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Cher Claude,

Je vais tenter de faire comme les humanistes de la Renaissance, en t’écrivant une lettre savante qui puisse être lue, également, par un public plus large quoique averti. Je ne me considère pas comme un spécialiste de l’épistolographie renaissante, loin de là, mais je connais un peu le domaine de l'épistolaire aux XIXe et XXe siècles, et je souhaiterais pouvoir établir des ponts entre ta Rhétorique épistolaire de Rabelais et des correspondances d’écrivains modernes, plus près de nous quant à leur style et à leur “ univers psychologique ” — je pense, entre autres, aux lettres de Baudelaire ou encore à celles de Proust, épistoliers et auteurs d’une oeuvre littéraire importante. Je ne souhaite pas ainsi t’entraîner sur “ mon ” terrain, mais certaines comparaisons et mises au point me permettront de mieux saisir encore toute la richesse des thèses et des conclusions que tu avances dans ton livre, que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt et, hélas, de nombreux soupirs qui, rassure-toi, n’étaient pas des signes d’exaspération mais de désolation face à ma grande ignorance du sujet traité. Il ne s’agira donc pas d’un débat entre deux spécialistes d’un même sujet qui s’égosillent sur la plus haute branche, n’en déplaise aux lecteurs. Je tenterai d’éviter le piège inverse d’un “ Rabelais épistolier pour les nuls ”. Permets-moi donc avant tout de résumer en quelques lignes ton propos, et n’hésite pas, je t’en prie, à me corriger si je traduis mal ta pensée.

Nous connaissons aujourd’hui dix-sept lettres de Rabelais, qu’il a adressées à des contemporains comme Érasme et Budé, qu’il a écrites à ses proches, ou encore que l’écrivain a insérées dans son oeuvre, telle la fameuse lettre de Gargantua à son fils (Pantagruel, chap. 8). Selon toi, il n’y a pas lieu de distinguer les lettres fictives et les lettres réelles, puisqu’elles mettent en oeuvre une même rhétorique[1], ce qui te permet d’analyser sous la même rubrique la lettre de Rabelais à Érasme, par exemple, et les lettres des romans — point de vue discutable, il me semble, mais sur lequel je reviendrai. La lettre de Gargantua à Pantagruel est celle qui a le plus retenu l’attention des chercheurs, notamment parce que son sens n’est pas univoque : il s’agit d’un morceau de bravoure rhétorique qui peut être compris au pied de la lettre ou encore comme un pastiche de la rhétorique humaniste. Mais la plupart des lettres de Rabelais ne rappellent que très peu, selon toi, l’auteur à la verve truculente et flamboyante qui sut si bien mêler dans ses romans la thématique sérieuse des idéaux politiques et religieux et la thématique carnavalesque, à la fois satirique et ambiguë, rusée et joyeuse, dans une langue française qui n’était pas encore figée par l’usage et les conventions. Fritz Neubert, un des seuls spécialistes de la littérature renaissante à s’être penché avant toi sur l’ensemble du corpus des lettres de Rabelais, se réjouissait de pouvoir retrouver au moins une manifestation de ce style dans une lettre familière à Antoine Hullot et se désolait à la fois de ne pouvoir en compter plus. Les lettres rabelaisiennes ont pour la plupart un caractère “ savant ”, soutenu, parfois même ampoulé, d’où la perplexité des lecteurs du XXIe siècle. En somme, c’est exactement la situation inverse chez Proust ou Baudelaire, par exemple : leurs lettres semblent désespérément triviales, et leur oeuvre très “ écrite ”. De manière générale, comme tu le soulignes, les oeuvres épistolaires de Rabelais ont surtout été convoquées pour des indices biographiques, pour confirmer des analyses portant sur les romans ou encore pour donner une appréciation de la connaissance qu’avait l’humaniste du latin et du grec.

Il restait donc à mieux comprendre la pratique de l’épistolier, en la resituant dans son contexte sociohistorique, afin de montrer que cette macédoine épistolaire — pardonne-moi ce terme culinaire — élaborée par l’auteur au fil de ses lettres est en fait habilement dosée, chronologiquement, entre le respect de la rhétorique cicéronienne dans les lettres néo-latines, les plus anciennes, et la nouvelle rhétorique d’Érasme (De conscribendis epistolis, 1522) dans les lettres ultérieures, avec un ton un peu plus familier, des “ angles d’approche ”, des modulations et une rhétorique vernaculaire plus souples, réconciliés avec le monde chrétien de Rabelais, plus près des genres érasmiens peu codifiés — qui paraissent tout de même, au lecteur moderne, très travaillés. Ta démonstration, de ce point de vue, est tout à fait brillante. Tu résumes parfaitement l’histoire de l’épistolographie, depuis Cicéron, Sénèque et Pline, en passant par Alberico de Montecassino et Pétrarque, jusqu’à Érasme et aux manuels français, ce qui permet à tes lecteurs de mieux saisir les enjeux de l’écriture épistolaire à l’époque où Rabelais écrit ses lettres, soit entre 1520 et 1552. Au cours de cette période de l’histoire littéraire paraissent en effet de nombreux manuels d’épistolographie néo-latins, conçus dans un esprit pédagogique pour de jeunes élèves. Comme tu le soulignes, “ l’épistolographie constitue la pierre angulaire de la pédagogie humaniste. L’art d’écrire des lettres n’est pas enseigné en lui-même et pour lui-même mais plutôt en tant que champ idéal d’application de la rhétorique[2] ”. On peut donc supposer, si je te suis bien, que Rabelais s’est plié à cet enseignement pendant son éducation, qu’il l’a mis en application dans ses lettres néo-latines, alors qu’il cherchait à entrer lui-même dans le cercle des humanistes, puis qu’il a assoupli quelque peu cette pratique une fois reconnu, accepté parmi les grands penseurs de l’humanisme. Tu soutiens par ailleurs que

dans le système pédagogique de la Renaissance, la lettre remplit à peu près le même rôle que la dissertation de nos jours. Les lettres d’humanistes qui sont de discussion ou d’érudition font office de ce que sont, dans notre culture contemporaine, les articles de périodiques savants[3].

Reste à savoir si les lettres d’alors sont aux prises avec les mêmes “ modes de production ” que certains de “ nos ” articles, soit toute une part de recyclage, de “ recettes de cuisine ” et de langue de bois, qu’on “ se passe ” entre initiés. Nous entrons là, sans doute, dans un autre débat, mais la question mérite d’être posée : en quoi les lettres de Rabelais furent-elles nécessaires à son oeuvre d’écrivain ? Doit-on les étudier indépendamment de ses romans ? Mais lirait-on ses lettres aujourd’hui si nous ne connaissions pas l’écrivain ? Questions oiseuses, sans doute, mais qui font toujours vaciller, dans le cas des correspondances d’écrivains, les frontières de la littérature et du littéraire. Une des affirmations clés de ton essai est, selon moi, la suivante :

Même si Rabelais est peut-être le plus moderne des écrivains d’Ancien Régime, il n’en demeure pas moins un homme solidement ancré dans son époque et son épistémè, et on ne voit pas comment, sur un plan strictement littéraire, il aurait pu rejeter tout uniment la rhétorique, même s’il a pu condamner les excès d’un certain cicéronianisme servile. On ne peut pas faire la part de l’humaniste et de l’écrivain, du moins lorsque la rhétorique est en cause[4].

C’est d’ailleurs ce que tu t’emploies à montrer dans la deuxième partie de ton livre, en dégageant les tendances principales des pratiques épistolaires de Rabelais, à la lumière de la rhétorique, et selon les circonstances de la rédaction et la qualité du correspondant. Une des conclusions qui s’imposent est que le passage du latin au français marque la transition chez l’épistolier du cicéronianisme à l’érasmisme, du grand discours formel à la convention familière, dans une écriture moins engoncée, plus “ libre ” :

Les lettres ont le double mérite de nous donner à lire une rhétorique très visible, parce qu’elle cherche à manifester la connaissance qu’a l’épistolier des langues et de la culture antiques par une grandiloquence parfois malhabile, et une rhétorique dans sa genèse. C’est dans ces “ hors-d’oeuvre ” que naît, dans un enfantement laborieux et difficile, une rhétorique nouvelle, affranchie du cadre étroit et des sentiers battus de la belle latinité : une rhétorique vernaculaire, papillon fragile sorti de la véritable chrysalide qu’est la lettre. Tout se passe chez Rabelais comme si la révolution rhétorique à laquelle Érasme convie ses confrères ne pouvait pas avoir lieu en néo-latin comme le veut l’exégète hollandais, mais seulement en langue vernaculaire. L’absence de tradition, loin d’être un handicap, agit comme un facteur d’émancipation pour Rabelais, dont l’inventivité et la truculence sont trop puissantes pour être contenues dans les bornes trop étroites d’une langue fossilisée par le poids de plus de quinze siècles[5].

Voilà en quoi, à mon humble avis, ton essai est tout à fait convaincant. On sent très bien dans les lettres de Rabelais cette volonté d’émancipation, en même temps qu’une obligation d’emprunter la voie commune pour se faire bien comprendre des humanistes, par cette “ forme d’art ” que constitue à l’époque l’écriture épistolaire. Je me demande cependant si la difficulté ne consiste pas justement pour nous, lecteurs néophytes quant à l’épistolographie renaissante, à reconnaître l’écriture de ces lettres comme de l’art, ou à tout le moins comme une “ entrée en art ” ou même une “ sortie de l’art ”, c’est-à-dire comme une forme qui puisse encore nous toucher, nous émouvoir, par ce que l’épistolier met en forme ou, au contraire, ne réussit pas à formuler. Les lettres d’un Proust, d’un Baudelaire nous touchent non pas parce qu’elles sont littéraires ou “ sincères ”, mais parce qu’elles montrent des créateurs aux prises soit avec le monde dans lequel ils vivent, soit avec leur création — ou encore avec les deux. Elles sont on ne peut plus familières. Les lettres de Rabelais nous le montrent dans un réseau, celui de l’humanisme, ce qui permet de mieux comprendre l’évolution de l’écrivain dans ce grand courant. Je me demande cependant comment Rabelais lui-même percevait ses lettres par rapport à son oeuvre romanesque. Les voyait-il vraiment — c’est ce que tu suggères de manière oblique — comme ce que sont pour nous les articles de périodique savant ? Il m’est difficile par ailleurs de concevoir qu’il n’y a pas lieu de distinguer nettement, même sur le plan uniquement rhétorique, les lettres fictives des lettres adressées à des personnes réelles, puisque d’une part l’adresse, justement, n’est pas la même — en tenant compte, par ailleurs, du caractère public des lettres à l’époque — et que d’autre part l’effet escompté par l’auteur sur le lecteur n’est pas, lui non plus, le même. L’auteur d’un roman s’adresse d’abord et avant tout à un lecteur idéal, alors que l’auteur d’une lettre, même à la Renaissance, s’adresse à un ou des lecteurs en particulier. Il me semble que l’un des grands intérêts implicites de ton essai est de montrer que Rabelais joue avec le matériau épistolaire de la même manière qu’il joue avec le matériau romanesque. N’est-ce pas là son “ originalité ” ?

Tu excuseras, j’espère, toutes ces questions de novice, ces commentaires candides à propos d’un livre aussi érudit et intelligent que le tien. Sache qu’ils traduisent, de manière bien gauche je l’avoue, l’importance que j’accorde aux conclusions de ton livre et à leur implication dans le champ des études littéraires. Peter Sloterdijk, dans Règles pour le parc humain, écrit que

l’humanisme […] constitue une télécommunication créatrice d’amitié utilisant le média de l’écrit. […] [La philosophie] s’est laissée prolonger par l’écriture à travers les générations, comme une chaîne épistolaire et […] elle a entraîné copistes et interprètes dans son aura créatrice d’amitié[6].

Vois cette lettre comme mon gage d’amitié. Je lirai ta réponse dans ce même état d’esprit. Avec mes salutations les plus cordiales,

Martin Robitaille