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Ce numéro thématique porte sur les composantes structurantes et adaptatives du sujet aux prises avec une expérience traumatique. S’appuyant sur des corpus littéraires diversifiés, les auteurs explorent trois axes de recherche convergents : le premier centré sur le processus d’écriture, le second sur le travail de la mémoire, le troisième sur le concept de résilience, défini par le psychiatre et éthologue Cyrulnik. Les articles ici réunis cherchent à cerner les dimensions éthique et esthétique de l’écriture réparatrice et à montrer comment la narrativité organise les événements traumatiques en regard d’une intériorisation défensive puis d’une extériorisation curative. Corrélant écriture et mémoire, ils montrent la façon dont la composante mémorielle vient parfois brouiller les traces d’un savoir qui se dévoile ailleurs (sur le corps, dans le comportement, par l’événementiel) pour se redéployer ensuite dans des espaces de survie. Cherchant à associer écriture et mémoire au concept de résilience, ils s’efforcent de saisir comment la conscience d’un « après » rend possible un ressaisissement de l’être désormais orienté vers le témoignage dans la contiguïté filiale ou transgénérationnelle.

Ouvrant le numéro, Laurence Mall propose une lecture du Nouveau Paris de Louis Sébastien Mercier, paru en 1798. Cette chronique de la période 1789-1797 se caractérise par une analyse lucide des dysfonctionnements survenus lors de la Révolution française. Mercier, qui a connu une longue période d’emprisonnement, cherche à représenter une expérience collective traumatisante vécue dans l’indifférence générale. Il s’interroge sur le mutisme de la population face aux violences collectives. Littérature de témoignage, Le nouveau Paris apparaît comme une tentative d’éclaircissement du comportement humain. L’auteur adopte une posture de dénonciation tout en développant sa propre stratégie de survie.

Selon les corrélations établies entre résilience et pratique d’écriture, Isabelle Van Peteghem-Rouffineau s’intéresse aux droits civiques des Noirs américains à travers l’oeuvre d’Alice Walker : Meridian, (1976) et The Color Purple (1982). Ces deux textes témoignent de la capacité des vaincus à résister à l’oppression et à en inverser les signes. Les représentations de la sexualité féminine et la résistance à l’ordre patriarcal retiennent l’attention de Rouffineau, selon une lecture psychanalytique. Sont aussi étudiés les mécanismes de l’humour qui, se jouant de l’arbitraire et de l’insensé, constituent une arme contre la tyrannie du racisme.

À partir des textes les plus récents de Chantal Chawaf, très proches de l’autobiographie, Karin Schwerdtner s’intéresse aux dimensions esthétique et éthique de l’écriture réparatrice. Elle montre comment, depuis Le manteau noir, le ressaisissement de l’être passe par la remémoration de la perte, par la suppression de la pulsion de vie au profit du fantasme de mort. Corrélée à la parole et à la résilience, la mémoire est alors appréhendée comme le lieu d’une torture initiatique, puis comme l’occasion d’une prise de conscience rendant possible la renaissance de l’être désormais orienté vers une langue qui permet de transcender le traumatisme originaire.

Stéphanie Bellemare-Page aborde la fonction de résilience de l’art à partir de l’oeuvre d’Andreï Makine. Écrivain d’origine russe d’expression française, né en 1957, ce dernier a publié deux textes relevant du registre autobiographique : Le testament français (1995) et La terre et le ciel de Jacques Dorme (2003). Ils prennent appui sur la mémoire indirecte de la Deuxième Guerre mondiale, façonnée au gré des récits de ses parents et, surtout, de ceux de sa grand-mère d’origine russe. D’un roman à l’autre, Makine intègre la portée imaginaire de ces récits oraux tout en les remaniant et les approfondissant. Il explore les modes de transmission de la mémoire intergénérationnelle à partir d’une position d’archiviste de la mémoire.

Dans une perspective linguistique, Fransiska Louwagie se penche sur les témoignages des camps (Robert Antelme, David Rousset) ; elle définit l’idiolecte parlé au camp et de celui du lectorat. Ces deux idiolectes sont décrits comme étant séparés par un « intraduisible » lié à une perception différente des catégories du besoin et du désir. Elle montre que l’idiolecte testimonial constitue un cheminement prudent entre la culture-source du camp et la culture-cible du lectorat et que, dans la mise en récit du témoignage, les rescapés agencent des tentatives de traduction et d’assimilation et mettent au point des stratégies visant à conserver à leurs témoignages une certaine opacité.

Irena Prosenc Segula propose une lecture de Primo Levi à partir de la notion de résilience. Ce survivant d’Auschwitz nous a laissé au moins deux ouvrages importants sur l’expérience des camps : Si c’est un homme (1947, 1958), Les Naufragés et les rescapés (1986). Dans ces textes de témoignage, il décrit les diverses étapes de la démolition systématique de l’homme par les nazis, livrant ainsi une anthropologie de l’expérience. Écrire pour lui consistait à chercher à donner un sens à une expérience inexorablement perçue comme insensée. Ses motivations profondes correspondaient à un besoin primordial de préserver la mémoire de soi et celle des disparus.

Enfin, Dominique Bertrand analyse les mécanismes de défense qui ont permis à Charles Coypeau Dassoucy (1605-1677) de résister aux effets destructeurs de l’incarcération. Ce poète et musicien fut frappé de discrédit à la fin de sa vie ; il fut emprisonné à Montpellier puis dans les geôles du Vatican. Deux oeuvres publiées peu avant sa mort, Aventures burlesques et Aventures d’Italie, constituent des autofictions avant la lettre. Afin de contrer les ravages de la médisance, Dassoucy se réclame de la diversion épicurienne et en appelle à la bienveillance du lecteur. Cependant, une forme d’attachement à sa souffrance névrotique transparaît dans la tendance à la répétition narrative des traumatismes liés à la menace de mort et à l’incarcération.