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Si reconstituer les bibliothèques personnelles des grands personnages de notre histoire s’avère aussi ardu qu’intéressant, c’est en grande partie parce que les connaissances qu’une telle entreprise suppose, à savoir le détail des trajectoires parcourues par les ouvrages anciens qui constituent les différents fonds des bibliothèques québécoises, nous font souvent défaut. Même lorsque des marques de possession (ex-dono, ex-libris ou marginalia, par exemple) précisent l’appartenance d’un ouvrage, des informations lacunaires dans les archives des institutions nous empêchent parfois de savoir quel chemin l’exemplaire en question a emprunté pour parvenir sur le rayon qu’il occupe. Entre le propriétaire illustre et le catalogue d’une bibliothèque, les divers témoins et les nombreux passeurs se font souvent discrets, voire muets : inventaires après décès, ventes aux enchères, collectionneurs, libraires, etc. ; autant de maillons d’une longue chaîne fractionnée pourtant captivante à retracer.

Le cas sur lequel nous nous pencherons ici est celui du fonds ancien du Service des bibliothèques de l’Université de Sherbrooke qu’a permis de cataloguer en un ensemble homogène le projet d’Inventaire des imprimés anciens du Québec (IMAQ) et les différentes initiatives du Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ). Il a ceci d’encore plus particulier qu’il est un jeune fonds ancien – si on nous permet l’expression –, à l’image de la ville de Sherbrooke qui s’érige petit à petit à partir de la toute fin du XVIIIe siècle, et de son Université, fondée dans les années 1950 à partir du Séminaire Saint-Charles-Borromée, lui-même établi à peine trois quarts de siècle plus tôt en 1875, un an après la fondation du Diocèse de Sherbrooke. Paradoxalement, cela signifie que les origines des ouvrages anciens conservés à l’Université de Sherbrooke sont encore plus difficiles à retracer : il est impossible de même rêver un fil qui permettrait de remonter sans ruptures à une époque plus ou moins contemporaine de leur parution originale, comme ce peut être le cas, par exemple, avec plusieurs exemplaires de la Bibliothèque de l’Université Laval qui nous ont été transmis au fil des décennies par les prêtres du Séminaire de Québec, dont la société voit le jour en 1663. Autrement dit, ces livres des XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles font pour la plupart leur entrée dans ce qui est aujourd’hui la collection de la Bibliothèque Roger-Maltais[1] en plein XXe siècle. En l’occurrence, ce qui manque à ce patrimoine imprimé, c’est l’histoire de plusieurs générations de propriétaires et de lecteurs. Nous proposons donc aujourd’hui, après quelques précisions sur le fonds en question, un premier état des lieux à partir des ex-libris les plus significatifs qui se trouvent dans ces ouvrages, et plus particulièrement des ex-libris armoriés, avant de nous pencher sur deux séries plus remarquables ayant appartenues l’une à Amable Morin, notaire et pomiculteur de Saint-Roch-des-Aulnaies, et l’autre aux moines bénédictins de l’Abbaye de Saint-Benoît-du-Lac.

Collections spéciales et annotations manuscrites : recomposer l’histoire

Tout d’abord, précisons que le fonds « Livres anciens IMAQ », qui constitue depuis 2013 une collection spéciale dans le répertoire du Service des bibliothèques et archives de l’Université de Sherbrooke (SBA), compte seulement trois cents documents[2] parmi les quelque huit mille qui composent la réserve des livres rares. Ensuite, il convient de souligner que plusieurs ensembles de livres appartiennent à d’autres collections spéciales qui possèdent chacune des histoires particulières, comme celle du Centre d’Études sur la Renaissance (CER) lancé par le professeur J.-Martinez de Bujanda et qui fut en activité entre 1969 et 1998, ou encore la collection Roland Houde, en traitement depuis février 2014. Ce qui unifie cette mosaïque d’ouvrages, ce n’est ni leur origine ni leur cohérence par rapport à un sujet précis, mais plutôt leur caractère ancien selon des critères relevant à la fois de l’histoire des mentalités et de l’histoire du livre : avant 1800, soit avant les périodes du Consulat et du Premier Empire, et grosso modo au moment de l’implantation de la stéréotypie chez les imprimeurs français ; que l’on pense aux assignats ou aux efforts de Firmin Didot. Dans les deux cas que nous venons de mentionner – collections CER et Houde –, on comprend aisément l’intérêt que représentaient l’achat et le fait de pouvoir consulter des ouvrages anciens ; et pourtant, les exemplaires portant les marques de ces deux collections sont peu nombreux : trois pour la collection Houde[3], une vingtaine pour celle du CER. Que nous ne puissions être plus précis pour ces derniers illustre tout le travail qui reste à faire, même pour des collections récentes, bien identifiées et assemblées par des chercheurs ou des professeurs : la collection spéciale « CER » inventoriée dans le catalogue Crésus réunit les livres donnés lors de la fermeture du Centre, mais non ceux qui avaient été donnés plus tôt, comme c’est le cas pour les livres anciens. Qui plus est, l’équipe chargée du recensement IMAQ n’a pas encore opéré le recoupement entre les marques de possession du CER et les ex-dono du même centre. Voilà donc un ensemble homogène dont on connaît pourtant bien l’historique, mais qui se retrouve morcelé sous trois regroupements différents répartis dans deux moteurs de recherche distincts.

Qu’en est-il du reste des « Livres anciens IMAQ » ? Quelle est l’origine du noyau initial des collections à cette époque et quel a été l’apport du fonds du Séminaire ? Malheureusement, ni l’Histoire de l’Université de Sherbrooke, 1954-2004[4] ni un document interne retraçant l’histoire du SBA à l’occasion de son trentième anniversaire[5] ne contiennent de véritables éléments de réponses. Les marques de possession sont à ce sujet presque inexistantes ; aucune estampille ni aucun cachet du Séminaire de Sherbrooke et une seule indication de la Faculté des arts[6] qui rappelle les premières années suivant la fondation de l’Université de Sherbrooke ; la Bibliothèque Roger-Maltais, anciennement Bibliothèque générale, fut fondée en 1964 à partir des trois bibliothèques qui desservaient les trois facultés existantes : arts, sciences et droit. Même les mentions de l’évêché de Sherbrooke se font assez rares : nous n’en avons retracé qu’une seule. Cependant, elle a le mérite d’être éloquente et de constituer une exception, car elle est présente dans un des rares ouvrages qui semble pouvoir nous instruire sur la quasi-entièreté de sa trajectoire : il s’agit des vingt volumes de LaBibliothèque des prédicateurs de Vincent Houdry, lui-même un des plus célèbres prédicateurs jésuites du XVIIIe siècle, qui paraissent de 1712 à 1724. La page de titre du second volume donne à lire les différentes étapes de sa transhumance que l’on peut presque lire comme un roman (voir image 1)[7]. Dans un premier temps, notons la présence d’un ex-dono singulier : il aurait été donné à son premier propriétaire par l’auteur en personne en 1713 (« ex-dono authoris »), soit un an après sa parution. Sur la même page, deux annotations manuscrites nous indiquent qu’il s’est retrouvé par la suite au Séminaire de Québec (« Coll. Quebec Societatis Jesu Cat. Ins. 1720 » et « Cat. inscr. an 1743 »), mais une autre annotation au haut de la page titre du volume 5 nous porte à croire qu’il y était déjà en 1714 (voir image 2)[8]. Il aurait ensuite appartenu à un certain Racine, prêtre chapelain de l’église Saint-Jean-Baptiste à Québec en 1894 (voir image 3), avant d’aboutir à la bibliothèque de l’évêché de Sherbrooke, puis à la Bibliothèque de l’Université de Sherbrooke. Voilà, question de nuancer le constat pessimiste qui ouvrait notre propos, un livre que l’on peut presque suivre pas à pas, des presses lyonnaises du siècle des Lumières au sous-sol du Pavillon central sherbrookois en 2016.

Un seul autre exemplaire porte avec lui le souvenir de son auteur, les Mémoires historiques de Stéphanie-Louise de Bourbon Conti [9], dont l’avis au lecteur est signé de la main de celle qui prétend justement être la fille adultérine de Louis-François de Bourbon, prince de Conti, et de Louise-Jeanne de Durfort, duchesse de Mazarin. Sans être anodine, cette signature n’est pas si singulière : l’ancienne élève de Jean-Jacques Rousseau (lorsqu’il se réfugie chez les Conti au château de Trie) publie ses mémoires chez elle, rue Cassette, alors que la Révolution l’a ironiquement fauchée – elle passe d’une pension de 25 000 livres sous Louis XVI à 200 francs sous le Directoire – et épargnée, étant donné que son ascendance n’était toujours pas reconnue. La publication de ses Mémoires lui aura permis à la fois de subvenir à ses besoins et de signer avec ce titre qu’elle a réclamé sa vie durant ; on comprend donc qu’elle utilise tous les moyens à sa disposition afin d’éviter les contrefaçons[10].

Ce que nous apprennent les ex-libris

La quinzaine d’ex-libris armoriés qui ornent les « Livres anciens IMAQ », quoiqu’ils ne permettent pas de retracer des parcours en entier, nous en apprennent au moins davantage sur leurs anciens propriétaires. Dans la presque totalité des cas, il s’agit de personnages issus de la noblesse française ou anglaise dont les bibliothèques personnelles ont été disséminées à la suite de leur décès ; on retrouve leurs livres un peu partout dans le monde, résultat de ventes aux enchères et de transactions de diverses librairies spécialisées. C’est le cas d’un des plus vieux ex-libris armoriés du fonds, une gravure sur cuivre du début du XVIIIe siècle (voir image 4) placée sur le plat d’un des deux volumes XXIV que le SBA possède des Lettres édifiantes et curieuses[11] des Jésuites. On y retrouve les armes de Charles Roussel, seigneur de Tilly et de Bost dans le Bourbonnais, gentilhomme de la cour d’Orléans et ministre à la cour Palatine[12] ; le Mercure le place parmi les Brigadiers des armées du roi et nous apprend qu’il devint Maréchal des logis de la cavalerie légère en mars 1722[13]. L’ex-libris a d’ailleurs fait l’objet d’une étude publiée dans les Archives de la Société française des collectionneurs d’ex-libris[14] ; on le retrouve, outre sur certains livres mis en vente par des librairies anciennes, à la bibliothèque de Cergy-Pontoise sur la Description générale de l’Afrique[15] de Pierre d’Avity.

D’autres appartiennent toutefois à des hommes un peu plus connus. Sur l’Histoire du traité de Westphalie[16], on aperçoit, partiellement caché par un élégant dispositif antivol savamment placé (voir image 5), l’ex-libris d’Henry Edward, 7e baronnet de Bunbury, fils du caricaturiste anglais Henry William Bunbury. Au bas, la devise familiale Esse quam videri (« Être plutôt que paraître »), tirée du traité De Amicitia de Cicéron, que l’on retrouvera également sur l’ex-libris de son fils, le naturaliste Charles James Fox Bunbury. Lui-même homme de lettres – il fait paraître Narratives of Some Passages in the Great War with France en 1854[17] –, sir Henry William est surtout demeuré célèbre pour son rôle durant les guerres napoléoniennes : c’est lui qui, après la défaite de Waterloo et l’abdication du 22 juin 1815 à Paris, informe l’empereur de sa sentence d’emprisonnement sur l’île Sainte-Hélène. Toutefois, avant d’arriver à la Bibliothèque Roger-Maltais, l’Histoire du traité de Westphalie fait un détour dans la collection d’un membre non identifié de la famille Tovar (voir image 6), dont le titre remonte à la Castille du début du XIIIe siècle ; malheureusement, la devise latine Festina lente, sed festina (« Hâte-toi lentement, mais hâte-toi ») ne nous a pas permis à ce jour d’identifier le propriétaire en question.

Sur le plat du Journal du voyage de Siam fait en 1685 et 1686[18], publié par l’abbé Choisy l’année suivant son retour, se trouve un autre ex-libris fort instructif : celui de George Frederick Samuel Robinson, premier Marquis de Ripon (voir image 7). Évidemment, la devise latine Qualis ab incepto, « Tel qu’au départ » tiré de l’Épître aux Pisons d’Horace, ne peut que faire plaisir à un spécialiste de la tragédie ; on ne compte plus le nombre de traités ou de préfaces dans lesquels le précepte horacien de l’uniformité des caractères est cité. La carrière politique du premier Marquis de Ripon est aussi longue que prestigieuse, lui qui sera au service du gouvernement anglais pratiquement jusqu’à sa mort après avoir succédé à son père à la Chambre des Lords en 1859. Il fait partie des représentants anglais lors de la rédaction du Traité de Washington (1871), et il est vice-roi de l’Inde de 1880 à 1884. La seconde devise, celle qui entoure l’écu, « Honi soit qui mal y pense », confirme son rang privilégié : c’est celle de la Most Noble Order of the Garter, l’Ordre de la Jarretière, la plus haute distinction de la chevalerie britannique. Selon la légende, elle aurait été créée par Édouard III après que sa maîtresse, la comtesse de Salisbury, eut provoqué le rire de l’assemblée en perdant sa jarretière lors d’une danse. Le roi se serait exclamé : « Honi soit qui mal y pense[19] », ce qui expliquerait à la fois la devise et le nom quelque peu saugrenu de l’ordre. Si cet ouvrage a retenu notre attention, ce n’est ni à cause des accents tragiques de son ex-libris ni à cause de son illustre propriétaire, mais plutôt parce qu’une lettre l’accompagne. Adressée à la « Dowager Lady De Grey » (« Comtesse douairière de Grey »), elle se lit comme suit (voir image 8) :

We send your Ladyship a copy of Père Choisy Voyage a Siam which you ordered some time since but which we have not been able to get before. We only received it this morning from Paris. We remain, MyLady [].

Nous envoyons à votre comtesse une copie du Voyage au Siam du père Choisy que vous aviez commandé depuis quelque temps, mais que nous n’avons pas pu obtenir plus tôt. Nous l’avons reçu de Paris seulement ce matin. Nous demeurons, Madame […][20].

Datée du 8 juin 1831, elle s’adresse donc vraisemblablement à l’arrière-grande-tante du marquis de Ripon, Amabel Hume-Campbell, Lady douairière de Polwarth, 5e baronne de Lucas, pour qui le titre de Earl de Grey avait été créé. Si tel est le cas, cette commande d’un ouvrage certes célèbre – il connaît plusieurs éditions dès 1687 et est réédité en 1691 puis en 1741 – mais qui n’était tout de même plus d’actualité s’explique entre autres par le fait que la première comtesse de Grey s’intéressait beaucoup à la politique et à la culture, notamment françaises ; outre ses journaux intimes, conservés aux Archives de West Yorkshire à Leeds, et sa correspondance qui se trouve aux archives de Bedfordshire and Luton, on lui attribue deux traités historiques publiés anonymement : Historical Sketch of the French Revolution from its Commencement to the Year 1792[21], et Historical Essay on the Ambition and Conquests of France, with some Remarks on the French Revolution[22]. Qui sait, son journal intime et sa correspondance nous permettront peut-être d’apprendre les raisons de cet intérêt pour l’ouvrage du père Choisy un peu avant 1831.

Un autre ex-libris a retenu notre attention et nous nous permettons de le rapprocher des précédents même s’il n’est pas armorié : celui, manuscrit, qui accompagne une édition hollandaise en deux volumes datant de 1759 des Caractères de Théophraste, avec Les Caractères ou les Moeurs de ce siècle de Jean de La Bruyère[23], l’un des plus célèbres moralistes de la fin du XVIIe siècle (voir image 9). Son intérêt réside dans le fait que Herman Witsius Ryland précise avoir acheté l’ouvrage à Paris en août 1785, puis ce qui semble être une seconde main d’écriture ajoute « relié à Quebec en 1794 ». Or, cette fois, non seulement le personnage est bien connu, mais le voyage que la note manuscrite retrace concorde avec ce que nous savons des déplacements de Ryland. Venu une première fois en Amérique lors de la guerre d’Indépendance, il s’est peut-être fait remarquer par le commandant en chef de l’armée britannique, Guy Carleton, futur Lord Dorchester, puisque celui-ci le recrute comme secrétaire civil en 1793 lorsqu’il est nommé gouverneur du Bas-Canada. Il fut par la suite secrétaire sous Robert Prescott, secrétaire civil du lieutenant-gouverneur Robert Shore Milnes, puis des gouverneurs James Henry Craig et George Prevost. Autrement dit, l’ouvrage a été acheté à Paris deux ans après son premier retour en Europe, pendant une période de dix années, de 1783-1793, où l’on semble perdre sa trace, comme le laisse croire le Dictionnaire biographique du Canada[24], décennie au cours de laquelle il aurait cherché un emploi, sans succès. Il aurait par la suite apporté ces deux volumes, qu’il avait vraisemblablement avec lui lorsqu’il est débarqué à Québec le 24 septembre 1793.

Tout d’abord, soulignons qu’il y avait peu de relieurs à Québec vers ces mêmes années. Un seul est répertorié dans l’Annuaire en 1790, William Ritchie[25], alors qu’un certain « James Reid offre ses services comme relieur au public[26] » dans la Gazette de Québec du 2 avril 1789. L’ouvrage, qui selon toute vraisemblance a été restauré au XIXe siècle, conserve peut-être un souvenir de ces débuts de l’imprimerie en Amérique du Nord britannique, puisque l’un des plats du second volume, complètement détaché, diffère du reste : il est en veau brun moucheté du XVIIIe siècle. Il est également intéressant d’apprendre qu’un homme politique britannique affecté à la colonie du Bas-Canada appréciait Les Caractères de La Bruyère au point de les emmener avec sa bibliothèque personnelle et de faire relier les deux volumes en question un an après son arrivée, volumes pourtant achetés dix ans plus tôt. Cela nuance le portrait d’un homme qui, pour n’être plus décrit avec toute la verve d’un sir James MacPherson Le Moine comme un « roué francophobe[27] », n’en demeure pas moins, selon plusieurs historiens, l’un des responsables du climat délétère ayant mené à la Rébellion de 1837-1838, notamment à cause de ses politiques trop astreignantes. À tout le moins, voilà un trait de plus qui poursuit le portrait laissé par les témoignages de ses contemporains et une partie de sa correspondance, qui est conservée à Bibliothèque et archives Canada[28].

Plus près de nous, mais tout aussi intrigants

En plus de ces ouvrages épars affichant des ex-libris, le fonds « Livres anciens IMAQ » du SBA contient quelques séries de livres ayant autrefois fait partie d’une même collection ; deux d’entre elles, l’une qui concerne l’histoire culturelle du Québec, et l’autre, l’histoire même du fonds ancien conservé à Sherbrooke, nous semblent mériter une attention particulière.

La première série compte huit livres ayant tous appartenu à Amable Morin, célèbre notaire et pomiculteur ayant vécu à Saint-Roch-des-Aulnaies, une petite municipalité située entre Saint-Jean-Port-Joli et La Pocatière :

  1. Pons Augustin Alletz, L’Agronome. Dictionnaire portatif du cultivateur [], Paris, Nyon, 1764, 2 vol.

  2. François Bourjon, Le Droit commun de la France, et la Coutume de Paris réduits en principes [], Paris, Grangé et Cellot, 1770, 2 vol.

  3. Jean Domat, Les Loix civiles dans leur ordre naturel : le droit public et legum delectus, Paris, Nicolas Gosselin, 1713.

  4. Claude Joseph de Ferrière, Corps et compilation de tous les commentateurs anciens et modernes sur la Coutume de Paris, Paris, M. David, 1714, 4 vol.

  5. Claude Joseph de Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique [], Toulouse, Me. Rayet, 1787.

  6. Claude Joseph de Ferrière, La Science parfaite des notaires, ou le Parfait notaire, Paris, Veuve Savoye, 1771, 2 vol.

  7. Claude Pocquet de Livonnière, Traité des fiefs, Paris, P. G. Le Mercier et Boudet, 1741.

  8. Jean-Alexis Thibault, Traité des criées, ventes des immeubles, et des offices par décret [], Dijon / Paris, François Desventes / Pierre Giullyn et N. Saugrain, 1760, 2 vol.

On n’est guère surpris de retrouver autant de livres de droit, qui étaient des usuels pour un notaire de l’époque. Sa bibliothèque, dont Roland Morin a reproduit l’inventaire après décès[29], compte parmi près de cent cinquante titres une majorité d’ouvrages similaires ; outre des références incontournables comme Ferrière, Pothier, Blackstone, le Projet de droit civil du Bas-Canada et le Code civil de la province de Québec, plusieurs traités et ouvrages de jurisprudence qui se trouvaient dans toute bonne étude. En réalité, aucun titre n’appartient à ce qu’on appellerait rapidement aujourd’hui la littérature ; seuls quelques livres d’histoire ou de grammaire, des journaux (Le Fantasque, Le Coin du feu), des relations de voyages ainsi que le populaire Éraste ou l’Ami de la jeunesse de Jean-Jacques Filassier complètent le tableau. L’autre exception, capitale pour le souvenir qu’a laissé Amable Morin dans notre mémoire collective : trois ouvrages sur le travail de la terre, à savoir La Nouvelle Maison rustique (3 vol.), Le Jardinier pratique ainsi que L’Agronome. Dictionnaire portatif du cultivateur, qui se trouve à Sherbrooke. C’est en effet parce qu’il est « l’un des premiers exploitants des grands vergers commerciaux[30] » que Paul-Louis Martin voit en lui le modèle ayant inspiré les marchands Canac-Marquis et J.-C. Chapais, ou les seigneurs Dionne, Fraser et Bertrand, pour ne citer que les plus connus. Il est d’ailleurs un proche de « l’abbé François Pilote, qui fonde en 1859 la première école d’agriculture, à La Pocatière[31] ». Le manuel de Pons Augustin Alletz que nous conservons aura ainsi servi en partie de référence à celui qui avait fait pousser dans les années 1830 plus de trois cents pommiers et deux cents pruniers sur le littoral de l’estuaire du Saint-Laurent.

La seconde série se révèle encore plus mystérieuse, alors qu’elle constituait pourtant le point de départ de notre réflexion et de nos recherches. En effet, pour qui parcourt l’inventaire des ouvrages anciens conservés à l’Université de Sherbrooke, une particularité du fonds s’avère frappante : le nombre élevé de dictionnaires imprimés pendant l’Ancien Régime, qui plus est d’éditions originales ou d’éditions de référence des dictionnaires en question. En fait, il ne manque au SBA qu’un exemplaire du Dictionnaire françois de Richelet pour posséder les plus importants dictionnaires ayant marqué les XVIIe et XVIIIe siècles[32]. Parmi le lot, quatre ouvrages possèdent un ex-dono similaire précisant qu’ils viennent de l’Abbaye de Saint-Benoît-du-Lac (voir image 10) :

  1. Dictionnaire de l’Académie françoise, Paris, Veuve Coignard, 1694, 2 vol.

  2. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, La Haye / Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1694, 2 vol.

  3. Dictionnaire universel françois et latin [Dictionnaire de Trévoux], Nancy, Pierre Antoine, 1740, 6 vol.

  4. Gilles Ménage, Dictionnaire étymologique de la langue françoise, Paris, Briasson, 1750, 2 vol.

Or, ni les archives du SBA, ni l’archiviste de l’abbaye, le père René Salvas, ni l’actuel bibliothécaire, le père Charles Gilman, ne possèdent des traces de ce don, ce qui est d’autant plus étrange qu’après avoir consulté le catalogue de l’Abbaye de Saint-Benoît-du-Lac, on réalise que les moines bénédictins ne possédaient ni ces documents en double, ni d’autres dictionnaires anciens du même genre dans leur collection. Ce qui se révèle encore plus intrigant peut-être, c’est la présence de l’estampille de l’abbaye uniquement sur le Dictionnaire de Trévoux, alors qu’elle est absente des trois autres ouvrages ; en revanche, ces derniers affichent chacun un ex-libris sous la forme d’une estampille de G. Hautel, absent du premier. Là encore, rien à ce sujet ni au SBA, ni chez les moines bénédictins. Les livres viennent cependant bel et bien de l’abbaye : si l’estampille n’apparaît sur aucun des ouvrages anciens de la bibliothèque de Saint-Benoît-du-Lac, nous avons néanmoins pu en retrouver au moins deux occurrences jusqu’ici dans les quelque autres quatre-vingt mille livres qui se trouvent sur les rayons : sur les ouvrages de Maxime du Camp, Les Convulsions de Paris[33], et de Léon Deschamps, Les Colonies pendant la Révolution[34]. Ce dernier ouvrage nous fournit au demeurant un indice temporel de plus : l’annotation manuscrite « G. Hautel oct. / 4 / 1905 » accompagne l’estampille. Autre indice : on trouve également parmi les rayons une série complète des Oeuvres de Voltaire[35] en soixante-quinze volumes, qui porte l’estampille de la Bibliothèque de l’Université de Sherbrooke. Le don serait-il en fait un échange ? Impossible de le confirmer pour l’instant, mais il semble bien que les liens formels et informels unissant les deux institutions – l’abbé Maltais échangeait une correspondance avec certains moines selon le père Salvas, et la Faculté de théologie leur avait aménagé un studium – les aient amenées à partager des livres de leur collection.

Enfin, soulignons que les aléas entourant l’établissement de la bibliothèque de l’Abbaye de Saint-Benoît-du-Lac et la constitution de son corpus accentuent l’aura de mystère qui entoure ces dons. Cette communauté, quoiqu’ancrée dans une longue tradition remontant à l’abbaye de Saint-Wandrille de Fontenelle, est plutôt jeune. L’installation des premiers moines sous la gouverne de Dom Paul Vannier se fait certes le 4 décembre 1912[36], mais jusqu’à ce que le prieuré devienne une abbaye en 1952 à la suite de la construction de nouveaux bâtiments[37], les livres sont conservés dans des bibliothèques réparties de manières éparses sur les étages et dans les corridors. En réalité, la bibliothèque à deux étages prévue dans les plans de l’architecte Dom Paul Bellot, qui devait ressembler à celle de l’Abbaye de Solesmes[38], ne sera jamais construite ; on installe finalement les livres dans la crypte en 1994, après l’inauguration de la nouvelle église abbatiale[39].

Conclusion

Somme toute, si le parcours que nous avons proposé aujourd’hui ne permet pas de retracer des trajectoires entières, il apporte tout de même un éclairage nouveau sur certains épisodes et personnages de notre histoire culturelle. À tout le moins, il nous renseigne sur une partie du patrimoine imprimé que nous possédons et qui, jusqu’ici, ne pouvait être consulté faute tout simplement d’un inventaire descriptif complet : plus que de simples titres, les ouvrages anciens qui constituent les catalogues des bibliothèques universitaires sont des objets physiques et les marques de possession qui les accompagnent méritent qu’on s’y arrête. Le présent travail pourra ainsi informer de futurs chercheurs qui pourraient être intéressés par l’un ou l’une des anciens propriétaires de livres anciens du SBA. Il confirme au demeurant l’importance des communautés et des établissements d’enseignement religieux pour l’histoire du livre, sur lesquelles nous n’avons pu nous arrêter, faute d’espace, mais qui forme une constellation impressionnante aussi bien par sa diversité que son étendue : Collège du Sacré-Coeur, Séminaire d’Ottawa, Asile de la Providence, Père rédemptoristes, mais également Externat de la Trinité (Lyon), Ordre de la Visitation de Sainte-Marie (Rennes), Collège Saint-Joseph (Avignon) et même Noviciat des Jacobins (Paris). Cette dernière localisation, qui nous a fourni notre titre et qui se trouve sur l’un des dictionnaires donnés par l’Abbaye Saint-Benoît-du-Lac, illustre bien les difficultés que l’on éprouve à reconstituer des bibliothèques anciennes : alors que les deux couvents de la rue Saint-Jacques et de la rue Saint-Honoré sont bien connus, on ne sait que très peu de choses à propos du noviciat que les Dominicains ont ouvert en 1631 au coin de la rue du Bac et de la rue Saint-Dominique. La bibliothèque qui se constitue tardivement à partir des années 1770, en partie constituée de livres achetés lors de la fermeture du collège Louis-le-Grand en 1764, comptait quatorze mille cent quarante-huit livres[40]. Entre un noviciat du XVIIIe siècle, une abbaye bénédictine estrienne et la Bibliothèque Roger-Maltais, les liens sont aussi évidents qu’impossibles à bien cerner.

Mais terminons sur une note plus positive. Cette étude a déjà porté d’autres fruits, plus inattendus, tributaires des aléas qui accompagnent le travail de terrain entre les rayons des bibliothèques. Par exemple, en parcourant les plats et les pages de titre de livres anciens de l’abbaye à la recherche d’informations sur le don des quatre dictionnaires anciens, nous avons identifié des livres ayant appartenu à Jacques 1er, Prince de Monaco, un habitué de Versailles sous Louis XV, par exemple, et à Athanase David, célèbre ministre sous le gouvernement Taschereau. Cependant, la plus belle surprise demeure une note manuscrite collée sur le plat d’un Abrégé de l’histoire et de la morale de l’Ancien Testament[41] qui se lit comme suit :

[…]

Ce vieux bouquin fut trouvé parmi les vieux papiers de mon beaufrère, Gélase Boudrias, décédé à Beloeil en 1926.

La veuve de ce dernier, Alfonsine David, pour flatter la bibliomanie de son frère cadet, en fit don au Dr. Edgar David.

A la dernière page se trouve une note manuscrite : « Ce livre à-partient à Monsieur Chévalier de Lorimier à Sagatite. »

S’il s’agit vraiment ici du jeune et sympathique patriote de 1837, qui monta sur l’échafaud après avoir écrit son immortel testament politique, ce livre vénérable acquiert alors la valeur d’une relique inestimable.

Dr Edgar David, Montréal, 1 décembre 1931.

Il reste bien sûr à authentifier la calligraphie ; à première vue, il s’agirait d’un ouvrage datant des années de formation de Chevalier de Lorimier au petit Séminaire de Montréal, comme le suggèrent à la fois le titre, l’absence de la signature distinctive Lorimier et des lettres entrelacées qui la suivent, de même que les fautes d’orthographe. Au fil des pages se trouvent d’ailleurs des annotations qui correspondent à son année de naissance et à celles de certains de ses frères. Si l’enquête se révèle positive, elle aura permis de découvrir un autre morceau de notre patrimoine. On le voit, à défaut de donner des réponses précises, les bibliothèques conservent au moins nos « reliques » : le travail d’inventaire et l’étude des marques de possession nous permettent quant à eux d’apprendre que les reliques en question existent, et ainsi de recomposer une part de leur histoire et de la nôtre.