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Marc à Nadine : « Tu vas remuer des forces qui te dépassent. »

[…]

Moreau : « J’avais tué, sans réfléchir, à l’unisson de forces qui, depuis mon arrivée au Cambodge, m’instruisaient par contagion. »

— Robert Alexis[1]

À la fin de son roman intitulé Mammon, Robert Alexis fait dire au personnage principal, Bertrand Moreau : « Il faut être entrepreneur, financier, industriel, scientifique, il faut aimer l’argent, il faut grâce à l’argent se donner les moyens de sa haine » (M, 266). Publié chez José Corti en 2011, Mammon se présente comme un conte sur le vouloir. Davantage, l’élucidation de la nature véritable de la volonté y constitue non seulement le développement progressif de la fiction imaginée par Alexis, en l’occurrence l’aventure rapportée par le personnage principal, mais aussi le dire de la fiction, sa facture, notamment dans la manière dont l’auteur, ancien étudiant de philosophie, convoque ou évoque écrivains et penseurs, comme s’il s’agissait de faire de l’écriture aussi le recensement des représentations de ce vouloir dans l’histoire de la pensée. Tout se passe comme s’il y avait ainsi, dans Mammon, le double dessein de bâtir à la fois le récit de la quête d’un bien qui fascine et celui de l’origine véritable de cette fascination elle-même, de lier, en quelque sorte, le singulier et l’universel. De fait, le véritable objet du roman est l’exploration d’une volonté « voulant » aussi bien que « voulue », qui définit l’écrivain, son personnage et son lecteur dans leur commune condition d’êtres vivants et désirants. Or, cette ambition nécessaire de se correspondre, de penser vraiment volontairement, de vouloir ce qu’on veut – dont on retrouve par ailleurs la trace passionnée dans les rares entretiens d’Alexis lui-même –, le roman la place sous la fascination de la figure mystérieuse d’un démon, Mammon, dont le regard, est-il dit dans LaBible, est toujours tourné vers le bas, vers la terre et jamais vers les cieux. Le refus de « la nauséeuse insignifiance du juste milieu[2] », qui anime l’écriture alexienne depuis ses premières publications, se trouve repris ici dans un itinéraire initiatique qui conduit le désir actif de possession du personnage principal à la révélation d’une possession démonique qui le comprend, et ce, non pas dans le contexte d’une critique vertueuse attachée à dénoncer la perversité de l’« avoir », mais dans celui, de nature tragique, de ce que l’auteur appelle ailleurs le « grand jeu[3] » et qui n’est autre que la volonté se voulant elle-même à travers le désir individuel.

Mammon est l’entrelacement de deux récits : d’une part, l’histoire ancrée dans notre présent, dans notre actualité, de la rencontre entre un homme d’affaires puissant, Bertrand Moreau, et une journaliste, Nadine, dont un article vient de provoquer le suicide d’un ministre nommé Chastel (« petit château » auquel s’opposera plus tard l’imposante demeure du personnage principal), dont la réputation d’homme intègre et honnête a été ternie par une faute récente ; d’autre part, le long récit hypodiégétique que Moreau fait à Nadine de sa quête d’un trésor de rubis durant les toutes dernières années de la présence française en Indochine, entre la défaite de Cao Bang en 1951 et celle de Dien Bien Phu en 1954. Moreau, dont on apprend plus tard qu’il est la source anonyme qui a permis à Nadine de discréditer Chastel, promet à la journaliste des dossiers encore plus destructeurs si elle consent à écouter son histoire et ses mille et une péripéties. D’une certaine façon, et nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin, c’est bien la vie elle-même que Moreau offre à Nadine dans ce renversement des mille et une nuits. Nadine accepte l’invitation de Moreau et se rend à son château.

De Moreau, on ne sait pas grand-chose. Selon Jacques, le photographe qui travaille avec Nadine, il s’agit d’un homme mystérieux, d’une éminence obscure du monde politico-financier. De Nadine, nous savons dès les premières pages du roman qu’elle est « volontaire », plutôt solitaire, « une âme incomparable, supérieure, presque monstrueuse » (M, 17) : « Elle n’hésiterait pas à pousser ses victimes du haut d’une falaise » (M, 196), dit Marc, le rédacteur en chef et amant de la journaliste. Il la définit par ces mots : « Immoralité, amoralité, vice, dépravation, cruauté » ; il y a en elle, ajoute-t-il, quelque chose de « répugnant » (M, 17). Après la publication de son article sur Chastel, qu’elle fait paraître en dépit des fortes réticences de son journal qui mesure prudemment les risques et profits attachés à la divulgation d’une telle affaire, Marc – dont le nom se rapproche de celui de Mars qui évoque la stratégie militaire en opposition à la fureur de l’Arès grec et, en l’occurrence, de Nadine (peut-être un écho de la Nadja de Breton[4]) –, juge prudent de rompre avec elle, professionnellement et affectivement. Transporté par la sensualité de la jeune femme, par sa « haine insondable » et ses « gestes venus du fond des âges » (M, 17), il décide, calculateur jusqu’au bout, de ne lui annoncer la nouvelle qu’après avoir couché avec elle une dernière fois.

L’histoire que raconte Moreau commence en 1951. Il est alors un jeune lieutenant nationaliste et « patriote convaincu » (M, 40). Après la défaite de Cao Bang, il décide de poursuivre le combat au sein du Groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA) qui vient d’être créé, organisation militaire qui a réellement existé et qui, excédée par l’abandon de l’Indochine par les autorités politiques de la métropole, décide de mener la lutte différemment, notamment en s’attaquant aux points de ravitaillement du Viet-Minh à la frontière cambodgienne. Moreau fait ainsi la connaissance du commandant Pfeiffer, officier chargé du recrutement au sein du GCMA et véritable point de départ de l’aventure du jeune lieutenant Moreau. C’est au « Chalet », une boîte de nuit sélecte – l’entrée offerte par Pfeiffer étant une sorte de prime de mission –, qu’il est transporté par la vue d’une rivière de diamants qu’une femme porte à son cou. Moreau raconte ainsi l’épisode à Nadine :

Le bijou eut l’effet d’un sortilège, comme une clé privée depuis longtemps de sa lourde serrure instruit des rêves sans matière pour les réaliser, ou des nuées, dans l’aube d’une promenade, qui donnent aux ruines couvertes de ronces l’illusion des splendeurs anciennes. Je venais de trouver une terre généreuse où pourrait s’enraciner ma vie.

M, 52

C’est peu après son arrivée au camp reculé où il a été affecté que Moreau apprend l’existence d’un trésor de rubis, caché par les moines des temples environnants pour éviter qu’il tombe aux mains du Viet-Minh. Une course meurtrière pour la possession du trésor s’engage alors entre Moreau et Waclawek, personnage rustre, mais redoutablement instinctif et sans identité véritable – il a volé son nom à un mort de Cao Bang. Le récit que Moreau fait à Nadine est le compte rendu rétrospectif de son cheminement vers la maturité ou l’élucidation du désir éveillé au Chalet.

L’excès, la perte

L’éveil du désir ou du vouloir de Moreau, la révélation de l’« heureuse évidence » (M, 52) comme il le dit lui-même à Nadine – c’est-à-dire ce qui s’impose sans justification, sans « pourquoi » –, se produit dans un étrange mélange de vanité, de fête et aussi, à travers l’image du collier « serré » au cou de la femme, de servitude. Le début du récit souligne un « effondrement du monde » (M, 52) qui donne au luxe affiché par la petite communauté du Chalet l’aspect orgiaque d’un gaspillage aristocratique sans profit ou contrepartie. Les prémisses de l’aventure s’inscrivent, de plus, dans le cadre singulier de la « petite histoire », celle d’une Indochine qui veut rester française, une histoire dépassée par la grande et dont les derniers acteurs brillent d’un éclat d’autant plus gratuit pour le lecteur que les circonstances font ressortir leur désoeuvrement et leur absence de finalité au regard du cours du monde. On passe d’une guerre dérivée par rapport à la grande Histoire présente ici sous la forme de l’irrémédiable décolonisation du monde après le deuxième conflit mondial, à la dérive seconde d’une guerre officieuse dans une guerre déjà perdue, puis au sein de ces détours labyrinthiques, à la poursuite, encore dérivée par rapport à des objectifs déjà eux-mêmes désavoués et clandestins, d’un trésor caché.

Les critiques Jacques Rivière et Ariel Denis[5] insistent sur cette « recherche du temps perdu[6] » qu’est le roman d’aventure : Rivière écrit que l’aventure est ce « dont on aurait pu se passer[7] » ; Ariel Denis définit le récit d’aventure comme une « fête de la narration » et un « tro[u] de l’histoire »[8]. On retrouve ce vide dans Mammon. S’il constitue, certes, l’espace de liberté nécessaire à la possibilité de l’aventure, il fournit surtout le contexte de la première prise de contact du lecteur avec un désir ou une volonté brute, gratuite et sans justification autre que celle de l’évidence heureuse et comme à côté de l’histoire utile, que cette dernière soit celle des grands événements ou, dans une perspective plus hégélienne, le travail du négatif au service de l’absolu.

Or, la description de ce temps excessif et perdu trouve son illustration non seulement dans le caractère détourné et souterrain de l’action rapportée par Moreau et dérivée, on a vu comment, à plusieurs degrés, mais on la devine aussi dans la fabrication du roman lui-même sous la forme d’une accumulation intertextuelle qui convoque toute une écriture de la quête à travers ses figures référentielles. Mammon est une véritable bibliothèque, en effet, et le roman se lit aussi bien comme la totalisation de toutes les aventures que comme le récit d’une seule. Tout se passe comme s’il y avait, chez Alexis, le double objectif de faire à la fois le récit de Moreau et celui, par l’écrivain, de l’achèvement de toutes les aventures. Le trésor recherché est ainsi à la fois un trésor de rubis mais aussi l’objet véritable de toutes les quêtes qui l’ont précédé : le trésor « pur », libre de toutes les déterminations particulières dictées par une histoire particulière.

D’une part, la structure linéaire du récit, l’exotisme d’une nature sauvage, hostile et prodigue, l’importance de la quête ainsi que le contexte conflictuel établissent Mammon comme le type même du roman d’aventure[9] ; d’autre part, les multiples références littéraires et philosophiques, que l’auteur a voulues manifestes, soulignent la volonté d’Alexis de « conscientiser » sa propre écriture, d’écrire en quelque sorte la « logique » du roman d’aventure au terme d’une quête qui traverse non seulement ses propres oeuvres passées – Mammon peut être considéré, en effet, comme une oeuvre plus consciente que les romans précédents de l’auteur – mais aussi toutes les écritures de l’aventure, faisant ainsi de Mammon, dans une totalisation qui souligne à la fois conscience et dépassement, l’aventure de l’aventure : quoi d’autre, par conséquent, sinon l’aventure du vouloir lui-même, du désir qui motive toute histoire et se cache derrière tout trésor. Se trouvent ainsi convoqués, directement ou indirectement, Homère, Marlow (Faust), Shakespeare (Hamlet), Milton (Paradise Lost), Goethe (Faust), les frères Grimm (Le Joueur de flûte de Hamelin), Dumas (Le Comte de Monte Cristo), Verne (Les Indes noires), Wells (The Island of Dr. Moreau), Conrad (Heart of Darkness), Malraux (La Voie royale). Autant de références qui sont manifestes dans le choix des noms, des situations ou des ouvrages mentionnés par le personnage principal. Diverses philosophies de l’existence, de Spinoza à Bataille, en passant par Nietzsche, Hegel et Bergson, sont elles aussi présentes, ainsi que l’histoire contemporaine (avec l’Indochine) et notre actualité politique, notamment à travers le suicide de Chastel (ce qui n’est pas sans rappeler celui, en France, du premier ministre sortant Pierre Bérégovoy en 1993), jusqu’à l’inclusion des manifestations les plus récentes du capitalisme dans la provocation évidente que représente, au sortir d’une grande crise financière en 2011, une exhortation jubilante à faire de l’argent. Il y a, dans Mammon, la volonté d’aller au fond des choses, de dire le fin mot de l’histoire en les dépassant toutes. Loin du voyage « donquichotesque », désenchanté et mélancolique, dans un monde déserté par les grandes quêtes, c’est au contraire le retour de la vie à l’aventure que proposent Alexis à son lecteur et Moreau à Nadine.

Or, cette aventure totalisée de toutes les quêtes et transportée comme par accumulation à l’extrême pointe du savoir littéraire, philosophique, religieux, politique et sociologique, penché sur l’énigme du vouloir, se tourne – on a envie de dire avec Nietzsche, selon quelque « antique instinct[10] » – vers l’archaïsme de la figure mythique et démonique de Mammon. Ce n’est pas un hasard si le supérieur de Moreau, celui qui lui offre la soirée au Chalet, s’appelle Pfeiffer, nom qui rappelle le joueur de flûte ensorceleur des frères Grimm, Der Pied-Pfeifer von Hamlin et, à travers lui, celui d’Ulysse et des sirènes dont Blanchot parle si bien dans Le Livre à venir.

Matérialité et bassesse du désir

C’est la matière, la terre, qui apparaît au lecteur comme le principe premier du désir ou du vouloir alexien dans l’itinéraire initiatique de Moreau. L’élucidation du désir se déroule dans la forêt cambodgienne, dans la « hylé » qui, comme l’indique Robert Pogue Harrison[11], désignait en grec à la fois la forêt et la matière. C’est à ce retour à un vivant matériel et intemporel – qui rappelle l’« immobilité d’éternité » de La Voie royale[12] de Malraux, mais aussi les forêts du Congo de Au coeur des ténèbres – que le roman introduit son lecteur. Moreau présente cette matière sous la forme d’une cruauté aveugle et indomptable, contagieuse et contraignante, aussi bien créatrice que destructrice et qu’il nomme également « possession ». Il nous invite à comprendre cette dernière à l’image du collier, comme une servitude sensuelle, virale, comme la vie prise et prenante. De fait, l’insistance sur la matière situe le vouloir dans une nature naturante et « naturée » : tout est nature, tout est vie selon la nature, y compris la production de la nature et de la vie dans sa représentation.

Cette approche matérialiste de la vie se manifeste clairement dans le récit, notamment à travers l’utilisation du mot « gemme ». Son étymologie renvoie à « bourgeon », à « excroissance », donc à une poussée végétale qui fait écho aux « gemmes rouges de jus[13] » des grenades de Paul Valéry, mais surtout, dans le contexte du récit d’Alexis, à la luxuriance des forêts cambodgiennes, comme si le lecteur était invité à voir dans la fortune colossale de Moreau la même nécessité que celle qui gouverne le monde végétal : les gemmes sont les rubis, bien sûr, mais le dictionnaire indique que le même mot est utilisé pour désigner le suc résineux de certains arbres. On est ainsi amené à y retrouver par contiguïté la sève laiteuse (le latex) des forêts d’hévéas grâce à laquelle Moreau va bâtir son empire commercial. À travers le minéral, la matière brute, « gemme » souligne ainsi l’origine obscure, fascinante et hylétique du désir et, par suite, le matérialisme du vouloir illustré par la triple poussée destructrice et créatrice à l’oeuvre d’abord dans la jungle cambodgienne, ensuite dans le constant dépassement interprétatif du récit de Moreau et, finalement, dans le roman entier, c’est-à-dire dans l’écriture alexienne qui procède par convocation et dévoration des précédentes illustrations et grilles interprétatives du roman d’aventure.

Dans la quête qui lie terre, nature et vie, d’un côté, et conscience, de l’autre, et qui ne les sépare que selon cette prérogative ou fatalité humaine que constitue la représentation, le récit de Moreau et celui d’Alexis apparaissent au lecteur comme le combat incessant de l’apollinien et du dionysiaque, c’est-à-dire comme l’expression d’un vouloir qui est à la fois la revendication d’une totalité maîtrisée parce que représentée, et toujours à nouveau le dépassement ou le transpercement de la belle enveloppe de cette forme ou représentation. C’est de cette rupture de l’équilibre par le retour constant du vouloir destructeur – forme de monisme de la volonté – que Moreau fait l’expérience comme individualité soumise au devenir de sa nécessaire contestation. Son récit apparaît ainsi au lecteur comme la relance incessante d’une contestation intérieure qui convoque pour dépasser toutes les strates narratives ou représentations qui figent son identité. Là où Schopenhauer, autre référence du récit, ne voit qu’esclavage au sein du vouloir-vivre – « Une puissance qui n’est pas tendance : le vouloir en tant qu’il est dénué de finalité », écrit Clément Rosset[14] –, cette représentation de la volonté comme esclavage demande, elle aussi, à être contestée chez Alexis à partir d’une conception héroïque ou souveraine du vouloir-vivre comme dépassement. Ainsi, la contestation dont Mammon est la mise en oeuvre, celle dont Moreau raconte sa propre prise de conscience à Nadine, est tout à fait différente de la quête du désir assourdi ou étouffé dans la représentation esthétique et sub specie aeternitatis de Schopenhauer. Le dépassement alexien n’est pas le sujet désinvesti, mais la conscience éveillée, à la recherche du déséquilibre, lucide dans sa participation à ce que Moreau appelle le réel. De fait, débarrassée de tout caractère suprasensible, de toute métaphysique, la quête des gemmes devient, dans le roman, le symbole de ce qui est donné à un regard tourné enfin vers ce qui compte, vers le bas, c’est-à-dire vers le seul et vrai trésor, celui de notre être matériel démythisé. C’est ce dressage du regard qu’Alexis a voulu mettre en oeuvre dans Mammon, celui de l’auteur lui-même comme celui de son lecteur, vers la terre, c’est-à-dire vers le réel qui est vouloir.

Moreau décrit la nature comme une lutte sans répit pour « chaque pouce de territoire » : « Une lutte spectaculaire » et menée au « hasard » (M, 105). Le « réel », explique-t-il à Nadine, est un « pullulement […] l’univers affranchi du verbe » (M, 106), une lutte sans « principe supérieur », sans « intelligence fondatrice » et « non sa représentation à travers le filtre des accommodements culturels » (M, 105). Dans un entretien, Alexis définit le roman comme « une intuition à portée heuristique[15] ». « Heuristique », qui signifie « découverte », doit ici être entendu littéralement : le roman d’Alexis vise à soulever le voile, à dépouiller le désir ou le vouloir des « accommodements culturels », c’est-à-dire des couches ou strates narratives successives, pour le retrouver comme vérité première. À travers un véritable processus de réduction, qui rappelle la quête de l’intention originelle de l’être-au-monde des phénoménologues, le roman alexien se présente comme une « défictionnalisation » de l’existence. Alexis déclare ainsi que raconter une histoire ne l’intéresse pas[16] ; son but est, au contraire, d’engager le lecteur ou la lectrice à bousculer ses limites à travers des scénarios transgressifs et « transvaluateurs », puis à s’affranchir à leur contact, par contagion, de leur identité établie et des forces aussi bien psychiques que sociales qui contribuent à la substantification de l’identité. « Il y a une force qui nous traverse », explique Alexis, « un désir d’autre, une force d’altération »[17].

Contingent et cruauté : le désir même

Comme dans plusieurs autres romans d’Alexis, c’est la hiérarchie et l’efficacité militaire qui constituent le fond martial d’ordre, de discipline, d’efficacité et de dépense utile dont doivent se défaire les personnages de l’auteur (Moreau et l’armée, Nadine et Marc). C’est de cet ancrage qu’ils doivent se défaire pour que commence la fascination dont le récit est la lente initiation. La redécouverte d’un pacte immémorial avec l’archaïque, avec l’obscur et souterrain Mammon, représente ici l’injonction à la fois impersonnelle et individuelle au dépassement de ce qui est, au devenir innocent et incessant de création et de destruction que le lecteur apparente, à l’image de la nature tout entière, à la volonté de puissance. « Pourquoi les arbres d’une forêt vierge luttent-ils entre eux ? Pour le “bonheur” ? – Pour la puissance[18] ! », déclare ainsi Nietzsche.

La lucidité de Moreau s’ouvre peu à peu à cette cruauté de la vie. Il comprend qu’il « exist[e] en chaque être une aimantation inverse aux puissances de l’installation, une force qui command[e] au changement… et au crime ». Le crime, ajoute-t-il, « nourr[it] la vie aussi bien que l’amour » (M, 112) ; le crime fait « de la place », déclare Moreau en écho à sa volonté, qu’il partage avec Nadine, de faire « place nette » – lucidité dont son récit, fait a posteriori et adressé à Nadine, constitue par ailleurs une invitation par contagion à une pleine conscience dans le contexte du monde de Nadine, notre monde actuel. Or, la cruauté n’est pas ici le ressentiment, une haine de personne à personne, réactive et envieuse, mais la volonté de destruction inhérente à toute création qui s’affirme sans se déterminer contre et qui ne peut s’affirmer, hors calcul, que comme saut dans l’inconnu et dépassement de ce qui est ; cela selon le seul principe d’une plus grande intensité du désir en accord avec la vie saisie comme volonté au sein d’une volonté universelle. À travers le parcours initiatique qui ramène Moreau au réel et redresse ou retourne le regard du lecteur, c’est bien l’ensauvagement de ce dernier qu’Alexis a en vue. Retourner au réel signifie ici le retour à une forme d’instinct, à une forme de noblesse de la force, que Moreau appelle « haine » et que l’auteur comprend comme un raffinement du vouloir. Alexis est à son lecteur ce que Pfeiffer est à Moreau : la tentation orphique d’un retournement possible qui est aussi l’éclatement de l’identité stable de tous les jours.

Une telle approche du désir ou un tel mouvement extatique n’est donc pas celui de l’abandon à une puissance pleine et infiniment supérieure (on pense à la joie du mystique, par exemple), mais est à la fois la mise en forme du désir de possession active, apollinienne, et la dévastation de la mort révélée comme absence de finalité, de sens (possession passive), constant renouvellement de la limite et nécessité du dépassement « à hauteur de mort » : « J’étais près de m’éteindre, j’étais également au plus près de la vie » (M, 142), déclare Moreau. Le désir alexien représente ainsi l’intensité du vécu au sein d’un réel que l’auteur identifie à un vouloir-vivre sans objet autre que celui de son dépassement sans cesse relancé. Dans le cadre de l’émission Plateforme[19], qui souligne l’intérêt vital de l’écriture pour Alexis, celui-ci déclare ainsi rechercher dans sa vie comme dans ses livres des expériences de manquement à soi, des instants où le coeur vient à manquer, des fulgurances arythmiques qui brisent la régularité des battements cardiaques – ce que Bataille appelle pour sa part extase ou souveraineté – et qu’il illustre sous la forme du marcheur qui, dans la nuit, manque la crête du trottoir : « Si, dans la nuit la marche du trottoir se dérobe sous mon pied, un court instant le coeur me manque : j’ai une faible idée de l’absence de Dieu » (M, 229). Seules comptent, pour Alexis, ces expériences qui prennent place dans un présent perpétuel « sans égards pour l’origine et la destination » (M, 119). À l’image de Søren Kierkegaard (dont il s’inspire très probablement pour l’une des épreuves de son personnage[20]) et de toute une littérature existentialiste de la situation-limite (« l’homme ne prend conscience de son être que dans les situations limites », écrit Karl Jaspers[21]), seuls l’expérience des confins, le risque couru par une existence singulière, le saut dans l’inconnu, « un saut en parachute, l’annonce de la disparition d’un proche, quand, durant un seul instant, cèdent les défenses qui nous protègent du monde » (M, 114) peuvent éclairer la véritable cruauté de l’être-au-monde.

La non-dialectique du coeur qui manque

L’anti-hégélianisme est au coeur de Mammon. Alexis précipite le lecteur dans un non-savoir, l’abîme dans une expérience de la contestation de soi que révèle le dialogue implicite de Moreau et de l’auteur lui-même avec toute une tradition philosophique qui met en opposition vouloir et substance. Contre le roman d’aventure par excellence, celui que Jean-Yves Tadié appelle le « roman d’aventure métaphysique[22] », c’est-à-dire la Phénoménologie de l’esprit[23], qui promet le « savoir absolu » comme ultime trésor, la panique méthodique qu’est Mammon se présente comme l’antidote. Ainsi, qu’il s’agisse de religion, de raison, d’ordre ou d’entendement, de perception ou de multiplicité offerte à la certitude sensible, le récit de Moreau est construit comme un parcours à rebours de la dialectique hégélienne. Au négatif, qui est constitutif du sujet hégélien, s’oppose ici la contestation destituante du sujet alexien. L’« ennemi personnel » de Robert Alexis (l’expression est de l’écrivain lui-même) est ainsi tout autant le savoir absolu de la dialectique hégélienne, telle qu’elle nous est explicitée dans la Phénoménologie, que l’idéal ascétique du « grand tout » oriental qu’Alexis fustige lors de son passage à Plateforme. Il n’y a pas de philosophie ou de sagesse possible dans le repos, pas de dimanche de la vie, pas d’ataraxie. De fait, à l’aventure occidentale, finalisée et métaphysique que représente le monument hégélien, Alexis oppose l’exotisme ou l’hétérogénéité d’un roman d’aventure tragique. Le chemin de la volonté conduit ainsi Moreau de l’identification à l’État comme savoir absolu (le patriote) à l’entendement qui divise (le naturaliste qu’il devient d’abord lorsqu’il arrive au camp), puis à la perception (la luxuriance), et enfin à la certitude sensible (l’éclat exceptionnel de telle ou telle plante dans le hasard de son surgissement). Il s’agit là d’une critique du « système » en général, qui n’est jamais, reproche Moreau, une « modification de l’existence » (M, 129), à la différence de l’expérience intérieure promue ici et qui correspond à ce que l’auteur appelle une « déconstruction organisée[24] » du sujet contre « la pensée désincarnée » qui ne « touche » pas « aux fondations » (M, 129). C’est cette dimension existentielle qui caractérisait déjà l’écriture de Bataille dont Alexis est parfois très proche : « Les édifices grandioses » de la philosophie « se font peut-être en partie au moins au détriment de la vie du philosophe[25] ». Si Mammon est le dieu de la richesse et de l’accumulation des biens, certainement un aspect du dieu incarné dans notre actualité la plus scandaleuse, il apparaît dans le récit d’Alexis surtout comme la nouvelle figure de Dionysos, dieu de la dépense et du crime contre l’équilibre et la conservation, contre le « confort d’une maison cernée de clôture » (M, 146). La richesse ne prend ainsi tout son sens dans Mammon qu’au sein d’une économie générale du vouloir comme totalisation et dépense sacrificielle. C’est la découverte lucide de ce rythme ou de ce jeu que Moreau identifie à la nature qui l’amène, selon des détours métonymiques, à rejeter le nihilisme, l’utopie communiste, ainsi que l’égalitarisme démocratique et la fuite ascétique dans le « grand tout » auquel il oppose le « grand jeu » dont l’illustration la plus saisissante est la visite du temple de Vat Angkor par Moreau.

Le « grand tout » est la dernière épreuve du cheminement spirituel du personnage. Le chef spirituel de la tribu des Péars, où l’a conduit sa recherche des rubis, enjoint à Moreau de rejeter son individualité comme une apparence fausse et insignifiante, de « rejeter un monde fait d’images » (M, 213) pour se perdre dans le « grand tout ». Mais une cette voie ne satisfait pas Moreau : « Pourquoi une telle mise en scène ? », demande Moreau. « Pourquoi fabriquer le récit étape par étape de la libération de l’âme alors qu’il eût été si simple qu’elle soit d’emblée dans le Grand Tout ? » (M, 236). À l’image du monde tel qu’il apparaît à l’homme, le désir est un récit qui exige au contraire une incarnation multiple. On retrouve ici les forces nietzschéennes (voire darwiniennes) qui, jusque dans le corps individuel, manifestent chez Alexis la vie comme pulsionnelle, c’est-à-dire comme intensité et volonté de puissance. L’autorité s’expie et le désir qu’Alexis met ici directement en rapport avec l’écriture du récit est celui d’une contestation infinie à laquelle Moreau et Alexis lui-même se trouvent contraints sans pouvoir en affranchir leur individualité dans une « sensation océanique », pour reprendre l’expression de Romain Rolland[26]. Le « Grand Tout », le « non-moi » : « Ils sont souhaités par le sage, mais ils effraient ce dont le sage est fait : la matière et les courants qui la traversent, la vie qui réclame son lot d’énergie et de déséquilibre » (M, 237). À l’image de l’auteur lui-même, Moreau refuse la sagesse de Wat-Samorai (M, 249) et parle de l’impossibilité d’oublier le monde « objectif », celui du « moi » qui se détermine contre ce qui l’entoure, en concurrence avec les autres, sans que cette concurrence ne soit pour autant autre chose que l’intensité associée au tremblement de l’être entier en présence de la mort.

Point de retour : jubilation athée

Moreau, à l’image d’Alexis lui-même, « veut savoir d’où viennent les acteurs » (M, 106). S’il fallait désigner le centre qui attire le roman, son ultime point de fascination, ce qui veut en lui et le possède (ce que l’auteur appelle « la capacité médiumnique » de l’écriture[27]), c’est vers les pages consacrées au temple de Vat Angkor qu’il faudrait situer ce point. Au centre de l’aventure – c’est-à-dire d’une matière vivante se détruisant et se recréant sans cesse et sans dessein, dé-dialectisée et s’affirmant comme la volonté ravageante et innocente de destruction de ce qui est –, on trouve l’absence de sens, c’est-à-dire la mort comme nexus du réel. Moreau décrit Vat Angkor comme « une spirale de villes bruyantes et de forêts profuses » (M, 77) gravitant autour d’une chambre funéraire. Au centre du récit, la mort dont il est dit, dans Nora, qu’elle rend tout « aux énergies confuses de la matière » et permet de « tout recommencer »[28]. À Vat Angkor, la mort se manifeste comme le non-savoir de l’origine, dissimulé sous une accumulation de nature (les figuiers des ruines) et de culture (les religions, le récit d’aventure). La mort est la sourde pulsation de la déesse matière. La référence aux temples, en particulier à Vat Angkor, ainsi qu’à la chambre cachée aux regards, se rapporte bien sûr à la quête du trésor qui est, lui aussi, dissimulé, mais en souligne surtout le caractère sublimé, déplacé par rapport au véritable trésor du récit, qui est celui du recommencement éternel ou du retour de la vie se sacrifiant à la vie. Le trésor, en somme, c’est la volonté universelle se sachant et se voulant en l’homme lorsque sa lucidité traverse enfin l’épaisse couche de fabulation religieuse, littéraire et philosophique qu’il fallait cependant, à la manière d’une théologie négative, convoquer pour s’en défaire. Le trésor est la vie dans son non-sens même, la vie qui affirme, comme on peut le lire chez Nietzsche : « Je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même[29] ». Et le récit de Moreau consiste à faire de cette nuit ramenée au jour, au moins pour une aristocratie luciférienne, un principe vital fondé sur une nécessité aveugle et contraignante dont la seule évidence fournie aux élus, « grâce » de la matière, est, à l’image de la révélation de Moreau au Chalet, l’expérience généreuse et purement intensive d’une plus grande volonté de puissance. C’est là le pacte vital et biographique, ancré de façon conséquente dans sa philosophie du vouloir, que l’auteur lui-même désire sceller avec ses lecteurs. L’importance du monde vécu à la fois comme réalité matérielle objective et suprême vanité constitue le principe fondamental de la communauté aristocratique de Moreau. Sa manifestation est lisible aussi bien dans la cooptation de Nadine en qui Moreau a reconnu une « âme supérieure » que dans le rapport qu’Alexis désire nouer avec ses lecteurs – communauté de joueurs en quête de déséquilibre, communauté dont il n’est pas certain que l’explosion soit purement livresque.

Une déflagration d’écriture : ainsi parlait le Dr Moreau

« À force de désir, à force de haine, désirer autre chose pour nous que ce qui est » (M, 266). C’est sur cette éthique exaltée du dépassement, mesuré à sa puissance de destruction et de création, que se termine le récit, mais aussi sur la remise à Nadine des dossiers qui vont lui permettre de remettre en cause « le devenir même de la société » (M, 268), une société décrite comme corrompue par un désir vicié. Alexis reprend ici la métaphore camusienne de la maladie « qui rongeait [le corps social] de l’intérieur » (M, 268), mais au profit d’un nietzschéisme plus entier que celui de Camus. Certes, on ne saura pas si Nadine va utiliser les informations pour révéler la corruption et, à la suite de Mammon, apporter sa pierre à Pandémonium, ou si, au contraire, elle va s’en servir pour accéder à la classe des profiteurs. Moreau perdra tout si la journaliste décide, comme il le souhaite avec insistance, de publier les papiers. Mais c’est justement dans le but de jouer le jeu du vouloir jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à son extrême nécessité, son amor fati, que le richissime financier a choisi Nadine: « L’homme qui joue, qui est extatiquement ouvert au dieu Dionysos, à ce dieu amorphe qui forme et qui joue, ne vit pas dans l’arbitraire vagabond d’une liberté inconditionnée[30] », écrit Eugen Fink dans un commentaire de Nietzsche. « Il est participant dans le jeu du monde et il veut profondément le nécessaire, c’est-à-dire ce qui fait changer le destin[31]. »

Le récit de Moreau apparaît donc au lecteur sous l’aspect d’une performance dont il faut aussi parler : il ne s’est jamais agi de raconter une histoire ; on le comprend, cela n’intéresse ni Moreau, ni Alexis qui définit son « lecteur idéal » comme celui qui « ne s’arrête pas au récit ». Il y a, dans Mammon, une intention didactique qui s’adresse aussi bien à Nadine qu’au lecteur. Moreau voit en Nadine une porteuse de virus, une journaliste insensible qui agit moins par esprit de justice que par haine, une haine impersonnelle à la mesure de la passion de Moreau lui-même pour les rubis. Là où Marc, on s’en souvient, ne voit chez Nadine que la folie d’une démesure qui excède la mission d’information d’un journalisme utile, Moreau, au contraire, reconnaît chez elle la distinction qu’il revient à des « gens supérieurs » (M, 192) d’incarner par haine de ce qui est, sans raison autre que la nécessité du dépassement[32]. C’est cette haine encore confuse, mais dont Nadine est suffisamment consciente pour vouloir l’élever à « des hauteurs permises par un maître spirituel » (M, 35), déclare le narrateur dans les premières pages du roman, qui fait d’elle l’élue aux yeux de Moreau. C’est une passion commune de maîtres pour la dépense, certes encore impensée et confuse chez Nadine, qui explique l’affinité de Moreau à l’endroit de la journaliste et son dessein de l’amener à la conscience de soi d’un désir qu’elle partage sans encore le savoir avec son hôte. Non pas, comme chez Schopenhauer, pour que la représentation esthétique en émousse la puissance, mais parce que la souveraineté que recherche aussi Nadine est inscrite, selon Moreau, dans le désir ramené à son intensité authentique, c’est-à-dire se voulant enfin lui-même selon sa nature.

Mais là n’est pas le plus essentiel. En effet, à la diégèse déjà double de la rencontre Moreau/Nadine s’ajoute cet autre niveau auquel il a déjà été fait allusion, celui par rapport à quoi les deux autres ne sont que des prétextes et qui prend la forme d’une transmission de l’auteur à son lecteur. Pour Alexis, l’écriture n’est ni plus ni moins que la volonté de former par contagion une communauté de maîtres, aristocratique et acéphale, de « nature supérieure », pour reprendre l’expression du Gai Savoir[33] : une incarnation de l’affirmation du désir comme volonté et force souveraine que Nietzsche définit, par opposition à la nature « vulgaire » qui « ne perd jamais de vue son avantage », comme « plus déraisonnable » : « Dans ses meilleurs moments sa raison fait une pause »[34].

Le véritable trésor, c’est bien entendu le sens, la soif métaphysique à laquelle ni la religion ni la philosophie, pas plus que les mythes du roman d’aventure (y compris le savoir absolu de la Phénoménologie de l’esprit) ne sont désormais en mesure de répondre. « Un récit : l’expression exacte, une vérité plus sensible que celle des objets et des corps, un lien avec tout ce qui est » (M, 247). L’écriture physiologique d’Alexis est cette ambition démesurée d’une communication avec l’être ; elle réside tout entière dans un geste de totalisation sacrifiée, d’accumulation et de dépense exercées sur une intertextualité littéraire et philosophique dilapidée dans un excès vital, et que le projet littéraire de l’auteur illustre autour de la figure de Mammon-Dionysos, à la fois créateur et corrupteur, « une vérité à la fois coupable et éternelle » (M, 32).

Sans doute y a-t-il, à la fin du récit, une attaque étonnamment morale contre la corruption et l’impossible égalitarisme de nos démocraties. Dans une profession de foi transhumaniste, Moreau indique combien il a contribué au progrès des sciences grâce à son immense fortune. Mais ce qui compte vraiment, ce qui demeure et ce qui doit concerner Nadine selon Moreau, et nous les lecteurs selon Alexis, c’est bien davantage que ces « ruses de la raison », expression utilisée par Moreau lui-même et qui donne aux progrès de l’humanité qu’il vient de mentionner un caractère secondaire, anecdotique, celui d’une moralité qui doit être elle-même remise en cause à partir d’un « égoïsme » fondamental. Mammon est bel et bien un roman nietzschéen et Alexis repose la question du Gai Savoir : « Comment pourrions-nous bien nous satisfaire de l’homme actuel[35] ? » À cette question, Alexis répond, dans son « cinquième évangile », par le prophétisme d’une aristocratie souveraine et praticienne d’une dynamique sacrificielle, tout entière et consciemment soumise au grand jeu de la vie. L’aristocratie alexienne ne fait ainsi que prolonger l’exemple de la nature : là où tout glisse et se confond dans un mouvement infini et surabondant, surgissent çà et là des « éclats de vie » (M, 71), une aristocratie végétale qui tranche avec la « masse des apparitions imprécises » (M, 74)[36]. Et peut-être est-il aussi suggéré par cet auteur qui aime la provocation, que le capitalisme rapace et foncièrement inégalitaire des temps présents puisse être, selon certains, une expression plus proche de la vie, peut-être le premier moment encore convalescent d’une vitalité recouvrée et qu’il s’agirait désormais de rendre consciente de sa fin sacrificielle dans le « grand jeu ». Le jeu « est un des signes essentiels auxquels on reconnaît la grandeur[37] », écrit Nietzsche dans Ecce Homo. Capitalistes du monde entier, encore un effort[38] ; après tout, rappelle Bataille, « la richesse atteint [le joueur] autrement que l’industriel[39] ».