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Le principal reproche que les auteurs du manifeste « Pour une littérature-monde en français[1] » font à la francophonie est d’enfermer les écrivains dans des cases bien identifiables, qui correspondent à des imaginaires rendus exotiques par leur distance avec un centre franco-parisien. Les considérations géographiques sont bien au coeur du manifeste : le centre est un lieu identifiable sur le globe en fonction duquel les autres lieux sont considérés comme plus ou moins lointains. On comprend qu’un tel soupçon de « géo-centrement » des littératures francophones puisse être ressenti comme insupportable par des écrivains africains qui se retrouvent, sans qu’on leur ait demandé leur avis, considérés comme lointains. La disparition du centre, proclamée dans le manifeste, est donc une prise de position géopolitique : avec les frontières tomberait l’idée d’un éloignement entre les textes qui dialogueraient désormais à statut égal dans un espace commun, à la fois celui du monde dans sa diversité et celui de la littérature.

Le programme est séduisant mais soulève un certain nombre de questions dès lors qu’on s’intéresse à la question des langues qui sous-tendent une telle littérature-monde. Qu’en est-il d’une littérature-monde en bambara ou en bulu ? Un tel projet est-il envisageable et à quelle condition ? Si la présence de la langue française dans plusieurs pays du monde est un argument suffisant pour en faire une langue propice à la littérature-monde, alors sans aucun doute, via les diasporas, le peul ou l’igbo ont vocation à propulser également des littératures-mondes. Tout le monde sera sans doute d’accord sur ce point, mais il apparaît alors utile de faire apparaître les distinctions entre différents types de « littératures-mondes », selon la situation géographique de la langue dans laquelle elles se déploient.

Lorsque l’écrivain kényan Ngũgĩ wa Thiong’o décide, à la fin des années 1970, de renoncer à l’anglais au profit du gikuyu pour son écriture littéraire[2], il jette un trouble dans les habitudes de réception des littératures africaines. Beaucoup ont vu le signe d’un repli sur une littérature identitaire, mise au service d’un combat pour une nation gikuyu à affirmer dans un contexte naissant de manipulation des tensions interethniques. Ngũgĩ s’explique, en 1986, dans un ouvrage important, rédigé en anglais sous le titre Decolonising the Mind, pour dissiper tout malentendu[3]. Deux lignes d’argumentation sont développées conjointement : la première est que le recours à sa langue maternelle est un moyen d’échapper à une forme perverse d’assèchement culturel générée par l’utilisation des langues coloniales chez les écrivains africains ; la seconde est que le recours aux langues locales ouvre la littérature à l’expérience des traductions qui est le véritable ressort transnational de la pratique littéraire. Selon lui, si la littérature africaine veut pouvoir pleinement s’adresser au monde dans son extension transnationale, c’est à partir d’un contact retrouvé avec le réel, dont les peuples font l’expérience dans des langues délaissées par les institutions littéraires nationales, internationales voire supranationales.

Je propose ici l’hypothèse selon laquelle les langues africaines, en raison de leurs situations sociopolitiques actuelles, sont des vecteurs de transnationalisation des littératures africaines plus puissants que les grandes langues européennes internationales comme l’anglais ou le français, dans lesquelles tendent à s’écrire la world literature ou la littérature-monde. Écrire dans des petites langues, ou dans des langues faiblement institutionnalisées, est un acte qui passe souvent inaperçu, mais dont l’impact transnational est peut-être plus décisif que la remise du prix Goncourt à tel ou tel roman, émanant d’une supposée périphérie postcoloniale.

Le piège institutionnel des particularismes nationaux

Le fait que, dans de nombreux pays africains, la langue officielle soit accompagnée de plusieurs langues nationales permet une répartition des rôles qui nous invite à observer le type de territorialisation des littératures écrites dans ces langues dites « nationales ». Lorsqu’au tournant des indépendances s’est développée la discussion sur les littératures en langues africaines comme horizon pour les nouvelles littératures nationales, les enjeux institutionnels étaient forts, d’où le caractère explosif du débat. D’inévitables luttes allaient s’engager pour la reconnaissance de la légitimité de telle ou telle langue sur les nouveaux territoires. Les littératures nationales se sont souvent pensées comme multilingues sur la base d’un multilinguisme officiel, piloté par l’État, selon une logique de cloisonnement entre les langues digne du régime de l’apartheid[4]. À chaque langue sa littérature qui a une place dans la mosaïque bien organisée des littératures nationales. Dans cette logique, c’est bien l’État national qui est le garant des littératures en langues des minorités et on voit mal comment ces littératures sous perfusion institutionnelle pourraient s’ouvrir à des perspectives transnationales.

Dans bien des cas, le français joue le rôle de langue officielle d’encadrement, susceptible de réaliser la synthèse nationale. La mosaïque ivoirienne tient par le français et c’est dans cette langue que s’expérimente une synthèse culturelle nationale dans les années 1970, sous l’impulsion d’intellectuels très intéressés par la diversité des patrimoines oraux du pays. Le kiswahili joue exactement le même rôle, au même moment, dans la Tanzanie de Nyerere, notamment sous l’impulsion de Mathias Mnyampala, inventeur d’un genre poétique (le ngongera) fait pour réaliser cette synthèse des formes poétiques locales[5]. Au niveau national, s’inventent des particularismes qui sont autant de synthèses réalisées sous injonctions institutionnelles.

Il est difficile de parler de transculturalité dans tous ces contextes nationaux qui favorisent des synthèses culturelles susceptibles de provoquer un sentiment d’appartenance nationale. Les langues et littératures locales sont reconnues, mais institutionnellement connectées à un étage supérieur. Les langues nationales sont mises sous tutelle nationale, dans un rêve d’ordre et d’harmonie. Le débat sur les littératures en langues africaines s’est retrouvé pris au piège de la logique impériale qui a mené à la pérennisation des institutions francophones : les particularismes nationaux sont invités à s’exprimer soit en français dans le cadre d’une littérature francophone institutionnalisée, soit dans le cadre des langues dites « nationales ». La dimension transnationale est alors ramenée à une mise en relation entre des textes partageant une même langue, à savoir ceux qui font usage du français. On se retrouve donc face à la distribution suivante : des textes en français à vocation universaliste (la grande littérature rebaptisée littérature-monde), des textes en français à vocation particulariste (des littératures régionales aux littératures francophones) et des textes en langues africaines à vocation particulariste. Tout le combat de Ngũgĩ, dans le contexte du Kenya des années 1970-1980, est de déborder par le bas cette logique de particularisation des langues africaines pour trouver les voies d’une véritable littérature transnationale, dégagée de la logique impériale.

Il est nécessaire de distinguer la question de l’extension géographique des langues et celle de la territorialisation. Les textes d’Onésime Reclus, l’inventeur de la notion de francophonie, sont à cet égard intéressants. Partant du constat que les langues européennes sont engagées dans une lutte sans merci pour la survie et que le français est fortement menacé de disparition sur le continent, Reclus cherche une issue pour une renaissance ailleurs. Selon lui, seules les migrations de populations ont une chance de propager efficacement les langues et c’est dans les colonies de peuplement comme l’Algérie ou le Canada que le français a des chances de renaître. Il rejette l’idée d’une propagation hégémonique des langues par le biais des institutions ou des élites et ne regrette aucunement le déclin du prestige symbolique du français en Europe à la fin du XIXe siècle. Cette forme de transnationalité linguistique par les élites sociales a trop partie liée avec le pouvoir pour ne pas heurter sa sensibilité anarchiste, celle qu’il partage avec son frère Elysée. La langue française ne pourra survivre que par la bouche des peuples et ceux-ci n’ont pas vocation à rester enfermés dans des territoires.

Onésime Reclus attire notre attention sur le fait qu’il y a deux façons différentes de faire voyager les langues, selon que l’on passe par la migration des corps ou par une extension des institutions en régime impérial. Comme dans le cas de l’Asie, le français est arrivé en Afrique subsaharienne par le haut et cette genèse ne saurait se faire oublier, car elle n’est pas le fruit d’une véritable déterritorialisation. Ce sont certes des hommes en chair et en os qui ont apporté la langue dans les colonies, mais toujours par délégation d’un garant institutionnel situé ailleurs. Les langues peuvent impunément se mêler, le français ne risque pas de perdre la référence à un ancrage qu’il n’a jamais lâché. Le territoire institutionnel dans lequel s’ancre alors la langue française entretient avec les lieux un rapport de surplomb, secondaire par rapport au lien ombilical qui le lie à la métropole. La relative stabilité de la langue française, dans le temps et dans l’espace, est en lien avec le statut de « langue officielle » dont elle jouit dans de si nombreux pays de la francophonie.

Le français officiel qui s’est propagé dans les anciennes colonies et dont les institutions scolaires sont encore très largement le relai ne peut être considéré comme déterritorialisé. Il a trouvé son territoire dans des grammaires, des dictionnaires et des manuels qui sont très largement diffusés dans le continent depuis des centres éditoriaux lointains. La thèse récente de Raphaël Thierry sur la situation du livre au Cameroun[6] rappelle le quasi-monopole de Hachette sur le marché du livre scolaire en Afrique francophone. Il est difficile de ne pas reconnaître que c’est ce français-là qui sert de référent à la totalité des écrivains francophones africains, même lorsque ceux-ci jouent avec les écarts et mettent en scène les particularismes linguistiques. Le statut international de la langue française n’est pas un atout pour l’émergence d’une littérature transnationale en français. L’extraterritorialité géographique de la langue française est corrélative d’une très forte territorialité institutionnelle, dont l’origine est à rechercher dans le formidable effort d’« académisation » de la langue à l’âge classique, préalable à sa diffusion européenne au XVIIIe siècle.

Tant que le « bon français » restera la langue des élites sociales urbanisées sur le continent africain, un soupçon pèsera sur le potentiel transnational de la « littérature-monde en français » dont on se demandera s’il ne reproduit pas l’universalité de la langue française telle qu’elle a été reconnue par les Cours royales éclairées à travers l’Europe. Le ressentiment contre une littérature supranationale mettant en relation, par le haut, de multiples imaginaires locaux sera alors toujours susceptible de se développer.

Nous nous retrouvons alors face à la difficulté de penser une circulation transnationale qui ne passe pas par une territorialisation institutionnelle supranationale de la littérature. À quelle condition les migrations de peuples, d’auteurs et d’imaginaires, peuvent-elles échapper à une gestion des flux organisée au niveau d’une institution globale de nature impériale ?

Nouer littérairement les langues aux lieux

Voici ce qu’écrit le poète ougandais Okot p’Bitek, dans un article intitulé « Future of the Vernacular Literature » :

La plupart d’entre nous sommes des paysans urbains dont les promenades quotidiennes sont inscrites dans le périmètre des bibliothèques et des librairies. Nous avons lu toutes les nouveautés romanesques et poétiques écrites en langues vernaculaires, ainsi que la Bible, les livres de prières et le Voyage du pèlerin, qui ont été si maladroitement traduits dans nos langues. Nous conservons tous les exemplaires des magazines d’associations culturelles locales où l’on peut trouver des chants traditionnels, des histoires du cru, des nouvelles et des contes folkloriques. Chaque semaine nous lisons attentivement l’ennuyeuse presse du gouvernement et la prose déplorable des instances religieuses.

Le soir, assis dans nos sofas et les pieds sur la table, regrettant qu’il y ait « si peu de littérature écrite en langues vernaculaires », nous nous consolons avec un libre d’Achebe, de Soyinka ou un volume de Transition. Pendant ce temps à travers le pays, des feux de camp ont été allumés et des conteurs prennent la parole. Les tambours de danse vibrent à distance sous la lune et de magnifiques chants d’amour flottent dans l’air. Le garçon rencontre la fille et s’engage une toute spirituelle lutte pour l’amour[7].

Okot p’Bitek, qui enseignait à l’Université de Makerere et dont la pensée a beaucoup influencé Ngũgĩ, met spatialement en scène, dans ce début d’article, la différence entre une culture réifiée, folklorisée, déposée dans une bibliothèque restreinte sous contrôle d’institutions religieuses ou culturelles et une culture de plein air, en acte, étroitement associée aux relations humaines. Ce partage ne recoupe pas nécessairement celui entre une culture écrite et une culture orale, mais plutôt entre l’objectivable et l’événementiel.

Dans Artist, the Ruler, Okot p’Bitek part en guerre contre l’idée proprement occidentale d’une culture qui serait objectivable alors qu’elle est selon lui indissociable de « la manière de vivre d’un peuple[8] ». La pratique de réification des cultures locales est insupportable en contexte impérial où les institutions ne sont pas aux mains des peuples. Okot p’Bitek rejoint implicitement Onésime Reclus par sa défiance envers des institutions surplombantes qui opèrent la transnationalisation des cultures au prix de leur délocalisation et de leur réification. Tout l’enjeu d’une pensée de l’expérience culturelle des lieux est d’envisager les propagations transnationales qui font l’économie de l’échelle institutionnelle supranationale.

Selon Reclus, la propagation transnationale de la langue est liée aux corps en mouvement dans l’espace et à leur proximité à des lieux plutôt qu’à des institutions ou à des positions. Ce pacte que la langue fait avec les corps et les lieux est également au coeur de la vision du gikuyu que nous propose Ngũgĩ pour expliquer sa démarche. L’idée que les langues africaines sont étroitement associées à la façon dont les gens vivent et à l’expérience qu’ils font du réel quotidien est corrélative de leur faible institutionnalisation. Le gikuyu dont fait usage Ngũgĩ pour écrire ses derniers romans est entre les mains des habitants de Limuru. Avant d’être nationale, la conception que Ngũgĩ se fait de la langue et de la culture est « locale ».

Dans un article où il compare L’Esclave de Félix Couchoro avec La Soudanaise et son amant, son supposé modèle colonial, János Riesz montre la façon dont la poétique paysagère bascule dès lors que l’auteur se réapproprie, dans la préface de 1929, le nom du fleuve Mônò, en insistant sur les spécificités phonologiques de ce signifiant[9]. La corporéité de la langue est au coeur de la pratique des lieux :

Dans les manuels, au cours des leçons de géographie dans les écoles, professeurs et élèves s’accordent à l’appeler, à la française, le « Mono », tout comme on l’écrit. Mais, dans les idiomes des races disséminées sur les deux rives du fleuve, on prononce le « Mônò » les deux « o » ouverts, le ton s’élevant sur la première syllabe tout en s’abaissant sur la seconde. Et, dans l’appellation de ce nom, le Fon, le Mina et le Ouatchi synthétisent tous les bienfaits de ce cours d’eau, tous ses caprices, toutes ses cruautés[10].

La langue est le medium à travers lequel le fleuve noue le contact avec les populations qui le côtoient, par ses « bienfaits », ses « caprices » et ses « cruautés », c’est-à-dire de façon bien humaine. Les inflexions de la langue portent avec elle tout un écosystème humain, que le roman de Couchoro se propose de déployer devant les yeux du lecteur.

Il y a une façon géographique d’appréhender le culturel, qui passe par le raccordement au lieu davantage qu’au territoire. L’enjeu littéraire, tel qu’il a été posé notamment par Édouard Glissant, est celui d’une possibilité de nouer, par la littérature, la langue aux lieux à partir de ce qui, dans les langues, résiste à la réification impériale.

Il est utile de distinguer les notions de lieu et de territoire si l’on veut comprendre comment les circulations transnationales peuvent échapper au cadre impérial. Le lieu est à la fois ce sur quoi s’appuie le territoire pour se constituer comme un espace organisé et orienté, et une pointe de déterritorialisation à partir de laquelle se lèvent les résistances les plus radicales à l’encadrement territorial. À proprement parler, le lieu ne se laisse jamais totalement enfermer ni contenir dans le territoire ; en cela réside son véritable potentiel littéraire transnational. Les géo/graphies transnationales ne passent donc pas nécessairement par des carto/graphies, du moins tant que celles-ci servent d’instrument à des délimitations et identifications de territoires. Les littératures du lieu ne sont pas localisables, elles se déploient de lieux en lieux par résonances transnationales d’expériences et de pratiques.

Le concept de déterritorialisation proposé par Gilles Deleuze et Félix Guattari suppose une expérience du lieu[11]. La ligne de fuite qui permet d’échapper au territoire a moins à voir avec l’envol qu’avec l’enfouissement dans le terrier ou l’arpentage minutieux du nomade, les yeux rivés à la surface de la terre, en quête du prochain point d’eau. La ligne de fuite n’est pas une ligne d’horizon, elle n’est pas un point de vue sur d’autres territoires, mais une tension corporelle d’un lieu à un autre lieu.

Déterritorialiser la langue, c’est apprendre à la vivre comme un lieu, ou plutôt se mettre à l’écoute des espaces sonores qu’elle déploie. Alors, des poétiques transnationales, tissées d’échos, pourront se nouer. Dans l’extraordinaire quatrième chapitre de La Vie et demie, Sony Labou Tansi raconte la déterritorialisation de la langue pygmée telle qu’elle se joue autour des syllabes du nom de Kapahasheu, que Martial et Chaïdana, les deux héros réfugiés dans la forêt, n’arrivent pas à prononcer :

Martial et Chaïdana se fixèrent dans le groupe avec la plus grande peine du monde, grâce aussi à l’aide d’un jeune chasseur pygmée qui disait s’appeler un son que les jumeaux n’arrivaient pas à saisir pour de bon : quelque chose comme Kabayahasho, ou Tabaaasheu, ou Pabayasha. Ils décidèrent de l’appeler Kabahashou, sur une simple addition de sons habituels dans cette espèce de semis à la volée de syllabes que leur ami s’évertuait à pratiquer.

— Kapayahasheu ! Kapayahaasheo !

Le diable de nom ! Le père (ou l’oncle) de Kabahashou le disait avec cette chaleur et cette musicalité[12].

Toute une dimension géographique de la langue est associée au concept de déterritorialisation chez Deleuze et Guattari, qui s’intéressent à la possibilité d’une libération des phonèmes hors de la sphère du sens :

Alors que le son articulé était un bruit déterritorialisé, mais qui se reterritorialisait dans le sens, c’est maintenant le son qui va lui-même se déterritorialiser sans compensation, absolument. […] Ce langage arraché au sens, conquis sur le sens, opérant une neutralisation active du sens, ne trouve plus sa direction que dans un accent de mot, une inflexion[13].

Deleuze et Guattari attirent notre attention sur le potentiel de connectivité de la littérature dès lors qu’on l’appréhende du point de vue des résonances d’accents. Comment ces vibrations sonores nous affectent-elles ? Ces inflexions sont des lieux de la langue qui se propagent comme des accents au sein d’autres langues.

Déplacements de corps, contamination d’accents et connexion de lieux

Les langues africaines ne sont pas, en tant que telles, déterritorialisées, mais elles sont revendiquées par de nombreux écrivains comme des vecteurs de déterritorialisation en raison de leur faible institutionnalisation. Elles existent par les locuteurs qui les incarnent et qui les animent de leur mobilité. L’impact des migrations devient, dans ces conditions, un phénomène culturel majeur, qui préfigure de nouvelles poétiques transnationales.

Le cas particulier de la littérature swahili est exemplaire de ces logiques de déterritorialisation à l’oeuvre. La variante qui a été choisie dans les années 1930 par les autorités coloniales pour standardiser la langue est le dialecte de Zanzibar, qui s’est propagé dans tout l’Afrique orientale par la voie du commerce caravanier. En choisissant ce dialecte – devenu véhiculaire dans toute cette partie de l’Afrique – pour procéder à une standardisation de la langue, les autorités coloniales ont introduit le loup dans la bergerie de l’institution linguistique.

Les mouvements dans l’espace sont inscrits dans une langue qui tire son dynamisme de son extraversion. Il y a dans le kiswahili véhiculaire, né dans le mouvement des caravanes, une extraversion typique des langues de contact. On peut observer, dans le développement de la littérature swahili, une tension entre le respect du cadre grammatical fixé à l’époque de la standardisation de la langue pour aider à l’unification territoriale de l’Afrique orientale, et une dynamique centrifuge qui se traduit, notamment sur le plan lexical, par une intégration continue de termes issus des langues en contact dans telle ou telle région. Les écrivains swahili jouent beaucoup de ces effets locaux de décrochage lexical au sein de la langue et, pour cette raison, ils résistent à la stabilisation d’une langue que les dictionnaires s’efforcent de fixer.

Le cas swahili nous rappelle que la porosité des langues se fait au niveau local et non dans un espace global transnational qui existerait sur un mode institutionnel, même s’il s’immisce dans les espaces locaux[14]. L’idée que la pratique des langues africaines est propice à l’enfermement ethnique est un point de vue qu’il est fort difficile de vérifier sur le terrain et que les écritures littéraires ne valident pas. Plus encore que dans le cas des littératures écrites dans de grandes langues internationales, les littératures écrites en langues dites « locales » engagent celles-ci dans des aventures d’extraversion obéissant à des logiques de déterritorialisation.

Là où il n’y a pas d’impulsion institutionnelle, il n’est donc pas étonnant que ces littératures en langues africaines trouvent souvent leur impulsion dans les communautés de la diaspora, comme c’est le cas de la littérature peule[15] ou ciluba[16]. La circulation transnationale des corps et des voix déterritorialise ces « accents » et ces « inflexions » dont parlent Deleuze et Guattari et à partir desquels se composent de nouvelles littératures. La transnationalité de ces littératures est d’autant plus géographique qu’elle ne trouve pas nécessairement d’encadrement idéologique ou politique. C’est bien sur le terrain des modes de circulation des langues que se joue l’aiguillon littéraire.

Le point de vue d’Onésime Reclus nous intéresse précisément en raison de ses prémisses qui imaginent la disparition du français en Europe. Il sait que la littérature, aussi riche et subtile soit-elle, ne saurait sauver la langue d’un manque de locuteurs : l’exemple du latin est une démonstration suffisante. Dans le contexte des rivalités entre nations européennes à la fin du XIXe siècle, Reclus ne donne pas cher de la survie du français sur le continent, notamment face au dynamisme prédateur de la langue allemande. Dans ces conditions, la langue trouve refuge dans le corps mobile des locuteurs et tire un nouveau dynamisme du mouvement de leurs corps engagés dans de nouveaux milieux géographiques (les forêts canadiennes ou le désert africain évoqués en 1880 dans France, Algérie et colonies[17]).

La langue qui intéresse Reclus est celle qui garde son contact avec un peuple concret, susceptible de la parler et de la lire. Que ce peuple soit cantonné dans un territoire ou éparpillé à travers la planète n’est pas significatif tant qu’il reste au contact de lieux vivants, ouverts aux résonances du milieu. Dans ces conditions, le potentiel littéraire des langues africaines est considérable, à la mesure des forces centrifuges qui travaillent le continent. La nouvelle vitalité des littératures en langues africaines est l’envers nécessaire de l’africanisation des langues européennes que l’on observe si volontiers à propos des littératures africaines. Gageons que le développement d’une littérature wolof, peule ou bambara sera à l’avenir moins la marque d’un renouveau ethnique afrocentriste que d’une aventure transnationale qui, selon le titre d’un ouvrage célèbre de Johannes Fabian, aura mis ces langues « sur la route[18] ».