Corps de l’article

Le monde a peur. L’imaginaire social occidental se définit aujourd’hui, en grande partie, par la terreur : nos discours (et, de plus en plus, nos pratiques) sont ceux de l’État d’exception, voire de l’État de siège, c’est-à-dire ceux de la guerre perpétuelle contre un ennemi dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est fuyant[1]. Giorgio Agamben estime que les démocraties occidentales évoluent actuellement « vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler État de sécurité », ce dernier mot ayant si profondément pénétré le discours politique que « l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les “raisons de sécurité” ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la “raison d’État”[2] ». Force est de constater qu’une telle évolution avait été annoncée par tout un pan de l’invention romanesque, porteuse mais surtout révélatrice d’inquiétudes latentes et historiquement déterminées. Luc Boltanski remarque à cet égard que :

L’un des enseignements principaux que semble transmettre, de façon tacite, le roman policier et, plus encore, le roman d’espionnage est que le droit est par soi seul impuissant à protéger l’État de droit contre la subversion. Le maintien de l’ordre suppose la suspension ou le contournement du droit, c’est-à-dire le recours à un régime d’exception[3].

Le présent dossier prend pour hypothèse que le roman d’espionnage institue, dès ses origines, les mécanismes d’un tel imaginaire de la terreur et préfigure ses glissements ultérieurs. L’histoire de cette littérature objective que la terreur a été intériorisée, de telle sorte que ce qui devait, à la Belle Époque, être clairement présenté comme anxiogène est désormais tenu pour acquis, posé a priori comme horizon sur lequel se découpent les luttes, les enjeux, les conflits nationaux et supranationaux ; l’État, voire la paix sociale, est par essence menacé.

Qu’est-ce que la terreur ? C’est l’idée, avalisée par le collectif anonyme, selon laquelle nous sommes menacés ; là où il y a collectivité, il y a menace, face à laquelle on accepte le principe qu’il faille réagir, qu’on ne puisse la laisser suivre son cours naturel sans que l’ensemble du corps social ne soit compromis. Elle se manifeste initialement dans le roman, puis, de manière exponentielle, dans le cinéma, les informations télévisées, l’ensemble du discours journalistique et géopolitique. Elle est un phénomène fondamentalement narratif qui engendre du discours à l’infini. En cherchant à la rationaliser, on ne peut que générer de l’anxiété, donc de la terreur ; la terreur est, forcément, circulaire.

Une mythologie moderne

Comment cette évolution est-elle liée à celle du roman d’espionnage ? L’auteur d’Énigmes et complots souligne avec raison que les récits porteurs d’un tel imaginaire de la terreur figurent parmi les représentations les plus répandues, et donc les plus significatives, que nous nous sommes collectivement données :

Récits policiers et récits d’espionnage, qui n’ont cessé, depuis le début du XXe siècle, de se multiplier, d’abord par l’écrit puis par le cinéma et la télévision, sont aujourd’hui les formes narratives les plus répandues et cela sur un plan planétaire[4].

Comme Jacques Dubois avant lui, il invite, de manière très convaincante, à traquer la modernité à travers le roman policier puis le roman d’espionnage : le « paradigme de l’indice[5] », et donc de l’enquête (Arthur Conan Doyle, A Study in Scarlet, 1887), se double ainsi d’un paradigme du terrorisme (Joseph Conrad, The Secret Agent, 1907) et du complot (John Buchan, The Thirty-Nine Steps, 1915), dont la durable fascination révèle une angoisse collective qui ne prend pas toujours conscience d’elle-même, face à la marche du monde et de ses transformations successives au cours de la modernité.

Qu’en est-il de notre postmodernité ? Si le mythe est bien « l’objectivation de l’expérience sociale de l’humanité », comme le voulait Ernst Cassirer, on pourra se demander ce qu’objective la vitalité d’une telle mythologie au sein de l’imaginaire social contemporain. Dès l’oeuvre de Jules Verne, le personnage du terroriste pénètre la littérature, et qui plus est la littérature destinée à la jeunesse, donc celle qui forgera l’imaginaire des jeunes lecteurs de la Troisième République (Vingt mille lieues sous les mers, 1870 ; Face au drapeau, 1896). Cet imaginaire est celui de la menace collective issue de « savants fous » et de « machines infernales » tournées contre l’État, qu’une faction d’agents secrets tentera bientôt de contrer. Telles sont les arcanes de ce que Graham Greene appelle le « ministère de la Peur » liant terroristes et États-nations par un imaginaire – et une pratique – de la crainte, l’essentiel étant de part et d’autre, comme le dit son héroïne Anna Hilfe, de créer une terreur maximale avec une économie de moyens[6].

Aujourd’hui, l’État, détenteur de secrets dangereux, devient à la fois l’objet et le promoteur d’une protection subreptice, de tous les instants, notamment dans l’espace dangereux et militarisé de la ville, lieu d’accueil d’une immigration perçue comme dangereuse, bastion de ce que le théoricien militaire américain William Lind, de coeur avec toutes les droites américano-européennes, appelle « l’idéologie toxique du multiculturalisme[7] ». La terreur, à la fois diffuse et cristallisée en des objets et des groupements précis, s’avère d’une actualité désormais pérenne, comme en témoignent une série de travaux récents sur la nouvelle géostratégie du crime qui posent l’Occident confronté à des « manifestations criminelles pouvant aller jusqu’à remettre en question la survie de nos démocraties[8] », ou encore sur la surveillance exponentielle et irrépressible de tout un chacun à partir de l’exploitation « des technologies informatiques déjà fort répandues pour développer un système de surveillance mondiale capable d’intégrer la complexité et la mobilité croissantes de la vie urbaine[9] ». La terreur est partout : États voyous, virus bactériologiques ou informatiques, cellules terroristes et « loups solitaires », démagogues intérieurs, gangs de rue, immigration (clandestine, et même licite, surtout si elle est musulmane). Il se confectionne par le fait même un nouvel imaginaire de la surveillance que nourrissent autant l’apparition réelle ou fictive de nouvelles menaces planétaires que les mensonges institutionnalisés et les dérives paranoïaques des discours citoyens et gouvernementaux.

Un tel constat anxiogène devient par ailleurs prétexte à une redistribution du pouvoir, fût-elle clandestine, en coulisse. La lucidité serait alors le fait d’une élite oeuvrant à la bonne garde de la multitude, cette dernière devant être protégée de la menace à laquelle des forces occultes tentent de la soumettre. Norman Mailer, pourtant démocrate et « homme de gauche », voyait dans la CIA « l’âme de l’Amérique » (Harlot’s Ghost, 1991). Désormais, tant les adhérents à un ordre social donné que ses ennemis deviennent liés par un imaginaire de la menace souterraine, laquelle doit être combattue ou entretenue sous le couvert, pour qui, de la raison d’État, du bon gouvernement, de l’héroïsme clandestin, et pour qui de la résistance, de la violence contre-culturelle, de la « fuite » savamment orchestrée.

Ce sont les modulations et les variations de cet imaginaire occulte et terrifiant qui méritent d’être explorées afin de mieux saisir les manières dont il façonne une conception instable et fluide du mal qui demeure indissociable des explications sur les multiples et toujours probables dysfonctionnements guettant les sociétés contemporaines. Du Jackal des Mohicans de Paris à George Smiley, de l’Arsène Lupin du Triangle d’or à Jason Bourne, de Pussy Galore à la Carrie Matheson de Homeland, l’espionnage et son personnel incarnent dans la sphère des représentations des univers qui évoluent au cours du temps et qui interagissent autant avec l’actualité et les grands événements politiques qu’avec les discours tant savants que journalistiques. Le monde imaginé par John le Carré depuis The Spy Who Came in from the Cold (1963), récit mettant en scène un agent désabusé du gouvernement britannique de la guerre froide, a bien changé en un demi-siècle. A Most Wanted Man (2008) présente une tout autre conception de la menace, l’auteur s’étant radicalisé dans sa dénonciation des structures de pouvoir, au moment où les gouvernements semblent vouloir instrumentaliser la terreur. Même si l’auteur dénonce la chasse aux sorcières anti-musulmans et s’oppose aux raccourcis politiques les plus mystificateurs, il n’en brosse pas moins le portrait d’un monde aux mille complots et aux méthodes gouvernementales de plus en plus occultes et brutales.

Un dévoilement par l’écriture

Les collaborateurs à ce dossier ont écrit en tenant compte du caractère fictionnel pour ne pas dire romanesque de cet imaginaire de la terreur, en favorisant l’analyse des discours qui participent à alimenter et à dessiner les grands paramètres de ce monde qui serait encore plus réel que le réel (avec des complots inconnus, des espions de toutes sortes, des menaces qu’on ne saurait détruire et des moyens techniques, financiers, informatiques, etc., d’une puissance sans cesse grandissante), mais aussi en étudiant ses répercussions formelles.

Un paradoxe traverse en effet l’imaginaire de la terreur que relaie le roman d’espionnage classique. Plusieurs auteurs (et souvent ceux qui ont le mieux connu les services secrets, notamment John le Carré) représentent l’univers de l’intrigue internationale comme singulièrement plat et le travail du « Renseignement » comme, au pire, mensonger et dangereux ou, au mieux, absurde (Graham Greene). L’écrivain ne peut donc se contenter de « représenter » le réel ; il doit d’abord l’organiser de manière à ce qu’il devienne lisible. Comme l’explique Somerset Maugham :

The work of an agent in the Intelligence Department is on the whole extremely monotonous. A lot of it is uncommonly useless. The material it offers for stories is scrappy and pointless ; the author has himself to make it coherent, dramatic and probable[10].

Ce travestissement de la platitude du réel s’impose comme une immense réussite collective, comme l’objectivation du fait que l’imaginaire social ne saurait avaliser la représentation d’un monde sans mystère et sans danger réel. Car, en effet, un grand pan de cette littérature suggère que les choses ne sont pas forcément ce qu’elles paraissent, qu’un mystère, inquiétant mais esthétiquement satisfaisant, se cache derrière la banalité que laisse entrevoir la surface des choses, que derrière « ce que l’on tient habituellement pour réel, se cache une autre réalité impénétrable et ténébreuse[11] ». Ce principe à la fois d’intensification et de dévoilement à grande échelle mène à un renversement formel révélateur. Alors que le « paradigme de l’indice », propre au roman policier, a souvent été associé à une mise en abyme de la lecture, dans la mesure où il met en scène une activité de déchiffrement, le « paradigme du terrorisme et du complot », typique du roman d’espionnage, peut être considéré comme une mise en abyme de l’écriture : l’enchaînement des évènements n’y est en rien aléatoire, comme il peut l’être dans le quotidien ordinaire, mais s’avère plutôt savamment calculé de sorte qu’il devient la matrice de l’action et le générateur de sens dans un univers fictionnel où la vraisemblance s’affermit en abolissant les aléas du contingent et de l’aléatoire. Tout se passe comme si, à certains égards, la dynamique romanesque, souvent fondée sur une convergence qui doit beaucoup au hasard, se voyait reprise selon le principe d’un déterminisme absolu (du moins jusqu’à ce que les forces de l’ordre s’interposent). Pierre-André Taguieff souligne de ce fait que : « Ces récits, aussi délirants puissent-ils paraître, présentent l’avantage de donner du sens aux événements ou aux enchaînements événementiels. Ils les rendent lisibles[12]. » Il en résulte que, d’un point de vue littéraire, l’imaginaire de la terreur paraît constituer le pôle inversé de l’« effet de réel » fameusement défini par Roland Barthes : chaque élément, loin d’être gratuit, s’avère une pièce d’un puzzle plus vaste ; tout doit nécessairement y faire sens jusqu’au plus petit détail qui est investi d’une signification essentielle. C’est ainsi que s’ouvre une boîte de Pandore : dans les avatars tardifs du genre, cette lisibilité et cette cohérence accrues induisent une dimension anxiogène, dans laquelle la terreur en soi, loin de procéder d’un chaos indifférencié et indéchiffrable, finit par devenir porteuse de sens. Narrer, expliquer, terroriser deviennent de plus en plus indissociables ; logos et pathos vont désormais de pair.

Une matière plurielle

Le personnel de la terreur est multiple et fluctuant. L’espion, rappelle Alain Dewerpe, est « une figure socialement déterminée et historiquement construite[13] » ; le terroriste tout autant. Il en va de même de leurs multiples avatars historiques : anarchistes, kamikazes, hackers, d’un côté, forces policières, forces armées, complexe militaro-industriel de l’autre. Ian Fleming et l’Hubert Aquin de Prochain Épisode, Donald Rumsfeld et Julian Assange, Tom Clancy et Fox News parlent le même langage ; ils oeuvrent à partir d’un imaginaire commun, dont il serait pertinent d’établir les topiques et de reconstituer l’histoire à la fois dans sa durée et dans sa complexité.

Un dossier comme celui que nous présentons ici ne peut dès lors qu’être résolument comparatiste. On sait en effet que les romanciers britanniques sont, depuis l’aube du XXe siècle, les fers de lance de cette production littéraire : Erskine Childers, Joseph Conrad, John Buchan, Somerset Maughan, Graham Greene, Eric Ambler, pour ne nommer qu’eux. On connaît l’observation, très souvent reprise, de Jean-Yves Tadié : « Aucun romancier français n’égale ces écrivains ; pire : en France, aucun auteur de roman d’espionnage n’est écrivain ; aujourd’hui, d’un côté le Carré, de l’autre Gérard de Villiers. Il faudrait se demander pourquoi[14]. » Paul Bleton a déployé de valeureux efforts pour dégager et finement analyser un corpus français[15], mais il n’en demeure pas moins que l’essentiel de la critique traitant de l’objet que nous tentons de circonscrire s’est écrite en anglais[16].

Un premier volet de contributions dégage, dans cette perspective, les fondations de l’imaginaire de la terreur, des proto-origines du roman d’espionnage à son âge d’or. Nicolas Gauthier montre ainsi en quoi l’oeuvre de Paul Féval contient en germe tous les éléments du récit d’espionnage, notamment la résignation des protagonistes à une certaine impuissance structurelle. L’article de Maxime Prévost enchérit sur ce constat en offrant, par le biais d’une comparaison entre Jules Verne et Ian Fleming, quelques pistes de réflexion sur la pertinence de cette nouvelle mythologie que constitue le roman d’espionnage dans l’imaginaire occidental. Matthieu Letourneux vient compléter cette mise en contexte en brossant un aperçu panoramique de la culture pop « Eurospy », laquelle constitue depuis l’un des canons formels et thématiques du genre.

Un deuxième sous-ensemble thématique met l’accent, par la traversée de différents genres et littératures nationales, sur les effets de la terreur au quotidien. Tayeb Ainseba propose à cet égard une relecture féconde de 1984 de George Orwell, en mettant l’accent sur le détournement totalitaire de la dynamique familiale mise en scène dans le roman. Martín Lombardo s’appuie quant à lui sur un corpus littéraire argentin récent pour réfléchir aux répercussions analogues, du point de vue de l’intime, du sujet, entre dictature politique et asservissement économique. Allant jusqu’au bout de cette logique, la contribution de Marie-Hélène Voyer ouvre, par le biais d’un commentaire de romans français contemporains, l’analyse aux distorsions dans la perception du réel que peuvent susciter l’angoisse et la paranoïa.

Enfin, un dernier binôme d’articles s’intéresse aux enjeux contemporains investis par la littérature de la terreur et du complot. Le texte de François-Emmanuël Boucher aborde, par le biais d’un roman de Doris Lessing, la question de la radicalisation de la jeunesse et de l’extrémisme politique aux motivations souvent diffuses qui en découle. Sylvain David et Sophie Marcotte s’appuient, pour leur part, sur l’oeuvre de Jean-Jacques Pelletier afin d’aborder la recrudescence récente de théories du complot permise par l’essor des réseaux socionumériques et la possible critique que peut en offrir la fiction romanesque.

Une catharsis impossible ?

La notion de terreur renvoie donc à la fois à des thématiques et à des principes d’écriture. C’est autour d’une constellation d’idées et de représentations répertoriables, mouvantes, historiquement déterminées, que se cristallise une angoisse diffuse tenant lieu de grille au travers de laquelle s’organise désormais le réel. Une telle dynamique narrative, si elle trouve son origine dans le roman d’espionnage, en vient à mettre en cause les limites mêmes de la catharsis offerte traditionnellement par la littérature. Ce type de récit, loin d’alléger l’esprit de celui qui en fait l’expérience, attise en effet ses pires craintes, voire les fonde symboliquement, donne vie et forme à des angoisses qui sans ces multiples narrations n’auraient jamais acquis une aussi grande puissance délétère. L’imaginaire de la terreur ne libère pas mais opprime.