont la blancheur froide, implacable et compacte entrait, me donnant comme un coup de couteau[37].

C’est terminé ? Où nous mènera ce voyage au bout de la nuit ? Peut-on toucher le fond du chagrin, le fond de la solitude ? Les larmes pourront-elles nous faire toucher le monde ? Il semblerait bien que oui, car il y aura un revirement de situation. Attention : Proust, à la fin de son roman, a su trouver un remède original au mal-être qui ronge son narrateur. La découverte de ce remède permettra d’espérer une vie nouvelle. Trouver le jour au fond des ténèbres. Une vita nova, disait Dante. Ce sera la grande extase du Temps retrouvé. Début de la fin de cette étrange histoire d’une vocation qu’est la Recherche proustienne :

Le temps retrouvé est le théâtre d’une révélation extraordinaire : au terme d’un récit qui détaille avec minutie les étranglements auxquels l’existence a soumis un être qu’appesantit de surcroît une indifférence lasse due à la décrue de sa force, c’est la fulguration, le grand retournement qui efface doutes et « calme plat du désespoir », comme disait Baudelaire. Après avoir trébuché sur le pavé de la cour des Guermantes, le protagoniste accède à un univers nouveau où rien n’est pourtant changé si ce n’est le regard qu’il porte sur ce qu’il condamnait comme vie mauvaise. Il n’est pas transporté au septième ciel, il n’a pas été visité par un ange, il demeure sur le sol phénoménal et c’est sans ébriété qu’une fois remis de son étonnement il annonce seulement quelle activité sera la sienne désormais : fixer son acceptation de la vie dans les conditions où celle-ci a été vécue. Ainsi prend fin la tentation nihiliste[38].

La crise du sujet et le nihilisme qui sévissent dans la Recherche donnent ainsi à l’art un mandat nouveau : l’art doit maintenant être producteur de vie et créateur de vérité. Les feux de la rampe brillent sur l’autofiction. En effet, elle est cette forme originale de l’oeuvre d’art qui opère et qui octroie une nouvelle conception de l’identité : une identité qui ne peut être pleinement « rendue » (comme on dit en cinéma) que par l’oeuvre d’art elle-même. Boucle vertigineuse du néologisme doubrovskien : pour un mal moderne (crise du sujet, impasse identitaire), il faut un remède nouveau (autofiction). La Recherche orchestre la création d’une nouvelle ipséité pour combattre le nihilisme des Temps modernes. L’identité, avec Proust, quitte peu à peu le social et devient finalement redevable à l’art. C’est pourquoi l’autofiction est l’orchestration de notre « moi profond », pas de notre « moi social », pour reprendre le vocabulaire du Contre Sainte-Beuve.

On connaît l’importance de la critique de la « méthode Sainte-Beuve » dans l’oeuvre de Proust. Selon cette idéologie ce n’est pas notre moi social qui crée, mais notre moi profond :

L’oeuvre de Sainte-Beuve n’est pas une oeuvre profonde. La fameuse méthode […] qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’oeuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas un « traité de géométrie pure », d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissaient les plus étrangères à son oeuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances. […] Cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre coeur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pièces[39].

C’est la même chose pour l’esthétique autofictionnelle qui émane de la Recherche : même la vérité sur nous, sur notre expérience et notre vie, même cette vérité n’est pas simple. Elle ne nous est pas donnée ; il faut la créer et la produire, au moyen de l’oeuvre d’art. C’est que l’autofiction permet une nouvelle fréquentation avec nous-mêmes pour retrouver la vérité et le temps perdus de notre vie. Même les déceptions n’ont plus l’air si moroses. La crise identitaire montée par Proust dans sa Recherche vient de ce rejet du moi social, de l’habitude, des clichés. L’ascension sociale du narrateur proustien, déjà auteur de quelques papiers que le romancier Bergotte avait jugé brillants, ne l’empêchera pas de tomber dans le nihilisme. Il faut alors plonger en nous-mêmes pour produire cette vérité qui nous permettra à nouveau de croire au monde. L’autofiction permet de comprendre cet autre moi au fond de nous-mêmes, en le recréant, en le produisant dans une oeuvre d’art.

Banalité et agencement

Parallèlement, nous voudrions attirer l’attention sur un autre aspect pour le moins curieux de l’entreprise proustienne. C’est son rapport à la banalité. Somme toute, l’expérience du narrateur peut dans ses grandes lignes être qualifiée de quelconque, n’ayant vraiment rien d’héroïque ou de particulièrement romanesque. Le constat de Henry alimente cette hypothèse : « C’est à partir de ces petites choses que tout se joue. Dans ce reclassement hiérarchique, n’est-il pas aussi important de goûter au sommeil en wagon-lit que d’être présenté à une altesse[40] ? » Le verdict de Proust est sans équivoque : les événements eux-mêmes ne sont rien. La trame de la Recherche, à savoir l’apprentissage de son narrateur, est construite sur « des riens », même si on peut y déceler une certaine forme de romanesque. Que fait le narrateur ? Quels sont les événements marquants de sa vie ? Quels sont les préludes à la découverte de sa vocation, qui, elle, est loin d’être banale ? Pas grand-chose, certes, mais regardons tout de même : il n’arrive pas à s’endormir ; il trempe un gâteau dans une tasse de thé ; il veut voir sa mère ; il fixe trois arbres particuliers ou encore des aubépines ; il dort dans une nouvelle chambre ; il va pour la première fois au théâtre ; il va à un dîner ; il attache sa bottine ; il voit deux jeunes filles danser ; il écoute une sonate ou un septuor ; il fait erreur sur la personne ; il n’arrive pas à déchiffrer une signature ; il lit un livre ; il trébuche sur un pavé ; il écoute une cuiller se cogner contre une tasse ; il remarque la rigidité d’une serviette, etc. Pourtant, il s’agit bien là de moments clés de la vie du héros proustien, par conséquent de la Recherche elle-même. Comment tout ceci peut-il bien faire une oeuvre ? Aurait-on idée d’écrire son autobiographie si on avait vécu une vie pareille, constituée de « banalités » semblables ? Proust nous prouvera que oui. Seulement, il faut instaurer une analogie nouvelle entre la vie et l’oeuvre d’art. C’est que, par ce « reclassement hiérarchique » évoqué par Henry, Proust devient sauf erreur le premier auteur à mettre autant en avant l’idée des moments ou des instants quelconques. Reclassement qui bouleverse les rapports préexistants entre la littérature et la vie. Ainsi, la banalité proustienne devient ni plus ni moins un nouveau rapport au réel, et l’instant quelconque est alors un point de vue privilégié. Tout le mérite de Proust est là : avoir su construire une fresque romanesque en rejetant ce que l’on considère généralement comme des moments privilégiés. En revanche, il la bâtit à partir de moments quelconques. Il s’agit alors d’un « fief anecdotique nouveau ». Chez Proust la vie est là : petits instants, moments anodins, banalités de la vie. L’oeuvre d’art telle que l’auteur la conçoit et la défend nous permet « d’assigner une place au moindre petit fait » et d’opérer une « reconstruction de la vie sur le plan même de la vie[41] ».

Mais, c’est évident, Proust ne défend pas la banalité pour la banalité. Cette crise moderne du sujet tributaire de la poétique des instants quelconques est-elle irréversible ? Comment justifier cette autre forme de romanesque ? Et cette nouvelle herméneutique du sujet ? Une partie de la réponse se trouve dans l’ouvrage d’Henry, d’abord par le constat suivant :

[Proust] ne peut raconter tout bonnement, comme Balzac ou Zola, une histoire où la succession événementielle suffit à tout. Si l’acte si simple, embrasser une jolie fille, doit faire avancer la réflexion sur des plans aussi différents que la femme et le lieu, l’évolution du langage d’une jeune bourgeoise, la traîtrise des domestiques, la bonté sous-jacente à l’érotisme pur, l’inadaptation de l’homme au baiser et le caractère impressionnant des modifications de perspective, l’écrivain est bien obligé de recourir à une ruse littéraire pour faire admettre un ensemble hétéroclite, si l’on s’en tient aux critères traditionnels[42].

Cette « ruse littéraire », Henry la nomme le montage, reprenant une notion proprement cinématographique :

Proust est ainsi conduit à inaugurer cette technique moderne : le montage, c’est-à-dire une continuité artificielle obtenue par ajustage de séquences fabriquées indépendamment les unes des autres, relevant de domaines différents mais recevant une unité supérieure du projet général. […] Son organisation assure un nouveau style de narration infiniment plus complexe que la structure, si parfaite soit-elle, de L’éducation sentimentale fondée sur un ressassement rythmique qui respecte la tradition. La force de ce montage vient de ce qu’il ne vise pas à des effets esthétiques, alternance, symétrie, etc., mais qu’il est mis au service d’une démonstration. Comme on dit en cinéma, c’est un montage idéologique[43].

C’est de cette manière que la comparaison de la Recherche avec une « robe » (comme le fait le narrateur vers la fin du Temps retrouvé) peut prendre toute sa signification. L’oeuvre proustienne est littéralement « collée » ou « tissée », morceau par morceau, morceau quelconque par morceau quelconque. Chacune des pièces fait partie d’une idée — non pas narrative mais esthétique — qui l’englobe et lui donne un sens nouveau. Le montage ou l’agencement idéologique illumine aussi plusieurs enjeux primordiaux de l’oeuvre proustienne : la rencontre des deux côtés (côté de chez Swann, côté de Guermantes), les surprenantes métaphores proustiennes ou encore la mémoire involontaire établissant un lien et donc un agencement entre deux « moi » bien distincts dans le temps et dans l’espace. Ce qui compte vraiment, ce n’est pas la mémoire en elle-même, mais l’effet de montage, le rapprochement inusité qu’elle permet. Une rencontre fortuite avec nous-mêmes. Un « montage des identités » ont récemment écrit Sophie-Jan Arrien et Jean-Pierre Sirois-Trahan dans leur recueil éponyme, qui révoque la mêmeté, au profit d’autre chose. Un tout sera créé, mais à partir de fragments dissemblables : un tout sera monté. Or, Proust est un monteur, et l’un des plus célèbres. Mais ce qu’il vise, ce n’est pas un montage transparent, invisible. Au contraire. Un montage visible, violent. Ainsi, on provoque la pensée. La mémoire involontaire proustienne, on vient de le souligner, est assujettie à cette pratique. Elle agence plusieurs temporalités, entrechoque l’être-en-soi virtuel du passé avec l’actualité du présent pour créer un peu de temps à l’état pur. Cela donne parfois lieu à des séquences comiques, ou proprement surréalistes :

Ma mémoire avait, la mémoire involontaire elle-même, perdu l’amour d’Albertine. Mais il semble qu’il y ait une mémoire involontaire des membres, pâle et stérile imitation de l’autre, qui vive plus longtemps, comme certains animaux ou végétaux inintelligents vivent plus longtemps que l’homme. Les jambes, les bras sont pleins de souvenirs engourdis. Une fois que j’avais quitté Gilberte assez tôt, je m’éveillai au milieu de la nuit dans la chambre de Tansonville, et encore à demi endormi j’appelai : « Albertine ». Ce n’était pas que j’eusse pensé à elle, ni rêvé d’elle, ni que je la prisse pour Gilberte : c’est qu’une réminiscence éclose en mon bras m’avait fait chercher derrière mon dos la sonnette, comme dans ma chambre de Paris. Et, ne la trouvant pas, j’avais appelé : « Albertine », croyant que mon amie défunte était couchée auprès de moi, comme elle faisait souvent le soir et que nous nous endormions ensemble, comptant au réveil sur le temps qu’il faudrait à Françoise avant d’arriver, pour qu’Albertine pût sans imprudence tirer la sonnette que je ne trouvais pas[44].

Le rôle de l’écrivain proustien est d’aller en profondeur. Au-delà des illusions. Il emmagasine en lui des impressions soi-disant banales, disparates, et qui passent inaperçues pour le commun des mortels. Puis, nous dit Proust, après avoir vécu, il faut écrire. Le secret n’est pas dans le sujet, dans l’histoire, dans le drame. Toutes les histoires se ressemblent. On les répète à l’infini. Non, ce qui compte c’est le style. Or chez Proust le style est montage. Le style consiste à agencer nos souvenirs. À les découper pour mieux les recoller. Du flot continu de la mémoire, on fera une goutte d’or. Le montage empêche l’écrivain de tomber dans le piège de l’observation. Un fragment de vie, en lui-même, ne vaut pas grand chose. Mais faites l’agencement de tous les fragments qui composent un certain moment de votre vie, et une vérité nouvelle risque de se manifester. La vérité qui émane d’une oeuvre d’art n’est pas une vérité que l’artiste a observée. Il l’a créée. C’est la grande leçon de la Recherche. À la recherche de la vérité, là où l’on s’y attend pourtant le moins :

Le littérateur envie le peintre, il aimerait prendre des croquis, des notes, il est perdu s’il le fait. Mais quand il écrit, il n’est pas un geste de ses personnages, un tic, un accent, qui n’ait été apporté à son inspiration par sa mémoire, il n’est pas un nom de personnage inventé sous lequel il ne puisse mettre soixante noms de personnages vus, dont l’un a posé pour la grimace, l’autre pour le monocle, tel pour la colère, tel pour le mouvement avantageux du bras, etc. Et alors l’écrivain se rend compte que si son rêve d’être un peintre n’était pas réalisable d’une manière consciente et volontaire, il se trouve pourtant avoir été réalisé et que l’écrivain, lui aussi, a fait son carnet de croquis sans le savoir. Car, mû par l’instinct qui était en lui, l’écrivain, bien avant qu’il crût le devenir un jour, omettait régulièrement de regarder tant de choses que les autres remarquent, ce qui le faisait accuser par les autres de distraction et par lui-même de ne savoir ni écouter ni voir ; pendant ce temps-là il dictait à ses yeux et à ses oreilles de retenir à jamais ce qui semblait aux autres des riens puérils, l’accent avec lequel avait été dite une phrase, et l’air de figure et le mouvement d’épaules qu’avait fait à un certain moment telle personne dont il ne sait peut-être rien d’autre, il y a de cela bien des années, et cela parce que cet accent, il l’avait déjà entendu, ou sentait qu’il pourrait le réentendre, que c’était quelque chose de renouvelable, de durable ; c’est le sentiment du général qui dans l’écrivain futur choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l’oeuvre d’art[45].

Avec Proust, c’est toujours la vie qui écrit le livre, chacun porte en soi son livre. Il suffit d’en trouver la clé, l’idée suprême qui en dicte les lois. L’idée derrière le montage. De la cime du particulier, éclot le général.

Conclusion : montage identitaire

La conception de l’identité proustienne encourage la transcription, la traduction et l’agencement de toute une vie — aussi fragmentée soit-elle — dans une oeuvre d’art. L’agencement donne un sens au rhizome de notre vie et octroie à l’écrivain une nouvelle façon de dire « je » qui n’exclut pas la multiplicité (notre multiplicité) : montage des identités. Un montage identitaire et autofictionnel qui permet de combattre le « trop grand » de la vie moderne. C’est une fragmentation idéologique. Le moment (quelconque) ne vaut plus pour lui-même. Il fait maintenant partie intégrante de la machine littéraire proustienne, de sa salle de montage. C’est justement cela la découverte du Temps retrouvé : tout fait sens. Les lois générales ont été tissées. La vérité est maintenant produite. Découpée. Montée. C’est la grande joie du perspectivisme et de l’agencement proustiens, en réponse (mais en même temps redevable) à la curieuse crise du sujet que vit le narrateur. La vie est alors un réseau de possibilités qui se valent toutes, car leur salut dépend de la construction d’un agencement à venir. Ce que la critique devra un jour se résoudre à nommer « l’autofiction proustienne » rend hommage à la toute-puissance de l’existence, elle-même découverte par le montage idéologique mis en marche par cette nouvelle conception de l’oeuvre d’art. Les déceptions proustiennes n’étaient qu’un mauvais moment à passer pour arriver à une vie nouvelle. La boue s’est transformée en or.