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En une manière de post-scriptum à mon Camarade Mallarmé et en guise de réponse au commentaire de Giulia Agostini, je voudrais convoquer deux scènes, l’une et l’autre absentes de mon essai, qui présentent chacune une activation du texte mallarméen[1]. On considérera ces scènes non comme des allégories d’une quelconque vérité de l’oeuvre de Mallarmé, mais comme des exemples de la plasticité des textes littéraires, qui peuvent se prêter à différents usages dans les domaines éthiques et politiques, revêtir des significations variées, parfois contradictoires, et s’intégrer à toute une gamme de situations existentielles, comme l’ont suggéré les travaux de Pierre Bayard, Yves Citton ou Marielle Macé[2]. L’évocation du destin de Mallarmé dans l’oeuvre de Michel Leiris me sera donc le prétexte à rappeler ce que j’entends par « politique de la lecture » et à en préciser l’ancrage dans la longue durée de l’histoire littéraire.

La première scène sur laquelle je m’arrêterai provient de Frêle bruit, quatrième et dernier volume de La Règle du jeu, qui paraît en 1976. Dans l’un de ses fragments, Leiris confie sa tentation, aussitôt réprimée et abandonnée, de composer une oeuvre poétique (des « Vers dorés », ironise-t-il) avec « un certain nombre de phrases que les étudiants rebelles de 1968 écrivirent sur les murs de la Sorbonne ou dans les autres locaux qu’ils occupaient, et jusque dans les rues, sur les murailles propices[3] ». On sait que Leiris, happé par le souffle contestataire de mai, avait pris part à la fondation du Comité d’action étudiants-écrivains, à l’assaut contre l’hôtel de Massa avec l’Union des écrivains, à l’occupation de l’appartement du ministre de l’Intérieur au Musée de l’homme, en plus de prêter assistance aux émeutiers pendant la deuxième nuit des barricades. Dans Frêle bruit, c’est surtout l’extraordinaire inventivité poétique des étudiants qui retient son attention. Quelques-unes des « fusées » glanées au fil des « événements » sont reproduites et commentées, certaines devenues célèbres (« Soyez réalistes demandez l’impossible »), d’autres demeurées obscures (« Plus jamais Claudel »), d’autres encore condensant une leçon morale à la manière d’une maxime (« Intellectuels apprenez à ne plus l’être »). En conclusion de ce florilège d’inscriptions sauvages et de slogans politiques surgissent deux formules de Mallarmé, que Leiris imagine scandées par une foule insurgée dans les rues dépavées du Quartier latin.

un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Combien j’aimerais entendre le fulgurant axiome de Mallarmé débité en choeur sur le rythme 4-2 5-2, avec claquements de mains, comme un slogan de manifestations populaire ! Mais comment honorer l’absente de tout bouquet la société est une fleur carnivore[4] ?

À l’évidence, Leiris ne cherche pas à identifier l’intention de Mallarmé derrière ses formules les plus mémorables, ni à en analyser les caractéristiques formelles, comme le ferait un philologue ou un exégète. Ce n’est pas Mallarmé sous la Troisième République qui l’intéresse, ni le poète qui avance une « explication orphique de la Terre », mais bien Mallarmé sous la Cinquième République, quand le régime gaulliste paraît vaciller. Même si le « coup de dés » appelle une lecture « à voix haute » à la manière d’une « partition », Leiris n’interprète pas l’oeuvre de Mallarmé à proprement parler ; il en active certaines formules en leur attribuant une signification politique. Le geste herméneutique de Leiris suppose une double opération, qui peut résumer ce que j’appelle une politique de la lecture. D’une part, la convocation des textes de Mallarmé, même réduits à quelques slogans, provoque une littérarisation de la vie politique, laquelle se trouve ainsi interrogée à partir de schèmes de perception et d’interprétation issus de la littérature, créant par là un effet de défamiliarisation. D’autre part, le détournement des textes de Mallarmé, arrachés à leur temps et transposés dans une autre époque, engendre une politisation de la littérature, qui se trouve mise au service d’une lecture du présent et d’une reformulation de ses enjeux idéologiques. Cette double opération permet à Leiris de résoudre le dilemme entre le désintéressement esthétique et l’utilitarisme politique en dégageant un « point de confluence » entre poésie et politique. Mis à part le caractère idiosyncrasique de la fascination de Leiris pour la brièveté formulaire, cet usage politique de Mallarmé n’a rien d’isolé dans le contexte des « années 68 ». On peut penser à Maurice Blanchot qui, d’abord anonymement dans le bulletin du Comité d’action étudiants-écrivains en octobre 1968, puis sous sa signature dans L’Entretien infini un an plus tard, défend l’« exigence communiste » à partir des thèmes de l’absence de livre et du « jeu insensé d’écrire », ou aux revues Change et Tel Quel qui polémiquent à l’occasion de la publication de l’article « Le camarade Mallarmé » dans L’Humanité en septembre 1969. En ces années, Mallarmé appartient en effet à un fonds contestataire de disponibilité publique.

La deuxième scène que je retiendrai provient aussi de La Règle du jeu, cette fois du troisième volume, Fibrilles, publié en 1966. Leiris y raconte comment, au milieu des années cinquante, après un voyage en Chine populaire, où il avait cru voir s’élargir « la tache rouge de l’espoir », il perd sa « foi du charbonnier » dans le communisme et, désemparé devant la violente répression de la révolte hongroise, craint de devoir abandonner « la fusion du poétique et du social[5] » qui constitue l’un des fils directeurs de La Règle du jeu. Sa démoralisation, qui s’accroît de tourments sentimentaux, l’amène à tenter de se suicider. À peine sorti d’un coma de trois jours causé par l’ingestion de barbituriques, toujours hospitalisé, Leiris se plonge dans « les notes prodigieuses et saugrenues de Mallarmé relatives à son fameux “Livre”, finalement jamais écrit mais dont il avait fait le but même de sa vie et qu’il paraît avoir conçu comme l’oeuvre totale en laquelle l’univers se résume et se justifie[6] ». Ainsi, Le “Livre” de Mallarmé, que venait d’éditer Jacques Schérer, en lui ouvrant des perspectives de travail au-delà de sa désillusion politique et de ses déboires amoureux, le ramène en même temps à la vie et à la littérature, mettant fin à ce qu’il nomme dans son journal sa « descente aux enfers ».

Docile à la leçon de Mallarmé, me donner pour point de mire l’idée de livre total et tenter avec cet enchaînement de récits et de réflexions — déjà serpent qui se mord la queue puisque la recherche de sa propre signification en est, au fond, le principal moteur — d’aboutir à une oeuvre existant comme un monde fermé, complet et irrécusable, telle pourrait être aussi ma façon d’échapper au subjectivisme, prenant alors de la hauteur au lieu de choisir une issue qui déboucherait à ras du sol[7].

Pas plus que dans Frêle bruit, ce n’est Mallarmé en lui-même que convoque Leiris, mais sa « leçon », qui lui suggère une issue à l’effondrement existentiel dont les causes sentimentales et idéologiques lui paraissent inextricables. Comme dans Frêle bruit, l’oeuvre de Mallarmé est actualisée, rapportée et appliquée à la situation du lecteur, qui y découvre une possibilité d’existence et une ressource d’individuation. Le geste herméneutique de Leiris relève cette fois d’une éthique de la lecture, qui expérimente la littérature non comme un simple réservoir d’exemples à imiter, mais comme le lieu d’une pratique de soi, qui permet de remodeler la perception et l’interprétation des êtres et des choses afin d’orienter la conduite de sa vie. S’il est conscient de ne trouver dans l’oeuvre de Mallarmé qu’une « morale professionnelle », c’est-à-dire une représentation du monde à destination des écrivains, Leiris ne lui attribue pas moins une portée pour ainsi dire métaphysique, qui dépasse à la fois le domaine poétique et les limites de l’époque. Le livre qui l’accompagne dans sa remontée des enfers lui fait miroiter une vie nouvelle, affranchie de ce qui la limitait et la compromettait, qu’il voudrait aussi irrécusable que le « Livre ». Certes, après le suicide raté, la mort reste interdite (« Je ne puis dire à proprement parler que je meurs », lisait-on déjà dans L’Âge d’homme), mais la poésie de Mallarmé, parce qu’elle est « totale (conjuguant vie et mort) », permet, sans s’y abîmer, de « poser le bout de l’un de ses souliers sur le seuil de la mort[8] ». Cette activation existentielle de Mallarmé possède aussi son histoire. Plus que tout autre, c’est Maurice Blanchot, avec L’Espace littéraire en 1955, qui impose Mallarmé comme le héros orphique de l’expérience impossible de la mort. Cinquante ans plus tard, en conclusion d’un récit autobiographique intitulé Coma, Pierre Guyotat racontera à son tour, en une curieuse réécriture de la scène de Fibrilles, la crise artistique et spirituelle, véritable « traversée de la mort », au terme de laquelle il a réappris à parler grâce à un infirmier lui faisant répéter « Aboli bibelot d’inanité sonore[9] ».

Ces deux scènes, dont on pourrait multiplier les variations, l’une qui fait descendre Mallarmé dans la rue, l’autre qui lui fait traverser le Styx, illustrent à quel point, chez un même lecteur, à plus forte raison chez des lecteurs différents, les textes littéraires peuvent successivement se prêter à des usages distincts, qui impliquent une construction différenciée du sens et de la valeur des oeuvres. À cet égard, les poèmes et les proses de Mallarmé constituent des « dispositifs[10] », comme l’écrivait Francis Ponge à propos de Lautréamont, qui fournissent des ressources d’expression, des modes de figuration, des outils attentionnels à travers l’activation desquels les lecteurs peuvent mettre à l’épreuve leurs régimes de perception et d’interprétation. En ce sens, la valeur éthique et politique d’un texte n’est pas distincte de sa valeur d’usage : la signification d’un texte pour un lecteur vient de ce qu’il en fait, c’est-à-dire des finalités pratiques qui guident son appropriation. Ces scènes suggèrent par ailleurs que la lecture littéraire, au-delà des singularités individuelles qui font varier nos protocoles d’interprétation, embraye sur des perceptions, des croyances et des représentations qui sont déterminées par notre expérience sociale et historique. Si les textes sont bien des « machines à produire des effets », ainsi que le remarquait Roger Chartier, « leurs dispositifs sont toujours déchiffrés à travers des attentes de lecture, des outillages interprétatifs, des registres de compréhension » que nous partageons à différents degrés avec nos prédécesseurs et nos contemporains[11]. Autrement dit, l’appropriation éthique ou politique des textes littéraires s’exerce au sein d’une communauté interprétative, qui impose non seulement ses pratiques de lecture et ses stratégies herméneutiques, mais son répertoire idéologique, ses références culturelles, son appareil conceptuel, et même son idée de ce qu’est la littérature.

Les scènes empruntées à La Règle du jeu s’inscrivent en outre dans deux traditions, qui ne sont contradictoires qu’en apparence. L’une noue la poésie et la révolution dans une lutte commune contre les formes ossifiées de la vie collective et de la parole publique, conformément à la tradition que j’ai reconstituée dans mon Camarade Mallarmé, qui s’étend des années quarante à la toute fin du XXe siècle et qui revient sans cesse à la question que Leiris juge « cruciale » : « [C]omment faire coïncider et s’affûter mutuellement pensée poétique et pensée révolutionnaire, celle qui vise à transfigurer immédiatement la vie et celle qui prépare les voies à la rupture de ce qui, socialement, ligote notre vie[12] ? » L’autre scène, malgré la méfiance que Leiris conservera toujours à l’égard de la littérature, s’inscrit dans une tradition parallèle, qui attend de la poésie une révélation métaphysique, qui lui prête du moins une ambition philosophique, qui fait fond sur l’expérience de la finitude afin de « combler tant bien que mal le trou de cette angoisse originelle[13] ». Cet usage métaphysique de Mallarmé, que perpétue aujourd’hui Le Nombre et la Sirène de Quentin Messailloux, remonte à la première réception du poète, quand ses disciples le considéraient comme un guide spirituel[14]. Ces traditions s’inscrivent toutes deux dans la continuité des théories spéculatives de l’art qui définissent les contours de l’idée de littérature depuis le romantisme et qui informent nos manières de lire et d’interpréter. Fondées sur un dualisme ontologique, ces théories spéculatives, depuis longtemps disséminées dans l’espace social, sacralisent l’expérience de l’art et de la littérature en lui attribuant une fonction compensatoire à l’égard d’une réalité jugée inférieure, désenchantée et inauthentique. Du double point de vue de l’écrivain et du lecteur, l’expérience littéraire exprimerait une protestation contre une condition prosaïque, appauvrie, et porterait la promesse plus ou moins cryptée d’une vie nouvelle, la vision prophétique d’une communauté rendue à son sens véritable, ou la sagesse d’une parole affranchie du bavardage[15]. Or Mallarmé, qu’on l’imagine fournir des slogans aux émeutiers ou traverser le Styx pour témoigner de « ce qui vient après la finitude », est toujours lu à la lumière de ces spéculations issues du romantisme, dont il fut lui-même un passeur. À cet égard, son nom et son oeuvre, tel que les lecteurs les ont déclinés en France, rendent lisible le tracé d’une certaine idée de la littérature, qui s’accommode aussi bien du romantisme révolutionnaire que du romantisme métaphysique et qui considère l’expérience littéraire tantôt comme la force de contestation d’un monde mutilé, tantôt comme le lieu de manifestation d’une forme de vie non aliénée. La question reste entière de savoir si cette histoire est close et si nous savons aujourd’hui lire autrement qu’à la manière romantique. On est aussi en droit de se demander, quitte à jouer les mauvais augures, si ce que nous persistons à appeler littérature peut survivre à la croyance romantique en ses pouvoirs.