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L’objectif de cette courte note de recherche est de proposer une tentative de définition du carnet — envisagé essentiellement comme un outil de travail et d’invention intellectuelle — et de mettre en valeur les nombreux instruments conceptuels dont disposent aujourd’hui les études littéraires pour penser cet objet et cette pratique. De ce point de vue, cette étude vient compléter le travail de Françoise Waquet, qui souhaite rendre visibles les techniques intellectuelles très complexes dont disposent les chercheurs, les lettrés et les savants dans leur travail (plus concrètement, « les outils employés pour repérer et traiter l’information, pour produire et transmettre le savoir, outils qui réfèrent à l’écrit, à l’imprimé, à l’image et au numérique »), et de contribuer ainsi à une « histoire matérielle de la culture savante » et à une « archéologie des techniques intellectuelles[1] ». La notion de « lettré », proposée par William Marx[2], implique un individu qui dédie sa vie, dans le cadre d’un rapport « professionnel », à la lecture et à l’écriture, et elle a le mérite, me semble-t-il, d’inscrire cette pratique du carnet dans une archéologie plus large (parce qu’elle inclut celles de l’universitaire, du critique, du savant, etc.) et moins anachronique que celle, plus usuelle, de l’écrivain (une figure liée, on le sait, à une vision très moderne de la littérature, aux notions de droits d’auteur, etc.). Le carnet du lettré sera donc envisagé ici comme un objet et comme une pratique intimement liés à la lecture (et une de ses meilleures définitions est celle que propose Barthes : « […] carnet = observation-phrase : ce qui naît d’un seul mouvement comme Vu et Phrasé[3] »), même s’il gagne à être étudié dans un univers plus vaste : carnets d’aphorismes (Joubert, Lichtenberg), carnets de choses vues (Hugo), carnets de listes (Joyce, Perec), carnets d’autoanalyse (Henry James, Beckett), carnets de guerre (Sartre), carnets de poésie (André du Bouchet), carnets d’idées (Michelet, C. Noica), journal de pensée (H. Arendt), cahiers philosophiques (S. Weil), journal de travail (Brecht, L. Rebreanu), carnets de glossolalies (Artaud), carnets de captivité (Levinas, Gramsci), carnets de voyage (Gide, Barthes), carnets intimes (Jouhandeau), carnets à l’usage du grand public (le Bloc-notes de Mauriac, le Dietario de Pere Gimferrer), carnets de témoignage (F. Bon), carnets virtuels (L’Autofictif d’Éric Chevillard), dans un ensemble qui inclut des pratiques culturelles un peu oubliées (les « hypomnemata », les « excerpta », les « adversaria », les « commonplace books », le « liber amicorum », les « ana », les « esprits », les « zibaldone », les « spicilèges », le dictionnaire, l’agenda, l’anthologie privée, la liste et la lettre)[4]. Sans tomber dans l’autobiographie, je tiens à dire que cette note de recherche reformule brièvement les hypothèses et les résultats d’un travail dont l’articulation principale concernait les rapports du carnet aux notes de lecture (aux carnets de citations, à l’art de l’extrait et aux pratiques compilatoires[5]) et qui a pris d’abord la forme d’un mémoire (soutenu à l’École des hautes études en sciences sociales en 2009), d’une thèse de littérature et poétique comparées (soutenue en novembre 2013 à l’Université Paris Nanterre), et enfin d’un livre (paru en février 2016[6]).

Il faut noter que les carnets, et plus particulièrement les carnets de lecture, tels qu’ils parviennent aux lecteurs, même les plus avertis, sont souvent radicalement métamorphosés dans la mémoire culturelle par un processus de transmission ou par une dynamique éditoriale qui préfèrent généralement remanier ou réécrire le carnet et le présenter aux lecteurs sous une autre forme, elle-même marginale (« essais », « pensées », « aphorismes »), mais perçue comme plus noble et originale. Dans le cas des carnets, encore plus que pour d’autres types de textes, la publication crée l’objet, et une sorte de métonymie éditoriale, puisqu’une partie du contenu prête son nom à l’ensemble, actualise chaque fois un autre texte, en privilégiant souvent l’aspect « essai » ou « pensées » du carnet au détriment de sa dimension comprenant les notes de lecture, de sa dimension « citationnelle ». Je n’ai pas voulu, dans mon travail, dénoncer telle ou telle actualisation qui, comme toute interprétation, biaise notre rapport à un texte et à une pratique, mais montrer qu’une autre actualisation est possible (une histoire culturelle et épistémologique du carnet de lecture) et analyser ensuite les rapports complexes qui s’établissent entre cette dimension éditoriale et la dimension auctoriale du carnet. Dans un cas, on veut faire du carnet une anthologie (souvent thématique) de belles pensées, dans l’autre, on veut présenter le carnet, comme nous y encourage Barthes, non pas sous la forme d’un atelier de belles phrases, mais plutôt sous celle d’un territoire des phrases justes, où l’énonciation est sans arrêt affinée, où la pensée cherche, à travers des variations et des impasses, sa forme. Le destin littéraire de J. Joubert, un écrivain qui a surtout écrit des carnets, est sans doute exemplaire dans ce sens. Ses deux cent cinq carnets ont été édités tour à tour comme « recueil de pensées » par Chateaubriand (1838), comme « Pensées, essais, maximes, correspondance » par Paul de Raynal (1850), comme « Pensées » par Georges Grente, en 1941, comme « pensées, jugements et notations » par Rémy Tessonneau, en 1989. Ce seront surtout l’édition Gallimard (1938) d’André Beaunier et celle de David Kinloch et Philippe Mangeot, en 1996, qui mettront en évidence la dimension « carnet » de l’oeuvre de Joubert, et qui limiteront au possible les modifications éditoriales. On retrouve aussi ces transformations dans les traductions des Carnets de Joubert : en italien, Mario Escobar les a présentés comme un « Diario » en 1943, Jean Chuzeville comme « Pensieri », en 1957, et Guido Saba, la même année, comme « Riflessioni dai Diari » ; en catalan, Joan Casas traduit, en 2009, la version de Rémy Tessonneau comme « Pensaments, juicis i anotacions » ; en espagnol, Manuel Serrat Crespo traduit la même édition française comme « Pensamientos » ; en anglais, H. Attwel traduit les carnets, en 1896, comme « Pensées, Selected and Translated with the French Appended », et Paul Auster, en 2005, comme « The Notebooks of Joseph Joubert : A Selection ». Les carnets de Marc Aurèle (plusieurs titres se sont succédé : Pensées, Écrits pour lui-même, De lui-même ou de sa vie, De sa vie, Pensées morales, À moi-même, Conversation with Himself, Meditations, Thoughts[7]), ceux de Lichtenberg (dans la mesure où Albert Leiztmann a publié une édition du Sudelbücher où il préférait parler d’« aphorismes », en biaisant par là toute la future réception de l’oeuvre), ceux de Flaubert (dont la première publication était un « florilège de maximes »[8]), de Colerdige, de Walter Benjamin ou de Musil[9] ont connu un traitement similaire. On peut donc comprendre que si le carnet de lecture n’a pas encore reçu l’attention qu’il méritait, dans les études littéraires, c’est parce que sa découverte, comme pratique et document, est assez récente. Si le carnet commence à susciter un certain intérêt, c’est parce qu’il maintient une relation complexe avec le livre et l’oeuvre à venir ; le plus souvent, le carnet (l’objet que l’on tient dans la poche) précède, anticipe et prépare le livre, mais il faut dire aussi qu’à l’autre bout de la mémoire culturelle, le livre redevient parfois, dans un processus d’« anthologisation » de la littérature, comme le dit très joliment Barthes, un carnet, un objet éditorial, un ensemble de « notes » :

Et là, on va voir que, s’il y a lutte entre le Livre et l’Album, c’est finalement l’Album qui est le plus fort, c’est lui qui reste : a) l’amas de notes, de pensées détachées, forme un Album ; mais cet amas peut être constitué en vue d’un Livre ; l’avenir de, c’est alors le Livre ; mais l’auteur peut mourir entre-temps : il reste l’Album, et cet Album, par son dessein virtuel, est déjà le Livre ; vous avez reconnu les Pensées de Pascal → Il s’agit bien d’un livre : l’Apologie (de la religion chrétienne), représentation dirigée de l’homme, transcendance, hiérarchie, « architecture » (inconnue de nous : batailles autour du plan) et préméditation ; […] b) À l’autre bout du temps, le Livre fait redevient Album : l’avenir du Livre, c’est l’Album, comme la ruine est l’avenir d’un monument[10].

Après avoir abandonné une idée générique du carnet (Dominique Vaugeois préfère parler dans ce sens de « seuil inférieur du genre » ou d’« hypergenre », et Jean Pierrot évoque le « degré zéro de la structure générique »[11]), j’ai retenu plusieurs notions qui peuvent rendre compte, à mon sens, de la complexité d’une construction auctoriale et éditoriale que l’on appelle « carnet » — « objet », « trace », « geste de lecture », « disposition », « pratique », « représentation » et « posture » :

  1. Le carnet comme objet et comme trace insiste, dans une sensibilité qui doit beaucoup aux modèles de la critique génétique[12], mais aussi aux recherches récentes qui s’intéressent à la vie des objets[13], sur la matérialité du carnet et sur la manière dont cet aspect conditionne la pensée[14].

  2. Le carnet comme geste de lecture concerne une situation concrète de lecture (à la fois matérielle et mentale) : celle où le lecteur tombe, au cours de sa lecture, sur une phrase qui le bouleverse d’une manière ou d’une autre, qu’il prélève et qu’il garde dans un carnet spécialement conçu à cet effet ; j’ai proposé d’appeler cette note de lecture une « note-citation » en réunissant ainsi deux domaines de recherches, celui consacré à la prise de notes[15] et celui, inspiré surtout par le travail d’Antoine Compagnon[16], dédié à la citation.

  3. Le carnet comme disposition et pratique met en évidence, dans le cadre d’une sociologie culturelle inspirée par Bourdieu, et revisitée entre autres par Bernard Lahire[17], le carnet comme une pratique intériorisée dans l’univers scolaire et qui doit beaucoup, au moins en France, à la pédagogie jésuite ; ici, l’objectif est d’insérer le geste de lecture dans un ensemble plus vaste de pratiques et de comportements culturels, dans ce que l’on pourrait appeler un « habitus lettré ».

  4. Enfin, la posture et la représentation, deux notions proposées par Jérôme Meizoz, pour la première, et par Roger Chartier, pour la seconde[18], placent l’objet et la pratique du carnet dans un univers dans lequel celui-ci n’est plus seulement quelque chose d’intime, mais engage également une dimension mémorielle et patrimoniale, des enjeux de luttes symboliques très significatives.

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Le carnet du lettré nous permet de mieux comprendre une heuristique de l’invention intellectuelle, la circulation sociale et culturelle des textes, les filtres de la mémoire littéraire, et surtout les phénomènes de réception de la littérature. Plus concrètement, l’étude du carnet nous permet d’enrichir notre compréhension du fonctionnement mental, affectif et social de la lecture. Jusqu’à présent, on le sait, nos théories de la lecture ont eu plusieurs sources essentielles : un discours sur la lecture, souvent proposé par les lettrés eux-mêmes, un discours très précieux mais qu’il faut traiter avec une certaine prudence ; l’introspection, c’est-à-dire la capacité des sujets d’observer intérieurement ce qui se passe en eux au moment de la lecture, et toutes les études phénoménologiques, psychologiques et psychanalytiques de la lecture doivent beaucoup à ce processus qui est également très enrichissant, mais qui peut nous induire en erreur lorsqu’il se contente de reproduire, consciemment ou non, une certaine doxa sur la lecture ; l’enquête empirique ou sociologique, qui représente en quelque sorte une union du discours sur la lecture et de l’introspection et qui donne une certaine visibilité à des pratiques plus « ordinaires » ou non professionnelles de la lecture ; les études cognitives, qui essaient de comprendre la lecture par le fonctionnement du cerveau ; et enfin des modèles rhétoriques, comme celui, et je le mentionne parce qu’il est sans doute un des plus puissants et sophistiqués, proposé par Michel Charles[19]. Le carnet de lecture, envisagé comme « objet », « trace », « geste de lecture », « pratique », « représentation » et « posture », nous permet d’enrichir, de tester et d’objectiver tous ces modèles et de mieux comprendre ainsi, entre autres, l’extraordinaire plaisir de lire.