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Adoptant une perspective rétro-prospective (à laquelle l’histoire littéraire n’est guère accoutumée), Marc Lapprand conclut sa présentation des Oeuvres romanesques complètes en précisant que la mort de Boris Vian intervient « moins d’un an avant la création de l’Ouvroir dont chacun connaît les rapports étroits avec le Collège de ‘Pataphysique. Il ne fait aucun doute que si Vian avait reçu un crédit de vie supplémentaire, il eût été l’un des créateurs et, au sein de sa famille d’élection, l’un des plus fervents animateurs de l’Oulipo[1] ». Cette hypothèse a priori audacieuse, qui frôle, si l’on y songe attentivement, la critique interventionniste telle que Pierre Bayard (entre autres) la pratique régulièrement, a servi d’amorce aux réflexions qui suivent.

Il faut d’abord reconnaître qu’à sa mort, Vian n’est plus depuis belle lurette le prince des clubs de jazz germanopratins et se trouve passablement en butte à la société littéraire. Sa position dans le « champ », pour reprendre un terme sociologique, se trouve alors marginale, inconfortable. Son ethos d’écrivain a été passablement brouillé, sinon terni par les scandales et les actions en justice consécutives au canular de son alter ego, Vernon Sullivan. Sans surprise, la postérité des récits majeurs écrits entre 1946 et 1952 ne semble alors guère assurée. En toute rigueur, ce sont donc les amis ou les amis d’amis – essentiellement : Queneau, Arnaud, Caradec, Duchateau et Bens – tous sur le point de rejoindre l’Oulipo[2] qui, animés de préoccupations communes, vont s’attacher à retoucher et restructurer une postérité littéraire mal en point.

C’est donc en débordant largement une poétique des textes et en tenant compte de la dimension essentiellement discursive de la littérature, activité sociale labile, complexe et plurielle, que cette contribution mettra à l’épreuve cette « oulipotentialité » de Vian en s’attachant à comprendre le rôle joué par les membres-fondateurs de l’Oulipo dans le nécessaire remodelage de l’ethos d’écrivain. À vrai dire, afin d’en assurer une refonte efficace, préalable à l’établissement d’une postérité littéraire, cet effort conjoint et progressif s’est déployé au lendemain de la mort de Vian et s’est poursuivi au long cours.

On tentera d’abord d’éclairer les raisons qui ont concouru à la difficile légitimation des textes – et notamment des récits – obérée par la prolixité, l’extrême diversité et la frénésie déployées de son vivant par « la légende[3] » (selon les termes de Bens) Vian, construction principalement érigée sur des bases extra-littéraires. Le second volet de cette démonstration rappellera les relations osmotiques entre l’auteur de L’Écume des jours et le Collège de ’Pataphysique auxquelles Queneau, Latis et surtout Arnaud et Caradec ont pris bonne part. Volontairement immergé au sein du Collège, Vian avait secrètement « muté » selon le terme quenien[4], tentant de se débarrasser définitivement des oripeaux mythologiques qui l’entouraient. Toutefois, ce n’est qu’après sa disparition précoce, lorsque les conditions éditoriales plus favorables seront réunies que les textes romanesques, passant enfin au premier plan, feront l’objet d’analyses plus fines (notamment celles de Bens et Duchateau). Alors seulement, Vian trouvera alors toute sa place d’écrivain, et, risquera-t-on, d’« oulipien potentiel ».

Néanmoins, avant d’observer plus attentivement ce travail de prise en charge, il convient de rappeler brièvement les éléments composites de ce mythe construit du vivant d’un homme dont l’existence – éminemment romanesque – était « suspendue(s) entre la vie et la mort[5] ».

Une difficile légitimation des textes littéraires

Aux « brigadiers » donc – c’est ainsi que les oulipiens s’interpellent à l’occasion des premières séances – échoit la responsabilité de construire une postérité mal engagée, et ce, en raison de plusieurs types de facteurs : généraux et contextuels d’une part, inhérents à la trajectoire individuelle de l’homme d’autre part. On peut en définir les contours essentiels en s’adossant aux analyses de Jérôme Meizoz[6] que complète la récente étude de Benjamin Hoffmann[7].

Pour le dire vite, la postérité littéraire résulte de la rencontre entre l’auctorialité et les réseaux de mémoires par le truchement de médiateurs. Notion elle-même plurielle, l’auctorialité rassemble l’inscripteur, (i.e. l’énonciateur dans le texte), l’auteur (entité juridique) et la personne comme sujet biographique et civil[8]. Le temps passant, la fusion entre l’écrivain et ses textes doit s’opérer, afin de ne conserver que le nom propre de l’auteur pour qu’in fine la jonction soit assurée entre « l’empreinte des oeuvres […,] espace plus ou moins étendu qu’une oeuvre occupe » et « le réseau des mémoires » qui, fluctuant, est « composé de la moyenne des mémoires individuelles qui [en] conservent le souvenir »[9]. On comprend aisément avec Hoffman que cette moyenne évolue constamment, au fur et à mesure que les générations de lecteurs (tré)passent.

Or, dans le cas « Vian », une série d’obstacles se dresse d’emblée sur le chemin de la reconnaissance de l’oeuvre. D’abord, l’infinie complexité d’un individu hyperactif et polymathe, qui rend consécutivement plus difficile la stabilisation (éphémère mais nécessaire) d’une représentation collective qui doit trouver un ancrage pour arrimer la postérité. Aussi, paradoxalement, la littérarisation d’une oeuvre peut être empêchée par la notoriété trop grande de son auteur. Le cumul des scandales de Vernon Sullivan, et l’insuccès auprès du public des textes littéraires de Vian auraient ainsi pu définitivement obérer la possibilité d’une postérité qui, sans les pataphysiciens – bientôt oulipiens –, n’eût pu éclore.

Chez ces « intercesseurs[10] » se fait donc assez vite jour le sentiment aigu que, d’une part, l’absence de reconnaissance de l’oeuvre vianesque est une sorte d’effet pervers consécutif à son originalité radicale, et que d’autre part que la postérité de Vian risque d’être inversement proportionnelle à la notoriété, la « visibilité », acquise de son vivant. Celle-ci a frappé d’invisibilité la réception des textes littéraires et consécutivement un travail de correction doit être collectivement entrepris.

Bien entendu, nombreux sont les témoignages et les enquêtes sociologiques qui ont souligné la difficulté du « devenir écrivain[11] ». À passer en revue les observations de Nathalie Heinich et de Jérôme Meizoz[12], on pourrait même dire qu’il existe autant de façons de devenir écrivain que d’écrivains. Or, si ce « devenir écrivain », essentiel aux yeux de Vian, a probablement, comme pour d’autres, relevé d’un état à conquérir, cette métamorphose identitaire s’est soldée de son vivant par un relatif échec et cela en dépit d’atouts nombreux (polygraphie, réseaux et amitiés avec de grands écrivains, de Rostand à Sartre en passant par Queneau...). Ce dernier ainsi qu’Arnaud, Caradec, Bens et les autres se donnent pour mission d’infléchir l’image de l’homme et d’orienter la mémoire collective vers les textes.

En intitulant chaque chapitre par une activité de Vian, Les Vies parallèles…, signé Arnaud, tient compte de l’image fragmentée d’un homme hyperactif, pressé de vivre et mort trop tôt. Cette trajectoire que relate Arnaud, sur laquelle je passe rapidement tant elle est bien documentée, témoigne de la difficulté de l’écrivain à construire une identité littéraire, que contrarient de nombreux facteurs biographiques. Parmi ceux-ci, on peut compter la scissiparité Vian/Sullivan, son légendaire construit autour de la figure noctambule dans un Saint-Germain-des-Prés d’après-guerre qu’électrise le jazz… Si son éclectisme, sa propension à être un touche-à-tout, sa vocation à déjouer les catégories préétablies ont été autant d’éléments qui lui ont permis d’abolir les habituelles frontières entre Haute Culture et culture moins légitime[13], en revanche, les scandales et procès de Vernon Sullivan, ses apparitions dans la presse « trompinette » en bouche, le renoncement à partir de 1953 à l’écriture romanesque ont totalement brouillé pour ses contemporains, une « scénographie auctoriale[14] » déjà comprimée par l’impératif de l’urgence, une oeuvre prolixe et ramassée dans le temps.

En définitive, la comète Vian n’a pas pu construire de passerelle entre ces deux univers distincts que Nathalie Heinich a très bien décrits :

On a donc, d’un côté, le « monde inspiré » où règnent l’antériorité et l’intériorité de la satisfaction engendrée par l’oeuvre et de l’autre, le « monde marchand », où le producteur s’adapte à la demande, y compris, s’il le faut, en l’anticipant. Il s’agit là de deux régimes hétérogènes […]. Étant donné, d’une part, l’incompatibilité des valeurs de création avec cette double exigence professionnelle du sérieux qu’est « vivre de son activité » et « travailler à plein temps », et d’autre part, la rareté des réussites autorisant la conciliation du « monde inspiré » avec le « monde marchand », on conçoit que le compromis soit, chez les créateurs, monnaie courante[15].

De facto, la condition d’écrivain n’a rien d’exclusif et passe souvent par des travaux ancillaires chez Vian, comme chez d’autres. Si bien que l’investissement contrarié de l’activité littéraire relève probablement du poncif… Cependant, de façon frappante, non seulement Vian n’échappe pas à cette règle douloureuse, mais celle-ci semble finir par avoir raison de lui. Car l’envers de la médaille de cette cornucopia vianesque est l’usure prématurée, accélérée (thème qu’on sait prégnant dans les récits). À maintes reprises, on surprend Vian, sous la plume d’Arnaud, déplorer l’entropie et la dispersion inhérente à la condition d’écrivain. Et si un temps le monde littéraire de l’après-guerre a pu lui sembler une gigantesque surprise-party nocturne, le « nouveau monde » ne va pas tarder à se révéler sous un jour moins heureux. Tour à tour, Arnaud, Caradec et Duchateau s’emploient à démontrer que la scintillante scénographie auctoriale juvénile a jeté une part d’ombre sur l’oeuvre.

D’abord parce que le prince de Saint-Germain et des caves de jazz n’était peut-être après tout, comme le remarque encore Arnaud, que « le prince d’un petit royaume dont trois cafés et une église marquent les frontières[16] ». Assertion corroborée par Caradec : « Saint-Germain-des Prés est une légende » ajoute ce dernier, « on a voulu faire de Boris Vian l’enchanteur d’une Brocéliande de “l’existentialisme”, une philosophie confondue avec une mode vestimentaire »[17]. Pour le dire autrement, la proximité avec Sartre et de Beauvoir lui avait certes ouvert des portes (notamment celles des Temps Modernes avec les fameuses « Chroniques du menteur »), mais n’a jamais fait de lui, pour autant, un auteur confirmé, reconnu, visible.

Outre cela, l’activité resserrée autour des années 1946-1947 est si intense qu’elle brouille davantage la chronologie pour le néophyte, se chargeant finalement d’ambiguïtés aporétiques. Vian a donc vécu plusieurs « vies parallèles », mais cloisonnées. Il écrit (y compris sur son lieu de travail) à un rythme soutenu, tous azimuts, envers et contre tout, et contre tous. On rappelle que promptement, grâce à Queneau, Vercoquin et le plancton (1946) et L’Écume des jours (1947) sont publiés chez Gallimard, dans la fameuse « Blanche ». Vian a vingt-six ans, c’est le temps d’une « écriture heureuse[18] ». Il a déjà travaillé sur L’Automne à Pékin (septembre-novembre 1946) et s’apprête à devenir écrivain à temps complet. « Vian pourrait devenir Vian », pour détourner une fameuse formule de Queneau[19]. Et pourtant, Vian reste éminemment, si j’ose dire, « potentiel », soustrait aux regards d’un public élargi.

Car les ennuis ont commencé. Entretemps, J’irai cracher sur vos tombes est paru en novembre 1946. Parmi les rôles de la scénographie auctoriale (« les prêts-à-écrire disponibles à une période donnée[20] »), Vian a opté pour l’oblique, le masque du pseudonyme, mais surtout pour un « genre surcodé », proche du hard-boiled. Ces précautions n’empêchent pas pour autant qu’en février 47, la machine judiciaire démarre à la suite du dépôt de plainte (du Cartel d’Action Sociale et Morale) et d’une scène de crime sur laquelle on retrouve l’ouvrage. La justice y voit un lien de causalité pour ne pas dire une forme de littérature performative. L’« opération Sullivan », pari alimentaire ou stratégie destinée à attirer obliquement l’attention du public sur les textes littéraires devient contreproductive et se retourne contre son auteur, sorte de « boulet doré[21] » qu’il traînera sa vie durant. Sullivan semble avoir eu la peau de Vian. Dans le sillage des oulipiens, les auteurs de la notice dans l’édition de la Pléiade constatent avec regret : « Dans les articles de presse relatant la disparition de l’auteur, on relève davantage de références à J’irai cracher qu’à L’Écume[22]. »

Par ailleurs, l’affaire du prix de la Pléiade qui lui échappe en dépit du vote de Queneau, le soutien plutôt timide chez Gallimard de Vercoquin et de L’Écume ont entamé et déstabilisé en quelque sorte l’ethos littéraire. Tout se passe en fait comme si la bulle de notoriété ne finissait pas d’enfler pour de mauvaises raisons. L’Écume des Jours ne se vend pas et des exemplaires ne tardent pas à passer au pilon. Le refus réitéré de la publication de L’Automne à Pékin, les tergiversations de Queneau chez Gallimard sont autant d’éléments qui initient une période plus difficile. Sullivan éclipse Bison Ravi. L’Automne à Pékin paraîtra aux Éditions du Scorpion (Jean d’Halluin) – là même où avait paru J’irai cracher – ; même si en 1956, Robbe-Grillet offre au texte une place dans une seconde version aux Éditions de Minuit, la confusion perdure, le masque colle à la peau et l’identité littéraire ne trouve pas d’ancrage.

La chronologie compacte et emboîtée de L’Herbe Rouge – dont la rédaction retarde celle de L’Arrache-coeur (conçu en 1947 et rédigé en 1951) – ainsi que les déboires éditoriaux de ces textes (on connaît le destin de l’éditeur Toutain) témoignent des difficultés rencontrées qui sont parfaitement mises en relief et explicitées par les oulipiens ; démonstration fascinante, paradoxale et désolante de la densité et de la puissance d’écriture mais surtout des déconvenues de Vian – finalement mis au ban des éditeurs nationaux qui comptent alors.

De facto, l’« épreuve de publication[23] », pour reprendre Nathalie Heinich, ultime sanction ou validation de l’identité de l’écrivain, de son « professionnalisme », n’est pas couronnée de succès et les années de labeur intense se soldent par une déception à la hauteur des espérances. Or, si l’auteur littéraire n’est finalement que le produit de ses textes, l’inéluctable destin de ceux-ci consiste à devenir des orphelins confiés à d’autres. Dans le cas Vian, les livres ultérieurs ne trouveront que des éditeurs de second ordre[24] – d’où une difficulté relevée par tous les commentateurs (dont Bens) : celle de leur accessibilité. De fait, ses livres sont déclarés « introuvables » – et par voie de conséquence, frappés d’invisibilité, ne pouvant rencontrer leur public.

Du mythe à l’homme : la figure centrale de Queneau et l’appartenance au Collège

L’écriture des romans rapide et aisée, concentrée sur à peine cinq ou six ans, n’a donc malheureusement pu trouver les médiateurs contemporains assez efficaces pour convertir la « visibilité[25] » globale en notoriété littéraire du vivant de Vian, et ce, en dépit des conseils éclairés et du soutien de Raymond Queneau. La réception des textes romanesques se trouve ainsi différée, déportée sur le versant posthume. Le contraste entre la notoriété publique acquise au lendemain de la guerre et l’insuccès de ses récits littéraires n’a pas manqué de susciter chez lui une vive amertume qui a perduré… Toutefois, en conservant un indéniable irrédentisme, Vian va heureusement trouver chez les pataphysiciens une famille intellectuelle d’adoption. À l’instar de Queneau ou Prévert, il sera un Transcendant Satrape, actif jusqu’à sa disparition prématurée. Fort logiquement, c’est le même Queneau, figure polyvalente de l’ami fidèle, de l’intercesseur et de l’écrivain (à ce propos, Vian place parmi les cinq ouvrages qu’il préfère Un Rude Hiver[26]) qui va lancer l’escouade de ses « brigadiers » de l’Oulipo à la rescousse.

Noël Arnaud et François Caradec ne manquent d’ailleurs pas une occasion de rappeler combien « Bison Ravi » et « Don Evané Marquy » (Raymond Queneau) se sont, pendant plus de deux décennies, tenus en grande estime mutuelle, et fréquemment côtoyés. Tous deux, rappelle Paul Fournel[27], étaient très « proches » avec Salacrou et Sartre. Les documents iconographiques[28] et les entrées du Journal de Queneau[29], les formules (« L’Écume des jours, le plus poignant des romans contemporains[30] ») que reprennent quasi-systématiquement les oulipiens, témoignent assidûment en faveur de ce lien indéfectible. Et si Queneau s’est publiquement reproché, après le décès de Vian, de n’avoir pas davantage soutenu L’Automne à Pékin auprès de Gallimard, on peut arguer à sa décharge que sa position rue Sébastien-Bottin était alors bien moins assurée que durant les années 1960-70.

À la parution de L’Arrache-coeur, rappelle Bens, la « vie familiale (de Vian) se décompose, la littérature le désespère[31] ». Toutefois, l’homme avait, selon Duchateau, expérimenté la potentielle synergie et efficacité de la communauté scripturale en invitant plusieurs de ses amis à collaborer au texte signé Sullivan Et on tuera tous les affreux (1948). Ce besoin d’un sentiment d’appartenance à une aventure collective ne le quitte plus, insistent à juste titre les oulipiens qui ont a fortiori nettement conscience de la potentialité de la sociabilité littéraire. « Le 8 juin 1952, Boris Vian entre donc au Collège de ’Pataphysique en tant qu’équarisseur de première classe. Une décision du 11 mai 1953 va l’intégrer, par les bons soins du Vice-Curateur, au corps des Satrapes[32] ». Sa participation au Collège de ’Pataphysique, société plus ou moins secrète fondée sous les auspices jarryques et ostensiblement avide de savoirs sans exclusive lui est salutaire. Avec ses pairs, Vian partage le goût pour le masque facétieux et les mathématiques sans applications utilitaristes, « la science des solutions imaginaires[33] ». Le Collège, à la fois refuge et exutoire fait de lui les sept dernières années de sa vie durant le « Satrape mutant[34] » qu’on connaît. Durant cette « dernière des vies » (la formule est de Bens), Vian se trouve ainsi en phase avec un groupe et la rencontre ratée de ses textes romanesques avec un public élargi semble moins lui peser. À l’instar de l’Oulipo qui émerge, on n’est pas, au sein du Collège, obligé d’être « écrivain » pour y être actif.

Thieri Foulc et Paul Gayot rapportent une formule de Noël Arnaud qui corrobore cet état d’esprit et complète justement le tableau : il y a eu une véritable « époque Vian[35] » au Collège. C’est donc maintenant la chandelle verte que Boris brûle par les deux bouts. Le voilà entamant une correspondance avec Saintmont/Latis, concevant un gidouillographe qui a fasciné Luc Etienne[36], participant à maints banquets d’allégeance entouré de Jean Ferry ou François Caradec, pourvoyeur d’émissions de radio présentant, avec la complicité d’Henri Salvador, le Collège, contribuant à maints « Dossiers » de la Viridis Candela. Cette liste, comme souvent avec Vian, est loin d’être exhaustive. Une photographie de juin 1959, probablement une des dernières où il apparaît, le montre en bonne compagnie lors de l’Acclamation de Sa Magnificence le Baron Mollet sur la fameuse terrasse des Trois Satrapes sur laquelle donne son appartement de la Cité Véron. Toutefois, pour le dire brièvement, l’hyperactivité déployée par Vian qu’aggravent les impedimenta et autres nécessités alimentaires le mènent sûrement à l’épuisement fatal.

On connaît la formule d’Arnaud, « Vivant, Boris Vian était un mythe. Mort, peu à peu il devient un homme[37] » ; il semble cependant que la trans-substantialisation ultime sous celle de l’homme en texte s’opère post-mortem, d’abord sous les plumes d’Arnaud et de Caradec, lequel racontera dans son « Comment fut sauvée l’oeuvre de Boris Vian[38] » la façon dont les deux compères se passent alternativement le témoin. Après quelques tentatives infructueuses d’Arnaud, après Ferry, Caradec effectue ainsi la récollection d’une bibliographie vianesque qu’Arnaud évoque en des termes de « travail babylonien » ou d’« énorme labeur »[39], persuadé que la postérité passera nécessairement par un travail sur les textes.

Paradoxalement, après le décès de Vian, de grands doutes quant à ses qualités de littérateur subsistent – y compris au sein même du Collège – si l’on en croit les propos recueillis par Michel Fauré[40] et le témoignage de Jacques Duchateau[41], tandis que l’Oulipo rassemblé autour de François Le Lionnais et Raymond Queneau s’agrège et se rattache au Collège, en tant que sous-commission, puis co-commission de l’Acrote[42]. La plupart des membres-fondateurs cooptés par Queneau sont déjà, parfois depuis longtemps, des pataphysiciens (Arnaud, Latis…) et amis plus ou moins proches de Vian. A contrario, les oulipiens qui n’appartiennent pas au Collège (c’est le cas de Bens, par exemple) en deviennent « dataires ». À passer en revue, le groupe, l’imbrication, si ce n’est l’indistinction entre Ouvroir et Collège durant ces années est indéniable[43].

« Boris fut toujours futur, sa mort, c’est du passé[44] » (Raymond Queneau)

Par ailleurs, assez savoureusement, cinq jours avant sa mort, après avoir envoyé une lettre de sa plume dans laquelle Vian se réjouit de retrouver Queneau, on trouve dans son dernier message envoyé au Collège l’éloge appuyé des sous-commissions : « Les Sous-Commissions, c’est le chef-d’oeuvre dans le chef-d’oeuvre qu’est le Collège. […] On pourrait ajouter l’Acrote dont parle le Testament, c’est du bon vocabulaire[45]. » Suggestion appuyée dont Queneau va probablement se souvenir, sachant que l’Ouvroir sera rattaché à cette même sous co-commission !

Sur une carte postale en date du 2 novembre 1959, Caradec confie à Arnaud : « J’ai bouffé tes Vian[46] ». Drôle et élégante manière de se figurer à la fois en papivore et croque-mort d’une légende. Logiquement, sous les auspices du Collège sera consacré un numéro entier, le n°12[47], à celui qui fut l’un des siens. En 1962, la Radio-Télévision Belge diffuse une émission, sous la houlette de Blavier, « Pour saluer Boris Vian » au cours de laquelle intervient, entre autres, Queneau. Tous les « brigadiers » oulipiens s’organisent et se mettent à l’oeuvre. Tandis que la nécessaire distance est prise avec la « personne Vian » au bénéfice de l’oeuvre et des textes – notamment par le truchement des postfaces et essais d’Arnaud, Bens, Duchateau et Caradec – le tournant linguistique nourrit déjà les premiers travaux de l’Ouvroir. Secrètement d’abord, durant plus d’une décennie les oulipiens sous les férules débonnaires du « président- fondateur » Queneau et du « fraisident-pondateur » Le Lionnais, se cantonnent volontairement à l’écart de la scène littéraire, entamant un travail d’ingénierie du langage que n’aurait pas renié Vian.

De manière significative, cette première génération d’avant la consécration de la contrainte mathématique comme étendard, est plutôt irriguée et nourrie de l’invention verbale chère à l’ingénieur. Jacques Bens qualifiera Les Bâtisseursd’Empire de « pièce algébrique[48] », avec beaucoup de finesse et d’à-propos, mais surtout il fera un repérage du large éventail de manipulations et d’inventions langagières concourant à la création des univers romanesques vianesques[49]. De même, le goût de la volontaire confusion sémantique dans L’Automne à Pékin[50] fera l’objet d’exégèses par Caradec. Duchateau, quant à lui, s’émerveillera des permutations littérales et onomastiques dans Trouble dans les Andains[51]. Il faut dire qu’au sein du Collège, et parmi les premiers oulipiens, les détournements langagiers ont la part belle. Les glissements sémantiques (du sens initial aux sens figurés, néologismes, remotivations du signifiant), sortes de « perverbes » voire de Littérature Sémio-Définitionnelle avant la lettre[52], les lipogrammes de Vian ont vraisemblablement participé à la germination des premiers exercices oulipiens de récriture[53].

Incontestablement, les textes de Vian partagent exactement avec les oulipiens le goût des « manipulations lettriques et syllabiques[54] », les néologismes ludiques encouragés par Raymond Queneau et que lui-même instille dans Zaziedans le métro (1959). Ajoutons à cela que, conformément aux prescriptions queniennes et au paradigme poétique qui habitera l’Oulipo, avec les « pièces » de Cent Sonnets, Vian refuse les roupies du vers libre (plus rémunérateur) au profit de formes fixes. Le Sonnet « Art poétique », en fait une démonstration éclatante.

  • L’impair est bon, le pair aussi. Règle rigide,

  • Choisissez votre vers comme fait le pêcheur

  • La mouche avec laquelle il tente raccrocheur

  • La brême fugitive à la mâchoire avide

  • Rejetez le vers blanc. Foin des couleurs livides[55]

L’inflation et la combinatoire aidant, Queneau publiera, on le sait, une dizaine d’années plus tard, en 1960, Cent mille milliards de poèmes.

Fort de ses connaissances scientifiques et technologiques, reconnues de tous, Vian (« l’homme de demain[56] » selon Duchateau) imaginait le Paris de l’an 2000[57], témoignant d’un intérêt certain quant à la littérature machinique – non sans émettre certaines réserves vis-à-vis de celle-ci exprimées dans « Un robot poète ne nous fait pas peur[58] ». Car il faut toutefois reconnaître que « l’idée de plan en littérature n’excitait guère[59] » Vian, ou encore que ce dernier clamait ne rien aimer chez Raymond Roussel, manifestant même « une véritable répulsion pour l’auteur des Impressions d’Afrique[60] ». Aurait-il ainsi apprécié les contraintes romanesques, plus « dures », plus mathématiques qui se feront jour à l’Oulipo ? Aurait-il suivi une nouvelle fois les préceptes de Queneau, son aîné prestigieux, déjà exprimés dans « Technique du roman[61] » ? Aurait-il seulement écrit à nouveau des romans ? On doit se retenir – de justesse – pour ne pas enjamber le garde-fou d’une histoire littéraire contrefactuelle ou quelque peu dystopique.

Quoi qu’il en soit, pour maintes raisons, on peut mieux comprendre que les pataphysiciens-oulipiens aient pu activement participer à l’établissement de la postérité d’un Vian. Ils l’ont débarrassé des oripeaux de l’amuseur de Saint-Germain-des-Prés, s’employant à rectifier ce que la notoriété lui avait refusé et réactualisant ses textes dans le champ des pratiques et préoccupations des années qui suivent sa disparition. Les études des récits entreprises par Bens et Duchateau, concomitamment aux rééditions couronnées de succès par Michel-Claude Jalard (le directeur de la collection « 10/18 »), Christian Bourgois lui-même, Léo Scheer et finalement Jean-Jacques Pauvert ont participé au parachèvement de ce processus que Raymond Queneau appelait de ses voeux.

Pour toutes ces raisons, sa fameuse formule « Boris Vian va devenir Boris Vian[62] » ne propose-t-elle pas non seulement de lire enfin l’oeuvre, mais aussi de substituer une herméneutique des textes, une legenda (« comment lire ? » « que lire ? ») au légendaire biographique ? Sur ce fond, c’était bien au tour de Vian, créature finalement oulipienne, d’être coopté comme « membre-fantôme », pleinement potentiel et plénipotentiaire de l’Ouvroir. Preuve supplémentaire de cette continuité, de cette connivence, ne peut-on pas considérer, qu’à travers le « dispositif transtextuel[63] » déployé par On n’y échappe pas[64], Vian continue d’écrire aujourd’hui encore… sous la plume des oulipiens ?