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Échange épistolaire[Notice]

  • Jeanne Lapointe et
  • Félix-Antoine Savard

Cet échange épistolaire entre Jeanne Lapointe, professeure à la Faculté des lettres de l’Université Laval, et Félix-Antoine Savard, doyen de cette faculté, porte sur le texte « Quelques apports positifs de notre littérature d’imagination » que Lapointe a fait circuler auprès de quelques écrivains et intellectuels pour recueillir des commentaires avant sa publication dans Cité libre en octobre 1954. Ce texte se situe dans le contexte du long débat qui opposait depuis le début du XXe siècle les tenants d’un régionalisme littéraire aux défenseurs d’une littérature plus universelle. Les deux lettres mettent en lumière la position avant-gardiste de Jeanne Lapointe à la fois dans son enseignement et ses textes critiques, et le renversement des valeurs qu’elle contribue à initier, dans lequel l’esthétique supplante la religion et le nationalisme dans l’analyse des oeuvres. L’échange révèle aussi son inclination pour le débat, son refus de la pensée figée. Mademoiselle Jeanne Lapointe, Professeur à la Faculté des Lettres, Université Laval, Québec. Ma chère Jeanne, Je devais vous répondre plus tôt ; mais je n’ai eu que ces jours-ci le loisir de lire, à tête un peu reposée, votre étude. Vous m’y traitez bien ; je vous en remercie. Il y a, il y aura toujours de bons et sincères sentiments d’amitié entre nous, encore que, vous lisant, j’aie l’impression que bien des choses, hélas, nous séparent. Votre attitude intellectuelle en face de quelques-uns d’entre les plus graves de nos problèmes de culture, n’est pas la mienne ; et ce qui m’afflige, c’est que le doyen des lettres de Laval devra se résigner à combattre certaines idées qui affleurent, çà et là, dans votre article. Oh ! vous comprendrez que cela m’est dur ; et que, plus que jamais, je regrette le cher temps où, parmi les humbles et les petits, je me sentais à mon aise beaucoup plus que maintenant. Ne trouvez-vous pas que ce soi-disant monde des « évolués » est un monde plutôt rétrograde, en ce sens qu’il retourne vers toutes les vieilles erreurs du passé ? Les formes nouvelles qu’il prend, les faux airs de jeunesse qu’il se donne ne font point prendre le change. À l’heure où les civilisations sont menacées par les plus néfastes idéologies, des intellectuels de chez nous n’ont qu’indulgence et sourire pour les écrivains et les livres qui les propagent ; ils regrettent, semble-t-il, les climats où ces oeuvres sévissent ; ils oublient les malheurs et les erreurs dont elles sont issues ; ils ne prévoient pas les misères qu’elles préparent. Les uns se séparent de la nature à laquelle, bon gré, mal gré, il faudra toujours revenir parce qu’elle est la source de toute jeunesse ; les autres, sous prétexte d’émancipation, vagabondent parmi de vieilles théories religieuses, politiques, sociales, littéraires engendrées par les concupiscences et l’orgueil de la vie. Il en est qui refusent le temps (le tempus acceptabile, dont parle l’Écriture), pour s’évader vers des absolus artificiels. Ils ont l’esprit et le coeur en révolte contre les conditions de lieux et de temps où Dieu nous a placés ; ils s’égarent en des métaphysiques fumeuses, en des universalismes – assez confortables, d’ailleurs – où la pensée, séparée du concret et de l’immédiat, n’a plus d’autres règles que son propre plaisir. On voit même des incroyants se payer le luxe d’être férocement jansénistes. Vous savez ces choses ; permettez-moi, néanmoins, de vous dires mes inquiétudes. Vous les comprendrez un jour. Je suis et veux demeurer, coûte que coûte, un homme du pays, de mon pays. J’ai pu, grâce à certains contacts, à certaines expériences, comprendre un peu ce qu’il a coûté, …

Parties annexes