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Le non-retour d’Ulysse

Le jour où Ulysse gagna le lointain et le droit de rentrer

On oublie souvent qu’Ulysse n’est pas rentré à Ithaque. Certes, le héros de l’Odyssée a revu le rivage dont il s’était tant langui. Il a revu le fidèle Argos, son chien qui d’emblée l’avait reconnu. Après avoir massacré, son fils Télémaque à ses côtés, les prétendants de son épouse, parasites de sa maison, il a veillé puis dormi avec Pénélope sur le lit inamovible qu’il avait lui-même bâti ; mais, après vingt ans d’épreuves pour regagner sa terre natale, Ulysse n’a fait qu’y passer. Le retour à Ithaque n’est encore qu’une promesse des dieux qui lui ont ordonné de repartir pour un nouveau voyage, une nouvelle Odyssée dont nous ignorons la durée et la teneur, dont nous n’avons que l’idée.

Car la fin de l’Odyssée n’est pas une fin, une lourde tâche incombe encore à Ulysse, nécessitant qu’il reprenne la voie de l’ailleurs, en empruntant cette fois les routes et les chemins de la terre : il lui faudra marcher toujours plus loin en tenant à la main une large rame, jusqu’à ce qu’il croise un homme suffisamment éloigné de la mer et de l’idée des navires pour croire qu’il porte une pelle à vanner. Puis il faudra qu’Ulysse plante cette rame en terre, en offrande à Poséidon. Alors seulement Ulysse pourra rentrer, alors seulement le retour aura lieu…

« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage[1] », songe le poète Joachim du Bellay, négligeant le dernier épisode, peut-être très long épisode, des pérégrinations d’Ulysse qui n’en finit pas de ne pas revenir de Troie. Dans un essai sous-titré Quand donc est-on chez soi ? [2], Barbara Cassin revient sur ce non-retour d’Ulysse en montrant que la nostalgie, plus qu’un regret du sol natal, désigne une tension entre enracinement et déracinement, une aspiration à être chez soi partout, à ne se sentir chez soi nulle part. L’histoire de la rame d’Ulysse reste à écrire, mais même réduite à une courte prolepse, elle invite à la réflexion ceux qui ont un certain rapport problématique, c’est-à-dire questionnant, un rapport non résolu, non évident, à l’écart entre l’ici et le lointain, à l’errance, au voyage. Le comparatiste est de ceux-là[3].

La littérature comparée est née de l’intérêt porté par les institutions d’enseignement supérieur aux « littératures étrangères », littératures que le comparatiste ramène à ses pairs avec sa rame, en l’occurrence sa langue, celle avec laquelle il travaille, dans laquelle il rend compte de ses analyses et de ses découvertes. Comme pour Ulysse en son dernier voyage, la manière dont le comparatiste progresse dans la connaissance suppose des frontières franchies, des territoires arpentés, la mise en oeuvre de passages, le soulignement de séparations, un questionnement permanent sur l’identité et l’altérité.

Une fois sa rame prise pour une pelle par qui ne connaît pas la mer, Ulysse doit la planter en terre, en hommage à Poséidon, puis rentrer enfin vivre le « reste de son âge » auprès des siens. Cette histoire méconnue de confusion entre deux objets différents, symboles de deux cultures, n’est pas étrangère au comparatisme, qui établit des ponts, des liens, tout en édifiant des garde-fous : une rame n’est pas une pelle. La rame et la pelle peuvent-elles devenir des paradigmes de ce qui peut être mis en relation par le comparatiste ? Comment un bout de bois interroge-t-il ce qui se joue dans la quête à la fois de correspondances et d’écarts ?

Car si tout semble partir d’une erreur, ce que le fils de Laërte doit accomplir après la méprise de l’homme croisé sur sa route prouve qu’une confusion peut être signifiante. La rame d’Ulysse n’est pas une pelle, mais est-ce encore une rame ? Quelle est donc la nature de ce bout de bois qui ne pénètre plus la mer et qui n’a jamais creusé le sol ? Que dire de son parcours, depuis la houle et le roulis des vagues jusqu’à la glèbe besogneuse des champs ? Il est paradoxal, ce bout de bois qui établit un pont, rappelant la figure du zeugme, laquelle est jointure, lien, attelage… Comme cette figure, la rame d’Ulysse crée, à partir d’un lien surprenant, un espace de parole inédit qu’Homère n’a pas rempli, comme pour mieux l’ouvrir à l’avenir… Dans l’essai sous-titré « Mémoire biblique et déluges contemporains », qu’il a consacré au zeugme, Marc-Alain Ouaknin écrit, entre autres définitions : « Zeugma est un complexe (complexus : ce qui est tissé ensemble) dont le propre est d’assembler ensemble sans les confondre les plus grandes diversités[4]. » Le dernier voyage d’Ulysse est « zeugmatique » en ce qu’il assemble, sans les confondre, les cultures de la mer et de la terre : il tisse un lien entre deux espaces tellement étrangers l’un à l’autre qu’il pourrait n’y avoir de perception de l’autre que dans son annexion, telle la rame prise pour une pelle. Ulysse interdit toutefois l’ethnocentrisme réducteur par le rite et le sacrifice qu’il accomplit autour de ce bout de bois symbolique. De par la volonté des dieux homériques, la rame n’est pas devenue pelle, elle est devenue tissu, zeugme, pont, lien, espace d’étude pour le comparatiste.

Le devenir pelle de la rame

Il plante sa rame et le décor de son dernier voyage

Dans un article intitulé « Littérature comparée et comparaisons », Daniel-Henri Pageaux distingue « quatre types de lectures comparatistes » : premièrement, les lectures « à partir d’un seul texte, en s’appuyant sur le principe d’intertextualité », ensuite les « lectures binaires (parallèles) », puis les « lectures plurielles », enfin les lectures fondées sur un modèle, par exemple un mythe, un topos narratif, etc.[5] Nous voudrions ajouter à cette liste un autre cas de figure, celui d’oeuvres impliquant en elles-mêmes, de par leur nature, une lecture comparatiste. De telles oeuvres permettent la réalisation d’un acte comparatiste sans croisement avec d’autres oeuvres et sans faire intervenir la notion d’intertextualité, parce que, comme un bout de bois qui pourrait être et pelle et rame, elles constituent à elles seules un objet pour le comparatiste. Une oeuvre « intrinsèquement comparatiste » se situe ailleurs que dans une littérature nationale et ailleurs que dans une littérature mondiale si l’on entend par cette expression une littérature universelle dépassant ou transcendant toutes les frontières. L’espace dont elle provient ne peut être qu’un espace articulé, complexe, relevant à lui seul des deux branches du compas de la « compas-raison[6] ».

De même qu’il y a les rames et les pelles, il y a, quelque part ailleurs, quelque part sur le chemin parcouru par Ulysse en son dernier voyage, une rame dont le destin est d’être plantée en terre :

Femme, nous n’avons pas encore atteint le terme / de nos épreuves : il reste encore une tâche infinie, / multiple et malaisée, qu’il me faut mener jusqu’au bout. / C’est ce que m’a prédit l’âme du divin Tirésias / […] il m’a ordonné d’aller de ville en ville / par le monde, tenant entre mes mains ma bonne rame, / jusqu’à ce que je trouve ceux qui ne connaissent pas / la mer, et qui ne mêlent pas de sel aux aliments ; / ils ne connaissent pas les navires fardés de rouge, ni les rames qui sont les ailes des navires. / Ensuite il me donna le clair indice que voici : / Lorsque quelqu’un, croisant ma route, croira voir / sur mon illustre épaule une pelle à vanner, / alors il m’ordonna, plantant ma bonne rame en terre / d’offrir un sacrifice au Seigneur Poséidon[7].

Ainsi se confie Ulysse à Pénélope dans la belle traduction de Jaccottet. Le quidam que rencontre Ulysse, en croyant reconnaître un objet qui incarne l’absolue altérité, le méconnaît. Mais cette méconnaissance appelle une lecture, c’est-à-dire une interprétation. La parole du quidam est le signe que le temps est venu pour Ulysse de s’arrêter. Il est allé suffisamment loin, au-delà de toutes les différences. Il peut rentrer. Le dieu instigateur de cette rencontre en a inventé la forme et le sens, qu’Ulysse accomplit, ce sur quoi nous focalisons ici notre attention. Le bout de bois emporté par Ulysse n’est plus un objet fonctionnel emblématique d’une civilisation. Il s’approfondit d’une histoire, devient signe, littérature, c’est-à-dire, selon Marc-Alain Ouaknin, ce « qui vient dire, raconter, souligner, offrir des mots pour faire tenir ensemble[8] ».

Toute critique littéraire se donne pour objet l’étude de ce qui est tenu ensemble dans une oeuvre, du pourquoi et du comment de cet « assemblage », de ce tissu. Mais la littérature comparée ajoute du lien au lien, elle rapproche, réunit dans le temps ou dans l’espace, cherche des liens illuminants, structurants pour analyser les oeuvres qu’elle se donne pour objets. Or, il est des oeuvres qui sont déjà en soi des réseaux de réseaux de liens, des assemblages d’assemblages, de la littérature au carré…

Le cas le plus frappant de littérature « intrinsèquement comparatiste » pourrait être celui des oeuvres écrites en langue étrangère. Sartre nous fait remarquer que l’« [o]n parle dans sa propre langue, on écrit en langue étrangère[9] ». Mais si on peut en effet opposer le langage ordinaire au langage courant, si on écrit toujours en langue étrangère, ceux qui écrivent dans une langue qui, lorsqu’ils la parlent, est déjà une langue étrangère n’écrivent-ils pas doublement « en langue étrangère » ? Cette mise au carré d’une distance offre au comparatiste une matière pour son étude, et ce, intrinsèquement, sans qu’il soit nécessaire de tisser d’autres liens.

Pour introduire l’ouvrage Écrire en langue étrangère dont ils ont dirigé la parution, Robert Dion et Hans-Jürgen Lüsebrink écrivent que « [l]a pratique littéraire en langue étrangère est sans contredit un phénomène marquant de la contemporanéité, même si elle a une profonde dimension historique[10] ». Sans aborder le cas complexe des relations entre les langues latines et vernaculaires au Moyen Âge, on peut mettre en perspective le phénomène de l’écriture en langue étrangère dans la littérature contemporaine en rappelant que le glissement des élites intellectuelles européennes vers leur langue maternelle au cours de la période médiévale – glissement dont le texte de Dante intitulé De l’éloquence en langue vulgaire[11] pourrait être un premier manifeste – n’a pas empêché certains poètes des siècles ultérieurs de continuer à s’exprimer en latin, lequel incarne à la fois la culture antique et l’humanisme européen. Après avoir écrit Défense et illustration de la langue française, du Bellay n’en écrit pas moins en latin ses Poemata qui paraissent la même année que Les Regrets, tandis que la poésie dite néo-latine continuera de s’épanouir, pour être considérée aujourd’hui comme un pan majeur de la littérature européenne de la première modernité. Parallèlement et selon une dynamique qui confère à cette langue une valeur symbolique qui n’est pas sans rappeler celle dont a longtemps joui le latin, le rôle du français, déjà attractif au Moyen Âge, devient progressivement prépondérant dans les classes supérieures des sociétés européennes. Ainsi, bien après Le Livre des merveilles du monde écrit en français par Marco Polo, Casanova rédige ses Mémoires dans la langue de Voltaire[12].

Cependant, cette hégémonie de la langue française, dont le modèle est « fondé et calqué sur le latin[13] », ne nous semble pas avoir les mêmes implications que le changement de langue aujourd’hui, car il relevait d’un certain imaginaire de la langue française, considérée, par exemple, comme une langue particulièrement « délectable », ou encore comme « la plus claire ou la plus logique de toutes[14] ». Or, cette conception, qui suppose une concurrence des langues entre elles, diffère de celle qui a présidé au choix des écrivains contemporains qui nous interpellent ici, de même que l’écriture en français des écrivains nés dans les anciens empires coloniaux relève d’une domination politique qui nous éloigne du bout de bois à l’origine de notre méditation. Car importe pour cette présente étude un état d’égalité, la pelle et la rame sont deux effets distincts de la relation des hommes au monde, sans que l’une ne soit donnée comme supérieure à l’autre. Aussi envisagerons-nous des oeuvres qui posent la confrontation d’univers culturels et linguistiques en termes de richesse et de rencontre plutôt que de substitution, de logiques hiérarchiques ou d’indifférences réciproques. C’est pourquoi, enfin, nous ne nous pencherons pas non plus sur des cas où le changement de langue s’explique par le souci d’augmenter l’amplitude du public susceptible de recevoir un texte en dehors du truchement de la traduction. Sans nier le rôle diffus et complexe des héritages et l’importance des influences historiques dans les réalités contemporaines, nous porterons ici notre attention sur le choix délibéré d’un frottement entre deux cultures à l’image de ce qui a lieu lorsqu’une rame est plantée en terre. Ainsi, nous poursuivrons notre méditation en nous inspirant de l’exemple de l’écriture en langue étrangère de François Cheng qui, en passant du chinois au français, a quitté une langue et une littérature majeures dans le monde. L’écriture en français de l’écrivain né dans la province chinoise de Shandong semble en effet représentative du changement sans hiérarchie que l’aventure de la rame devenue pelle nous donne à rêver, et dont Robert Dion et Hans-Jürgen Lüsebrink analysent ainsi les conséquences : « Écrire en langue étrangère, c’est donc, aujourd’hui, provoquer, sciemment ou non, des interférences de langues et de cultures[15]. »

François Cheng, arrivé à Paris depuis la Chine à la fin des années quarante, a lui-même beaucoup interrogé sa pratique, notamment dans un essai intitulé Le Dialogue. Une passion pour la langue française, qui nous paraît emblématique pour notre propos[16]. Ce texte a été publié dans la collection « Proches lointains » des Éditions Desclée de Brouwer, où il constitue un hapax. Toute la collection est en effet fondée sur « la rencontre originale de deux auteurs », « l’un chinois, l’autre, français[17] » pour parler d’un sujet tel que « le voyage », « l’architecture » ou « la beauté ». Or le volume rédigé par François Cheng échappe à la règle fixée, ainsi que l’éditeur s’en explique :

Une fois n’est pas coutume : pour traiter du thème entre les cultures et les civilisations, la collection Proches Lointains accueille dans ce volume unique un seul auteur, François Cheng. Et qui pouvait mieux symboliser, incarner le pont entre le monde chinois et l’univers occidental que l’auteur du Dit du Tianyi[18] ?

Associé à son nom, le prénom choisi caractérise d’emblée son identité zeugmatique, entre Chine et France, chinois et français. Dans LeDialogue, le poète analyse comment il est devenu un écrivain en langue française :

Il me fallait sans doute m’arracher d’un terreau trop natif, trop encombré de clichés – un terreau, répétons-le, qui ne sera nullement abandonné, qui au contraire, servira toujours de substrat, d’humus –, afin d’opérer une plus périlleuse métamorphose, d’inaugurer un dialogue plus radical[19].

Ce dialogue « à la racine », dont la rame d’Ulysse plantée dans une terre au plus lointain des lointains pourrait être une allégorie, est motivé par le déplacement, la rencontre bouleversante. Tandis que celle-ci a été imposée au héros de la guerre de Troie, des écrivains semblent aujourd’hui avoir choisi de la rejouer, en adoptant la même humilité que leur mythique devancier. Ainsi François Cheng se voit comme un « pèlerin sur la terre[20] ». Toute son oeuvre est fondée sur l’articulation de deux réseaux de liens entre des mondes éloignés aux extrêmes, la Chine et la France qui nous évoquent un nouvel écart face à celui de la terre et de la mer…

À l’inverse, il est des oeuvres où l’on rencontre le déplacement sans le glissement d’identité ni le travail d’une identité par une autre. C’est le cas, par exemple, des textes que l’on classe parmi les « récits de voyage ». Jean de Léry racontant son voyage « en la terre du Brésil », Chateaubriand décrivant son « itinéraire de Paris à Jérusalem », ou Nicolas Bouvier exposant ses « chroniques japonaises » ne nous livrent pas l’oeuvre d’un « homme aux eaux souterrainement mêlées » ainsi que se définit encore François Cheng. Il faut « être constamment soi et autre que soi[21] » pour écrire Le Dit de Tianyi. Nous définissons donc « oeuvre intrinsèquement comparatiste », ou « zeugmatique », une oeuvre accueillant l’idée d’un déplacement comme ébranlement de l’identité.

Contrairement à ce qui a eu lieu pour Cheng, l’identité peut être bouleversée dès le départ. On connaît le débat autour de la notion de « littérature francophone », abondamment contestée parce qu’elle établit subrepticement une hiérarchie entre un centre et ses périphéries. Cependant, comment caractériser l’évidente différence entre l’oeuvre d’un Amin Maalouf et d’un François Mauriac, par exemple ?

Nous nous proposons de situer ce décalage du côté du « carré » que nous évoquions précédemment. Toute oeuvre appartenant à plusieurs espaces, épanouie sur un terreau complexe et ambivalent, relève d’une forme de littérature particulière que nous cherchons à caractériser ici. Ainsi, plutôt que d’opposer littérature française et littérature francophone, on pourrait proposer une distinction entre littérature française (qu’elle soit de France, du Maghreb, du Canada, de Belgique ou d’ailleurs) et une littérature française intrinsèquement comparatiste, ou zeugmatique. La seconde relèverait de cette mise au carré que nous évoquions, de la posture double d’un texte ouvert sur au moins deux espaces, deux cultures, avec un engendrement de l’oeuvre par l’un et l’autre. Il faudrait insister ici sur la difficulté de cette multiplication, le lien produit de l’écart est douloureux, même lorsqu’il est volontaire. Ainsi, le sous-titre de l’essai de Cheng Le Dialogue, « une passion pour la langue française », dit bien la souffrance en même temps que l’amour…

Mais selon la nature volontaire ou choisie, originelle ou au terme d’un parcours, de l’assemblage, du lien qui préside à l’écriture de l’oeuvre, se définiront différentes formes de littérature zeugmatique, oeuvres métissées, créoles, en langue étrangère… Notons qu’il ne s’agit pas d’opposer une littérature illusoirement monovocale à un ensemble d’oeuvres chatoyantes et polyphoniques. Il est évident qu’aucune littérature ne repose sur une identité simple et donnée une fois pour toutes. En ce sens, nous pensons à une histoire bien moins grandiose que celle d’Ulysse, mais significative de notre expérience actuelle du monde. Cette histoire, Magris la raconte dans Danube, et Camille de Toledo la résume dans un essai sur « les illusions de la littérature monde » :

Un promeneur […] s’étant mis en tête comme bien d’autres avant lui de dénicher la source du Danube, s’était aventuré en amont, là où le grand fleuve, déjà, n’était plus qu’un ruissellement dans une clairière. Il suivit le tracé de très minces filets d’eau […] jusqu’à atteindre une ancienne demeure. Relevant alors la tête, il vit, à sa grande surprise, que le plus large filet d’eau sortait non pas de terre mais d’une gouttière[22].

Camille de Toledo termine ainsi l’apologue : « Entre le devenir créole de l’identité et le vertige de sa perte, il n’y a pas à choisir. Il n’y a qu’à osciller[23]. » L’oscillation peut se retrouver partout, dans les oeuvres « de la littérature monde » comme dans les oeuvres « de la chambre », pour reprendre une distinction établie par de Toledo dans l’essai cité ci-dessus. Mais elle est en quelque sorte thématisée par les oeuvres zeugmatiques dont nous nous occupons ici. Cette oscillation n’a pas lieu chez Homère, et c’est conforté dans son identité grecque qu’Ulysse rentre chez lui. Mais le bout de bois qui l’entraîne en son dernier voyage contient en germe les oeuvres intrinsèquement comparatistes à venir… D’un simple « comme » (dans un monde sans mer la rame est « comme une pelle »), surgit une histoire, un réseau de liens à peine esquissé, brèche ou pont par lesquels nous nous engouffrons. La rame radicalement modifiée par la volonté d’un dieu et la piété d’Ulysse ouvre un réseau dont un des fils mène jusqu’à François Cheng, à son oeuvre enracinée dans la Chine, déracinée par l’exil définitif en France et ré-enracinée dans une langue française où résonnent le chinois et ses signes. En unissant la Grèce et son extrême ailleurs, le bout de bois d’Ulysse invite à la mise en relation.

« Comme un boeuf bavant au labour / le navire s’enfonce dans l’eau pénible[24]. » Tandis que ce vers de Supervielle ne fait que superposer les mondes séparés de la terre et de l’eau, l’ultime invention d’Homère ouvre un espace pour des oeuvres qui contiendraient simultanément, et sur le même mode, la guerre de Troie et la bataille de Salamine, les Géorgiques et Les Travailleurs de la mer

Imaginons la vieille rame d’Ulysse utilisée un jour pour planter un arbre… Imaginons que ce bout de bois encore chargé du sel de la mer modifie la terre accueillant la graine. Le parfum inédit de la fleur gorgée d’un sel nouveau pourrait être une figure de la littérature zeugmatique. Autres avatars du bout de bois façonné pour la mer et enterré dans le sol, la figure de proue devenue cariatide, les sirènes ailées devenues poissons…

Détour pour une épistémologie du comparatisme

C’est pourquoi l’homme, et par rancune aussi contre leur immensité qui l’assomme, se précipite aux bords ou à l’intersection des grandes choses pour les définir.

— Francis Ponge[25]

Nous pourrions, à la manière de Daniel-Henri Pageaux, établir une typologie des oeuvres zeugmatiques qui auraient toutes en commun de faire de l’écart, du décalage, de la mise au carré des liens, une matière première de leur inspiration, de leur poéticité. Au sein de cette typologie, on ferait la distinction, par exemple, entre les oeuvres des auteurs qui écrivent dans une langue apprise dès l’enfance, mais qui n’est pas leur langue ancestrale et indigène, et d’autre part ceux qui, tardivement et pour des raisons qui leur sont propres, se sont « convertis » au français. Cette typologie permettrait également de donner aux traducteurs toute leur place de créateurs. En emportant dans un autre terreau une oeuvre venue d’ailleurs, le traducteur fertilise la littérature de son pays tout en conférant à sa langue une oeuvre nouvelle dont il est le coauteur. De la traduction, Édouard Glissant dit qu’elle est un « art du croisement des métissages aspirant à la totalité-monde », un « art du vertige et de la salutaire errance[26] ». On retrouve ici l’idée d’un déplacement qui fait lien. Zeugmatique, la traduction l’est encore aujourd’hui et davantage qu’hier. Selon Glissant, elle « s’inscrit […] de plus en plus dans la multiplicité de notre monde » parce que, poursuit-il plus loin, « ce qui caractérise notre temps, c’est […] l’imaginaire des langues, c’est-à-dire la présence à toutes les langues du monde ». L’écrivain antillais ajoute :

Je pense que dans l’Europe du XVIIIe et du XIXe siècle, même quand un écrivain français connaissait la langue anglaise ou la langue italienne ou la langue allemande, il n’en tenait pas compte dans son écriture. Les écritures étaient monolingues. Aujourd’hui, même quand un écrivain ne connaît aucune autre langue, il tient compte, qu’il le sache ou non, de l’existence de ces langues autour de son processus d’écriture. On ne peut plus écrire une langue de manière monolingue. On est obligé de tenir compte des imaginaires des langues[27].

Comme l’auteur contemporain, le traducteur d’aujourd’hui tient compte de cet imaginaire, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas pour lui de pallier par la traduction notre tragique confinement dans un espace et un temps donnés, mais de faire chatoyer la pluralité du monde et des époques. C’est ainsi que le lecteur de traductions est approfondi d’ailleurs et d’altérité liés à des langues dont il n’a parfois même pas l’idée, un approfondissement ayant pour enjeu principal l’épanouissement et l’exaltation des liens forgés par l’homme, de même qu’Ulysse plantera sa rame dans la terre sans autre but que de célébrer, sous le regard bienveillant des dieux, sa rencontre avec un peuple ancré très loin des mers.

Outre ses ambitions pragmatiques, la science toute récente de la traductologie analyse ce qui est en jeu quand on traduit à travers des développements qui intéressent souvent le comparatiste puisqu’il s’agit encore et toujours de liens tissés, de ponts édifiés entre l’ici et le lointain.

Or, après avoir proposé quelques jalons pour une typologie encore à venir des oeuvres zeugmatiques, c’est à la discipline comparatiste que nous souhaiterions aboutir. Il nous semble en effet que le cas particulier et extrême des oeuvres zeugmatiques permet d’interroger le fait comparatiste en lui-même. Cette démarche consistant à aborder le champ d’une discipline par sa lisière nous est inspirée par celle de Francis Ponge dans son poème « Bords de mer », où, de l’immensité maritime, il choisit le rivage. « Assommés » par l’immensité du champ des études en littérature comparée, nous courons nous aussi à l’un de ses bords. Une oeuvre qui forme un corpus comparatiste en elle-même, sans être articulée avec une autre, peut devenir un petit laboratoire pour le comparatisme, de même que le roman comme « aventure d’une écriture » est un espace particulièrement propice à la réflexion narratologique, ou encore que lire un poème « autotélique » confronte le lecteur à la question de la poéticité tout entière.

Si l’on définit, à la suite de Frédérique Toudoire-Surlapierre, la littérature comparée comme « l’étude des rapports, des liens, des interactions et des circulations, des connexions ou des relations, des contacts, des influences, convergences ou divergences qui peuvent exister entre plusieurs objets littéraires et culturels[28] », une oeuvre construite à partir de, par, ou sur ces rapports, influences, convergences, appelle intrinsèquement une analyse comparatiste. Hors des champs déjà envisagés de littérature plurilingue, « en langue étrangère », issue des anciens territoires coloniaux, ou encore de poètes « entre deux mondes », ainsi que Michel Collot qualifie Supervielle, nous voudrions aborder ici l’oeuvre d’un auteur comme Claudio Magris, dont l’écriture est comme un prisme pour chaque mot évoqué ci-dessus. Les textes de cet écrivain, qui se définit lui-même comme un écrivain « de frontières », thématisent une sensibilité exacerbée envers cette notion, qu’il relie à son expérience intime avec la ville de Trieste dont il rappelle volontiers qu’elle a « des frontières à l’intérieur d’elles-mêmes[29] ». Son essai Danube, parcours poétique et savant des civilisations mitteleuropéennes au gré du fleuve qui les assemble, peut être lu comme l’oeuvre d’un comparatiste tourné vers un corpus vaste et plurilingue, tandis que son roman À l’aveugle explore la manière dont les frontières peuvent devenir des « cicatrices », « qui séparent quelqu’un non seulement de son voisin, mais aussi de lui-même[30] ».

L’écriture inspirée et érudite de Magris a donc quelque chose de crucial pour nous en ce qu’elle est animée d’une forme d’énergie que l’on retrouve au coeur de toute entreprise comparatiste, et qui nous semble être de l’ordre de l’inquiétude. « À quoi croyez-vous[31] ? » a un jour demandé un journaliste du Nouvel Observateur à Magris. « Je suis inquiet » fut sa réponse. Être inquiet, c’est-à-dire toujours en mouvement, sans repos. Cette idée d’un déplacement n’ayant pas vocation à s’arrêter nous semble être à la fois l’essence et le sens de la démarche comparatiste. Il ne s’agit toutefois pas de faire du comparatisme un nomadisme. Le comparatiste s’attache à un objet, définit un espace pour lui. Mais la question de la place est problématique au point d’apparaître comme l’enjeu même de toute recherche en littérature comparée : où, comment situer les textes les uns par rapport aux autres et quelles représentations véhiculent-ils ? Quels transports opérer pour faire entrer ces textes en résonance ? Quel sens est donné par ces échos et de quelles expériences du monde rendent-ils compte ? Frédérique Toudoire-Surlapierre définit la littérature comparée comme « moyen intellectuel de percevoir et d’appréhender le monde, et donc de le saisir par la pensée afin de mieux s’y placer (y trouver sa place)[32] ». Mouvement et positionnement nous renvoient à l’histoire d’Ulysse en quête du lieu où poser sa rame. L’acte comparatiste est dans cette quête dont le résultat est un texte qui indique à la fois l’union et la séparation, comme la terre où Ulysse enfonce sa rame qu’un autre a confondue avec une pelle.

Alors qu’il a passé dix ans à se heurter aux confins de l’humanité, voici qu’Ulysse en découvre l’âme profonde : l’humanité est l’espace où l’autre est un semblable qui le contraint à se considérer lui-même comme un autre, telle cette rame rendue autre par l’évocation d’une pelle. Voilà sans doute le sens du « pèlerinage » d’Ulysse vers le lointain le plus extrême. Après le temps des confrontations, est venu celui de la rencontre bouleversante, aliénante dans la juste mesure d’une humanité enrichie.

Dans Le Comparatisme aujourd’hui, Catherine Coquio écrit : « La littérature comparée est un humanisme qui essaie de se transformer en sciences humaines[33] ». Mais de quel humanisme s’agit-il ? Nous nous inscrivons dans la lignée de Sartre qui considère que l’humanisme est d’abord une doctrine[34], l’humanisme existentialiste étant, pour l’auteur de La Nausée, « une doctrine qui rend la vie humaine possible[35] ». Or, il nous semble que cette dimension doctrinaire est présente dans la littérature comparée à partir de la question de l’autre. Car la littérature comparée semble postuler qu’il n’y a pas de vie humaine épanouie sans un goût, un intérêt, voire une passion pour l’altérité. Le comparatiste serait-il un nouvel Ulysse parti en quête de l’autre non plus en raison de la volonté des dieux, mais mû par son propre désir ? En tant qu’il est focalisé sur autrui, le comparatiste se pose beaucoup la question du décentrement. Être décentré et tourné vers l’ailleurs implique-t-il de n’avoir plus de centre ? Faut-il se situer nulle part, rejeter toute assise, risquer l’égarement, pour adopter un point de vue comparatiste qui serait juste ?

Une fois encore, les oeuvres zeugmatiques apportent, nous semble-t-il, des éléments de réponse en montrant que chez des écrivains comme Cheng ou Magris, il n’y a pas de centre défini comme un lieu appelant une périphérie. Mais s’il n’y a pas de centre, peut-être y a-t-il un milieu. Il nous faut, pour adopter l’emploi de ce terme, revenir à l’évolution du mot « milieu », qui entre en concurrence avec le mot « centre » depuis le Moyen Âge. À l’origine, le milieu a le sens d’« espace occupant une position entre plusieurs autres ». Mais très vite, il a pu avoir des emplois métaphoriques, recouvrir un sens temporel… et surtout son sens s’est en quelque sorte inversé dans un emploi scientifique où le « milieu » est devenu, non ce qui est au centre, mais « l’élément physique dans lequel le corps est placé ». On peut penser ici à la métaphore de l’humus employée par Cheng, ou encore à la figure du fleuve déployée par Magris pour donner un milieu au questionnement culturel et humain qui forme son essai Danube.

Le chercheur comparatiste fabrique son milieu à partir du corpus qu’il se donne, qu’il soit diachronique, hétérogénérique, plurilingue. C’est dans la mesure où le comparatiste se construit un milieu que sa « doctrine » peut être apparentée à une science, c’est-à-dire ne pas simplement témoigner d’une « certaine conception de l’univers, de l’existence humaine, de la société, etc.[36] », mais rendre compte d’une expérience de l’homme et du monde, comme c’est le cas dans la démarche scientifique. Et s’il reste, nous semble-t-il, une dimension prescriptive dans la démarche comparatiste, c’est dans le respect de ce que Foucault appelle l’« ethos philosophique », lequel consiste à « échapper à l’alternative du dedans et du dehors » : « [I]l faut être aux frontières », écrit encore Foucault[37]. Les comparatistes lui emboîtent le pas en situant leurs enquêtes sur des frontières linguistiques, génériques, ou encore thématiques. À propos des comparatistes, Julien Gracq écrit :

On se sent estime et sympathie vraie, à l’heure de l’Europe unie, pour ces perceurs de frontières, qui jettent des ponts entre des rives qui séculièrement s’ignorent – même si c’est parfois plutôt pour la perspective que pour la circulation[38].

Parallèlement à son éloge, Gracq place ici un garde-fou. Il ne s’agit pas de donner forme à un joli cadre, mais de créer des passages, des espaces pour le mouvement. Ainsi le corpus établi par le comparatiste peut se révéler plus ou moins porteur selon qu’il est plus ou moins apte à la « reliance ».

Vers la « reliance »

L’homme aux mille ruses donna aux hommes sa rame et une leçon

Ulysse plantant sa rame en terre établit une « reliance » entre deux mondes. Ce mot n’existe pas comme équivalent d’un terme grec, ni même comme mot répertorié dans les dictionnaires français. C’est un mot inventé par le sociologue Marcel Bolle de Bal et repris fructueusement par Edgar Morin[39]. On le retrouve également sous la plume de François Cheng, car il rejoint son idée du « dialogue », lequel est une « reliance » accomplie dans le langage qui oblige l’homme – au sens où l’on dit que l’on peut être l’obligé de quelqu’un ou de quelque chose, à « dialoguer […] à tous les niveaux du vivant, depuis les éléments jusqu’à la Transcendance[40] ».

Les finalités de la littérature comparée pourraient être résumées par ce mot de « reliance », rejoignant ainsi un attribut inhérent à la littérature selon Marc-Alain Ouaknin :

Le rôle de la littérature serait cette possibilité par les mots d’explorer cette énigme du lien de ce qui ne va pas toujours ensemble et que l’on fait tenir ensemble, les hommes et les choses, les hommes et les animaux, et les hommes entre eux, jusqu’à ce chacun avec lui-même[41].

Ce n’est pas seulement parce qu’il est un des premiers textes disponibles de la littérature mondiale que L’Odyssée est un texte fondateur de la littérature et des analyses littéraires. Construit avec des analepses, mêlant différentes mimesis, interrogeant la question de l’identité culturelle, du statut de l’autre, introduisant l’étrange, définissant des aventures, instaurant tous les registres, du tragique à la satire, du rire sardonique d’Ulysse aux larmes de Pénélope, le récit des aventures d’Ulysse donne matière à la théorie littéraire pour la multitude des siècles à venir. Mais la littérature comparée s’inscrit peut-être tout particulièrement dans ce que l’épopée mentionne sans le retenir, le voyage d’Ulysse aux confins de son existence et du texte. Ce seuil à partir duquel Ulysse sort de nos imaginaires, s’apprête à entrer dans la vieillesse, est pour nous une invitation au déploiement de la littérature comparée, un soutien à son avènement. Plutôt que de se clore sur lui-même, l’un des premiers grands récits de la littérature occidentale s’achève sur la nécessité de l’ouverture. Après son premier voyage, Ulysse ajoute une nouvelle boucle à son destin dont le centre est Ithaque, traverse de nouveaux mondes, des centres d’autres civilisations, des Ithaque étrangères d’où d’autres Ulysse partiront sans retour. La littérature comparée s’épanouit dans cette seconde boucle qui dessine le symbole de l’infini.

Ce signe pourrait-être un symbole pour la « reliance », des lignes formant cercles, mais des cercles ouverts, des liens qui n’entravent pas… Et cette « reliance » nous mène à des seuils, le point où les courbes se rencontrent, l’espace où se noue le rapport intime entre deux mondes, la pièce qui articule les deux branches du compas de la comparaison. L’intitulé d’une étude comparatiste fonctionne comme un seuil pour aborder les oeuvres du corpus, un seuil symbolisé par la légende d’Ulysse envoyé par les dieux là où l’on avait si peu l’idée de la mer que sa rame serait prise pour une pelle. Chaque intitulé inventé par un comparatiste, ce « véritable emblème », cette « marque de fabrique de la démarche comparatiste », selon une formule de Frédérique Toudoire-Surlapierre[42], rejoue cette histoire de traversée entre deux mondes et de frontière percée par un bout de bois itinérant.

Le seuil n’est en aucun cas un miroir, aussi ne s’agit-il pas de rabattre une oeuvre sur une autre, comme si l’on taillait une rame pour en faire une pelle. Le seuil, dans l’aventure d’Ulysse, c’est sa semelle. Telle est en effet l’origine du mot seuil, la solea, qui permet au héros de parcourir l’immensité des terres afin de comparer sa rame avec une pelle. À l’exemple d’Ulysse, le comparatiste doit chausser des sandales, c’est-à-dire se mettre en mouvement, partir en quête de nouvelles perspectives, car sa finalité, à l’opposé de toute « forme de sédentarisation[43] », a pour constante « la circulation, le déplacement[44] ». Quant à la nature poétique, éthique, politique, anthropologique, des résultats de son enquête, elle dépend du seuil choisi et de la manière dont chaque oeuvre se laisse aborder par ce seuil et réagit avec lui. Ainsi du bout de bois, qui, selon qu’il évoquera la rame ou la pelle, la massue des guerriers, le gnomon des cadrans solaires, le tuteur des jeunes arbustes, la poutre des toitures, un retable du Moyen Âge… orientera différemment les champs des questionnements esthétiques, éthiques, existentiels, ontologiques, politiques, arpentés par la littérature comparée.

En guise de conclusion

Par rapport à l’épisode homérique qui a servi de fil conducteur à notre étude, nous sommes à une autre extrémité du temps. La grécité est devenue Empire romain, puis Occident… Le monde s’est élargi… avant de rétrécir… sa rotondité a refermé l’insondable infini sur une totalité qui rend nécessaire un déplacement de l’imaginaire. L’interconnexion dans laquelle nous vivons ne rendrait plus possible l’aventure d’Ulysse. Partout dans le monde, on a l’idée de la mer et des champs… L’homme hypermondialisé croit pouvoir se représenter tous les lointains… Mais nous comprenons l’histoire de la pelle et de la rame. En cela le monde est encore habitable, en cela il renvoie encore à l’infini dont nous avons besoin pour sortir de nous-mêmes. « Être homme veut dire : Être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter[45] », écrit Heidegger. L’habiter, le bâtir, nous rattachent à un lieu. À un lieu et non à un espace abstrait et des zones interchangeables. Dans l’horizon cauchemardesque d’un monde uniforme, où l’ici et l’ailleurs ne seraient plus en partage, les espaces ne seraient plus portés par des lieux. Seule régnerait une masse indistincte… Pour Frédérique Toudoire-Surlapierre, le nouveau concept de « glocalisation », « modèle qui tient compte des contraintes de la globalisation tout en privilégiant le local et en préservant les spécificités », « pourrait bien constituer un exemple à suivre pour le comparatisme[46] ». Or il nous semble que le comparatisme n’a pas besoin d’un tel exemple parce qu’il est lui-même aujourd’hui une modalité de l’habiter. Par définition le comparatisme relève du global et du local, et à la lourdeur du mot « glocalisation » nous préférons celui déjà évoqué de « reliance » – avec sa légèreté d’entrelacs – et revenir une fois encore au seuil.

« N’habite avec intensité que celui qui a su se blottir[47] », écrit Gaston Bachelard. Il est des hommes qui ont appris à se blottir sur des seuils. Cheng, Bianciotti, Magris sont des figures parmi d’autres de ce repli sur une ouverture. Ils sont pour le comparatiste une projection littéraire de leur pratique « scientifique ». Chaussés de leurs semelles de pèlerin, ils bâtissent dans une langue, un parcours, une oeuvre, le refuge hospitalier de tous les ailleurs dont ils sont porteurs. Le mot « seuil » a fait le même parcours, depuis la semelle contenue dans son étymologie jusqu’à « la pièce de bois qui forme la partie inférieure de l’ouverture d’une porte » qu’il désigne depuis. C’est par ce nouveau bout de bois que s’achève notre étude, qui voudrait avoir montré pourquoi la littérature comparée réalise l’essence de la littérature comme lien des hommes entre eux, tel qu’Homère l’a mis en abyme dans son dernier chant.