Corps de l’article

Introduction

Quelle que soit la désignation[1] que l’on attribue au roman policier, sa structure garde la même configuration[2] et comporte un ensemble de stéréotypes tels que les personnages, les lieux et les péripéties. Dans ce type de roman, la quête se construit autour d’un meurtre qui amène la police à rechercher l’assassin dont la découverte marque très souvent l’épilogue. S. S. Van Dine a donc raison de faire de la figure du cadavre une des conditionnalités de l’existence du roman policier : « Un roman policier sans cadavre, cela n’existe pas. [...] Faire lire trois cents pages sans même offrir un meurtre serait se montrer trop exigeant vis-à-vis d’un lecteur de roman policier. La dépense d’énergie du lecteur doit être récompensée[3]. »

Les romans policiers de Moussa Konaté s’inscrivent dans ce canevas. Dans L’Empreinte du renard[4], le commissaire Habib n’apparaît dans le récit qu’après le meurtre d’un conseiller municipal à Pigui, en pays dogon. On fait le même constat dans La Malédiction du Lamantin[5] où son adjoint Sosso et lui ne commencent leur enquête qu’après la mort du chef Kouata et de son épouse Nassoumba, deux victimes appartenant à l’ethnie bozo.

À partir de ces constats, j’adhère à l’hypothèse que ces deux romans sont les produits d’une sédimentation culturelle ancrée dans l’ethnographie africaine, à travers, notamment, le déploiement discursif de l’identité ethnique et de l’imaginaire social dont ils sont tous deux porteurs. Comment alors ces deux polars basculent-ils dans le discours ethnique, voire anthropologique ?

Pour répondre à cette question, l’on tentera, selon une démarche à la fois narratologique et sociocritique, de faire ressortir, dans une première articulation, l’imaginaire social sous-tendu par les faits ayant déclenché la mort des victimes dogon et bozo. Ensuite, nous verrons comment la question ethnique peut être source de drame dans un polar. La troisième et dernière articulation examinera, quant à elle, l’apport de ce genre, le polar, chez un « nouveau romancier africain » comme Moussa Konaté.

La dynamique événementielle dans le polar de Moussa Konaté

L’environnement spatio-temporel et l’ensemble des faits relatés dans L’Empreinte du renard et La Malédiction du Lamantin sont conçus à partir d’éléments inspirés de la légende. Ces éléments contribuent ainsi à renforcer la teneur ethnographique de ces deux textes.

La part de la légende

Selon Guy Nicolas, la notion d’ethnie, saisie sous l’angle de la sociologie, est « un ensemble social relativement clos et durable, enraciné dans un passé à caractère plus ou moins mythique. Ce groupe a un nom, des coutumes, des valeurs, généralement une langue, propre[6] ». L’une des meilleures manières de représenter cette singularité sociétale qu’est l’ethnie dans les fictions littéraires consiste à adopter une posture narrative en lien avec le réel. Dans son cas, Moussa Konaté s’inspire des imaginaires culturels propres aux peuples dogon et bozo qu’il réinvestit par la suite dans ses fictions littéraires.

L’Empreinte du renard débute avec l’histoire de Yadjè, un personnage cocufié, par son meilleur ami Yakoromo. Dans l’imaginaire social des Dogons, cet acte est une offense grave dont l’absolution doit se solder par la mort de l’un des deux amis sur une falaise. Car dans cette communauté « les fiançailles sont aussi sacrées que l’amitié. Elles se nouent depuis que les enfants sont au berceau, selon la volonté de leurs parents » (ER, 27).

Pendant ce combat, et contre toute attente, Yadjè est tué. Cette mort, tel le début d’une série d’événements tragiques, se poursuit avec la découverte de deux autres corps inanimés, ceux de Nèmègo et d’Antadou. À Pigui, le village où se déroule le drame, la rumeur annonce d’autres meurtres.

On retrouve, à peu près, le même scénario dans La Malédiction du Lamantin avec la mort du chef Kouata et de son épouse Nassoumba. Dans ce roman dont l’action se déroule en pays bozo, les croyances mythiques et surnaturelles cohabitent pour donner un sens aux décès brusques et inattendus de ces deux personnages. Les enquêtes menées par les deux officiers de police doivent certes élucider ces drames et en donner les vraies raisons, mais le fait est que chez les Bozos, tout comme chez les Dogons, nul ne doit enfreindre les règles sociales et celles-ci ont été transgressées. Dans L’Empreinte du renard, à partir du moment où un ami entretient des rapports intimes avec la femme d’un autre, ce dernier est déshonoré non sans le préjudice que cet acte puisse susciter la colère des dieux et remettre en cause les valeurs qui fondent l’harmonie entre les deux individus. Kansaye, l’oncle paternel de Yadjè, dans un accès de colère, encourage ainsi son neveu à se venger de son ami :

– Nèmègo a osé toucher à la fiancée de son ami ! […]

– Tu n’as pas besoin de réfléchir. Bientôt, tu seras la risée du village, et la famille de mon frère aussi. Ça, je ne le permettrai jamais. Tu es un Dogono, Yadjè, et tu dois le prouver. Défie Némègo sur la falaise et tue-le ! Je te l’ordonne. M’entends-tu ?

ER, 24

Autrement dit, selon Kansaye, la mort apparaît comme le châtiment indiqué pour un affront comme celui que vient de subir son neveu. Ce n’est qu’en mettant un terme à la vie de Némègo que Yadjè réussira à apaiser la colère de l’ancêtre Lèbè et redorer l’image de sa famille.

Dans La Malédiction du Lamantin, la légende, à travers la voix du griot Mandjou, vole au secours du rationnel pour expliquer aux lecteurs l’histoire de la succession des Kouata, la dynastie régnante chez les Bozos de Kokri, ainsi que le pacte sacré qui lie cette famille à Maa, le Lamantin :

Un jour, le monstre à dix-neuf têtes qui terrorisait les hommes d’alors assiégea le village des Bozos autour duquel il traça un cercle que nul ne devait franchir au risque de perdre la vie. Il exigeait, pour lever le siège, que le village lui offrit tous ses enfants. […] C’est alors que, contre la volonté de son unique fils Iyani, qui brûlait de se battre contre la terreur, Iya Kouata alla voir le monstre et lui dit : « Fais de moi ce que tu veux, mais laisse vivre les enfants des Bozos. » Sur ce, le monstre l’emporta, pour toujours. Ainsi fut sauvé le premier village des Bozos, donc la tribu tout entière.

Alors, du haut de son cinquième ciel, Maa le Lamantin, le génie des eaux, décréta : « Ce peuple est mien, je signerai avec lui un pacte qui en fera mon protégé pour toujours. »

ML, 49

Tout au long de ce récit qui s’étale presque sur huit pages, l’horizon d’attente des policiers enquêteurs se trouve brouillé, habitués qu’ils sont à la véracité des faits. Le griot révèle ensuite l’important sacrifice de Maa, le Lamantin, qui a dû consentir à sauver les Bozos : héberger Tiamballé, le second fils de Iya Kouata que tout le monde croyait mort et le ramener au village afin qu’il vienne sauver leur communauté ethnique, menacée de disparition. Selon la légende, Kouata, l’actuel chef du village de Kokri, et son épouse Nassoumba sont morts foudroyés parce que des jeunes issus de cette communauté ont troublé l’ordre de la nature en enfreignant le code de bonne conduite qui les lie au Lamantin depuis très longtemps.

Un univers spatio-temporel favorable au crime

En plongeant ses lecteurs dans un environnement spatio-temporel africain, celui des crimes, Moussa Konaté montre ainsi un réseau de significations que l’on peut saisir comme étant la matérialité de croyances sociales dont la transgression peut conduire à la mort. Cet environnement révèle, de façon privilégiée, les incidences réciproques entre vision d’un monde, héritage culturel et gestion spatiale. Cela fait penser aux propos de Bernard Mouralis qui écrit, dans un article paru dans la revue Notre Librairie, que certains écrivains choisissent généralement de situer l’action de leur roman dans des cadres socio-politiques aisément identifiables. Il nomme ces espaces les « pays réels », par opposition aux « pays d’utopie » :

[L]oin de se réduire à un espace purement physique – thématique des « terres vierges » –[le cadre géographique] témoigne au contraire d’une incessante présence humaine, c’est-à-dire culturelle. Celle-ci apparaît à travers une multitude de traces ou de marques qui renvoient à des pratiques sociales, des événements historiques ou des représentations collectives et que les écrivains se proposent de repérer[7].

Dans les « pays réels » que le romancier représente dans ses deux romans, les espaces naissent à travers le prisme des mythes de fondation, informés qu’ils sont par une histoire mythique qui raconte une genèse, un événement ou exalte l’émergence d’un lieu consacré.

Les lieux mythiques que Moussa Konaté représente dans ses textes restent imprégnés de cette atmosphère sacrale. De sorte que dans L’Empreinte du renard, Lèbè, l’ancêtre des Dogons, est mécontent parce que certains de ses enfants bradent des portions de leur terre à des personnes étrangères dans le but de s’enrichir. Il en est de même dans La Malédiction du Lamantin où Maa, le génie tutélaire des eaux, manifeste sa colère à cause des personnes étrangères qui ont perturbé sa quiétude. Pourtant, dans la mythologie dogon, la terre reste le lieu originel, l’espace premier avant qu’il ne soit, plus tard, question de communautés ou de groupements humains. On a la même sacralité chez les Bozos qui vénèrent Maa, le Lamantin. Toutefois, aujourd’hui, face à la puissance dévastatrice de l’argent, toutes ces croyances sont ignorées. L’argent semble avoir pris le dessus sur toutes les autres considérations : « C’est l’argent qui les pousse à ne plus respecter leurs aînés, à prendre les femmes de plus pauvres qu’eux, à cracher sur l’amitié, à se considérer comme des rois » (ER, 241). Encore pour de l’argent, on extirpe Maa, le Lamantin, du fleuve Djoliba, son espace naturel, pour l’exposer dans un musée.

Au regard d’un tel délitement moral consécutif à l’émergence de nouvelles priorités, il y a lieu de se demander aujourd’hui si « être Dogono (ou encore moins Bozo) a encore un sens » (ER, 241). Les nouvelles identités humaines qui émergent de cette ère sont celles de la prévarication, de la corruption et même du meurtre. On tue et on se tue pour tout.

Chez Moussa Konaté, la narration des événements tragiques qui surviennent à Kokri et Pigui, et qui appellent l’intervention des policiers reste aussi un excellent prétexte pour exposer des imaginaires sociaux.

Le crime comme prétexte pour exposer des praxis culturelles et des imaginaires sociaux

Dans ces deux romans, l’écrivain fait ouvertement, et cela dès l’incipit, un aveu important dans le souci de montrer sa quasi-méconnaissance des cultures dogon et bozo décrites. Pour rester conforme à la véracité des faits, il affirme avoir eu recours à des personnes-ressources afin de donner à ses textes « l’illusion référentielle », chère au récit réaliste :

À Denis Douyon et Hassane Kansaye
Qui m’ont instruit
Des coutumes et mystères
De leur terre natale.
Je leur dois notamment
L’idée du duel sur la falaise,
Le choix de l’arme du crime
Et les noms des personnages dogons.

ER, 9

Dans La Malédiction du Lamantin, l’auteur adresse également ses « sincères remerciements au docteur Mamadou Simaga et au jeune professeur Sékou Fofana pour les informations et les précisions qu’ils [lui] ont données sur le mythe du Lamantin et l’histoire des Bozos » (ML, 7).

Avec ces propos qui sonnent comme des aveux d’ignorance des cultures dogon et bozo, l’écrivain, grâce à la médiation de ses informateurs, Denis Douyon, Hassane Kansaye, Mamadou Simaga et Sékou Fofana, se sert du prétexte des crimes pour pénétrer l’intimité de ces deux communautés africaines à travers un procédé narratif fortement empreint de réalisme dans le but de décrire des praxis culturelles spécifiques.

Les praxis culturelles dogon et bozo

Dans son polar, la posture de défenseur et d’illustrateur des cultures dogon et bozo que Moussa Konaté adopte relèverait sans doute d’un désir ardent de cet écrivain de promouvoir ces identités ethniques africaines secrètes, mystérieuses, voire étranges (ML, 32). Les narrateurs hétérodiégétiques qui prennent la charge du discours ethnographique dans ces deux romans adoptent un certain ethos susceptible d’assurer leur ancrage culturel et leur parfaite connaissance des sociétés concernées. Les alliances à plaisanteries dont parlent ces narrateurs s’inscrivent parfaitement dans cette dynamique.

Les alliances à plaisanteries, un jeu social dynamique

L’Empreinte du renard et La Malédiction du Lamantin commencent, tous deux, avec la description des événements qui précèdent la mort de Yadjè, Némègo, Kouata et son épouse. Une fois informées, les autorités maliennes se voient dans l’obligation de faire appel au vieux commissaire Habib et à son jeune collègue Sosso pour élucider ces morts. À partir de cet instant, la notion de « roman policier » chez Moussa Konaté se justifie grâce à un intéressant jeu de manipulation du lecteur dans les deux intrigues. Qui a tué le chef Kouata et son épouse ? Pour quels motifs ? Ceux qui, à première vue, passaient pour les potentiels criminels et que les lecteurs étaient en droit de culpabiliser sont en réalité innocents. Ce procédé narratif, qui n’est pas sans rappeler la théorie du processus artistique[8] élaborée par Marc Lits, permet à l’écrivain de présenter certaines pratiques culturelles des sociétés dogon et bozo.

Le jeu des alliances à plaisanteries que Sory Camara définit comme étant un type de « relations interclaniques tout à fait spéciales [et où] les groupes alliés sont tenus de s’entraider, d’échanger des services et des plaisanteries[9] » participe également de cette dynamique de représentation.

Dans L’Empreinte du renard, les échanges auxquels s’adonnent le commissaire Habib Kéita et le chauffeur Samaké en sont des exemples :

– […] Mais je ne t’ai même pas demandé ton nom, se souvient Samaké.

– Je m’appelle Habib Kéita.

– Oh là là, mais c’est mon esclave que je conduis ! Mon patron ne m’a pas dit ça, sinon je t’aurais noyé dans le fleuve. […]

– Et toi derrière ? demanda le chauffeur à l’inspecteur.

– Sosso Traoré, répondit ce dernier.

– Mais, constata le chauffeur, toi, tu portes le même nom que les moustiques ! Seigneur, le voyage va être pénible pour toi. Dès qu’un moustique de Mopti apprendra ton nom, ce sera la guerre. En un clin d’oeil, tous les moustiques de Mopti vont venir avec leurs fusils et leurs bazookas. Guidiguidin ! Boum ! Guidiguidin !

ER, 69

La Malédiction du Lamantin reprend à son compte cette même constante narrative, surtout lorsque le vieux bozo qualifie l’officier de police Sosso de « petit moustique » (ML, 43) dans le seul but de tourner en dérision ce personnage. On retrouve la même atmosphère de plaisanteries entre Bouba, un Bamanan, et sa mère, une Bozo. Au cours de leur conversation, on y voit même cette vieille dame traiter son propre fils de « zoro » (ML, 114).

Avec de tels propos qu’il faut saisir comme une volonté manifeste chez les différents personnages de tourner en dérision leurs alliés respectifs, le constat est que les personnages de Moussa Konaté sont en plein dans la pratique du Sanangouya, l’expression consacrée de ces alliances en langue malinké. Comme la pratique ne va pas sans bouffonneries, sans expressions paillardes et autres, on y trouve alors la place centrale du rire : « [Samaké] éclata de rire. Habib ne put s’empêcher de l’imiter… » (ER, 69) tout comme la mère de Bouba qui n’a pu s’empêcher de rire « longuement de sa voix fluette comme celle d’une petite, en fermant les yeux » (ER, 114).

Toutefois, chez Moussa Konaté, l’alliance qui interpelle et qui autorise à croire qu’il y aurait chez cet auteur une volonté de montrer le lien symétrique entre les sociétés de références décrites dans ses deux polars, reste celle qui existe entre les Bozos et les Dogons, deux peuples « alliés », donc « frères », qui se doivent entraides et assistances mutuelles du fait des liens mythiques existant entre eux :

C’était du temps de nos ancêtres. Deux frères avaient entrepris un long voyage. Épuisés, sans provisions, ils ne savaient plus que faire. C’est alors que le plus âgé des deux disparut dans la brousse pendant un moment, puis réapparut en tenant un morceau de viande cuite à la braise, qu’il offrit à son jeune frère. Ce dernier mangea sans se poser de question. Ce n’est que quand ils se remirent en chemin qu’il constata que son grand frère […] avait découpé un morceau de sa cuisse, qu’il avait grillé […].

ML, 43-44

Comme la pratique ne va pas sans interdits, on y lit l’interdiction formelle faite aux Bozos d’épouser une femme dogon et vice-versa : « [É]pouser une femme dogon est comme une malédiction pour un Bozo ! » (ML, 43) Sous l’angle de la dérision, les Dogons et les Bozos s’invectivent sans aucune retenue. Les premiers ont toujours tendance à rabouiller les seconds, et vice-versa. Les propos qu’ils tiennent quotidiennement les uns envers les autres sont empreints de ridicule et parfois de grossièretés.

En plus d’être des lieux d’exposition de la parenté à plaisanteries, ces deux romans de Moussa Konaté sont également d’excellents espaces de mises en scène de bien d’autres pratiques culturelles, telles que la fête des masques chez les Dogons.

La fête des masques chez les Dogons

Dans son deuxième ouvrage qu’il consacre à l’ethnie dogon, Dieu d’eau : entretiens avec Ogotemmêli, Marcel Griaule écrit que la danse est une activité très ancienne chez les Dogons et qu’elle est intimement liée à la divination :

Ainsi la première danse attestée avait-elle été de divination ; elle avait projeté dans la poussière les secrets du verbe contenu dans les fibres portées par le danseur. De longues périodes s’étaient écoulées. […] Tout ce décor, ce matériel sonore, cette gesticulation devaient se retrouver dans la vie des hommes, s’enrichir de sens, de mouvements nouveaux[10].

Dans L’Empreinte du renard, l’auteur reprend à son compte cette caractérisation qui fait des Dogons un peuple attaché aux masques et aux danses depuis leurs origines. Se plaçant de facto dans cette logique de représentation, il décrit un spectacle de danses masquées où les personnages se métamorphosent, parfois en animal, parfois en hommes ou en choses :

Après le « brigand » apparurent le « Lapin » et le « Lièvre », avec leurs grandes oreilles caractéristiques, puis les jeunes filles peules, bambaras, dogons, dont les porteurs ont la poitrine ornée de faux seins et arborent un cimier cousu de cauris et de fausses pierres. Une longue procession de masques suivit ensuite, allant du goitreux au vieillard en passant par la « Gazelle », le « Buffle », la « Biche », puis la « Dame supérieure », les « Kanaga », les « Maisons à étage », masques prolongés d’une planche de bois haute de plusieurs mètres, et enfin les « Échasses », des danseurs masqués montés sur des échasses.

ER, 151

Le tout s’achève par un cérémonial bien connu par les initiés : « Les masques dansèrent en cercle, puis, chacun à son tour, s’inclinèrent, pour l’honorer, devant un ancien ayant occupé, avant eux, leur place dans la société des masques » (ER, 151).

Cette description confirme la tendance ethnographique de L’Empreinte du renard et montre combien le masque reste intimement lié à la vie des humains : « Ici, le masque est un élément extrêmement important de la vie sociale. Rien de significatif ne se déroule sans la présence du masque » (ER, 153). Pour Marcel Griaule, cet objet culturel est la « preuve, dans la réalité dogon, d’une incessante vitalité [… ;] il joue un rôle essentiel dans l’évolution de la culture[11] ».

Moussa Konaté reste ainsi fidèle à cette idée longuement développée par les critiques africains qui ont toujours soutenu que, dans le cadre spécifique de l’univers littéraire de ce continent, écrire consiste pour des romanciers à « s’accrocher à leur civilisation comme à la prunelle de leurs yeux, et s’ingénient à la présenter au monde telle qu’elle est[12] ».

L’écrivain ne se contente pas seulement de montrer les pratiques culturelles de ces deux sociétés de référence, il va bien au-delà en tentant une incursion dans leurs imaginaires sociaux.

Les imaginaires sociaux comme postulat d’une écriture du réel

Chez Moussa Konaté, la représentation des phénomènes sociaux acquiert une importance axiologique. Parmi ceux-ci, il y a les êtres avertisseurs de malheurs tels que les oiseaux noirs et la foudre.

Les oiseaux noirs, avertisseurs de malheurs

Dans La Malédiction du Lamantin, la nature elle-même, comme pour montrer le caractère irréversible des drames commis à Kokri, participe à leurs avertissements :

[…] un oiseau noir s’envola bruyamment des fourrées et se mit à tournoyer au-dessus de leurs têtes. Puis ce fut un autre, et encore un autre, tant et si bien qu’au moment où ils arrivaient sur la berge, au moins une dizaine d’oiseaux noirs décrivaient une ronde sinistre dans le ciel.

ML, 13

Dans L’Empreinte du renard, on retrouve presque les mêmes formes d’avertissement. Ainsi, au moment même où Yadjè et Némègo s’apprêtaient à s’affronter sur une falaise « au-dessus de leurs têtes, deux oiseaux noirs passaient et repassaient sans arrêt en poussant de petits cris perçants » (ER, 39).

Dans les deux cas, nous sommes face à des croyances africaines. Dans les imaginaires des peuples bozo et dogon, ces attitudes étranges qui émanent des oiseaux de couleur noire, font sens et montrent à quel point il existe des archétypes partagés par des foyers culturels voisins, car tous les deux assimilent le noir au malheur, au drame, à la mort. Ces événements étranges sont donc des signalements d’un état de désolation et de tristesse en rapport avec la mort d’êtres chers. D’autant plus que, sans compter ces visions insolites, d’autres éléments atmosphériques, tels que la foudre, peuvent s’y ajouter.

La colère de la foudre

Dans l’atmosphère de grande confusion qui a précédé la mort du chef Kouata et de son épouse dans La Malédiction du Lamantin, la foudre prend une part déterminante. Si elle se produit parfois pendant les périodes d’orages, avec une lumière et une détonation, elle est, en revanche, très souvent considérée, dans les cultures africaines notamment, comme une manifestation de la colère divine. À Kokri, selon les premiers éléments de l’enquête, le chef Kouata et son épouse sont morts foudroyés. Or, dans l’imaginaire social des Bozos, « la foudre appartient à Maa [et donc] il s’en est servi » (ML, 85) pour ôter la vie à ces deux personnages. À partir de là, elle acquiert une force imageante qui fait d’elle un phénomène de vengeance dont se sert Maa, le Lamantin, pour régler ses comptes avec les Bozos déviationnistes : « Maa est multiforme. Il peut tuer en prenant la forme de n’importe qui d’entre nous, comme il peut se présenter sous forme de foudre » (ML, 95). Ce qui autorise à penser que la foudre reste intimement liée à la mort et à la désolation. Les polars de Konaté sont donc en réalité des romans sociaux que l’écrivain offre à ses lecteurs comme pour témoigner d’une autre orientation du genre dans ce contexte marqué par les influences de toutes natures et venant de tous les horizons…

Le polar, un élément d’enrichissement de l’ethos discursif du roman africain chez Moussa Konaté

En mettant en scène deux communautés ethniques en crise et dont les représentations iconiques et discursives permettent de découvrir des archétypes singuliers et spécifiques, Moussa Konaté élargit le champ du roman africain postcolonial. Il se sert ainsi du prétexte des faits tragiques (mort d’hommes) pour pénétrer l’intimité secrète des communautés ethniques dogon et bozo à travers une intrigue captivante.

Une intrigue captivante

Dans L’Empreinte du renard, la croyance commune partagée par tous les Dogons est la lutte pour la survie et la préservation de cette spécificité culturelle, et cela, en dépit de toutes les formes de menace, car « [l]a terre des Dogonos ne peut appartenir qu’aux Dogonos, et nul humain, quel que soit son pouvoir, ne peut décider à la place d’Amma et de [l’]ancêtre Lèbè » (ER, 240). Mieux encore, le roman de Moussa Konaté surabonde en indices spatio-temporels et en items culturels, tous deux repérables dans le hors-texte référentiel de ces deux communautés ethniques maliennes. Il s’agit, par exemple, de la ville de Pigui où vivent les Dogons (ER, 223), de la grande falaise, des autels (ER, 100), du yourougou, du renard, du Hogon (ER, 101), du Dama (ER, 149), de la cérémonie funéraire réservée aux vieillards chez les Dogons, des masques dont l’apparition obéit à un certain « ordre éternel » (ER, 149), de Lèbè, le premier ancêtre, du togouna (ER, 231), etc.

Ailleurs, dans La Malédiction du Lamantin, la pratique commune en vigueur, « la norme » pour ainsi dire, demeure le respect scrupuleux du pacte de non-agression qui lie les humains au génie des eaux, Maa, le Lamantin. En aucun cas, ce pacte ne devrait être rompu au risque de voir le courroux de cette divinité s’abattre sur les êtres humains. Dans « Note sur le génie des eaux chez les Bozos », Germaine Dieterlen, qui s’est beaucoup intéressée à ce groupe ethnique dans ses recherches, écrit à ce propos que « la pêche du Lamantin est réservée à certaines familles. […] Cette capture présentant des dangers et des difficultés, l’intéressé fait confectionner un korti[13] spécial immédiatement avant de l’entreprendre[14] ».

Les titres L’Empreinte du renard et La Malédiction du Lamantin tels que formulés, sont aussi des encarts publicitaires dans la mesure où leur inscription sur la première de couverture annonce la tenue d’évènements en lien avec les animaux cités. À travers leur construction métaphorique, l’écrivain mobilise la curiosité de ses lecteurs et en appelle à leur sens de la découverte. Qu’est-ce qui provoque la colère du Lamantin au point de vouloir maudire ? Qui maudit-il ? Que fait le « renard » avec son empreinte ? Autant de questions que les lecteurs avides de sensationnel aimeraient élucider.

Investi dans cette quête de la vérité, l’auteur réussit à surcharger ses textes avec des éléments de l’histoire qui, aussi inattendus qu’ils puissent paraître, participent à la résolution de l’enquête. Dès lors, tout élément qui viendrait ralentir ou troubler ces enquêtes devrait être pris au sérieux en ce qu’il participe, d’une manière ou d’une autre, à retrouver les coupables. Les romances n’y sont donc pas superflues. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi les deux principaux détectives de Moussa Konaté sont souvent dépeints comme des personnages amoureux, ayant des attaches sentimentales connues. Le commissaire Habib a une vie normale d’homme marié avec Haby, son épouse, tout comme son collaborateur Sosso qui ne cache pas son amour pour Atita, sa fiancée. Nous notons là un jeu de transgression comme pour s’opposer à l’une des règles classiques[15] du polar telle qu’édictées par S. S. Van Dine.

En outre, il faut faire remarquer que dans tout roman policier, l’identité du coupable est un élément sacré. Mais le constat est tout autre chez Moussa Konaté. En effet, dans ses romans, les lecteurs peinent à découvrir avec précision l’identité des coupables car les enquêtes policières sont fortement influencées par certaines réalités africaines, tout comme par la surabondance de l’irrationnel et du mystérieux qui caractérisent les univers culturels des Bozos et des Dogons. Il y a donc chez l’auteur une volonté de laisser ses lecteurs identifier eux-mêmes les coupables. Il existe donc des écarts esthétiques dans ces romans. L’horizon d’attente du lecteur est brisé, tout comme le contrat de lecture est perturbé sans pour autant que la qualité des intrigues en souffre.

Avec de tels procédés, les textes de Moussa Konaté innovent dans le polar en proposant une narration en contradiction avec les règles édictées par Van Dine. En privant ses textes de ces composantes essentielles, l’écrivain leur confère une vocation poétique et littéraire en lien avec des ethnies africaines spécifiques. Ce rapport à l’ethnie et le principe de vraisemblance qui les caractérise font des romans policiers de Moussa Konaté des ethnopolars.

Ethnopolars et récits ethnographiques

Dans son « Étude croisée de trois romans noirs francophones africains », Fanny Brasleret constate que la « forte présence de l’irrationnel dans un genre qui chante les victoires de la raison bouscule l’édifice policier[16] ». Cette remarque peut valablement s’appliquer à L’Empreinte du renard et à La Malédiction du Lamantin.

Le fait est que, d’un point de vue purement formel, le polar en tant que genre littéraire se dilue considérablement chez cet écrivain pour faire place à deux récits ethnographiques. Ces textes se présentent beaucoup plus comme des romans sociaux qui charrient le discours ethnographique.

On peut dès lors affirmer qu’en lieu et place de deux textes estampillés « polars » que l’éditeur offre à ses lecteurs, nous pourrions plutôt écrire « ethnopolar[17] », au sens où l’entend Françoise Naudillon. Chez Moussa Konaté, en effet, le discours social et ethnographique supplante les particularités génériques du polar au point de mettre en berne sa vocation ludique, voire divertissante. Avec les enquêtes du commissaire Habib et son jeune collaborateur Sosso, l’auteur malien pratique, en introduisant une rupture dans ses formes de représentations, un nouveau type d’écriture romanesque africaine, à la lisière du sérieux et du comique, du dramatique et de l’ubuesque, dans un genre réinventé où le fantastique contamine constamment le réel. Ainsi, dans ses univers fictionnels, en contrevenant aux règles du polar, Moussa Konaté reste fidèle à sa relation avec son public cible, les lecteurs africains. Ce qui signifie que ses textes se confondent avec ceux de la littérature africaine dans leur façon d’user des codes et dans la part de créativité qu’ils exploitent. Un avis que partage entièrement Séwanou Dabla lorsqu’il écrit que des écrivains africains particulièrement consciencieux

s’acharnent, et de plus en plus résolument, à user de la marge de manoeuvre qui leur reste : Bousculer dans une démarche utilitaire « l’instrument étranger roman », marquer leurs oeuvres du sceau de leur personnalité et finalement entreprendre dans le roman ce que la poésie de la Négritude avait stylistiquement réussi[18].

De fait, la détermination de Moussa Konaté à s’approprier le polar avec des éléments culturels endogènes participe du désir qu’a cet auteur africain de susciter l’adhésion de ses lecteurs à une nouvelle aventure littéraire à travers laquelle ceux-ci s’identifient parfaitement.

Conclusion

Si l’une des vocations du roman policier consiste à mettre en scène un crime et ensuite à orienter principalement le lecteur vers la recherche du criminel, ceux de Moussa Konaté ne semblent pas adhérer à cette démarche, du moins à travers la forte présence des items socioculturels et ethnographiques des Dogons et des Bozos. Ces romans, notamment grâce à l’imaginaire social soutenu par les faits ayant déclenché la mort des victimes appartenant à ces deux communautés, mettent plutôt en scène des univers spécifiques que l’auteur décrit avec la précision de l’anthropologue, du sociologue ou même de l’historien. En se servant du prétexte de la question ethnique pour en faire un incubateur de drame dans ses polars, Moussa Konaté réinvestit ainsi un sous-genre d’importation occidentale où le réel contamine et infecte abondamment le fantastique propre au roman policier. Le polar, sous la plume de cet auteur, devient alors un genre littéraire à part entière au même titre que le roman, le théâtre et la poésie. Ainsi, l’écrivain confirme la tendance sans cesse renouvelée du genre romanesque à l’ouverture et au changement, et cela, comme le souligne Séwanou Dabla, en réponse à une certaine actualité :

[I]l est logiquement impensable d’écrire dans cette décennie comme on écrivait il y a un siècle, voire seulement cinquante ans. La novation dans le roman africain francophone d’aujourd’hui apparaît donc comme une réponse plausible à la modernité la plus récente[19].

La vocation ethnographique adoptée par Moussa Konaté dans ses deux polars, obéit à ce désir de modernité et – par le réalisme qu’ils engendrent – donne ainsi au romancier les moyens de « se jouer » des codes du genre policier auprès de ses lecteurs.