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Quand paraît en 1636 l’Histoire du Canada signée par Gabriel Sagard, les Récollets ont été pour la troisième année consécutive écartés des missions en Amérique du Nord. Malgré la publication du Grand Voyage du pays des Hurons en 1632 vantant les efforts évangéliques de Sagard et de ses compagnons, les disciples de saint François ne parviennent pas à se tailler une place à bord des bateaux. De 1633 à 1635, ils ont recours en vain à différentes stratégies pour réintégrer les missions canadiennes. Ambassades à la cour de France, requêtes auprès du pape[1], tous les efforts déployés ne parviennent pas à vaincre les réticences des marchands et des autorités envers les Récollets. Si cette exclusion répétée devait être difficile à accepter pour les Franciscains, d’autres vexations avaient déjà alimenté les tensions. Le duc de Montmorency, premier vice-roi de la Nouvelle-France, pria en 1626 Sagard de lui confier ses cahiers, mémoires et dictionnaires afin de les remettre aux Jésuites[2]. Pire encore, son successeur, le duc de Ventadour, commet l’indélicatesse d’allouer une partie des vivres réservés aux Récollets pour la subsistance de deux jésuites, sans même consulter les principaux intéressés que les marchands avaient l’obligation d’entretenir[3]. On comprend dès lors la frustration des Récollets.

Au plan politique comme au plan évangélique, la mission des Récollets en Nouvelle-France s’avère un échec cuisant. Non seulement les Récollets ont maille à partir avec les autorités de la Nouvelle-France, mais les conversions annoncées se font attendre. À bien des égards, l’Histoire du Canada peut se lire comme une « Défense et illustration » des missions récollettes. Ainsi, l’historien dresse une sorte de réquisitoire contre les coupables pour épargner la réputation de son ordre dont il vante les succès missionnaires. Au nombre des responsables des tribulations de la mission récollette en Nouvelle-France, l’auteur pointe du doigt les marchands, les dirigeants des premières compagnies commerciales, mais aussi les mauvais chrétiens dont les moeurs alimentent le scepticisme face à l’enseignement missionnaire. Quoique de manière plus indirecte, les attaques du chroniqueur ciblent les Jésuites, qui ont succédé aux Récollets en Nouvelle-France. Mon propos sera de montrer que plusieurs passages de l’Histoire du Canada s’inscrivent dans la littérature de combat prisée par les récollets Joseph Le Caron et Georges Le Baillif[4]. Certes, l’historiographie et la polémique ne vont pas naturellement de pair, du moins si on se fie aux propos de Luce Albert et Loïc Nicolas qui appréhendent le dispositif rhétorique de cette dernière catégorie du discours comme « un édifice fictionnel dont l’irréalité demeure tout à la fois reconnue et repoussée hors du discours en acte[5] ». Pourtant, chez Sagard, l’écriture de l’histoire est bien plus qu’une entreprise publicitaire ; elle est à la fois une arme et un bouclier, puisque, comme le polémiste ou même le pamphlétaire, il « attaque en se défendant[6] ».

Un frère mineur au franc-parler intarissable

Sagard est non seulement un missionnaire attachant, mais il est aussi un personnage au franc-parler doté d’un sens de la repartie remarquable. Au tout début de son voyage, lors de la traversée outre-Atlantique, on le voit répliquer avec véhémence à un passager qui doute de sa foi en le voyant sans appréhension[7]. Si Sagard sait riposter quand on attaque sa réputation, il n’a pas non plus la langue dans sa poche quand il s’agit de défendre verbalement les intérêts de son ordre. « Le silence est une vertu telle que hors son temps [elle] n’est plus vertu », écrit-il au début du quatrième livre[8]. Ainsi le voit-on protester vivement auprès du vice-roi de la Nouvelle-France contre le traitement réservé aux catholiques sur les navires marchands : « Les desordres que j’avois veus en la nouvelle France, m’obligerent puissamment d’en advertir Monseigneur le Duc de Montmorency Viceroy du païs pour y apporter les remedes necessaires[9]. »

On le voit encore avec la même audace protester auprès du duc de Ventadour lorsque celui-ci décide de donner aux Jésuites une partie des vivres réservés aux Récollets : « Cet advertissement donné, je fus trouver Monseigneur le Duc de Vantadour, auquel je fis mes plaintes[10]. »

Sa hardiesse se traduit plus encore dans ses écrits où il ne ménage pas les autorités, allant jusqu’à pointer du doigt la discourtoisie de Raymond de La Ralde, lieutenant de Guillaume de Caen et vice-amiral de la flotte marchande, qui dédaigne les prières et les bons voeux que les Récollets lui offrent à son arrivée[11]. Samuel de Champlain, l’allié de naguère, ne sera pas non plus épargné par ses critiques : Sagard déplore les erreurs stratégiques du Saintongeais, qui n’a pas su suffisamment développer l’agriculture ni appris les langues autochtones. Cependant, la bête noire de Sagard reste d’abord et avant tout les dirigeants des anciennes compagnies commerciales et, par extension, les riches et les grands du monde qui vivent aux dépens des miséreux.

Honnis soient les avaricieux

Comme Joseph Le Caron, Gabriel Sagard déclare dans ses écrits une guerre ouverte aux marchands, contre lesquels il s’acharne particulièrement. Dès LeGrand Voyage du pays des Hurons, il impute aux manquements des commerçants la lenteur des conversions en Nouvelle-France[12]. Si les dirigeants des compagnies commerciales ont failli à leurs engagements envers les missionnaires, c’est, écrit-il, qu’ils se sont « contentez […] d’en tirer les pelleteries & le profit, sans y avoir voulu employer aucune despense, pour la culture, peuplade ou advance du pays, c’est pourquoy ils n’y sont gueres plus advancez que le premier jour[13] ».

Tandis que dans LeGrand Voyage, Sagard ménage, du moins en apparence, les autorités locales, le ton se durcit considérablement dans son deuxième ouvrage où émerge un désenchantement ; le contexte justifie sans aucun doute cet assombrissement. Au moment de publier ce livre, l’historien sait que pour ses frères de religion, la bataille est perdue et il déverse sa rancoeur sur leurs principaux opposants, les marchands. Mettant en exergue les contradictions entre leurs discours et leurs actions, Sagard leur dénie toute velléité de conversion :

La seule avarice leur faisoit passer la mer pour en rapporter des pelleteries […] & point du tout de conversion ny d’envie de convertir, & neantmoins à ouyr les Marchands vous eussiez dit qu’ils n’aspiroient rien tant que la gloire de Dieu, la conversion des Sauvages & le bien du païs[14].

À travers ce constat lapidaire se trouve affirmé le lien étroit entre avarice et dissimulation. Exploitant un argument topique du discours agonique, le chroniqueur s’emploie à faire passer les marchands pour des imposteurs.

Sur cet élan accusateur, Sagard poursuit son raisonnement en bornant de manière caricaturale les préoccupations des commerçants à une simple peau de castor :

Mais si nous voulons penetrer plus avant & voir de quel genre de devotion ils se sont portez à la conversion des Sauvages, nous trouverons […] qu’il s’y fit aucune conversion tant ils apprehendoient qu’elle en diminuat le trafique du castor, seul & unique but de leur voyage. O mon Dieu, le sang me gelle quand je r’entre en moy-mesme, & considere qu’ils faisoient plus d’estat d’un castor que du salut d’un peuple qui vous peut aymer[15].

L’équation réductrice proposée fait ressortir la folie des commerçants qui, pour quelques menues pelleteries, perdent de vue l’essentiel de l’enseignement chrétien. À l’indignation, Sagard ajoute encore la satire et la diatribe, au sens étymologique du terme, en interpellant les marchands dans un dialogue imaginaire où leurs rêves de trouver en Nouvelle-France des trésors semblables à ceux du Pérou sont tournés en ridicule :

Et bien messieurs vous voudriez bien que le Canada fut en mesme paralelle [que le Perou], vous donneriez volontiers cinq sols pour avoir une chartée [charretée] d’escus, ouy mais cela ne se peut faire car les richesses de la nouvelle France, ne montent pas à si haut pris[16].

Comment prendre au sérieux un projet aussi absurde, qui heurte à la fois le bon sens et la morale ? Sagard dote certains passages de son oeuvre d’une facture dialogique et fait entrer dans une « fiction de prise de parole[17] » où il apostrophe violemment son adversaire sans lui donner droit de réplique. Dans ce duel rhétorique, la partie n’est pas égale, puisque l’historien polémiste a pour lui l’autorité divine, anathémisant les avares à qui il dénie toute possibilité de salut :

O vieux avaricieux, qui ne pouvez ouyr la voix du pauvre, vous oyrez la voix des diables qui crieront à vos oreilles, ton temps est passé, tes consolations ont pris fin, la rouïlle a mangé tes richesses, & les vers ta charongne, il n’y a point de Paradis pour toy, que diras-tu, & toy femme mondaine à quoy penseras tu à l’heure de la mort, qui t’est inevitable[18] ?

On remarquera que le chroniqueur ne s’escrime plus seulement contre les seuls associés, mais s’en prend à l’humanité tout entière. Pour les Franciscains, ordre mendiant refoulé des navires à cause de son manque de ressources, l’argent est bien le père de tous les vices. Aux yeux de Sagard l’expression « honnestes marchands », employée en une seule occasion dans son livre[19], semble presque un oxymore. Aussi oppose-t-il avec force au voyageur qui quitte son pays aimanté par l’appât du gain le missionnaire désintéressé, prompt au sacrifice de sa vie :

Les autres sortent de leur païs attirez par le profit & gain temporel, comme les Marchands qui courent d’un polle à l’autre, la mer & la terre, l’Orient & l’Occident, le Septentrion & le Midy, pour parvenir à leur desir insatiable d’amasser richesses[20].

Sagard portraiture le commerçant non seulement comme un être avide de profit, mais encore comme un despote qui force les catholiques à participer à l’office des protestants à bord des bateaux :

[C]es heretiques malicieux se maintenoient dans leur vie libertine, point d’obstacle ny d’empeschement à leur tyrannie qui forçoit mesme les Catholiques d’assister à leurs prieres & chants de Marot, […] dequoy je me suis souvente fois plaint, mais en vain, car Dieu n’est pas respecté jusques là, que son Eglise ait par tout le dessus[21].

Cette accusation, qui fait directement écho à celle formulée par Joseph Le Caron dans le pamphlet Advis au Roy sur les affaires de la Nouvelle-France[22], est d’ailleurs réaffirmée au livre IV de l’ouvrage[23].

Au contraire de Joseph Le Caron, qui prenait principalement Guillaume de Caën pour cible, Sagard ne personnalise pas le débat, mais préfère s’en prendre à une collectivité qu’il pourfend inlassablement pour ses manquements et son désengagement envers la colonie. Autre écho du pamphlet de Le Caron, les annales des Récollets dénoncent l’exploitation honteuse des colons par des marchands. À en croire l’historien, les « rigueurs » des trafiquants de fourrures envers le colon Louis Hébert, réduit à l’esclavage, constituent un obstacle à l’expansion coloniale. C’est, écrit le récollet, « une espece de cruauté aussi grande que de ne vouloir pas qu’un pauvre homme joüisse du fruict de son travail. O Dieu partout les gros poissons mangent les petits[24] ».

Le missionnaire, qui se fait prédicateur, adapte à sa fantaisie un passage célèbre de la Genèse et s’adresse ainsi aux profiteurs : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage, & non point à la sueur d’autruy, dit le Seigneur en la Genèse, car Dieu n’approuve point […] ceux qui veulent faire bonne chere aux despens d’autruy[25]. » À la malédiction d’Adam s’adjoint la malédiction du riche voué à la damnation éternelle. Faisant sienne la parabole des Évangiles, qui exclut les riches du Royaume des cieux, le récollet leur dénie la capacité de charité et de don désintéressé :

Je ne veux pas juger de personne ny condamner aucun, mais j’ay fort douté du salut de plusieurs riches avares que j’ay veu mourir, & d’autres que je cognois qui pensent moins en Dieu qu’en leurs richesses, & s’ils donnent l’aumosne aux pauvres, c’est si peu & si mesquinement que je ne sçay s’ils y auront du merite[26].

Dans le réquisitoire implacable de Sagard, les marchands et armateurs sont non seulement des profiteurs, mais encore des fainéants qui refusent de cultiver la terre et se contentent de belles paroles : « [J]usque là, […] les anciennes societez depuis plus de vingt années […] n’y ont pas ensemencé un seul arpent de terre[27]. » À l’opposé, les Récollets sont vus comme de vaillants laboureurs : « Il n’y a eu que nos Religieux pour esprouver la terre[28]. »

Sur l’opposition cultivée entre pauvres et riches viennent se greffer encore d’autres contrastes entre, d’une part, les disciples de saint François et, d’autre part, les mauvais religieux qui ne « peinent [guère] pour le salut des mescroyans », « mangeans le bien des pauvres & courans les benefices »[29]. Dans la suite de l’ouvrage, l’antithèse entre les missionnaires dévoués et les ecclésiastiques cupides tend à recouper l’antagonisme entre Récollets et Jésuites, les premiers vivant dans le dénuement total, les seconds profitant des largesses des grands. À en croire l’historien, les Récollets sont les seuls à assumer pleinement le voeu de pauvreté, puisqu’ils « ne doivent recevoir argent, rentes ny revenus, sans licence expresse du sainct Siege[30] ».

L’Amérindien, élu de Dieu

Si l’avarice éloigne l’homme du bonheur originel, de la grâce divine, et le missionnaire de son devoir, l’Indien d’Amérique offre aux Récollets un miroir valorisant, voire une compensation morale. Il incarne un contre-exemple à la boulimie mercantile des mauvais chrétiens qui se vautrent dans le luxe et dans les plaisirs. Sans que les Autochtones aient reçu le baptême, Sagard en fait des modèles chrétiens. Même leurs vices ne sont que bagatelles en comparaison de ceux des Européens. Impitoyable envers les hommes venus d’ailleurs, Sagard pardonne tout aux Hurons : le mensonge, la nudité, la saleté repoussante dans laquelle ils vivent. Même leurs débauches ont « je ne sais quoi de noble » à ses yeux. Frôlant l’hérésie, Sagard les élève au-dessus des Français et les croit élus de Dieu, parce qu’ils vivent dans le dénuement, conformément à l’exemple du Christ :

[S]’ils estoient Chrestiens, il n’y a point de doute, que Dieu se plairoit avec eux, mieux qu’avec nous miserables qui le chassons de nos maisons, par nos tumultes, nos querelles, & nos debats, qui ne trouvent jamais de fin parmy la pluspart des familles Chrestiennes[31].

La comparaison récurrente entre Français et Amérindiens se déploie au profit de ces derniers, presque épargnés du péché. Curieusement, le combat contre le vice s’est ici intériorisé et débouche sur la condamnation de la société européenne. Tout se passe comme si la rancoeur de Sagard contre les marchands s’amplifiait jusqu’à devenir une dénonciation globale du genre humain. Dans ce tableau acrimonieux, nul, sauf les peuples primitifs de l’âge doré, n’est préservé des foudres du chroniqueur : « [L]e vice a pris tel pied qu’il semble incorrigible & se va dilatant comme une mauvaise racine[32] », écrit Sagard à propos de ses compatriotes. Ce constat des plus sombres sur la perversion de la civilisation contaminée par la soif de satisfactions temporelles donne lieu à une enfilade de plaintes, dans laquelle Sagard gémit sur le sort qui attend ses semblables après leur mort. Par les commentaires sentencieux qui viennent se greffer sur la trame du récit, l’historien inscrit l’aventure missionnaire dans le cadre d’un combat démesuré et presque vain contre le mal.

Dans l’Histoire du Canada, la haine du mercantilisme vire presque à l’obsession, au point où l’inventaire des curiosités locales laisse filtrer la dénonciation de l’exploitation humaine. Évoquant la présence de forbans, Sagard se lamente ainsi :

On se plaint, mais avec raison du grand nombre de voleurs & de larronneaux, qui en guise de chenilles couvrent aujourd’huy presque toute la surface de la terre, dont les uns semblent honnestes gens & passent pour des gros Messieurs, & ceux là sont les pires de tous, car ils desrobent beaucoup & font pendre ceux qui prennent le moins[33].

Des inégalités sociales aux injustices, la cible de Sagard s’est de nouveau élargie et son combat s’inscrit dans le cadre d’une lutte plus globale entre « Tyrans » et « oppressez »[34]. L’auteur, en bon disciple de saint François, a choisi le camp des plus humbles. Aussi n’est-ce pas un hasard si les Récollets défendent fermement le colon Louis Hébert, dénonçant les iniques conditions de son engagement qui le réduisent à un état de quasi-esclavage, et si l’historien lui réserve un éloge bien senti à sa mort[35].

Rancoeurs et remontrances

Par son rejet global du mercantilisme, sa révolte contre les autorités, Gabriel Sagard adopte l’ethos du polémiste en faisant des Récollets les cibles d’une « vaste conspiration, [d’]une cabale aux limites floues qui s’appuie sur la lâcheté et la duperie générales[36] ».

En s’attaquant ainsi à un personnage générique plutôt qu’à des individus, le récollet s’oppose dans sa démarche à son compagnon Joseph Le Caron qui vise explicitement le chef de la compagnie du Canada. C’est que l’historien croit en la présence d’un complot fomenté contre les Récollets. Un sentiment de trahison explique sans doute les nombreux constats pessimistes qui affleurent dans le livre et qui lui donnent des accents de misanthropie :

O qu’il est bon de ne se fier aujourd’huy qu’en Dieu, toute la terre est couverte de liens & de pieges contre les gens de bien & ceux qui marchent dans la candeur & la simplicité. C’est le regne des meschants & de ceux qui tirent le sang & la substance du peuple, desquels Dieu fera vengeance un jour & n’aura non plus de pitié d’eux qu’ils en ont eu du peuple[37].

Marque de dépit autant que de découragement, la révolte intérieure de Sagard sourd en maintes occasions. Veut-il résumer son expérience dans les pays éloignés, l’auteur se croit l’objet de persécutions et accable de reproches l’humanité tout entière :

[E]ntre toutes les choses que j’ay veuës, […] [l]a premiere est, que par tout où j’ay esté, j’ay tousjours veu le superbe commander à l’humble, le querelleux au pacifique, le tyran au juste, le cruel au pitoyable, le coüard au hardy, l’ignorant au sçavant ; & le pis encores, j’ay veu les plus grands larrons pendre les plus innocens[38].

Ces remarques, véritable cri du coeur, formulées au premier chapitre du livre I donnent d’ailleurs le ton à certaines parties de l’ouvrage. L’Histoire du Canada est le récit d’une triple trahison, celle des marchands, celle des autorités, mais aussi celle des Jésuites qui, à en croire l’historien, ont su tirer profit des travaux et de l’hospitalité des Récollets et ont même attaqué ceux qui les ont précédés. Les critiques de Sagard répondent d’ailleurs à un contre-discours des détracteurs de son ordre, dont on perçoit les échos en sourdine.

L’auteur renverse constamment les attaques dont ses compagnons ont été l’objet en évoquant les injustices qu’on leur a infligées, citant pour témoignage une plainte formulée par son confrère Joseph de La Roche Daillon qui vise expressément le duc de Ventadour : « Il faut que je vous die qu’on a traicté nos Peres si rudement que mesmes deux hommes desquels les Peres Jesuites s’estoient privez pour les accommoder, ont esté retirez par force[39]. »

Bien que les membres de la Compagnie de Jésus aient témoigné de la solidarité envers les Récollets en cette occasion, en d’autres circonstances ils ont su profiter de leur disgrâce. Sagard conclut que l’oppression des faibles constitue un trait propre au genre humain, dont les meilleures sociétés ne sont pas exemptes :

Dieu vueille que dans des congregations bien sainctes, aussi bien que dans le monde, on n’y voye point ce malheureux naturel […], d’affliger l’affligé, & mespriser celuy qui n’est point favorisé, ce que font ordinairement les gausseurs, & ceux qui n’ont jamais sçeu que c’est d’honnesteté au monde[40].

Si Sagard prend souvent un ton accusateur, c’est moins pour épingler les responsables de l’échec de la mission récollette jamais directement nommés que pour s’efforcer d’y « apporter les remedes », comme il prévient au début de son ouvrage[41]. Les premiers ouvriers évangéliques, loin d’avoir été soutenus financièrement, ont été, à ses yeux, brimés par les premières sociétés marchandes dans leurs efforts pour établir des liens d’amitié durables avec les Autochtones :

J’ay blasmé le peu de soin qu’on a eu du pays […], car ç’a esté une chose bien deplorable que quelques Marchands des Compagnies anciennes, avant cette nouvelle[42], qui a pris tout un autre esprit y ayent apporté si peu de soin, & plustost nui que favorisez nos pieux desseins de les convertir, rendre sedentaires, & peupler le païs[43].

La frustration de Sagard s’inscrit dans un concert de doléances et de revendications formulées depuis une décennie par les Récollets. Qu’on pense non seulement aux pamphlets de Joseph Le Caron et de Joseph Le Baillif, mais encore à la lettre de Joseph de La Roche Daillon à un de ses amis, retranscrite en abrégé dans l’Histoire du Canada, où l’épistolier se plaît à énumérer les disgrâces que ses compagnons et lui ont dû essuyer au Canada. Son amertume paraît sans appel, au point où l’on pourrait le croire affligé d’une véritable hantise de la persécution : « [I] l est cruel d’estre traicté de la sorte par ceux mesme de sa Nation, mais puis que nous sommes Freres Mineurs, nostre condition est de souffrir & prier Dieu qu’il nous donne la patience[44]. » Du reste, Sagard, bien loin de prendre ses distances vis-à-vis de ces plaintes, en justifie pleinement l’insertion dans son oeuvre pour le bénéfice des lecteurs : « Ce seroit vouloir cacher la lumiere sous le boisseau, que de vouloir nier au publiq les choses qui le peuvent edifier[45]. »

Concessions et pseudo-rétractations

Ces quelques passages et plusieurs autres montrent bien le goût de l’historien du Canada pour la polémique. Mais sans doute était-il aussi conscient que certaines des révélations que contient son livre nuiraient à sa réception, voire à la situation des Récollets. Aussi le sent-on sur la défensive à quelques reprises lorsqu’il justifie son ouvrage. Dans l’avertissement au lecteur, il tente de prévenir les censeurs qui risqueraient de trouver son ouvrage trop hargneux :

Mon intention a tousjours esté bonne, & [je] ne voudrois pour rien avoir offencé qui que ce soit, car pour la reprehension que je fais aux vices, personne ne s’en peut offencer que les vicieux mesmes desquels je ne dois pas craindre le mespris, n’y appeter les loüanges[46].

Si Sagard affirme haut et fort qu’il ne craint pas les reproches des vicieux que son ouvrage prend pour cible, il tente par endroits d’atténuer la portée de certaines de ses critiques envers les marchands et les autorités.

Ces marques de pseudo-rétractations découlent d’une précaution discursive destinée à ménager les susceptibilités. En effet, Sagard, ou peut-être son correcteur, se rend compte que ses insinuations subversives et ses doléances risquent de porter atteinte à la réputation de son ordre et tente d’atténuer la portée de certaines de ses accusations. Aussitôt après avoir relaté le différend avec le duc de Ventadour, le texte précise : « Cette petite action [protestation auprès de Ventadour] n’a neantmoins en rien alteré l’amour & le respect que nous avons à ces grands hommes […]. Les plus grands Saincts ont eu quelquefois des debats, mais qui ont trouvé leur mort aussitost[47]. »

Quoi qu’en dise ce passage, la hache de guerre entre les Récollets et les dirigeants des compagnies commerciales est loin d’être enterrée au moment où le rédacteur rédige ces lignes. L’amertume de l’historien est trop palpable pour suggérer que tout a été effacé dans son esprit. Malgré cette pseudo-rétractation, Sagard, on le sent, est un contestataire et sa haine des riches et des grands du monde ne souffre guère de nuances.

Du reste, ces efforts d’atténuation rhétorique répondent bien aux ressources de l’écriture polémique qui concède parfois pour mieux attaquer. Pour espérer convaincre le lecteur chrétien du bien-fondé de ses griefs, le récollet doit souvent user de subterfuges, dissimuler son ressentiment sous le baume des nobles intentions et affecter de bonnes dispositions envers tous les acteurs de la colonisation. Mais les adoucissements stratégiques ne sauraient voiler la révolte du sujet écrivant et sa croisade contre les marchands.

Les marques d’atténuation soulèvent encore la question de la cohérence, voire de la paternité de l’oeuvre. En effet, elles semblent provenir d’une autre encre. Est-ce pour cette raison que Sagard, mécontent des retouches apportées à sa chronique peu après la publication de son livre, fait défection aux Récollets pour aller se loger chez les Cordeliers ? L’hypothèse se défend.

Quoi qu’il en soit, Sagard, par son étonnante liberté de parole, sa plume tourmentée, son zèle militant et sa dénonciation enflammée des grands « argentiers » de la colonie, donne des assises à une tradition polémique récollette qui s’illustrera chez Chrestien Leclercq et de manière plus virulente encore chez l’auteur anonyme de L’Histoire chronologique de la Nouvelle-France. Le modeste frère mineur, sous le couvert de l’humilité et de la simplicité franciscaines, n’a pas fini de surprendre ses lecteurs par ses écrits et par sa personnalité hors norme.